En quoi consiste l’idéalisme de Platon ?
En quoi consiste l’idéalisme de Platon ? 1
Les deux méthodes à l'œuvre chez Platon 1
Caractère idéaliste de la méthode dialectique 2
Les idées et autres aspects idéalistes du platonisme 4
Platon, soit comme repoussoir, pour ceux à qui le terme d’ « idéalisme » vaut une sorte d’injure, soit comme modèle, pour ceux qui voient en lui le type achevé et incontournable du philosophe, est souvent réduit à cette étiquette d’ « idéaliste », sans que l’on sache de façon précise ce que l’on désigne, dans la philosophie de Platon, par ce terme. Mon but, ici, ne saurait être de substituer aux innombrables et valeureuses thèses d’histoire de la philosophie un texte imparfait et insuffisamment documenté, mais, de façon plus circonstanciée, de seulement expliciter ce que ce terme d’idéalisme signifie, d’après la connaissance restreinte et la vue subjective que j’ai de l’œuvre de Platon, tel qu’utilisé ici dans le contexte de la discussion d’auteurs comme Strauss, par exemple, qui s’en réclament ou, comme Rorty, qui le combattent.
Socrate, tel qu’il apparaît dans les dialogues platoniciens, mérite certainement d’être considéré parmi les premiers vrais philosophes, dans le sens où il distingue clairement entre la vérité, dans le sens de « ce qui est vrai » et la méthode de la recherche de la vérité. Contenu et méthode de l’enseignement platonicien ne s’opposent pas et peuvent certainement être tous les deux qualifiés d’ « idéalistes ». Toutefois, la clarté de la compréhension de ce qu’on entend par là demande que les deux aspects soient distingués, d’abord, et, ensuite, éclairés l’un par l’autre.
Deux méthodes sont le plus couramment utilisées dans les dialogues platoniciens : une méthode dialectique ou dichotomique, et une méthode mythologique. Cette dernière, pour nous et peut-être aussi pour Platon, est considérée comme moins apodictique que pédagogique : elle expose de façon claire et analogique ce que l’on veut dire, mais ne prouve rien, sinon par sa force de persuasion et par sa cohérence avec ce qui a été déjà démontré par ailleurs. Je parlerai donc d’abord de la méthode dialectique-dichotomique, qui est la véritable méthode heuristique et apodictique des dialogues.
La méthode dialectique consiste en général à oppposer deux conceptions d’un objet pour retirer de cette confrontation ce qu’il y a de vrai dans l’une ou l’autre des thèses opposées et utile à la conception finale et vraie. Cette méthode a été reprise et systématisée par Aristote, Kant et Hegel, notamment, ce dernier insistant plus sur ce qui me semble l’aspect dramatique de la méthode, c’est-à-dire, sa progression ternaire, de l’opposition polémique et stérile des thèses à la genèse d’une synthèse qui ne retient que la vérité. Chez Platon, la méthode n’a pas cette rigidité progressive et la dialectique est essentiellement une variation d’un concept, examiné par les diférents interlocuteurs sous différents points de vue. Il est entendu qu’au travers de cet examen doit normalement apparaître ce qui, dans l’objet, est permanent et indépendant des points de vue successifs. La phénoménologie husserlienne, reprenant celle de Hegel, renoue en quelque sorte avec cette vocation première de la dialectique platonicienne de la recherche, au travers de ses multiples apparences, de la vérité de l’objet.
Il me semble que la méthode dichotomique est une variété de la dialectique. Elle consiste à prendre l’extension la plus large du concept de l’objet, le genre, et à s’interroger sur l’espèce à laquelle on s’intéresse. Le Politique s’intéresse à la gouvernance (mais oui, pourquoi pas ?) des troupeaux. Il y a deux sortes de troupeaux, ceux de quadrupèdes et ceux de bipèdes. Il y a des bipèdes à plumes et d’autres sans plumes, etc. La dialectique procède de la même manière, mais sans se limiter à la variation de la compréhension et de l’extension des concepts et à la recherche des « espèces », c’est-à-dire des sous-ensembles cohérents. Dans les deux cas, ce que recherche Platon à travers sa quête dialectique ou dichotomique, c’est ce qui fait cette cohérence du sous-ensemble. La recherche dialectique chez Platon consiste ainsi en un processus de raffinement, par lequel le concept est, par confrontation successsive d’opinions approchées, progressivement débarrassé de ce qui ne lui est pas essentiel. Dans quels cas pourrons-nous véritablement parler de « politique » ?
Mais avant de considérer la manière dont Platon pense que l’on peut répondre à cette question, je voudrais marquer ici la première des raisons qui me font qualifier d’ « idéaliste » la démarche platonicienne. C’est que dans cette méthode dialectique, les conceptions s’opposent aux conceptions, non aux faits. La méthode expérimentale, laborieusement mise en œuvre depuis la Renaissance jusqu’au XXème siècle,existait en fait déjà dans l’Antiquité, comme on le voit dans le livre de Benjamin Farrington « La science dans l’Antiquité », quoique de façon imparfaite et incomplète, liée aux techniques et industries de l’époque, mais son esprit et sa méthode, consistant dans une interrogation méthodique et matérielle de l’objet, existaient dans les mentalités. Platon comme philosophe s’en éloigne sciemment. Ce n’est pas l’interrogation de la réalité matérielle qui constitue pour lui la réponse aux questions que se pose le chercheur, mais la confrontation des opinions. Autrement dit, Platon se situe exactement sur le même terrain que les Sophistes, la différence qu’il entretient avec ceux-ci étant que, pour lui, les concepts ont des propriétés qui permettent de trancher entre différentes opinons, alors que pour les Sophistes, seule la force rhétorique des arguments donne « raison ». Platon occupe une place essentielle dans l’histoire de la philosophie précisément parce qu’il a été le premier, ou en tout cas le plus significatif, des penseurs à thématiser et théoriser l’autonomie des idées par rapport aux réalités matérielles. Cette autonomie (au sens étymologique de possession de lois propres) sera conceptualisée et explicitée dans la dimension dogmatique et dans le contenu des théories platoniciennes, exposé surtout dans la partie myhologique de la démarche, et que nous verrons ensuite, mais elle est déjà à la racine de la méthode de recherche et d’exposition dialectique qui structure les dialogues. Elle constitue l’essence même de ce que j’appelle « idéalisme ». L’idéaliste croit que les idées, ou les pensées ont leurs lois propres indépendantes des objets auxquels ces idées ou ces pensées se rapportent. Parfois même, bien sûr, il peut aller plus loin et nier l’existence même ou la valeur de ces objets devenus de simples béquilles inutiles dans sa conception de la vérité.
Venons-en maintenant à la manière dont Platon résout les oppositions dialectiques. Son objectif est de définir l’eidoV en écartant successivement ce qui ne lui est pas propre. Dans le Politique, par exemple, Platon utilise une comparaison avec le tissage, et considère ce qui est nécessaire au tissage, mais lui est donc auxiliaire et non propre, comme le cardage de la laine, etc. C’est le deuxième aspect idéaliste de la démarche platonicienne. Ce qui est nécessaire à l’objet contribue à son existence, mais ne fait pas partie de son essence. Ici, le nécessaire est entendu non pas comme le nécessaire rationnellement, mais matériellement, et est aussi désigné comme auxiliaire, c’est-à-dire utile et même indispensable, mais non pas comme constitutif de l’espèce que l’on cherche à définir. L’objet est totalement séparé des conditions matérielles de sa réalisation. Tel est le second sens dans lequel j’entends que Platon peut être considéré comme idéaliste. Le politique, l’Etat, doit avoir des soldats, des législateurs, des comptables, des administrateurs, des juges, etc. , mais tout cela ne compte pas et ne fait pas partie, pour Platon, du vrai concept d’Etat. Le politique est conçu comme une mission mais non pas comme le corps qui remplit cette mission. Ce résultat comme contenu de la doctrine platonicienne est produit par la méthode même, qui consiste à éliminer, au travers de l’exercice dialectique, les conditions nécessaires d’existence de l’objet, comme ne faisant pas partie de son eidoV.
Ce versant de l’exercice platonicien est le plus aride et le plus apodictique aussi. Il est supposé montrer la véracité des conclusions auxquelles on arrive par l’élimination, un peu comme des scories, de ce qui ne fait pas partie de l’essence (j’emploie ici ce terme sans autre intention que simplificatrice) de l’objet. Mais Platon veut aussi répondre à un désir de connaissance plus directe et, par là, plus authentique de l’objet de l’étude. Il a, pour ce but, recours à la deuxième méthode à laquelle j’ai fait référence en tête de cet article, la méthode mythologique. Dans cette méthode, la réalité de l’objet est décrite comme le résultat d’une histoire passée racontée sous forme de mythe auquel on est supposé donner un sens plus ou moins symbolique. Ainsi le mythe de la caverne, dans la République, est présenté comme purement allégorique. Il décrit notre situation actuelle par rapport aux objets de notre connaissance comme le résultat d’une chute d’un monde de lumière dans un monde de ténèbres dans lequel nous sommes enchaînés par les liens de la chair. Le mythe de la régression du monde, dans le Politique, est présenté comme ayant une signification plus réelle et doit représenter plus directement la naissance, la décadence et la renaissance des sociétés. Dans les deux cas, cette méthode mythologique vient en complément de la dialectique pour en combler les lacunes positives. En effet, celle-ci produit surtout des éliminations et des vérités négatives. Elle nous conduit surtout à voir ce que n’est pas le concept étudié, en quoi il se distingue de ce avec quoi on pourrait le confondre. La méthode mythologique nous en donne une connaissance positive et plus directe. C’est exactement la troisième raison pour laquelle on peut encore qualifier Platon d’idéaliste. La réalité, pour lui, lorsqu’elle se présente à la connaissance humaine, le fait sous la forme d’un discours, muqoV .
Cette assimilation de la réalité à un discours aura une descendance philosophique et même scientifique très importante et est constitutive de la plupart de la production idéaliste. Comme caractéristique de cette production, elle se retrouve aussi dans des œuvres dont les auteurs ne se rangent pas eux-mêmes dans cette école.
Un quatrième aspect de l’idéalisme platonicien réside dans le contenu même du mythe ainsi introduit comme référent réel. Le mythe de la caverne nous renvoie aux Idées pures et non mélangées entre elles ni dégradées dans leurs incarnations, et dont nous aurions eu une première connaissance directe avant notre chute au fond de ce trou sombre où nous sommes maintenant enchaînés. Le mythe de la régression du monde nous renvoie à un temps premier, assez semblable à l’Age d’or, où les natures étaient gouvernées par leur essence propre, et allaient donc à l’endroit selon la volonté de la divinité, alors qu’elles sont maintenant à l’envers et sont gouvernées par les corps. Les mythes platoniciens nous décrivent donc des situations où le réel est et devrait être subordonné à des concepts. On retrouve là les deux significations que prendra par la suite le terme d’idéalisme dans le langage courant : à la fois les idées sont, d’une part, le fondement des êtres dans leur existence et, d’autre part, elles en sont aussi la finalité, le modèle de ce qu’ils devraient être, leur essence étant de se conformer à une idée. C’est l’idéalisme dans sa dimension métaphysique et dans sa dimension téléologique et axiologique.
Les idées ont aussi quelques caractéristiques significatives de l’esprit platonicien :
Elles sont pures et exemptes de mélange, tout au moins dans le monde de leur existence originelle et « vraie » ;
Elles sont stables et permanentes. On dira plus tard « éternelles », c’est-à-dire indépendantes du temps. C’est exact, mais elles doivent aussi l’être, par conséquent, des circonstances et des conditions. L’idée platonicienne n’est pas conditionnée ;
Elles ont constitué un monde originel vers lequel nous devons nous tendre par l’exercice de la dialectique et de la politique « vraie ».
On a souvent réduit le platonisme, pour l’essentiel, à ces quelques dispositifs. A mon sens, l’idéalisme, s’il englobe effectivement ces caractéristiques, ne s’y réduit pas, et prend ses racines en amont dans la démarche et l’épistémologie de Platon :
Recherche de la vérité dans une confrontation de discours sans référence à des faits expérimentaux ;
Analyse d’un objet à travers son concept, et non du concept à travers son objet ;
Abstraction des conditions de production et d’existence de l’objet ;
Croyance dans une connaissance intuitive directe de l’essence de l’objet ;
Substitution d’un discours ou d’un symbole à l’objet.
Ces caractéristiques, ainsi que la confusion constante entre ce qui est et ce qui devrait être, sont précisément les raisons pour lesquelles il me semble que le platonisme conduit à une fausse philosophie. Ce type de doctrine suppose une séparation entre le corps et l’esprit, et le rejet de toute considération pour ce qui conditionne la vie humaine, c’est-à-dire à la fois la rend limitée et restreinte, ce que regrette l’idéalisme, mais aussi la rend possible, ce qu’il ignore superbement. Evidemment, ce rejet et cette ignorance ne sont à leur tour possibles que pour certaines classes sociales qui peuvent compter sur le travail d’autrui pour assurer les conditions qui leur permettent de croire qu’ils n’ont pas eux-mêmes de conditions, et qu’ils vivent dans un monde de discours et de concepts.
Il est temps maintenant d’envisager un autre aspect de l’idéalisme platonicien, son aspect politique. Jusqu’ici, l’idéalisme se situait sur le plan de ce que sont les choses et de la manière dont on peut les connaître. On a vu aussi que Platon accorde à cette ontologie une qualité axiologique : les choses sont de pâles reflet des idées et elles devraient s’en rapprocher autant que possible. C’est une sorte de mission confiée à l’être que de se conformer à l’idée dont il est une descendance mélangée et dégradée. Platon transpose et utilise ces conceptions dans le champ de la politique en étant le fondateur (ou du moins le premier grand représentant) de deux conceptions fondamentales de la pensée politique occidentale, qu’on retrouve chez de nombreux penseurs, y compris, là encore, des auteurs qui ne sont pas nécessairement réputés être des platoniciens. Il est l’initiateur de l’utopisme et du gouvernement des sages.
Par « utopisme », j’entends ici une réflexion politique qui imagine une organisation idéale de la société telle qu’elle devrait être pour satisfaire à certains critères explicités ou non, d’ordre éthique, ou économique ou religieux, ou politique, ou tout cela à la fois. L’utopisme peut être à son tour de deux sortes, selon qu’il s‘accompagne ou non d’un « mode d’emploi », ou d’une mythologie sur la façon dont l’utopie doit ou peut se réaliser. Dans la République, Platon décrit une forme d’utopie dans laquelle sagesse et pouvoir se retrouvent dans les mêmes incarnations, et donc réconciliés, alors qu’ils sont cruellement en divorce dans les sociétés réelles, où les tyrans sont fous et les sages impuissants. Pascal, on le sait, se trouvera confronté à la même dialectique, mais en la vivant seulement comme le drame nécessaire de l’espèce humaine. Voltaire tentera de la résoudre en cherchant un despote qui voudra bien se laisser éclairer par la lumière philosophique, et Marx en faisant du socialisme scientifique l’auxiliaire indispensable de la dictature du prolétariat. Nos technocrates modernes tentent eux aussi de réaliser la synthèse imaginée par Platon entre connaissance et pouvoir. Mais ce qu’il y a d’original dans la démarche platonicienne, c’est de concentrer toute l’attention sur la description de l’état futur de la société telle qu’elle devrait être. L’opposé de cette démarche c’est à la fois le « réalisme » de Machiavel et le « providentialisme » de Vico, c’est-à-dire, celle d’auteurs qui se penchent essentiellement sur l’histoire et tentent de comprendre comment fonctionnent les sociétés réelles et non comment devrait fonctionner une société utopique. On a souvent qualifié cette démarche d’ « idéaliste », mais je trouve que le terme d’ « utopiste » est plus exact.
En revanche, le contenu de l’utopie platonicienne, lui, ne cesse d’être idéaliste. En effet, ce qui guide l’organisation de la république idéale, c’est la conformité aux idées comprises dans le sens qu’on a vu plus haut, par lequel l’idée est à la fois la source et la finalité de l’être. Il s’ensuit, pour Platon, que ceux qui doivent gouverner sont ceux qui ont la meilleure connaissance des idées, c’est-à-dire, les savants, les philosophes, les prêtres, les sages. Saint Augustin lèguera cette idéologie à l’église catholique en assimilant la république idéale à une cité de Dieu dans laquelle le clergé, bien sûr, est l’incarnation nécessaire del’interprétation de la volonté divine. On retrouve la même structure idéologique dans de nombreuses utopies et réflexions sur l’organisation idéale de la société : l’ « avant-garde éclairée du prolétariat » chez Marx, les « social scientists » des pragmatistes, sont des exemples de cette recherche d’un corps social d’intellectuels, de clercs, qui serait l’intermédiaire idéal et naturel entre le peuple et la téléologie sociale. C’est en ce sens que le platonisme peut aussi être considéré comme un idéalisme politique.
Il ya un dernier sens dans lequel on a souvent parlé d’idéalisme politique en référence à Platon. C’est justement ce en quoi il s’opposerait au machiavélisme, entendu dans son acception courante de consentement au règne de la force et de reprise à son compte des lois de ce règne. J’examinerai ailleurs ce que peut être la véritable leçon de Machiavel, mais ici, il me semble qu’on doit seulement remarquer que Platon n’a pas l’exclusivité de la contestation des lois et des gouvernements injustes, et que faire de Platon la référence nécessaire de toute tentative d’incarner de la morale en politique est abusif.
Juin 2004