L'attitude de Rawls vis-à-vis de l'histoire de la philosophie 2
La philosophie moderne selon Rawls 3
Prolégomènes à toute morale future 3
Critique de l'intuitionnisme 6
Absence de la notion de valeur chez Rawls 15
Identification entre pensée et proposition 15
L'oeuvre de Rawls, "parce qu'elle offre une vision cohérente d'un Etat qui s'efforce de concilier les exigences sociales avec celles du marché, est apparue à une partie de la gauche comme un modèle théorique de rechange à un moment où les socialistes ne voulaient plus du marxisme sans pour autant sombrer dans le libéralisme intégral" ( Christian Delacampagne dans Le Monde du 27 novembre 2002, à propos de la mort de Rawls). Rawls, en effet, a élaboré une théorie de la justice qui se voulait à la fois purement théorique, c'est-à-dire indépendante de tout présupposé idéologique préalable, comme de toute référence à un « modèle social » existant, et en même temps pratique, c'est-à-dire susceptible de fournir des critères pratiques pour justifier, valider comme justes, ou non, des mesures gouvernementales. Du point de vue pratique, on pourrait dire que la question de la justice et de l'équité qui est traitée dans sa Théorie de la justice, c'est : quelles sont les inégalités acceptables du point de vue de la justice ? Ici, je ne m'intéresserai pas tant au contenu de ces conséquences pratiques qu'aux fondements philosophiques que Rawls a voulu leur donner.
La pensée de Rawls se situe dans une double démarche : sur le plan des fondements philosophiques (on serait tenté de dire "métaphysiques", si Rawls ne se réclamait pas de Kant ...), il cherche à asseoir le concept de justice et les critères du juste sur une base aussi pure que possible de tout a priori moral ou religieux particulier. Il accepte le sens commun, il rejette l'idéologie particulière. Sur le plan des polémiques et des écoles philosophiques, il cherche à sortir la philosophie américaine de son inféodation traditionnelle à l'utilitarisme et au pragmatisme. Je me référerai aux deux principaux ouvrages disponibles en français et qui illustrent bien, déjà par leurs titres, cette double démarche : "Théorie de la justice" et "Leçons sur l'histoire de la philosophie morale"(Voir les références des ouvrages en fin d árticle).
Dans ces Leçons, Rawls développe une attitude intéressante sur les philosophies du passé : les considérer en tant qu'elles peuvent ou non nous aider à résoudre les problèmes d'aujourd'hui, et non d'un point de vue "historiciste", même si ce point de vue est évidemment intéressant aussi et si les deux points de vue se complètent et se nourrissent mutuellement. J'ai éprouvé une sympathie spontanée pour cette attitude car l'attitude dominante à l'université, lorsque j'étais étudiant, consistait dans une sorte de scolastique que je décrirais comme ceci : chaque philosophe (parmi ceux qui comptent, bien sûr, car certains sont carrément ignorés) apporte une doctrine complète et définitive, si bien que tout problème, actuel ou passé, ne doit et ne peut être analysé qu'à travers ses enseignements, ceux-ci devant être dégagés par une exégèse minutieuse de ses textes, et l'étude des textes devenant un substitut de l'études des problèmes. L'histoire de la philosophie devenait une sorte de gigantomachie dans laquelle on devait choisir ses héros, en sachant que l'Histoire jugeait et que le pire des péchés était le passéisme, et la vertu principale la modernité, dont le degré suprême est le post-quelque chose. Platon y représentait le grand ancien vénéré et honni à la fois, que seuls les dinosaures sorbonnards des années trente reprenaient encore dans leurs propers thèses. Puis, venait Descartes, un peu ringard et dépassé, mais qui avait pour lui d'être français, ce qui lui donnait une immédiate vertu anti-impérialiste, et aussi d'être mathématicien, ce qui dispense de s'intéresser plus avant aux problèmes scientifiques - il suffisait d'être cartésien. Descartes avait fait la révolution en abattant une fois pour toutes la Scolastique médiévale, rejetée plus parce que médiévale que parce que scolastique. Ensuite, la philosophie est génétiquement allemande, ou du moins germanophone. Kant et Hegel en étaient les fondateurs que seuls les puristes allaient rechercher, et la trilogie révolutionnaire Marx-Nietsche-Freud constituait l'alphabet même de toute pensée critique possible. Tout le reste s'ordonnait autour de ces grandes figures. Toute problématique était constituée des rapports possibles de fondation, de filiation ou de rejet entre ces sept piliers de la sagesse occidentale. Aucune autre question (comme : « qu’est-ce que le réel ? », ou « qu’est-ce que le sens ? ») n'était vraiment digne d'attention autre qu'anecdotique, ou de curiosité farfelue.
L'attitude anglo-américaine était évidemment très différente. L'analyse précise du langage et du sens des termes et des phrases, prise par la plupart des universitaires français comme un travail de broderie pour vieilles filles désœuvrées, contraignait à remettre les problèmes à leur vraie place et forçait la pensée à dire ce que vraiment elle voulait dire. J'admirais l'exigence de rigueur épistémologique et d'honnêteté intellectuelle qu'elle représentait. L'approche de Bertrand Russell dans son Histoire de la philosophie occidentale, considérée en France comme "pré-marxiste", c'est-à-dire insignifiante, m'avait montré comment la pensée critique des philosophes pouvait être à la fois dépendante des conditions faites par la société et porteuse d'une problématique et d'enseignements toujours pertinents dans d'autres conditions. Le pragmatisme me semblait quant à lui porteur de cette vérité qu'un discours ne peut pas être vrai s'il ne concerne que des livres.
En un sens, Rawls se situe bien dans cette lignée. Ce qu'il cherche dans les textes, c'est à "envisager leur contribution à la résolution des questions actuelles et pérennes de la philosophie pratique, et à initier une conversation enrichissante avec la tradition" (Leçons, Préface de Bertrand Guillarme, p.6).
Son point de départ est constitué par l'opposition qu'il fait entre la situation de la philosophie morale des Grecs anciens (Socrate, Platon) et celle des Modernes (Hume, Kant). Ceux-là se posaient la question du bien par excellence, de l'essence de ce qui fait qu'une chose doit être appréciée et recherchée, alors que pour les Modernes, le problème "n'est pas le contenu de la moralité mais son fondement : comment connaître ce fondement et être amené à agir en accord avec lui" (p.20). Rawls explique très bien que l'attitude moderne se comprend principalement comme une réaction polémique - dans le bon sens du terme - contre la religion dominante. Selon celle-ci, la vérité est révélée et fondée sur une autorité à la fois divine et cléricale. La philosophie moderne a émancipé l'homme de cette autorité en édifiant une théorie de ce qui peut fonder une connaissance, une appréhension purement humaine de la vérité. Tel serait le sens fondamental du kantisme.
Kant s'oppose aussi aux idéologues qui veulent imposer leurs vues morales en politique contre la volonté populaire.
En faisant une théorie de la justice, Rawls pose le problème global de la morale et même de l'axiologie. La justice n'est pas ici considérée comme une valeur parmi d'autres, un bien particulier, mais comme le cadre nécessaire dans lequel tout bien doit être recherché. Sa démarche est kantienne, s'agissant en quelque sorte de "prolégomènes à toute morale future". Le résultat en est un cadre général et programmatique pour le législateur idéal.
Les raisonnements font souvent intervenir ce que penserait ou ce que choisirait un "individu rationnel" ou/et "impartial". J'appellerai le modèle de raisonnement à l'œuvre ici "mythico-déductif". Mythique, parce qu'il part d'une situation imaginaire et d'un scénario également imaginaire issu de cette situation (dans le cas de cet ouvrage, l'individu rationnel est supposé avoir à choisir un mode d'organisation de la société et discuter, avec ses congénères pris comme une totalité, de la nature, du statut et du contenu d'un contrat social et de ce qui en découle "logiquement"), que l'on peut comparer à un mythe fondateur. Déductif, parce que de ce mythe sont "déduites" des propositions théorèmes qui sont vraies en vertu de la vérité de leur origine supposée et de la validité des raisonnements déductifs.
La situation de cet individu totalement isolé et solitaire dans ses réflexions et ses décisions est totalement irréaliste. Il est supposé "désintéressé" (p. 40), c'est-à-dire non influencé par un souci quelconque de ce que veulent ou pensent les autres membres de la société avec lesquels il va conclure le contrat social. Il n'est pas égoïste au sens d'agressif ou de jaloux d'autrui, ni altruiste, au sens de généreux et fraternel. Il poursuit simplement la "rationalité". Rawls en est évidemment conscient et assume ce caractère purement hypothétique de ses raisonnements comme une sorte de contrainte méthodologique, nécessaire pour échapper aux autres contraintes, contingentes, de la société et de la vie réelles.
Son caractère "rationnel" n'a aucun sens précis, et recouvre évidemment la conformité aux modes de raisonnements spontanés de Rawls. Celui-ci définit la rationalité sur le modèle de ce qu'elle est supposée signifier en économie, à savoir la façon la plus efficace de réaliser le plus grand bien en dépensant le moins de moyens. "Il est naturel de définir la rationalité par la maximisation de quelque chose et, en morale, par la maximisation du bien" (p. 50).
L'attribution de caractères comportementaux plus ou moins semblables à ses semblables n'est pas moins arbitraire.
Ensuite, les événements se déroulent selon une suite supposée logique, comme si les caractères attribués initialement aux personnages étaient des sortes de programmes prédéterminant leurs comportements. La supposée "logique" de ces programmes recouvre bien sûr, là encore, simplement ce qui semble naturel à l'auteur.
Le bien est supposé être nécessairement le bien d'une personne ou de la société. Rawls ne se pose absolument pas le problème d'un bien qui ne serait pas humain.
Le bien d'une personne est supposé consister dans la satisfaction du maximum de ses désirs.
L'amour pour une personne est supposé consister dans le désir de satisfaire ses désirs.
L'efficacité d'une société définie sur le modèle du principe d'optimalité de Pareto : la société la plus efficace est celle qui ne peut pas produire plus de bien pour quelqu'un sans diminuer les biens produits pour un autre. Vision quantitative du bien.
Supposons une personne qui aime les chewing-gums. Et supposons que le distributeur de chewing-gums fonctionne non pas avec des pièces de monnaie, mais avec des viols de femmes ou des assassinats de Juifs. A partir de combien de femmes violées ou de Juifs exterminés ne sera-t-il plus juste de fournir des chewing-gums ? Si la personne est menacée d’obésité, faut-il lui imposer des chewing-gums à basses calories, ou la laisser grossir ? Le bien de cette personne consiste-t-il dans l’absorption d’un nombre aussi grand que possible de chewing-gums ?
La méthode axiomatique de Rawls cherche à réduire une notion - ici, celle de justice - à un aussi petit nombre de principes que possible. La notion de justice est réduite, du moins est-ce l'intention de Rawls, à l'équité. On est supposé pouvoir déduire du principe d'équité tous les aspects essentiels de la justice. Cette conception me paraît évidemment insuffisante. Est-il juste de lapider une femme adultère ? On peut imaginer que la réponse soit "oui, si toutes les femmes adultères sont lapidées équitablement". Des exigences comme le droit au logement, à l'éducation, à la santé, à la liberté d'opinion et de croyance, sont-elles justes ? Je ne vois pas comment on peut déduire des réponses à ces questions à partir de la notion d'équité et de la cohérence des désirs personnels qui semblent les fondements de la justice pour Rawls. Un partisan de Rawls dirait certainement qu'il ne s'agit pas là de dérivés du juste, mais de biens désirés par des personnes et que la question de la justice n'intervient qu'ensuite dans la distribution éventuelle de ces biens. Mais la question posée est en amont de cela. Il s'agit, par exemple, de considérer qu'il est injuste qu'un enfant soit privé d'éducation, ou un homme de liberté, et non pas de faire en sorte que l'éducation ou la liberté soient réparties équitablement de par le monde.
Rawls oppose ses conceptions à deux autres familles de pensée : l’utilitarisme et l'intuitionnisme. Rawls discerne dans l'histoire de la morale une démarche plus générale qu'il qualifie de téléologique, dans laquelle le bien, la valeur est définie d'abord, indépendamment du juste, par opposition à sa propre démarche, qu'il qualifie de déontologique, et dans laquelle le juste est défini d'abord comme cadre de tout bien possible. Selon Rawls, les doctrines qui procèdent de façon téléologiques se répartissent en perfectionnisme, hédonisme, eudémonisme, selon qu'on définit le bien comme Aristote et Nietzsche qui veulent "réaliser ce qu'il y a d'excellent dans l'homme", ou en l'identifiant au plaisir ou au bonheur (Théorie, p. 51). L'utilitarisme serait la définition du bien comme la satisfaction d'un désir rationnel. La critique de Rawls à l'égard de l'utilitarisme est d'être réducteur. "Dans cette conception de la société, on représente les individus comme autant de producteurs de satisfaction séparés auxquels il faut distribuer des droits et des devoirs et allouer des moyens limités de satisfaction, selon des règles permettant la plus grande satisfaction totale des désirs. La nature de la décision prise par le législateur idéal n'est donc pas matériellement différente de celle d'un entrepreneur décidant comment maximiser son profit en produisant telle ou telle marchandise, ou de celle d'un consommateur décidant comment maximiser sa satisfaction par l'achat de telle ou telle série de biens (...) La décision correcte est essentiellement une question de gestion efficace. Cette conception de la coopération sociale est le résultat de l'extension à la société du principe de choix valable pour un individu et, ensuite, pour rendre efficace cette extension, on traite toutes les personnes comme une seule, grâce à l'activité imaginaire du spectateur impartial et capable de sympathie. La pluralité des personnes n'est donc pas vraiment prise au sérieux par l'utilitarisme" (Théorie, p. 53). Il cite comme exemple de différences entre individus les différences de croyances religieuses qui peuvent induire des "projets de vie" différents. Rawls reproche aussi à l'utilitarisme de faire dériver la défense de la justice et de la liberté individuelle de l'utilité, dont celles-ci seraient des valeurs dérivées et subordonnées, "une illusion socialement utile" (p. 54). En fait, ce reproche est le plus fondamental. Pour lui, toutes les démarches téléologiques ont en commun de subordonner le contrat social à une valeur extérieure aux individus parties prenantes de ce contrat.
Pour autant, les désirs illégitimes ne sont pas concevables dans la conception de Rawls de la justice comme équité. Prenons l'exemple d'hommes prenant plaisir à imposer aux autres une diminution de liberté. Alors que dans une conception utilitariste, "si la société décide de refuser de les satisfaire ou de les réprimer, c'est parce qu'ils tendent à être socialement destructeurs et qu'un plus grand bien-être peut être obtenu par d'autres moyens", au contraire, "dans la théorie de la justice comme équité, les personnes acceptent par avance un principe de liberté égale pour tous" (p. 56). (...) "Leurs désirs et leurs aspirations sont limités dès le début par les principes de la justice qui définissent les bornes que nos systèmes de fins doivent respecter. Nous pouvons exprimer cela en disant que, dans la théorie de la justice comme équité, le concept du juste est antérieur à celui du bien" (p. 57).
La critique qu'il fait de Hume (p. 58) est de ne pas se prêter à sa propre critique de l'utilitarisme ...
Enfin, p. 59, Rawls expose l'enjeu crucial et pratique de cette dispute : quelles sont les inégalités acceptables ? "Le mérite de la doctrine classique ( de l'utilitarisme ) telle qu'elle a été formulée par Bentham, Edgeworth et Sidgwick est qu'elle reconnaît clairement ce qui est en jeu, à savoir la priorité relative de la justice et des droits établis par ces principes. La question est de savoir si le fait d'imposer des désavantages à un petit nombre peut être compensé par une plus grande somme d'avantages dont jouiraient les autres ; ou si la justice nécessite une égale liberté pour tous et n'autorise que les inégalité socio-économiques qui sont dans l'intérêt de chacun. Ces oppositions entre la théorie de la justice comme équité et l'utilitarisme classique renvoient implicitement à une différence dans les conceptions de la société qui leur sont sous-jacentes. Dans le premier cas, nous nous représentons une société bien ordonnée comme étant un système de coopération qui vise à l'avantage mutuel, gouverné par des principes qui seraient choisis par des personnes qui seraient dans une situation initiale d'équité. Dans le second cas, nous nous la représentons comme étant l'administration efficace des ressources sociales qui vise à maximiser la satisfaction du système de désirs construit par le spectateur impartial à partir de la multiplicité des systèmes individuels pris comme des données de base" (p .59). On ne peut s'empêcher de penser que le système libéral américain correspond le mieux au "premier cas" et le système planifié soviétique au "second cas".
Rawls se tourne ensuite vers ce qu'il appelle l'intuitionnisme, "doctrine selon laquelle il y a une famille irréductible de principes premiers que nous devons mettre en balance les uns par rapport aux autres en nous demandant, par un jugement mûrement réfléchi, quel équilibre est le plus juste"( p. 59). Les deux reproches principaux qu'il adresse à cette doctrine, c'est de maintenir une pluralité de principes et de ne pas fournir de critère ou de règle simple pour rétablir des priorités lorsque ces principes entrent pratiquement en conflit les uns avec les autres. Ces doctrines peuvent être, selon la classification des démarches rawlsienne, téléologiques ou déontologiques, et se caractériseraient plutôt par un certain pluralisme, dont le défaut essentiel est de ne pas régler, ou de mal régler le "problème de la priorité".
Rawls tient à contenir sa théorie de la justice comme équité sur le strict plan de ce qu'il appelle la déontologie. Il ne veut ni faire appel à une fin supérieure qui fonderait le juste par un bien désirable par lui-même, ni à une nature humaine qui fonderait le droit sur ce qu'est l'homme. Il ne veut la fonder que sur un contrat social. Ce contrat social lui-même n'est même pas fondé sur une volonté fondamentale d'association, ni sur un intérêt bien compris, mais sur une rationalité, qui pourrait, à la limite, s'entendre comme non humaine. En effet, il souhaite défendre les fondements moraux de la "société démocratique", mais en étant conscient que cette défense, généralement fondée (du moins dans les traditions anglophones) sur "le principe d'utilité" qui comporte des "obscurités" et des "désaccords apparents entre nombre de ses implications et nos sentiments moraux" (préface, p. 20), pouvait alors être rejetée vers "une variante de l'utilitarisme à laquelle nous imposons les limites et les restrictions nécessitées par les contraintes de l'intuitionnisme". Rawls voudrait "faire mieux" et "porter à un plus haut degré d'abstraction la théorie traditionnelle du contrat social telle qu'elle se trouve chez Locke, Rousseau et Kant"(ibid.).
On peut comprendre l'ambition de Rawls de réduire le nombre d'hypothèses, car celles-ci sont supposées représenter autant de faiblesses possibles d'une théorie, si l'on se place, bien sûr, du point de vue de sa valeur hypothético-déductive. Mais il me semble que ce sont alors d'autres faiblesses qui guettent le résultat. Les deux principales sont : 1/ une conception purement "politique" de la morale; et 2/ une conception économiste de la rationalité.
Rawls dit que le juste précède le bien, car il en est la condition. Il ne peut pas y avoir de bien injuste. Certes, on peut admettre que le législateur, les individus rationnels rédacteurs du contrat social, écartent judicieusement tout bien qui serait de nature à porter atteinte à l'égale liberté de tous et de chacun. Mais cette préséance du juste sur le bien est alors celle d'un conditionnant, d'une limitation, non d'un principe fondateur et positif. "Le beau est-il un bien ?". Je ne crois pas que le contrat social puisse fournir une réponse à cette question. Il peut, certes, limiter l'amour du beau à celui qui n'entrave pas la liberté d'autrui, par exemple. Mais il ne dira pas si j'ai raison ou pas d'aimer le beau. Mon amour du beau ne serait donc qu'un désir parmi d'autres sans valeur morale ? La morale n’est chez Rawls qu’une législation qui restreint les désirs humains selon les nécessités rationnelles du contrat social. Rawls reconnaît (Théorie, p. 43) que son ouvrage se limite à la justice et ne constitue donc pas une "théorie du contrat complète". Mais la méthode lui semble suffisante pour montrer que la théorie du contrat pourrait être complète. Il mentionne d'autres vertus, à part la justice, qui pourraient être dérivées du contrat. Mais la limitation n'est pas là. La limitation est de cantonner la morale à trouver une source des vertus et à la trouver dans la contrat, c'est-à-dire, même s'il est sublimé, dans un arrangement entre associés. Je crois que la morale ne peut pas se réduire à cela !
Pourtant, Rawls sent cette faiblesse et introduit aussi dans son ouvrage cette notion d'"estime de soi", qui n'est pas que sociale. Robinson Crusoe, je crois, a également besoin d'une morale, même en dehors de toute éventualité de retour à la civilisation ou de contact extérieur. Les grands moralistes ne se sont pas seulement préoccupés de la meilleure façon d'organiser la société. Limiter la morale même à l'humain me paraît restrictif. Faire souffrir une mouche me semble immoral, même si cela n'enfreint pas le contrat social.
Plus fondamentalement, fonder une morale sur la raison me semble insuffisant. Car pourquoi déciderait-on qu'une morale rationnelle vaut mieux qu'une autre irrationnelle, ou moins rationnelle ? L'axiologie est la discipline fondamentale de la morale. Rawls pose le problème des priorités, lorsqu'il y a conflit entre plusieurs conséquences des principes, comme c'est le cas, par exemple, dans les diverses interprétations du principe d'utilité. Des lois et des règles sont bien sûr nécessaires pour ranger ces priorités, mais elles ne sont que l'application de valeurs différentes à différents principes. Rawls veut faire l'économie d'une discussion des valeurs, probablement parce qu'il sent derrière une telle approche le danger de ce qu'il appelle l'intuitionnisme. J'ignore si ce danger est un véritable danger et s’il est évitable ou non, mais il me semble, par contre, erroné de croire qu'on peut éviter de reconnaître des valeurs, quelles qu'elles soient. En utilisant la rationalité comme critère de la théorie morale, Rawls reconnaît implicitement la valeur de la "raison". Or je crois qu'il est plus philosophique de reconnaître explicitement une valeur - et si possible de la discuter -, que de le faire implicitement - et sans discussion. Reconnaître comme il le fait la « raison » de façon non argumentée, c’est accepter de fait la manière non philosophique de raisonner, c’est se placer sur le terrain de la doxa et non sur celui de la philosophie.
Il faut noter ici, au passage, que l'axiologie n'est pas identifiable à la téléologie, et qu'elle se situe à un niveau plus fondamental. La téléologie traite des fins poursuivies dans l'action, par laquelle on dispose certains moyens en vue de cette fin. L'axiologie traite des valeurs qui seront éventuellement utilisées comme critères dans les jugements, et permettront, par exemple de décider que telle fin vaut d'être poursuivie et telle autre non. Certaines sagesses orientales ne proposent pas de fins, mais défendent des valeurs. Evidemment, on peut aussi se proposer comme fin la réalisation, la défense et l'illustration de certaines valeurs. Celles-ci les ont donc bien précédées ...
En fait, il y aurait moins à redire à la restriction que Rawls fait du champ de la morale à celui couvert par le contrat social, s'il n'avait pas l'ambition d'atteindre ce haut degré d'abstraction par lequel il veut remonter aux premiers principes. S'il s'agissait seulement de dégager les implications morales d'une constitution démocratique, on comprendrait que le champ de l'étude se limite au contrat social. Mais c'est le contrat social et sa forme même qui sont érigés en principes fondateurs. Alors, on ne peut s'empêcher de constater qu'un certain nombre de problèmes sont esquivés et des hypothèses implicites admises sans examen ni discussion. Esquivée, la question des valeurs : qu'est-ce qu'une valeur ? qu'est-ce qui a de la valeur ? la valeur est-elle reconnue ou attribuée ? y a-t-il des valeurs universelles ? quelles sont les valeurs admises dans mon discours ? Et que sont admises implicitement certaines hypothèses comme : l'homme est un individu ; les désirs de l'individu sont la matière de la morale ; ceux de ces désirs qui ne sont pas contraires à la loi morale sont bons ; la rationalité est analogue à l'efficacité économique telle que définie par Adam Smith. Toutes hypothèses qu’on ne saurait évidemment assumer implicitement ni explicitement.
Je crois utile, maintenant de revenir sur le fondement de la morale selon Rawls, le contrat social, qu'il appelle aussi contrat originel, tout en sachant bien qu'il n'a aucune valeur historique. Je me suis autorisé le néologisme de "mythicodéductive" pour caractériser la démarche générale à laquelle on peut rattacher celle de Rawls. Revenons donc sur la mythologie du contrat originel, et notamment sur deux aspects de cette fable : le contexte dans lequel il se situe et les acteurs qui le concluent entre eux et en formulent les termes.
Pour Kant, le contrat suppose comme préalable l'état civil : "la première chose qu'on soit obligé d'admettre, si l'on ne veut pas renoncer à toute idée de droit, c'est ce principe, à savoir qu'il faut sortir de l'état de nature, où chacun agit à sa tête, et s'unir à tous les autres (...) dans une soumission commune à une contrainte extérieure, légale et publique (...), c'est-à-dire qu'il faut entrer avant tout dans l'état civil " (Eléments métaphysiques de la doctrine du droit, p. 166). Rawls, il me semble, va plus loin que Kant, car les personnes qui fonderaient la justice selon lui seraient "placées dans une position initiale d'égalité". Il s'agit d'une égalité de droit et de liberté, qui peut donc être assimilée à la "soumission commune à la contrainte extérieure" qu'évoque Kant, néanmoins, celui-ci n'insiste pas particulièrement sur cette égalité, alors qu'elle est fondamentale pour Rawls, car c'est elle qui fonde l'"équité" des lois qu'ils vont se donner. Cette crise fondamentale au cours de laquelle les hommes passent de l'état de nature à l'état civil ne doit pas être prise nécessairement au pied de la lettre comme une réalité historique ( encore que chez Kant, on ne peut s'empêcher d'imaginer que la révolution française n'ait pas été le prototype du passage de l'autorité première mais injuste à l'autorité juste fondée sur le droit et le pacte social ). Pourtant elle illustre une opposition essentielle du droit à la nature. Le droit se définit positivement comme loi rationnelle, mais négativement comme une correction de l'état de nature. La vision que l'on a de cet état naturel est nécessairement significative de l'origine des matériaux métaphoriques de la conception des auteurs. Voyons en donc les caractéristiques.
On a coutume d'opposer la vision pessimiste de la nature humaine de Hobbes, résumée dans la fameuse formule homo lupus homini, à la vison rousseauiste de l'homme naturellement bon et perverti par la civilisation. Kant se situe au-delà de cette opposition. "Ce n'est pas sans doute l'expérience qui nous a appris qu'avant l'apparition d'une puissance législative extérieure, les hommes ne connaissaient que la violence, et que leur méchanceté les poussaient à se faire la guerre les uns aux autres" (ibid.). Au contraire, même, il admet qu'on puisse "imaginer les hommes aussi bons et aussi amis du droit que l'on voudra". Mais "avant l'établissement d'un état légal et public, les individus, les peuples et les Etats ne sauraient avoir aucune garantie (souligné par moi), les uns vis-à-vis des autres, contre la violence, et être assurés de pouvoir faire, comme c'est le droit de chacun, ce qui leur semble juste et bon, sans dépendre en cela de l'opinion d'autrui" (ibid.). La nature ne se caractérise pas nécessairement par la violence, mais celle-ci est toujours possible. La nature est l'absence de légalité dans le comportement des hommes. "Il faut sortir de l'état de nature, où chacun agit à sa tête" (ibid.). C'est donc surtout une sorte d'individualisme arbitraire qui caractérise cet état de nature. On retrouve la même présupposition chez Rawls, pour qui les "personnes libres et rationnelles", fondatrices du pacte social, seraient "désireuses de favoriser leurs propres intérêts" (p. 37). L'individualisme égoïste naturel est le présupposé de la doctrine du contrat social.
Or, rien n'est moins certain que cet individualisme égoïste naturel. Les données de l'anthropologie, l'étude des comportements animaux, notamment celui des mammifères supérieurs comme le loup, l'éléphant et le chimpanzé et le gorille, montrent que le groupe prévaut largement sur l'individu, que la norme sociale ( mais non pas la loi rationnelle ) guide et encadre l'action de chacun des membres de la horde. L'égoïsme, tel qu'il est entendu en morale, est également loin de constituer une constante de la nature, qui offre au contraire de nombreux exemples où l'individu se perd à aider son semblable, y compris dans la mort, se sacrifie à la perpétuation de l'espèce ou à son supérieur reconnu. L'individu, en tant que siège d'une pensée et d'une volonté autonome, est une création tardive de la civilisation et de la culture. L'égoïsme est un comportement possible lorsque l'individu se trouve en situation de compétition avec les autres. Il n'est, en lui-même, ni plus ni moins naturel qu'un autre comportement. Le fait de les considérer a priori comme les bornes négatives du droit n'est que la transposition dans une pensée abstraite de considérations circonstancielles sur la société environnante actuelle.
Il ne s'agit évidemment pas ici de prendre un contre-pied de cette transposition et d'inverser le présupposé en considérant comme des données naturelles la coopération, ou de nier l'existence, voire l'omniprésence, de la violence, comme prévalence de la force sur le droit. Ce que j'essaie seulement de faire toucher du doigt, c'est le caractère purement imaginaire de la "nature" ainsi opposée au droit, et des racines analogiques de cette fiction. Celle-ci est comme la vision en creux du droit, elle en est le complément perceptif indispensable. En fait, l'individualisme égoïste devient de droit, un état de fait incontournable ! Il acquiert un statut d'hypothèse philosophique hors de la discussion, car il n'entre pas dans le champ de celle-ci, tout en étant le fondement en négatif de toute la théorie morale ultérieure. L'existence d'une société et d'individus égoïstes est ainsi prise comme le point de départ réel et universel de toute morale et de toute politique, et est en quelque sorte validée négativement. L'idée d'une plasticité de l'homme ou de la société est abandonnée au profit d'un fixisme non fondé en fait, mais fondé en droit par la "rectification" morale qu'il appelle, rectification qu'il justifie nécessairement par sa nécessité implicite.
Voyons maintenant l'autre élément-clé du mythe, les personnes qui concluent le fameux pacte originel. Ces personnes sont "libres, rationnelles et désireuses de favoriser leurs propres intérêts" (Théorie, p. 37)
Il s'agit de "personnes" au sens large, puisque Rawls insiste sur le fait que la société doit être considérée non seulement comme composée d'individus, mais aussi de communautés, c’est-à-dire de « personnes morales », au sens que cette expression recouvre en droit français. Leurs intérêts sont les "biens premiers" dont ces personnes jouissent naturellement avant le contrat originel, c'est-à-dire indépendamment de celui-ci. Les biens sont dits "premiers" parce que leur définition ne dépend pas de celle de la justice, qui n'est pas encore définie. Ce sont "la liberté et les possibilités, les revenus et la richesse, et, par-dessus tout, le respect de soi-même" ( Théorie, p. 473). Rawls explique que le respect de soi est un fondement indispensable de l'état de droit. En effet, "tourmentés par le sentiment de l'échec et traversés de doutes à l'égard de nous-mêmes, nous abandonnons nos entreprises", et "nous sombrons dans l'apathie et le cynisme" ( Théorie, p. 480). Tout projet moral serait donc automatiquement ruiné par "les conditions sociales qui minent le respect de soi-même". Ainsi, au même titre que la soumission à la contrainte extérieure de la loi voulue par Kant pour constituer l'état civil minimum nécessaire, les conditions sociales du respect de soi font partie de ce minimum d'état civil nécessaire. "Il comporte le sens qu'un individu a de sa propre valeur, la conviction profonde qu'il a que sa propre conception du bien, son projet de vie valent la peine d'être réalisé. Ensuite, le respect de soi-même implique la confiance en sa propre capacité à réaliser ses intentions" ( Théorie, pp. 479/480). "Ainsi, ce qui est nécessaire, c'est que chacun puisse faire partie d'au moins une communauté partageant ses intérêts et où ses entreprises soient appréciées par ses associés" ( Théorie, p. 482). Les individus pauvres, privés de liberté, sans moyens physiques, technologiques ou intellectuels, ou encore isolés ou en situation d’échec ne peuvent conclure de contrat social juste dans le sens Rawlsien. Evidemment, Rawls ne souhaite ces malheurs à personne, mais il pense que les conditions de vie impliquées par la disposition des "biens premiers" constituent une condition indispensable du bien, dont il va démontrer la "congruence" avec le juste. Je crois que ce que Rawls veut dire, c'est qu'une société qui ne garantit pas à ses membres ces biens premiers ne peut prétendre être juste. Mais, en partant de cette exigence minimale reconnue très largement de conditions de dignité humaine, Rawls en fait une sorte de condition fondatrice philosophique du bien et du juste en général. C'est un exemple des sauts fréquents chez Rawls et d'autres penseurs contemporains entre l'abstraction théorique fondamentale et les circonstances pratiques contingentes.
Mais l'estime de soi telle qu'elle est conçue ici par Rawls appelle encore quelques autres remarques. Elle s'apparente plus à une reconnaissance sociale qu'à une estime de soi au sens littéral de l'expression. Elle fait irrémédiablement penser à certaines conceptions courantes chez les théoriciens américains du management d'entreprise et d'équipe, pour qui celles-ci doivent être des lieux de reconnaissance des individus et de leurs projets professionnels ( Rawls parle de "projets de vie" ...). L'idée qui sous-tend ces conceptions est que l'individu ne s'humanise vraiment que par l'intégration et la reconnaissance sociales. Cette idée est fondée sur des observations psychologiques justes, mais tout-à-fait empiriques, qui ne sauraient être prises comme fondements d'une théorie morale générale du juste et du bien. D'abord, il est essentiel, pour que l'association et sa reconnaissance aient les effets bénéfiques que Rawls leur voit, qu'il s'agisse, non pas d'un groupe pris en tant que tel, mais, comme le dit Rawls lui-même, de "personnes que nous estimons également et dont la société nous est agréable" (Théorie, p. 480), ce qui laisse sans réponse les deux questions suivantes : 1/ pourquoi devons-nous ou pouvons-nous les estimer ? et 2/ le caractère agréable d'une société peut-il légitimement fonder son caractère juste ? A la première question, Rawls ne répond pas, car il ignore volontairement les questions de l'axiologie. A la seconde, le kantien qu'il est répondrait normalement non. En fait, l'observation courante montre le besoin d'être aimé. Freud a très bien montré comment les oeuvres les plus élevées de l'esprit, de la morale et de la culture ressortaient d'un désir de reconnaissance érotique. Mais que cette reconnaissance soit souhaitable pour le bien-être et la sociabilité de l'individu ne saurait en faire un fondement moral a priori. Rawls reconnaît qu' "il se peut que les activités de nombreux groupes ne manifestent pas un haut degré d'excellence" (Théorie, p. 481). On pourrait évidemment citer comme exemples les associations de malfaiteurs, les partis politiques autoritaires, mais ce n'est pas du tout à cela que Rawls pense. Il pense à une excellence de réalisation, de perfection, au sens aristotélicien, ce qui montre qu'il ne se pose pas la question de la valeur morale de ce qui est réalisé ou non. L’important est la réussite. L'idée qu'il puisse y avoir d'excellents criminels n'est pas discutée ici et serait certainement jugée inconvenante par Rawls. Il a tort, car les structures autoritaires constituent d'excellents moyens de reconnaissance sociale pour ceux qui s'y intègrent. Parallèlement, le besoin d'existence autonome de l'individu n'est guère envisagé par Rawls dans ces passages sur l'estime de soi. Il doit pourtant être compté dans les conditions nécessaires du contrat social, en tant que celui-ci doit résulter de jugements indépendants de personnes mutually disinterested.
L'autre aspect de cette conception de l'estime de soi que je voudrais faire remarquer ici résulte de ce qui précède. C'est que cette estime de soi ne porte pas seulement sur la valeur morale de la personne, mais aussi sur ses compétences et ses capacités à réaliser son projet de vie. Peut-être est-on en présence d'un écho d'un certain pragmatisme qui voudrait que la réussite soit une preuve de valeur. Personnellement, cela me semble constituer un grave contresens sur la notion même de valeur. Si Hitler avait réussi ( et peut-être a-t-il en partie réussi ! ), son "idéal" serait-il devenu juste et bon pour autant ? Rawls répondrait sûrement avec un haussement d'épaule que, de toute façon, son entreprise est déjà condamnée par ailleurs en ce qu'elle ruine l'estime de soi de ceux qu'elle asservit et détruit, en ce qu'elle ruine la liberté de son propre peuple, etc. Il n'empêche que l'argument d'une estime fondée sur la capacité à réussir n'a aucun sens moral. Une affaire qui marche peut être une bonne affaire, mais n'est pas par là une affaire bonne, quelle que soit la fierté de ceux qui l'ont conduite.
Ainsi, les deux dimensions implicites de l'estime de soi selon Rawls sont, d'une part, son caractère essentiel de reconnaissance par le groupe et d'autre part, la valeur intrinsèque de la réussite. L'approbation par la communauté et la fructification des dons de Dieu sont les deux ressorts de la morale luthérienne et calviniste. En réalité, ce que Rawls introduit subrepticement comme fondement de l’estime de soi, c’est la conformité aux règles des sectes protestantes.
Il reste à voir comment les personnes élaborent le contrat social. Encore une fois, la position originelle d'égalité à partir de laquelle les personnes rationnelles vont définir les règles et le contenu du pacte social "n'est pas conçue, bien sûr, comme une situation historique réelle, encore moins une forme primitive de la culture. Il faut la comprendre comme étant une situation purement hypothétique, définie de manière à conduire à une certaine conception de la justice" (Théorie, p. 38) La déduction des principes de la justice à partir de cette situation imaginaire de personnes imaginaires est donc elle aussi fictive. La conception de Rawls "pose que certains principes seraient (souligné par moi) acceptés dans une situation initiale bien définie" (p. 42) et que "les principes de la justice peuvent être conçus comme des principes que des personnes rationnelles choisiraient et qu'on peut ainsi expliquer et justifier des conceptions de la justice" (p. 43). Il suffit en quelque sorte de démontrer que la déduction est possible. Le but en effet de Rawls est de montrer que d'autres principes ne sont pas nécessaires. Interrogeons-nous sur ce que signifient cette possibilité et cette nécessité.
Ces notions sont issues directement du kantisme de Rawls. Kant avait la même conscience du caractère purement fictif de la situation dans laquelle le contrat social est élaboré : " ce contrat (nommé contractus originarius ou pactum sociale) (...) il n'est nullement nécessaire de le présupposer comme un fait (et cela n'est même pas possible). (...) Ce n'est là qu'une pure idée de la raison, mais une idée qui a une réalité (pratique) incontestable, en ce sens qu'elle oblige tout législateur à dicter ses lois de telle sorte qu'elles aient pu émaner de la volonté collective de tout un peuple, et tout sujet, en tant qu'il veut être citoyen, à se considérer comme s'il avait concouru à former une volonté de ce genre. Car telle est la légitimité de toute loi publique. Si en effet la loi est de telle nature qu'il soit impossible d'admettre que tout un peuple puisse y donner son assentiment (...), elle n'est pas juste ; mais dès qu'il est possible qu'un peuple y donne son assentiment, c'est alors un devoir de tenir la loi pour juste, quand même on supposerait que le peuple serait maintenant dans une telle situation ou dans une telle disposition d'esprit que, si on le consultait à cet égard, il refuserait vraisemblablement son adhésion " (Kant, Théorie et pratique p. 362). On notera qu'il s'agit d'un peuple, théorique, et non du peuple réel. On notera aussi que la constatation de la seule possibilité pour le peuple d'accepter la loi, c'est-à-dire le fait que celle-ci ne soit pas contraire au contrat originel, entraîne la nécessité pour le législateur de la considérer comme juste. Curieuse logique, qui rend nécessaire ce qui est possible.
Le recours à Kant se situe, je crois, dans une perspective de combat antidogmatique. Toute la philosophie kantienne est animée par la recherche de fondements qui soient au-delà - ou plutôt en deçà - de toute discussion possible, parce qu'elle en dresserait les bornes et les règles mêmes. Le titre kantien par excellence à cet égard est celui des "Prolégomènes à toute métaphysique future", par lequel Kant avertit, en quelque sorte, ses éventuels successeurs qu'ils ne pourront rien dire ni même penser qui soit en dehors de ses propres avertissements préalables.
Ce faisant, Kant se situe dans une tradition philosophique ancienne, mais que certainement Descartes avait ressuscitée, avec son doute dit "méthodique" et sa recherche de ce qui serait à l'abri de façon définitive de ce doute, parce qu'il en serait à la racine même, et que Descartes avait cru trouver avec son fameux cogito, ergo sum. Cette recherche des principes premiers, qui seraient les fondements de toute croyance raisonnable et philosophiquement acceptable peut se situer dans trois domaines différents : celui de la logique, celui de la causalité, ou encore celui de la quiddité. Kant fonde sa philosophie sur la considération de ce qu'il appelle la "raison", dont les lois sont celles de la logique.
Sur le terrain de la logique, la recherche tend à produire un système hypothético-déductif, dans lequel des théorèmes sont démontrés à partir d'axiomes, ou de principes - terme auquel on ajoute généralement une connotation moins purement logique et un peu plus ontique. Ces systèmes confèrent aux théorèmes la vérité ou la certitude qui est attachée aux principes. Cette transmission de la valeur de vérité est évidemment également dépendante de la valeur des règles logiques qui la conduisent. En fait, en pure logique, le choix des axiomes est arbitraire et dépend autant de critères esthétiques (un système est plus élégant et d'architecture plus classique s'il ne comporte qu'un nombre restreint d'axiomes et si ses démonstrations sont courtes) que de critères objectifs, pour lesquels c'est plutôt la confrontation des conséquences avec l'expérience qui importe. Néanmoins, un grand nombre de travaux philosophiques reposent sur cette idée que la recherche et la découverte des principes vrais conduira à un système vrai et - enfin - indiscutable.
Le kantisme se rattache à cette famille, avec la particularité que, plutôt que des principes ou axiomes d'où la vérité serait déduite, comme dans les systèmes d'inspiration cartésienne (Spinoza, Leibniz), on remonte encore plus avant jusqu'à des prolégomènes et remarques préliminaires qui conditionnent de façon préalable et définitive quoi qui puisse être pensé ultérieurement, y compris les fameux axiomes eux-mêmes. Mais alors que les formes vides de la pensée ne produisent rien de plus que les cadres généraux des phénomènes dont la Nature fournira ensuite ultérieurement, dans l'expérience, la matière et donnera un contenu à ces formes, elles deviennent, lorsqu'elles s'appliquent à la volonté et prennent la forme de la moralité, elles-mêmes productrices de contenu. La volonté doit pouvoir se vouloir elle-même, sa rationalité est universalité rationnelle, et la moralité détermine le moral, la forme produit le contenu, la règle contient son propre objet, de par sa rationalité. C'est du moins ce qu'il m'a semblé que Kant voulait nous faire admettre.
Rawls situe d'une façon très judicieuse la problématique de la philosophie moderne - et donc de Kant - dans ses rapports à la religion, dont les dogmes sont fondés sur l'autorité, elle-même représentée par un clergé (Leçons, p. 16). Kant a opposé justement l'église invisible, constituée des croyants et surtout de leurs consciences, à l'église visible instituée et cléricalisée. Par ailleurs, la raison kantienne est sise dans la conscience individuelle du sujet. Lui donner le pouvoir d'exprimer des vérités préalables et définitives, c'était évidemment retirer toute valeur probante à l'autorité et à l'église visible. Le kantisme fournit une base à la doctrine de l'individualisme démocratique moderne. Dans sa Théorie de la justice, Rawls recherche aussi les fondements de la justice et tend à montrer qu'ils tiennent en un seul concept rationnel, puisqu'il y a congruence, selon ses propres termes, entre le bien et le juste. Je ferai donc quelques remarques sur cette recherche (obsessionnelle ?) des fondements, et ensuite, sur la nature des fondements que Kant, d'abord, et Rawls ensuite, découvrent et développent.
Au temps de Kant, l'idée que la raison puisse être quelque chose d'universel, d'éternel et d'absolu avait un sens, et constituait même un progrès par rapport à une conception étriquée et locale de la rationalité. De nos jours, les progrès des mathématiques et de la logique scientifique conduisent plutôt à considérer un système hypothético-déductif comme un simple mode de présentation, et comme une variante possible d'une multitude, voire d'une infinité de systèmes équivalents. Cette équivalence peut certes induire une notion d'invariance, retrouvée, par exemple, dans la structure des théories physiques, mais il semble très incertain d'attribuer quelque valeur métaphysique à cette invariance éventuelle.
La notion de l'évidence des principes, chère à Descartes - et que Kant ne remet pas véritablement en cause, car s'il ne l'applique pas comme Descartes à des propositions positives, il n'en conserve pas moins le projet de construire un système sur la base de propositions supposées indéniables sans contradiction - cette notion est elle aussi très contestable. L'évidence n'est pas une propriété objective, mais une coloration psychique qui est commune à la vérité et à l'erreur. L'expérience des philosophes, mais aussi celle des détectives, des techniciens, des médecins, des savants, des écoliers, et de bien d'autres encore, enseigne que c'est lorsque l'esprit parvient à considérer comme non évidente ce qui lui semblait être une vérité établie et indiscutable qu'il parvient quelquefois à dépasser ses erreurs et à progresser dans la connaissance. Rien n'indique par conséquent que les principes évidents doivent jouir d'un statut exceptionnel et mériter une confiance que toute prudence épistémologique conduira au contraire à retenir avec la plus grande parcimonie. Ces principes et l'évidence souvent trompeuse qui les accompagne sont surdéterminés par des mécanismes psychiques, sociaux et culturels qui, bien sûr, ne les entachent pas pour autant de fausseté, mais indiquent que leur force de conviction ne provient pas de leur vérité éventuelle. Hume le sceptique est rassuré lorsque les habitudes mentales de son groupe le ramènent dans le bon sens commun, mais le philosophe humien est inquiet lorsque le bon sens commun de son groupe lui font oublier son esprit critique.
Le cas de Kant est paradoxal. En effet, Kant montre avec force qu'il ne peut y avoir de proposition synthétique a priori, c'est-à-dire que toute vérité nouvelle provient de l'expérience et que les vérités formelles, obtenues par le simple appel à la non-contradiction et au tiers exclu, sont vides de contenu. Pourtant, malgré cela, lorsque Kant tourne son esprit vers ce qu'il appelle la "raison pratique", c'est-à-dire la morale, apparaît un mystère par lequel la forme pure de la raison produit sa propre noèse. Les règles formelles pures, c'est-à-dire sans contenu, produisent, appliquées au vouloir et à l'éthique, des noèmes, des contenus. La moralité détermine ce qui est moral. "Cette constitution ( de la raison pratique ) doit en fin de compte être considérée comme s'authentifiant elle-même" ( Leçons, p.267 )
Il est difficile de trouver un équivalent de ce processus dans l'histoire de la pensée ou de la civilisation. Habituellement, les règles se dégagent peu à peu de l'usage, et donc de leurs applications, ou bien, lorsqu'elles sont formulées avant d'être appliquées, comme c'est souvent le cas en droit ou en mathématiques, par exemple, la règle seule n'indique rien sur ce qui constituera son application éventuelle. On peut essayer d'imaginer des objets éventuels d'application, civils, pénaux, sociaux, pour le droit, ou astronomiques, physiques, pour les mathématiques, mais ces objets sont alors extérieurs à la règle elle-même, et apportent un contenu substantiel. Kant prétend au contraire que l'impératif catégorique, formel par sa catégoricité même, a un contenu propre en vertu de cette même catégoricité ! Pourtant, deux cas me viennent à l'esprit où un processus d'auto-complétion de la règle est peut-être à l'œuvre : il s'agit des professeurs d'université, principalement de droit et de philosophie, et de la bureaucratie telle que Crozier l'a décrite. Kant, Fichte et Hegel sont les premiers d'une lignée nombreuse, allemande d'abord, puis mondiale, de professeurs dont la fonction était de prendre leur propre discipline pour objet de cette même discipline. Les Sophistes de l'Antiquité construisaient des argumentaires qui se répondaient les uns les autres, mais qui visaient quand même à être appliqués à des disputes externes concrètes. Les disputationes scolastiques s'auto-alimentaient également, mais visaient des questions de pouvoir politique et religieux réelles et extérieures à leur propre rhétorique. Kant, et dans son sillage Hegel, inaugurent dans la philosophie occidentale un courant et un lieu de réflexion où l'esprit, (la raison, le logos, etc.) se prend lui-même comme objet exclusif, ne considérant le reste que comme ses propres avatars. D'après Crozier, non seulement la bureaucratie place la règle formelle au-dessus de toute autre finalité, y compris celles mêmes pour lesquelles elle aurait été initialement formulée, mais encore fait de cette règle son propre objet, sa matière de travail et sa production, sa raison d'être. Non seulement le bureau applique la règle, mais encore il se développe pour la développer, et ce, bien sûr, au nom de l'intérêt général. Je ne pense pas que Kant ait eu l'intention d'illustrer préventivement les théories de Crozier, mais l'homothétie des deux figures est frappante.
D'après Rawls ( Leçons ), Kant veut soustraire la morale au religieux et à l'autorité. Pour ce faire, il prétend la fonder sur sa propre règle, la raison pratique se donne à elle-même son propre contenu. C'est, en théorie, le peuple, en tant qu'ensemble des sujets moraux, qui doit formuler matériellement cette règle, la loi. Mais non seulement ce n'est guère possible, car le peuple n'est pas toujours dans la disposition d'esprit qui convient, mais même, ce n'est pas souhaitable. Il ne serait, en effet que le vecteur, mais non le véritable créateur de la loi, car celle-ci doit, en quelque sorte, se créer elle-même, sa forme déterminant rationnellement son contenu par le principe de non-contradiction et d'universalité. Kant, si l'on ose dire, enfonce le clou : " Il s'agit ici d'une méthode sure, indiquée par la raison, qui ne s'occupe pas de savoir ce que le peuple choisira pour remplir chaque fois ses vues, mais ce qu'il doit choisir absolument, que cela lui soit avantageux ou non ( ce qu'exige le principe moral ) ; en d'autres termes, il s'agit de savoir ce que le peuple doit décider suivant le principe du droit, lorsqu'il est dans la nécessité de choisir " ( Kant, Théorie et pratique, p 362, note 1). Reste, bien sûr, à savoir qui aura la tâche d'interpréter et d'exprimer dans les termes d'une loi ce que le peuple devrait penser.
Rawls aborde lui-même cette question en comparant le processus démocratique idéal à celui du marché, idéal également ( Théorie, pp. 398 et sq.). La différence fondamentale entre les deux, c'est que dans ce dernier, les sujets, les agents, visent leur propre intérêt égoïste et que c'est le système qui, de façon "objective, dirait un marxiste, produit, à partir de l'équilibre entre les différentes actions individuelles égoïstes, la bonne solution, rationnelle parce qu'efficace, c'est-à-dire, maximisant la satisfaction des désirs. Dans le système démocratique idéal, au contraire, les sujets produisent consciemment et volontairement, par leur propre intention morale rationnelle, une décision juste, car, même guidés par le seul souci de la justice et de la rationalité, les législateurs rationnels peuvent avoir sur le même sujet des opinions divergentes, ce que, semble-t-il, Kant n'avait pas envisagé. Il est important que Rawls attribue cette limitation non pas en fonction des difficultés matérielles ou contingentes qu'il y a à organiser un débat rationnel et démocratique, comme l'insuffisance de l'information, les interférences des intérêts particuliers, les contraintes de temps, etc., mais que cette limitation est inhérente à la procédure démocratique idéale elle-même, celle vers laquelle on doit tendre pour réaliser une société le plus juste possible. Au contraire, le marché idéal, qui lui non plus n'existe pas dans la réalité, car la libre concurrence est faussée même dans les pays d'économie libérale, réalise parfaitement la solution efficace, car il le fait pour ainsi dire mécaniquement.
Ce débat démocratique idéal producteur d'une bonne décision fait penser au débat auquel Habermas se fie pour faire progresser la raison et la justice dans la culture, et ces législateurs rationnels et impartiaux font penser aux magistrats philosophes de Platon. En fait, on est confronté, je crois à l'éternel problème du droit opposé au fait, de la justice à la force, et à l'injonction paradoxale de Pascal, de "faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste". Car en effet, quoiqu'il décrive une "procédure démocratique idéale", Rawls la considère comme le modèle auquel les procédures démocratiques réelles devraient s'efforcer de ressembler. On l'a vu, l'ambition de ces projets est de construire une législation civile et morale qui ne soit pas fondée sur l'hétéronomie, mais sur l'adhésion consciente et rationnelle à des normes rationnelles. Il importe donc de mieux comprendre ce qu'il faut entendre par cette rationalité.
Rawls est kantien, mais il se réclame d'une version moins formaliste du kantisme que celle qui prévaut généralement. Il n'accepte pas une vision désincarnée du formalisme kantien et la rationalité qui doit produire la loi n'est pas déshumanisée. " Ce serait interpréter de manière totalement erronée la procédure IC ("la procédure à travers laquelle l'impératif catégorique s'applique à nous en tant qu'êtres humains situés dans un contexte social") que d'y voir un algorithme censé produire de façon plus ou moins mécanique des jugements corrects. Un tel algorithme n'existe pas, et Kant le sait. " ( Leçons, p. 167). Lorsqu'il cherche à caractériser les agents moraux idéaux, il les qualifie de "raisonnables" et de "rationnels", la première épithète se rattachant plutôt à la forme empirique de la raison et le second à sa forme pure (p. 165). Mais les deux se rapportent à des êtres humains de chairs et de sang, animés de désirs et éclairés par leur conscience. Leurs comportements relèvent de trois types de causes : les causes explicatives ( psychologiques ), les raisons des agents ( celles qu'ils reconnaissent pour leurs raisons d'agir ), et les raisons fondatrices ( celles qui font que leur décision est fondée en raison ). "Dans le cas des agents idéaux - ceux qui sont à la fois raisonnables, rationnels, lucides, honnêtes et sincères - , les trois types de raisons tendent à coïncider, ou du moins à se recouper, quand leurs actions sont pleinement intentionnelles, c'est-à-dire entreprises à la lumière d'un jugement délibératif" ( Leçons, p. 167 ).
C'est en fait ce que recouvre le concept autrement un peu confus de fairness, qui exprime peut-être en écho quelque chose du puritanisme des immigrés du Mayflower. Il n'est pas indifférent, à cet égard, de noter l'importance donnée par Rawls, dans la procédure ( terme qui, lui aussi, renvoie au même contexte culturel anglo-américain ), à la justification publique : " la publicité garantit que tous peuvent justifier leur conduite les uns à l'égard des autres ", la seule limite de cette justification publique étant que, bien sûr, la conduite soit justifiable et que "cela entraîne des conséquences indésirables, par exemple le caractère autodestructeur de la justification" ( Théorie, p. 623) Raisonnement paradoxal, car on pourrait tout aussi bien arguer, d'après la coïncidence entre les raisons psychologiques et les raisons rationnelles, que naturellement, toute conduite rationnelle apparaisse nécessairement et immédiatement comme telle à tous les agents rationnels, sans que la justification soit nécessaire ni même utile ...
Tout au long de ma lecture de Rawls, j'étais obsédé par la question de l'absence de la valeur dans sa conception. Il définit la justice. Il la définit sur la base de la raison, elle-même plus ou moins proche de ce que Kant entendait par là. Bon. Mais pourquoi la justice est-elle souhaitable, désirable ? Quelle est sa valeur ? La raison elle-même est-elle souhaitable ? Hume ne la méprise-t-il pas ( après l'avoir bien utilisée pour sa propre argumentation ... ) en la ravalant au rang de servante des passions ? Et la dernière phrase de la Théorie m'a renforcé dans mon impression de retrouver quelque inspiration puritaine dans ce texte : " La pureté du coeur, si l'on pouvait l'atteindre, ce serait de voir avec clarté et d'agir avec grâce et maîtrise de soi dans la perspective ouverte par la théorie de la justice " (Théorie, p. 629). A la question "pourquoi seraient-ils bienheureux, ceux qui ont faim et soif de justice ?" Rawls répondrait peut-être "parce qu'ils gagnent la pureté de coeur ".
L'idée exprimée ici d'une coïncidence entre les différents ordres de causes me semble relever d'une confusion traditionnelle chez de nombreux penseurs anglo-américains, de Locke et Berkeley à Dewey et James, entre la psychologie et la philosophie. Cette confusion se traduit par le fait qu'une proposition est identifiée à la pensée de cette proposition. Ce qui est juste doit être pensé comme juste. Et il semble qu'en effet on tombe autrement dans la métaphysique et la morale a priori, avec les difficultés de la révélation de cet a priori, pour ne pas dire comme Rawls, de l'intuition. Je ne traiterai pas ici de ces difficultés et me bornerai à l'observation critique des conséquences de cette identification entre pensée et proposition. Ce qui est juste doit être pensé comme juste. Il s'ensuit en fait que ce qui est pensé comme juste est juste. Pour un Kantien "pur" cela n'aurait guère d'autre sens que "ce qui ne peut en droit être pensé que comme juste est juste". Mais dans une perspective moins "formaliste", cela devient équivalent de "ce que les experts de la pensée pensent comme juste est juste". La rationalité consistant essentiellement dans la non-contradiction, elle finit par se résumer à la cohérence : " nous arrivons au principe directeur qu'un individu rationnel doit toujours agir de manière à ce qu'il n'ait jamais à s'adresser de reproches, quelle que soit l'évolution finale" ( Théorie, p. 463 ). La cohérence et l'accord des individus considérés comme les plus qualifiés finit par devenir le critère effectif et du rationnel et du raisonnable. On retrouve ces mêmes critères finaux chez beaucoup d'auteurs, y compris certains avec lesquels Rawls pouvait entretenir des désaccords importants. Ce critère me semble acceptable dans certains cas pratiques limités où on dispose de peu d'information et où il faut prendre une décision rapide. Mais il n'a aucune valeur philosophique. D'un point de vue empirique, il néglige ou diminue la valeur du fait que bien souvent, dans l'histoire, ce sont des opposants, des minoritaires qui avaient raison contre le consensus général des avis "autorisés". De fait, il réintroduit ce que, précisément, on voulait éviter : l'argument d'autorité. Plus fondamentalement, il ne se situe pas au bon niveau du problème et n'explique pas pourquoi la position cohérente serait bonne parce que cohérente ( elle pourrait être mauvaise de façon cohérente, par l’inspiration du diable, il est vrai, car perseverare diabolicum…).
Rawls interprète Kant dans un sens constructiviste : "Mon point de vue est qu'une doctrine constructiviste et cohérentiste de la raison pratique n'est pas sans force, et j'estime qu'elle fait partie intégrante de l'héritage que Kant a légué à la tradition de la philosophie morale. " et il ajoute scrupuleusement : "Néanmoins, vous devez savoir que cette interprétation de sa pensée est loin de faire consensus et la considérer avec une certaine prudence" ( Leçons, p. 264 ).
Rawls définit le constructivisme moral comme une sorte de projet philosophique collectif et historique : " nous interpréterons le constructivisme comme une conception de ce à quoi ressembleront la structure et le contenu de la doctrine morale la plus sensée une fois qu'elle sera posée après une réflexion critique appropriée. (...) Par réflexion appropriée, nous entendons ici non pas une réflexion parfaite et absolument définitive, mais une réflexion critique cumulative telle qu'elle pourrait être le fait d'une tradition de pensée se transmettant de génération en génération, de telle sorte que, après mûre réflexion,le caractère constructiviste de la doctrine morale serait de plus en plus manifeste. On arriverait dès lors à formuler cette doctrine dans son ensemble avec de plus en plus de précision" ( Leçons, p. 270 ). Ce faisant, il tente de mettre la doctrine morale à l'abri à la fois de l'intuition rationnelle, qu'il rejette notamment sur la base des critiques humiennes, et de l'utilitarisme, qui subordonne la morale au désirs individuels. Son constructivisme est rationnel, il s'appuie sur la notion de procédure, procédure validée par l'examen critique et rationnel. Le résultat est validé parce que la procédure qui le produit est validée. Il n'est pas validé en lui-même par une intuition de sa valeur. Ainsi la doctrine morale atteint à la véritable autonomie, au sens étymologique et kantien du terme.
S'il s'agit de combattre les doctrines qui présentent des "solutions" toutes faites et définitives aux problèmes, concédées par un deus ex machina, et de vouloir leur substituer l'idée d'une élaboration humaine, collective et organisée de la pensée, alors cette conception "constructiviste" mériterait d'être étendue à toute la philosophie et à la connaissance humaine dans son ensemble. Elle exprime, je crois, une exigence forte de transparence et de liberté de la pensée. Je n'y vois que les limitations suivantes :
1. Les critères et les caractéristiques de ce qui est sensé ne sont pas bien définis et s'ils doivent sombrer dans le consensus ou la cohérence, alors on abandonne ce qui fait l'essence même de la philosophie. Rawls, je crois, est pris entre la tentation puriste kantienne et l'exigence américaine de ne pas rompre avec le sens commun et le quotidien. Le divorce entre le rationnel et le raisonnable lui serait insupportable. En fin de compte, c'est le modèle économique de la rationalité qui finit par l'emporter, et la rationalité consiste dans la maximisation de "quelque chose".
2. L'application d'une pure procédure constructiviste rationnelle au domaine moral ne me semble pas possible, car, de même que, en accord avec Hume, la raison n'a jamais été un mobile d'action, la procédure sensée non plus. On ne voit pas au nom de quoi les êtres rationnels décideraient d'être rationnels. Or, ils doivent le décider si l'on veut rester dans l'esprit d'autonomie constructiviste. Rawls évite obstinément le problème de la valeur. Je crois qu'en fait, celle-ci n'est pas pour lui du domaine de la philosophie morale. Il reproche à l'utilitarisme de chercher précisément à réduire les valeurs à une seule, l'utilité, et de méconnaître par là les différences entre les personnes. Il me semble que pour lui, la valeur est du ressort de la vie privée et hors de la discussion et de la justification publique. Le "quelque chose" qu'il s'agit de maximiser est propre à chacun et la morale s'occupe seulement de faire en sorte que cette maximisation soit socialement acceptable et équitable. Cette perception renvoie au postulat implicite de l'individualisme égoïste réel auquel est confrontée nécessairement, dans l'esprit de Rawls, tout effort moral. La moralité est ainsi réduite à ce qui limite, de façon équitable, les désirs individuels qui ne sont ni bons ni mauvais.
Ce problème de la différence des agents se pose à deux niveaux, celui des personnes et celui des "communautés". Rawls a le souci que les règles issues du contrat social soient acceptables pour des personnes ayant des références morales et culturelles, religieuses notamment, différentes. Mais, en fait, il pense essentiellement aux différentes cultures issues de la Bible. Les façons de penser radicalement différentes, comme celles des Indiens précolombiens, ou des Inuits, ou des Polynésiens, ou des Africains, ou des Vaudous, ou de l'Hindouisme ou du confucianisme, ne sont pas réellement prises en compte. En effet, c'est toujours la personne humaine, elle-même considérée, on l'a vu, de façon nécessairement individualiste et égoïste, qui est le sujet de la théorie morale. La Terre, non comme possession de l'homme, mais comme maîtresse de celui-ci, par exemple, n'est pas envisagée. La personne humaine nord-américaine est le centre de la réflexion. Une problématique cosmique, comme celle que l'on trouve chez Lao-Tseu, ou même chez les Stoïciens, est totalement étrangère à la démarche de Rawls. Dès lors, le reproche qu'il adresse à l'utilitarisme de "niveler", en quelque sorte, les différences individuelles semble bien limité, et pouvoir lui être en partie retourné.
La personne, me semble-t-il, loin d'être une donnée essentiellement composée de désirs, est une construction et une conquête tardive de certaines civilisations. Elle tend, par un progrès discontinu, à acquérir des caractéristiques proches des agents rationnels de Kant et de Rawls, mais ce n'est pas une fiction théorique et réelle, ayant comme chez eux une force et une autorité propre, c'est une valeur que probablement Rawls qualifierait de téléologique, à construire, donc ...
Je ne sais pas très bien sur quoi il faut asseoir la valeur, mais en tout cas, il me semble qu'elle ne peut être ni le simple objet du désir (même validé et filtré par la raison !), ni la seule reconnaissance sociale, comme elle tend à le de devenir pratiquement dans la Théorie (p. 481 et sq. , par exemple). Encore moins peut-elle être fondée sur le succès technique ou politique. Bien sûr, il ne s'agit pas que l'axiologie soit le cheval de Troie d'un retour de ce que Rawls appelle l'intuitionnisme, mais cela n'a rien d'inévitable, je crois.
La méthode de construction que j'ai désignée par le néologisme "mythico-déductive" est un paradigme de raisonnements et d'exposés courants en philosophie et même en science, et je compte revenir sur ce sujet intéressant.
L'équité selon Rawls est l'inégalité juste. Quelles sont les inégalités acceptables, parce qu'elles fourniraient un plus grand bien pour tous en retirant un moindre bien à quelques-uns ? Il s'agit, en fait, de justifier la redistribution opérée par l'Etat dans une société libérale à des fins sociales.
La cohérence reste da,s la pensée de Rawls l'épine dorsale de la rationalité. Il faut se traiter soi-même comme un individu restant identique à travers le temps ( Théorie, p. 463 ). Socialement, "il est parfaitement correct que l'argumentation en faveur des principes de la justice procède de quelque consensus" ( Théorie, p. 622). Cohérence et consensus sont probablement nécessaires dans certaines limites à déterminer, mais il me semble difficile de les prendre pour le dernier mot de la rationalité. Ils reviennent alors à un retour à la doxa. Or, la philosophie commence là où l'on prend du large par rapport à celle-ci.
La doxa, précisément, à laquelle Rawls se rattache, en positif comme en négatif, me semble être, d'après quelques pistes amorcées dans les lignes qui précèdent, celle de la pensée puritaine, dont les caractéristiques visibles ici sont :
§ Le désir individuel non public doit être limité et combattu par la morale publique
§ Celle-ci est fondée sur des règles non révélées et élaborées par des clercs avisés ("rationnels")
§ La rationalité est de maximiser le rendement d'un bien
§ Le souci un peu obsédant de l'égalité et du nivellement.
Le projet constructiviste est riche de son exigence de ne pas fonder la philosophie sur la révélation, qu'on l'appelle autorité, évidence, ou intuition. La contribution de Rawls est décisive parce qu'il donne corps à ce projet et en explicite certaines exigences fondamentales. Son apport constructif ne me semble pas assez débarrassé de ce qu'il emprunte à l'idéologie des classes dominantes. En effet, les fondements qu’il cherche, il les trouve dans la transposition des soucis d’un milieu professoral et bureaucratique en proie à ses scrupules face aux injustices d’une société à laquelle il reste attaché parce qu’il est reconnu comme apte à en fournir les règles au travers de ses discours savants. Le problème concret d’où il part est celui de la redistribution et de la discrimination positive : dans quelle mesure est-il juste de favoriser les défavorisés ? Et – ouf ! – il montre que ce n’est pas incohérent avec les supposés de base de ce milieu : respect de la propriété privée, libertés religieuses, réussite professionnelle, justification publique. Mais il ne montre pas qu'íl est juste, et encore moins qu’il est bon, de redistribuer les richesses ou de favoriser les défavorisés. Fallait-il le montrer ? Je ne sais pas, mais c’est la prétention de fondement radical affichée par Rawls qui en fait une exigence, sinon, on tomberait dans le péché d’intuitionnisme …
Mai 2004, corrigé en Janvier 2005.
John Rawls,
Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987
Leçons sur l'histoire de la philosophie morale, Paris, La Découverte, 2002.
Emmanuel Kant,
Eléments métaphysiques de la doctrine du droit, in Kant, la raison pratique, textes choisis par Claude Khodoss, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 172
De ce proverbe : cela est bon en théorie, mais ne vaut rien en pratique, même recueil, p. 173