Autour de l’argument d’autorité
Autour de l’argument d’autorité 1
La prééminence de la proposition sur l’énoncé 5
Topique de la certitude autoritaire 7
Mystère et enquête ; autorité et liberté 8
J'avais l'intention de rédiger un court texte un peu pamphlétaire contre l'argument d'autorité. L’argument d’autorité, c’est l’argument qui n’en est pas un. Il se présente comme sans réponse ni discussion possibles, et est souvent refusé comme illégitime pour ces raisons mêmes. Réciproquement, un argument auquel il semble que, par principe, toute réponse ou réfutation soit impossible, est qualifié d’ « argument d’autorité » et , par conséquent, disqualifié. A ces caractérisitiques externes, on peut, on doit même, tenter de joindre des caractéristiques internes sur les fondements et les mécanismes de l’argument d’autorité. En effet, on ne saurait rejeter un type d’argument sans être en mesure de dire en quoi il consiste et où réside le caractère qui fait qu’il doit être rejeté. Sinon, ce serait un argument d’autorité. Et puis l'enquête m'a entraîné un peu plus loin que ce que je prévoyais.
En cherchant à caractériser ce type d'argument, des comparaisons et des rapprochements avec d'autres formes de raisonnements, qui n'ont donc en principe rien de commun avec l'autorité, m'ont semblé nécessaires et mettre à jour une famille de modes apodictiques rassemblant aussi bien la révélation mystique que l'évidence cartésienne ou encore la force de la cohérence du relativisme moderne. Les différences et les écarts, voire les oppositions entre ces modes de pensée sont manifestes. Or c'est précisément une parenté cachée que cette petite enquête sur l'argument d'autorité m'a dévoilée.
Si on cherche des exemples d'argument par l'autorité, on pense en premier lieu à la pensée religieuse. Les religions bibliques sont, par définition, des pensées qui se réfèrent à l'autorité du Livre écrit par Dieu. Moïse est le prototype de ces personnages éclairés par une parole venue d'un personnage supérieur qui lui dicte ce qu'il faut penser. Mais les religions païennes se réfèraient aussi bien à l'autorité d'auteurs, comme Homère ou de traditions, écrites ou non, qui par leur statut de primauté, grantissent la vérité d'un discours qu'il ne peut s'agir que d'interpréter mais non de critiquer.
Mais le principe même de l'autorité pose par lui-même la question de l'identification de cette autorité. Dans la tradition chrétienne catholique, Ignace de Loyola est le grand avocat de l'argument d'autorité. Pour lui, il ne fait pas de doute que la parole de l'Eglise est celle de la vérité divine et qu'il faut la suivre comme un aveugle suit son guide : « Première règle. Ayant supprimé tout jugement propre, il faut toujours tenir l'esprit disposé et prompt à obéir à la véritable épouse du Christ et notre sainte mère, qui est l'Église orthodoxe, catholique et hiérarchique» (p.149). Mais une autre démarche est illustrée par un personnage comme Thérèse d'Avila. « le Seigneur octroie des faveurs diverses, des révélations, des visions dont il est évident qu'elles sont divines » (p.34). Celle-ci recevait des illuminations et des recommandations de Jésus qui lui apparaissait comme dans une présence aussi immédiate que ses propres familiers. L'autorité devient dans ce cas double : c'est évidemment Jésus lui-même, mais aussi les sens dont le témoignage garantissent la réalité du discours christique. Calvin présente un troisième cas de figure particulièrement intéressant. Dans ce cas, l'autorité est aussi double, mais de deux natures complètement différentes. La source du contenu est un écrit, un texte, la Bible elle-même, au lieu de Jésus pour Thérèse, et la conscience, voire la raison individuelle, au lieu des sens pour Thérèse.
Ainsi, dès les premieres exemples que l'on tente de comprendre, deux lieux d'analyse apparaissent : 1/ la source du savoir dispensée par l'autorité, par exemple, l'Eglise, Dieu, un texte, etc. et 2/ le mode d'appréhension gnoséologique de ce savoir par le sujet, par exemple, l'ascèse, la perception sensible, l'exégèse, etc. Cette diversité peut rendre discutable la réunion de ces modes apodictiques sous la seule rubrique d'argument d'autorité. On a plutôt affaire, dans un cas, à une ascèse religieuse, dans le second au mysticisme et enfin à l'étude biblique, qui ne sont pas forcément identifiables à des démarches fondées sur l'autorité. Néanmoins elles ont en partage le principe de fonder une croyance sur des bases non explorables ni discutables par principe et, en ce sens s'affilient à l'autorité.
L’argument d’autorité fait souvent référence à des auteurs qui « font autorité en la matière ». Trois types de situations peuvent justifier cet usage :
L’auteur est digne de confiance et c’est alors la validité du témoignage qui est garantie par son autorité
L’auteur est auteur de la cause des effets dont il donne la raison : le criminel avoue sont crime ; qui d’autre mieux que lui pourrait en dire les motifs et les moyens ? Dieu a créé le monde ; qui d’autre peut en révéler les causes et les fins ?
L’auteur est un spécialiste de l’objet.
Le premier cas pose en fait le problème de ce que Bertrand Russell nomme la connaissance « par accointance ». L’essentiel de ce que nous sommes supposés savoir, nous le savons à partir de tiers et de ouï-dire. A une critique de ce type de savoir « de seconde main », on oppose la crédibilité du témoignage. L’argument d’autorité serait alors le relai nécessaire entre le savoir individuel extrèmement limité et le savoir socialisé nécessaire et plus complet. Il reste qu’en ce sens, l’autorité supporte deux restrictions importantes : 1/ le questionnement des raisons de la confiance accordée à l’auteur ; 2/ le questionnement du sens et de l’interprétation du témoignage. Même accordées les suppositions de bonne foi et de mémoire correcte de l’auteur, le témoignage reste un énoncé douteux dont il faut toujours préciser et interpréter le sens. C’est, en fait, la quesion de la subjectivité qui est posée. Les mêmes questionnements qui s’imposent de façon générale à propos de l’expérience s’imposent lorsqu’il s’agit de l’expérience rapportée par un tiers. Le témoignage des sens, que les sens soient les miens ou ceux d’un tiers, sont toujours l’objet de questionnement. Ceux d’un tiers sont en outre transmis via l’énoncé, et c’est la question sensualiste de l’adéquation de l’énoncé à la perception qui est posée.
Le second cas repose sur une conviction de type vichien, qui veut que celui qui fait, sait. Mais, on s’en souvient, la conviction vichienne concerne Dieu et, dans une certaine mesure, les sujets collectifs de l’histoire des nations, auteures de leur propre histoire. La seule difficulté est de rencontrer tant l’un que les autres. Certains auteurs – qui feront alors peut-être autorité pour certains lecteurs – ont des accointances particulières avec ces sujets, et écrivent l’histoire en leur nom ; les problèmes reviennent au type de ceux évoqués dans le cas n°1. Et, en effet, l’expérience du faire doit être comprise, elle aussi, comme une expérience, et faire l’objet d’un questionnement. On notera que les tribunaux britanniques ne retiennent pas comme élément de preuve les aveux des criminels. Il s’agit de leur part d’une mise en cause de la sincérité des aveux, qui peuvent être dus à des pressions de la police ou de complices, par exemple. Mais, plus profondément, l’autorité fondée sur la qualité d’auteur de l’objet lui-même, sur la paternité, pourrait-on dire, cette autorité n’a de sens acceptable que si l’on sait précisément en quoi consiste cette « paternité ». Celui qui fait, sait, d’accord, mais qu’est-ce que « faire » ? Une analyse de l’opération est indispensable pour répondre à cette question.
Le troisième cas repose sur les acquis de la science, tant du point de vue de la validité de ses résultats que de leur interprétation correcte. La formulation même de cette condition indique à la fois la force et les limites de cette autorité, qui sont celles de la science elle-même.
Une autre approche de la question consiste dans l’opposition traditionnelle entre foi et raison. La foi serait un ralliement à un argument d’autorité et la raison le recours à un jugement individuel éclairé. On sait que l’église catholique refuse l’alternative et affirme avec autorité la convergence nécessaire des deux modes de conviction. Mais à son tour, l’éclairement du jugement individuel par la raison peut lui-même sembler peu clair, et déguise peut-être, in fine, une autre sorte d’autorité, celle de l’intuition, de l’évidence. Vico critiquant Descartes, jadis, et Rorty critiquant les Lumières, de nos jours, représentent cette inquiétude. Clarté de la foi, clarté de la raison, les deux clartés qui illuminent le sujet de la connaissance doivent elles-mêmes être éclaircies.
Ce qui est ici désigné par le terme de « raison » se distingue du simple recours à l’autorité par le recours au questionnement. L’argument d’autorité suppose une acceptation close de l’assertion. Au contraire, le jugement éclairé aura recours à un questionnement méthodique de celle-ci, afin d’en explorer la signification et la vérité. La foi fondée sur l’autorité peut s’accomoder d’un mystère, c’est-à-dire de questions non posées ou volontairement laissées sans réponse. Le jugement éclairé peut certes accepter de ne pas obtenir de réponse à un problème, mais pas de ne pas la rechercher.
Certes, dira-t-on, mais n’êtes-vous pas , encore, en train de repousser un peu la question, et de remplacer un terme par un autre, faisant du questionnement le dernier mot qui devrait éclaircir la clarté ! Qu’est-ce qu’une question ? Qui pose la question ? A qui pose-t-on quelle question ? et comment fait-on ? Voila autant de questions qui demandent à être éclairicies.
Y a-t-il une différence entre une phrase interrogative et une question ? La phrase est l’énoncé par lequel j’informe un interlocuteur (qui peut être moi-même) de la question que je pense me poser. La question que je me pose est celle qui répond à mon intérêt du moment (Y a-t-il du fromage dans le réfrigérateur ?). La question que je pose effectivement est celle qui correspond à mon exploration dudit réfrigérateur (Ai-je bien regardé partout ? Ai-je ouvert le compartiment bleu ?). La phrase est le compte-rendu, plus ou moins adéquat, de mon opération (Voyons s’il y a quelque chose à manger).
Les caractéristiques de la question telles qu’elles apparaissent dans le petit exemple ci-dessus sont les suivantes :
La question est posée par le sujet à l’objet
Elle consiste dans une exploration ordonnée, c’est-à-dire une opération qui peut être confrontée à un plan préétabli mentalement par le sujet
Elle a son sens en elle-même, constitué par cette opération même
Le sens de la réponse est constitué par cette même opération
Elle est distincte de la phrase interrogative qui l’énonce et de la conscience que j’en ai, et peut en être différente.
La question correspond donc à une proposition, au sens logique du terme, c’est-à-dire quelque chose qui est susceptible d’être vrai ou faux et dans le sens pragmatique du terme, c’est-à-dire d’une thèse proposée à la croyance. Elle correspond aussi à une opération, c’est-à-dire à un ordonnancement du réel pour savoir si la thèse en question est vraie ou non. Galilée voulant savoir si la Lune est parfaitement sphérique et lisse ou bien irrégulière et couverte de montagnes agence le réel (construit une lunette) de façon à voir la Lune comme s’il en était proche.
Toute la question du savoir est alors celle de l’adéquation entre la conscience que nous avons de cette opération et celle-ci, de l’adéquation entre les énoncés que nous en formulons et que nous transmettons dans les théories, les comptes-rendus, les cours et les manuels, d’une part et les vraies questions qui sont réellement posées par les opérations réellement effectuées d’autre part. Une topique des opérations (cf. « Faire et connaître », chapitre 11 ) est alors utile pour conduire l’analyse de l’opération et en confronter le sens à celui des énoncés.
L’argument d’autorité consiste précisément dans l’absence ou le refus du questionnement. Mais comment peut-on refuser le questionnement, si la question est, comme nous venons de le comprendre, le lieu du sens ? Je ne sais véritablement ce que je dis que lorsque j’ai pu expliciter les relations entre mes phrases et les opérations qui en constituent le sens. Mais si l’autorité est le refus de cette exploration, il semble qu’elle doive renoncer à avoir du sens.
En fait elle n’y renonce pas, mais relègue cette recherche à un second rang. « Croire d’abord, comprendre ensuite », telle est la démarche recommandée par l’Eglise et suivie par les adeptes des trois religions de la Bible. L’énoncé, en tant que parole de Dieu, est acceptée par et pour lui-même, indépendamment de son sens éventuel. L’exégèse consiste, dans un deuxième temps, et avec une dignité gnoséologique seconde, à en trouver le ou les sens. L’énoncé est vrai avant d’être signifiant. Au contraire, la volonté d’éclaircissement demandera d’abord quel est le sens pour décider ensuite si c’est vrai ou non.
C’est probablement là, en fait, que se trouve le fossé irréductible entre la révélation religieuse et la recherche philosophique : celle-là repose sur le primat de l’énoncé et sur l’idée que celui-ci peut avoir une valeur de vérité en lui-même ; la critique philosophique repose sur l’idée que la valeur de vérité de l’énoncé dépend de son sens et des résultats du questionnement de celui-ci. On ne sait encore, à ce moment, où le questionnement entraînera, s’il n’est pas sans fin, chaque réponse entraînant à son tour ses propres questions. Mais ce recours à l’infini, utilisé parfois comme une contre-preuve de l’existence d’une vérité extérieure à sa formulation, n’est ni certain, ni invalidant, s’il existe. L’appartenance d’éléments à un univers ou à une série infinis n’a jamais entraîné ceux-là dans la contradiction ou la non-existence.
Bien sûr, je n’ignore pas qu’un certain nombre de philosophes, et non des moindres, de certains hégéliens à certains positivistes, de certains platoniciens à certains pragmatistes, refusent la distinction entre énoncé et proposition, et l’idée d’un sens extérieur à l’énoncé qui serait le vecteur de la valeur de vérité. Mais il me semble qu’ils accordent, ce faisant, un imprimatur à l’argument d’autorité, que pour la plupart ils rejettent pourtant par ailleurs. En effet, le refus de la signification comme base de la vérité enferme le discours en lui-même. Lorsque le chef ou l’oracle ont parlé, leur parole doit suffire, tel est le prototype de l’argument d’autorité.
La Parole divine contient tout. Tout ce qui n’est pas en elle est faux et non-existant. Telle est l’attitude fondamentale des religions bibliques. L’attitude cohérentiste en philosophie repose sur la même idée. Si la preuve de vérité d’un énoncé doit se trouver dans sa seule cohérence, c’est qu’il contient tout ce qui concerne son objet. Il n’a pas d’objet qui lui soit extérieur, car si c’était le cas, celui-ci pourrait contenir un élément contraire et il faudrait alors l’explorer pour le vérifier, ce qui est précisément refusé par le cohérentisme.
Deux exemples illustrent ce que je désigne ici par le terme de "cohérentisme". Le premier est la philosophie totalisante de Hegel, et l'autre l'interprétation que donne Heisenberg de la physique dite moderne.
Hegel, curieusement, peut être vu comme un aboutissement extrême de Descartes. Comme ce dernier, il a en effet une foi absolue dans la réalité de ce qui est rationnel. Pour Descartes, il suffisait qu'une chose soit conçue clairement, distinctement et conformément aux règles de la méthode, géométrique essentiellement, pour qu'elle fût vraie. Pour Hegel, la "conception" de cette chose dans mon cerveau individuel n'a plus aucune importance, et ne constitue qu'un détour obligé et secondaire de la réalisation du concept. Les textes de Hegel sont les supports temporaires et particuliers du Logos universel et éternel. La raison selon Hegel n'a plus besoin d'être crue ou même perçue ; elle est par son discours même. La cohérence du logos hégélien n'est pas saisie par l'esprit critique et compétent du géomètre. Elle est par elle-même parce que ce discours englobe tout et son contraire ; rien ne lui est extérieur. Une identité totale entre l'énoncé et l'être n'a jamais été affirmée aussi nettement et avec autant de force que chez Hegel, et sa pensée constitue le prototype d'une famille de discours, souvent très dissemblables par ailleurs, qui ont en commun cette croyance en l'identité du texte et de l'être.
Cette croyance entraîne comme conséquence l'inutilité et la non-signification de toute enquête externe au discours, notamment de toute expérimentation visant à vérifier les hypothèses. Descartes ne méconnaissait pas la nécessité de cette enquête externe, mais la dédaignait un peu et croyait pouvoir la conduire sans quitter son poêle. Hegel la considérait comme un détour nécessaire et révolu qui avait suffisamment occupé les siècles "modernes" pour permettre à son temps, c'est-à-dire à ses élèves, de se consacrer entièrement au discours de l'esprit.
La physique du dix-neuvième et du vingtième siècle, ou du moins la mécanique et l'électricité, se sont développées more geometrico et ont fourni un modèle de théorie scientifique axiomatique, posant du même coup la question du statut des axiomes. On pouvait imaginer en prouver la vérité expérimentalement, mais leur degré de généralité et d'abstraction rendait cette tentative irréalisable. Leur vérité tenait donc simplement à leur capacité à générer des hypothèses elles-mêmes confrontables à l'expérience. Dans ce cas, il existe des familles de théories possibles qui, pourvu qu'elles soient cohérentes, peuvent être confrontées aux faits expérimentaux. Poincaré en a conclu que les "axiomes" des théories physiques étaient de simples conventions à choisir pour leur commodité discursive et non pour leur éventuelle vérité. Heisenberg a poussé ce raisonnement plus loin, en insistant sur le côté subjectif de l'expérimentation, qu'il assimile à un discours. C'est, avec lui, la physique tout entière qui devient un texte plus ou moins cohérent, cette cohérence étant la seule qualité que l'on en puisse exiger. Il est ainsi apparu dans la pensée du vingtième siècle un modèle de discours théorique, réputé scientifique, clos et auto-suffisant, pourvu qu’il satisfît à la cohérence et à la critique formelle des pairs.
Le caractère autoritaire de ce discours est apparent si l’on en considère le locuteur. Le discours clos et complet signifie en effet que son locuteur possède toute la connaissance utile de l’objet, qu’il n’est pas utile et désirable d’en dévoiler plus que lui-même n’en dévoile à travers ses énoncés, et que toute recherche extérieure au discours est vaine. Telles sont précisément les caractéristiques positives de l’argument d’autorité.
Les indications qui précèdent relèvent d'exemples et de situations diverses qui n'ont pas toujours un rapport immédiatement visible avec l'autorité au sens usuel de ce terme. Les doctrines auxquelles les exemples sont empruntés ne sont pas en elles-mêmes réputées autoritaires, ou ce n'est pas leur caractère le plus notoire. Je vais donc tenter de dresser le tableau de ce qui en fait une famille.
Trois lieux peuvent être observés : le contenu du discours, la source de la confiance qu'on doit ou peut lui accorder, le moyen par lequel le sujet, le lecteur, appréhende ce contenu et sa valeur. Le tableau ci-dessous résume ces trois éléments dans chacun des exemples entrevus jusqu'ici.
|
Ignace |
Thérèse |
Calvin |
Descartes |
Hegel |
Heisenberg |
Contenu |
Disposition d'esprit de celui qui se voue à la gloire de Dieu |
Missions |
Foi et espoir en Dieu |
Connaissance de la nature |
L'Esprit |
Moyens de dominer la nature |
Source |
L'Eglise et ses ministres |
Jésus et l'Eglise |
La Bible et la communauté |
La raison géométrique |
La phénoménologie de l'esprit |
Le tableau noir |
Mode d'appréhension |
L'exercice spirituel, application |
Illumination |
Etude et prière, solitaire et collective |
L'évidence et l'observation des règles de la méthode |
La dialectique |
Le tableau noir |
Le rapprochement effectué dans le tableau ci-dessus paraîtra d’abord curieux aux esprits rationalistes. Par les objets concernés : il est a priori déraisonnable de mettre sur le même plan la recherche de comportements moraux ou religieux et celle de lois de la nature. Mais il se trouve que ce qui rapproche ces six façons de voir, c’est la prééminence accordée au texte de la croyance et non à son objet. Ainsi, l’idée et le besoin d’un enquête sur l’objet étant écartés ou sous-estimés, la diversité des contenus est relativement peu pertinente par rapport à l’aspect gnoséologique qui nous intéresse ici.
Cette gnoséologie procède de sources également très diverses et hétérogènes : du calcul scientifique du chercheur à la volonté divine, en passant par les leçons de Hegel ! Leur caractère commun est leur textualité. Les langages, les supports sont divers et étrangers les uns aux autres, mais les six procèdent d’un logos complet et totalisant, tout au moins dans sa forme idéale ou programmatique (Descartes ne prétendait pas avoir achevé la géométrie, mais se proposait d’en fournir la meilleure expression possible).
La conception même d’une conscience d’un donné à travers une source quelconque suppose de préciser comment le sujet peut acquérir ou clarifier cette conscience. Là encore, les modes d’appréhension sont divers et se réfèrent à des « facultés de l’âme » très éloignées les unes des autres. Il y entre des doses variées d’intuition, de volonté, d’activité sensorielle, ou d’activité intellectuelle, de travail individuel ou de travail collectif. Mais ces différents modes d’appréhension ont en commun d’être d’ordre subjectif. La subjectivité est le mode de certification de la croyance. Loin que le doute ou le questionnement soient réduits par une enquête objective (sur l’objet), c’est une procédure subjective qui rend la croyance plus ou moins certaine.
La certitude est la fin de la recherche, puisque le doute en est le moteur.
Dans une recherche d'éclaircissement, la pensée autoritaire s'arrête à un mystère. La pensée critique tente de transformer ce mystère en problème et ce problème en question expérimentale.
Le mystère n’est pas une simple question sans réponse, c’est plutôt une réponse sans question. Les mystères de la trinité ou de l’incarnation sont des croyances auxquelles on doit s’abstenir de poser des questions car on les sait sans réponse. Les textes auto-suffisants peuvent être lus et relus, interprétés et traduits, ils ne généreront qu’un nombre fini d’interprétations plus ou moins tautologiques, c’est-à-dire une absence d’éclaircissement.
Le problème est un projet d’enquête dont les données sont formulées dans les termes de l’objet, de façon à fournir prise à des questions que l’on peut poser à cet objet. Là où le mystère faisait autorité, le problème fait liberté. Les réponses ne dépendent pas de la volonté du locuteur, du maître de la parole, mais de la réalité de l’objet. L’examen n’est pas le domaine des clercs spécialistes du discours, mais de tous ceux qui peuvent et veulent poser les questions.
Décembre 2004