Rorty, entre culture et nature

 

Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, PUF, 1994

 

Rorty, entre culture et nature 1

Stratégie et choix de Rorty 2

Culture et nature 3

Pragmatisme 4

Vérités dures et vérités littéraires 4

La pensée comme lecture du monde 5

L'anti-essentialisme 6

Rejet du réductionnisme 9

Transcendance et vérité 10

Eloge du quant-à-soi 11

Jefferson, démocratie et religion 12

Valeur et vérité 14

"Bourgeois et post-moderne" 15

Sources de la connaissance, causalité et représentation 16

Retour sur quelques points d’épistémologie rortyenne 17

Pragmatisme, réalité et vérité 18

Qu’est-ce que connaître ? 19

Pensée et langage 19

Langage, comparaison, adéquation 20

L’histoire 21

L’attitude de Rorty 21

La préférence pour la cohérence plutôt que la correspondance 21

La situation socio-historique de bourgeois et libéral 22

L’antiplatonisme 22

Le terme de « position » 23

La volonté d’être « radical » 23

 

 

Mon intérêt pour Rorty vient de ce que le pragmatisme a longtemps été pour moi une sorte de voisin de parcours. Je trouvais en effet que la tradition dominante en philosophie occidentale, aussi bien empiriste que rationaliste, était fondée sur une conception optique de la connaissance et, plus généralement, spéculative des rapports entre l’homme et la nature, à quelques exceptions près. Aristote s’était bien intéressé au travail des artisans, des ateliers et des esclaves, mais essentiellement du point de vue du client, du donneur d’ordre, car celui-ci connaît la cause finale de l’objet, celle qui intéresse vraiment Aristote. Kant avait bien vu les apories d’une vue purement spéculative de la situation de l’homme dans l’univers, qu’il fallait poser activement des questions à la nature, mais, lorsqu’il avait inventé l’expression de « raison pratique », c’était pour désigner la morale. Marx aussi avait bien compris que les rapports entre l’homme et la nature ne pouvaient se comprendre comme de simples rapports d’observation et de compréhension intellectuelles. Le travail et l’action de l’homme sur la nature (et un peu de la nature sur l’homme) ont été identifiés par Marx et Engels (peut-être même plus par ce dernier) comme des dimensions essentielles de ces rapports. Mais voila qu’ils les ont totalement sublimés dans une conception hégélienne de l’Etat et de la politique, qui prend chez eux la place qu’occupe la morale dans le kantisme. C’est Vico qui, le premier, m’avait indiqué clairement le domaine qu’il fallait explorer : celui du faire, du facere, de l’opération par laquelle des réalités sont créées et transformées. Le pragmatisme m’était aussi apparu comme une chance inespérée de rénover le verum-factum de Vico, tout en bénéficiant de la rigueur de la philosophie analytique passée par là entretemps. Je ne le connaissais qu’à travers Peirce et Bridgman. Tout en le sentant proche de mes propres recherches, je m’en éloignais toujours lorsque la doctrine pragmatiste s’orientait exclusivement vers une conception linguistique des rapports entre l’homme et le réel, voire une conception politique avec Dewey. Non que le langage ou le politique me paraissent des aspects mineurs de ces rapports, mais des aspects essentiellement seconds, les premiers étant constitués des rapports matériels des interactions entre notre corps (y compris le cerveau) et l’environnement. Et puis un ami m’a conseillé la lecture de Rorty. Ma déception a été grande de trouver en celui-ci une sorte de sophiste cohérentiste et non un philosophe critique. Ce qui suit est basé sur « Objectivisme,relativisme et vérité ». Quelques remarques complémentaires en fin d’article concerneront d’autres textes de Rorty, notamment ses Consequences of pragmatism (University of Minnesota Press, 1982).

 

Stratégie et choix de Rorty

La stratégie de Rorty est assez souvent la suivante : les thèses de mes contradicteurs (il dirait : « mes adversaires »…) n’ont pas de fondement absolument certain, comme il est assez généralement facile de le prouver par une critique sceptique, donc, parole pour parole, prenez plutôt ma thèse pour la bonne, c’est mon choix. En l’écrivant, je m’aperçois que c’est malheureusement ce qu’on dit maintenant à la télé. Je ne sais si c’est la télé qui s’inspire et s’autorise de la pensée de Rorty ou si c’est l’air du temps que celui-ci reflète et habille des atours de la philosophie.

 

Le choix de Rorty, donc, est de donner la priorité à la démocratie sur la philosophie. Evidemment, ce choix demande à ce que ses termes en soient précisés et définis. J’espère seulement que la démocratie ne se réduit pas au gouvernement de la majorité. Il serait peut-être brutal, simpliste et grossier de rappeler que Hitler avait la majorité et que parmi ses rares opposants, certains se prévalaient de la qualité de démocrates. Mais si la démocratie est plus que la décision de la majorité, qui va définir ce plus ?

 

Un deuxième choix de Rorty, posé et rappelé dès les premières pages du livre, est de considérer comme acquis et légitime le fait que le langage a pris la place de la pensée dans la réflexion contemporaine. En 1900, dit-il, « l’idéalisme était encore le contraire du réalisme. Mais le langage a désormais pris la place de l’esprit dans la fonction présumée de ce qui surplombe la « réalité » et se tient face à elle »(p.9). Ce choix ne me paraît ni réaliste ni légitime. Pas réaliste, car de fait, la réflexion du XXème siècle a développé de nombreuses recherches sur les attitudes et les comportements non langagiers, humains et animaux, ni légitime, car aussi bien la version spiritualiste que la version linguiste de l’idéalisme reviennent à ignorer et mépriser, dans « ce qui surplombe (pourquoi surplombe ?) la « réalité » et se tient face à elle », le corps, le travail, la civilisation.

 

Cette dernière peut sembler présente dans la réflexion de Rorty sous la forme de ce qu’il appelle les « pratiques sociales », notion vague et jamais définie ni décrite. Mais en fait, et cela se verra encore dans la suite, Rorty ne les prend en considération que sous la forme d’ « énoncé » ou de « jeu de langage ». Certes, la pratique sociale a nécessairement une dimension communicationnelle essentielle. Mais, outre que toute communication n’est pas par essence langagière, le fait qu’elle soit nécessaire à la pratique sociale ne permet pas pour autant de réduire celle-ci à un « jeu de langage ». Un vêtement est nécessairement fait de tissu, mais ce n’est pas un bout de chiffon.

 

Culture et nature

Le premier chapitre, intitulé « Solidarité et objectivité », pose l’opposition fondamentale sur laquelle repose la dialectique de Rorty, l’opposition entre culture et nature. Il voit en effet, dans la solidarité et l’objectivité les deux premiers choix que les hommes peuvent faire « pour donner un sens à leur vie en la situant dans un contexte plus large », la « communauté », qui correspond à la solidarité ou une « réalité non humaine », qui correspond à l’objectivité. Toute la philosophie de Rorty se présente comme une série de choix et c’est ici le premier de tous. Hélas, je ne crois pas qu’il soit bien posé. La première question posée ici est celle du sens, et du sens de la vie en particulier. La problématique de Rorty suppose que la vie est par nature enfermée dans un contexte étroit et que le sens ne peut lui venir que de l’extérieur de ce contexte. Mais cette vision, qui correspond certainement aux normes sociales dans lesquelles est situé Rorty, ne correspond pas à la situation naturelle de l’espèce humaine. Loin d’être enfermés dans des contextes étroits, nous sommes au contraire comme les gouttes d’un vaste océan. Quant à dire quelle est la situation qui fournit plus de « sens », et ce que ce mot « sens » signifie lui-même, c’est une autre question, qui n’est pas posée. Par ailleurs les deux termes de l’alternative possible, tels qu’ils sont présentés par Rorty, ne correspondent eux aussi qu’à des idéalités dont la validité culturelle est très limitée. La solidarité est précisée comme solidarité avec ou dans la communauté. La notion de « communauté » est trop vague. S’il s’agit d’une communauté naturelle et non choisie, ce peut être une corporation, une famille, une église, une nation, une communauté linguistique, une classe sociale, etc. Dans le contexte nord-américain, on pense bien sûr aux « communautés » religieuses. Si la communauté dont parle Rorty est choisie, la question est alors celle des critères de ce choix, qui doivent, eux, faire l’objet d’un premier choix antérieur… Une fois que la notion de communauté sera éclaircie, il faudra savoir comment ladite communauté s’exprimera : par la voix de sa majorité ou par celle de son chef spirituel ? Quelle est, alors, la valeur de cette vox populi ? Doit-il y avoir adéquation entre cette expression et la pensée (ou l'idéal ? ou l'essence ? ou la nature ?) de cette communauté ? Comment cette adéquation peut-elle être appréciée ? etc.

 

L’autre terme, ce sont les « réalités non humaines ». Or celles-ci sont rares, tant il est vrai que la nature est imprégnée de notre présence et de notre activité. L’humain se retrouve partout dès que l’on sort de l’homme. L’alternative n’est pas aussi tranchée qu’il semble au premier abord. En fait, ce à quoi pense Rorty semble plutôt être la réalité non idéale, ou non langagière que le sujet est supposé « surplomber » ou « se tenir face à elle ». Le livre de Rorty est en grande partie une exploration sceptique de cette notion de réalité. Par cette exploration – qu’il fait déboucher sur une négation - il justifie son choix de l’autre terme de l’alternative, la solidarité plutôt que l’objectivité.

 

Pragmatisme

Rorty, dans le second chapitre, rattache le pragmatisme à la tradition philosophique qui, à la charnière du XIXème et du XXème siècle, a associé méthode scientifique et recherche philosophique, mais il ne veut conserver du pragmatisme que son inspiration éthique, en en rejetant ce qui peut le rapprocher de la méthode des sciences expérimentales. « Dewey me paraissait – et il me paraît encore -, dit-il, offrir une bonne voie pour conserver au mot « Dieu » une place dans notre vocabulaire »(p.68). On ne sait en vertu de quoi Dieu se trouverait bien dans notre vocabulaire, ni si ceux qui attachent de l’importance à Dieu le conçoivent comme une entrée de dictionnaire. Ce qui est ici significatif, c’est la prévalence, pour Rorty, de l’éthique sur la gnoséologie et la métaphysique. Cette prévalence, il la fonde sur la préséance de la solidarité sur l’objectivité.

 

Vérités dures et vérités littéraires

Dans la dualité entre « Textes et morceaux », sujet du troisième chapitre, Rorty approfondit cette dualité, fausse dualité à ses yeux, qui se traduirait par les thèses qui opposent les domaines dans lesquels des vérités « dures » (binaires, pourrait-on dire ?) sont possibles et légitimes, comme les sciences physiques, et ceux dans lesquelles ils ne sont ni possibles ni légitimes, comme les sciences sociales ou la littérature. Il commence par éliminer la philosophie du domaine de possibilité des vérités « dures » (c’est pourquoi il veut bien du pragmatisme, mais pas de la méthode dite scientifique dont l’ambition l’accompagne initialement). « La philosophie n’est pas plus à même de fournir des « résultats définitifs » que la critique littéraire elle-même » (p.82). Mais cette position ne finit pas par cantonner la philosophie à un domaine restreint et « littéraire » ou « flou ». En effet, dit-il, « la « dureté » des faits dans tous ces cas-là (résultats d’expériences, etc.), n’est que la dureté des conventions préalables qu’une communauté a adoptées sur les conséquces d’un événement donné » (p.85). Rorty développe en fait une sorte de pan-textualisme : « aussi loin que l’on aille, il n ‘y a jamais que des contextes » (p.115). Ainsi, au contraire, loin de limiter les domaines du philosophique aux activités « littéraires » ou « artistiques », Rorty étend le caractère littéraire de celles-ci à toutes les pratiques sociales qui sont réduites à des formes diverses d’activités langagières et de textualisation. De façon curieusement prométhéenne, il substitue le langage au corps et aux outils dans une mission de domination de la nature. Selon lui, « la tradition philosophique n’a cessé d’être habitée par le modèle d’une totale passivité de l’homme par rapport au réel » (p.86). Au contraire, « à la place de ce discours masochiste sur la dureté et le direct, les pragmatistes proposent que l’on recoure plutôt à des métaphores qui apparentent le comportement linguistique au maniement des outils, et qui fassent du langage une façon de s’emparer des forces causales pour les utiliser à notre gré (p.87) ».

 

Evidemment, l’appréciation de Rorty sur la tradition de la passivité a une visée polémique, et ne concerne pas des auteurs comme Aristote, Descartes, Vico, Kant, Comte, Hegel, Marx, et d’autres, qui ont construit des systèmes dans lesquels l’homme apparaît au contraire comme un conquérant de la nature. Ce que, je crois, on peut reprocher à ces auteurs, c’est la façon dont ils conçoivent cette conquête : Aristote par le travail des esclaves, Descartes par une géométrie totalement abstraite, Vico par une vision fantasmatique de l’histoire, Kant par une pratique réduite à la morale, Comte par une religion du progrès scientifique, Hegel par un pan-étatisme effrayant, Marx par la dictature éclairée du prolétariat, aucun par la quotidienne fréquentation de nos organes, muscles et viscères et des choses qui nous entourent. Je ne peux que rester incrédule devant une phrase qui prétend que le langage va s’emparer des forces causales pour les utiliser à notre gré. Qui peut réellement écrire et penser une chose pareille ?

 

Rorty sent bien qu’il émet là un paradoxe, et ce sentiment est probablement ce qui l’excite le plus. Il concède donc qu’il existe des « forces causales nues » (« nues » de quels vêtements ?...) à l’égard desquelles « nous n’avons pas le choix » (p.86), mais selon lui elles n’ont pas de sens. A côté sont les faits, qui sont la « vérité des énoncés » (référence à Vico ?), et font « donc » intervenir un jeu de langage. Curieux raisonnement qui pourrait s’inverser symétriquement et devenir : le langage, qui trouve la vérité de ses énoncés dans les faits, fait « donc » intervenir un jeu factuel extra-langagier. Cette question de la relation du linguistique avec du non-linguistique est évidemment essentielle, et Rorty tient à la résoudre par l’élimination pure et simple du non-linguistique. C’est ce à quoi il s’emploie dans le chapitre 4, dans lequel il combat tous les dualismes, tous coupables à ses yeux d’importer subrepticement de l’objectivité, qu’il a préalablement « choisi » de rejeter.

 

La pensée comme lecture du monde

Ce chapitre 4 s’intitule « La recherche comme recontextualisation : un modèle anti-dualiste de la représentation ». Il comporte deux moments : le premier est une analyse d’inspiration kuhnienne de la recherche, dans laquelle celle-ci apparaît en résumé comme un changement de paradigme et une réorganisation de la pensée pour intégrer de nouveaux éléments à son fonctionnement courant. Le second moment tente d’utiliser les résultats de cette analyse dans une discussion sur la métaphysique dans laquelle Rorty prend une position qu’il qualifie d’ « anti-essentialiste ». Voyons donc ces deux moments.

 

L’idée que la « compréhension » se fait par une réorganisation de nos pensées selon des schémas nouveaux est devenue classique à la suite des recherches des premiers pragmatistes (Peirce, Bridgman), mais aussi des écoles psychologiques de la forme et de Piaget, et des études épistémologiques de Bachelard, Koyré, et surtout Kuhn. Rorty va plus loin sur deux points au moins, et débouche, en troisième lieu, sur une généralisation qui confère une dimension métaphysique à cette analyse. D’abord, pour Rorty, comme on l’a vu, il ne s’agit plus de « pensées » mais d’ « énoncés », de « textes » et de « contextes ». Deuxièmement, cette réorganisation des contextes est le signal d’une dichotomie introduite ici par Rorty entre inférence et imagination. L’inférence est, il me semble, essentiellement tautologique et inintéressante pour Rorty. L’imagination, dont «  les paradigmes s’illustrent dans le nouvel usage métaphorique des anciens mots »(p.108), nous invite à brûler un autre tabou, celui de la raison. Et c’est là l’extension métaphysique que Rorty donne à son analyse de la recontextualisation. La rationalité est particulière, liée à un système logique et axiomatique donnés. « Rationnel » se confond presque avec « normal », voire « habituel », et nous sommes évidemment délivrés, « nous autres post-kuhniens éclairés », de cette idée que « le fait d’être scientifique consiste à œuvrer dans un espace logique formant un contexte intrinsèquement privilégié » (p.110). Mais que veut dire Rorty ? Que la rationalité n’est pas un contexte privilégié ? Ou bien que le privilège dont jouit ce contexte n’est pas intrinsèque ? Ce n’est évidemment que cette deuxième proposition qui est validée par le « kuhnisme », et par laquelle nous devons nous sentir libérés. Mais Rorty, ayant rejeté la méthode analytique, et lui préférant le sophisme, énonce deux propositions en une phrase.

 

Soit dit en passant : Kuhn n’aurait-il pas émis quelques vérités « définitives », s’il doit y avoir, comme semble le penser Rorty, un avant et un après-Kuhn ?

 

Autre remarque en passant : lorsque Rorty veut nous « délivrer » de la rationalité, celle-ci est déclarée « privilégiée ». Lorsque la démocratie doit primer sur la philosophie, elle est déclarée « prioritaire ». Il s’agit pourtant dans les deux cas du même statut logique : en cas de contradiction, le privilégié ou le prioritaire prévalent sur l’autre terme, mais « prioritaire » jouit d’une sympathie immédiate dans un environnement démocratique, alors que ce n’est bien sûr pas le cas du « privilégié ». La différence est stylistique et polémique. Même anecdotique, ce style rortyen illustre précisément un des aspects de ce que la philosophie doit débusquer, analyser et déjouer.

 

L'anti-essentialisme

Le deuxième moment de ce chapitre est donc constitué par une polémique métaphysique « anti-essentialiste ». Les « post-kuhniens éclairés » ne voient pas dans la recherche « une entreprise visant à découvrir la nature d’une chose qui se situe à l’extérieur du réseau de nos croyances et de nos désirs »(p.110). De telles choses n’existent pas, ou en tout cas ne sont pas l’objet de nos recherches. Le pragmatisme se définit donc, d’après Rorty, par trois « anti » :

1.           L’anti-absolutisme

2.           L’anti-réalisme

3.           L’anti-représentationnalisme,

qui sont présentés comme équivalents et présentant une seule thèse, elle-même conséquence de la conception de la recherche comme recontextualisation.

 

L’anti-absolutisme semble vouloir contester l’idée d’une transcendance de l’objet : « il n’existe pas de contexte privilégié en cela qu’il n’est pas celui du chercheur, mais celui de l’objet comme tel »(p.110). Si cette thèse signifie que la connaissance est une relation entre sujet et objet et que par conséquent toute connaissance suppose une intervention constitutive du sujet, elle est indéniable. Comme est indéniable la thèse symétrique et complémentaire que ne formule pas Rorty, qui est que si la connaissance est une relation, elle suppose une intervention constitutive de l’objet. Autrement dit, une relation suppose, au minimum, deux termes. Et, en, post-kuhniens éclairés, on ne conçoit pas ces deux termes comme fixes et donnés a priori, mais comme se constituant « comme tels », c’est-à-dire en tant qu’ils sont sujet et objet de la connaissance, au cours d’un processus historique d’interactions et d’ajustements permanents. Mais ce n’est pas ce que dit Rorty. Il se borne à la négation du caractère absolu de l’objet. Et ce qu’il retire à l’objet, il l’attribue au sujet. Pour lui, le « contexte privilégié » est celui du chercheur, autrement dit celui du sujet. L’anti-absolutisme de Rorty est un absolutisme du sujet.

 

L’anti-réalisme consiste à nier que l’objet de la recherche soit une chose. Et, certainement, depuis Platon, on a trop tendance à substantiver le sujet (grammatical) de nos phrases. « De quoi parlez-vous ? », demande Rorty. « De tout ce par rapport à quoi ces croyances sont vraies. Le modèle, dit-il, qui entre ici en jeu est celui de la thèse contextualiste familière selon laquelle un espace non-euclidien est un espace, quel qu’il soit, pour lequel certains axiomes sont vrais » (p.111). Et, certes, cela s’applique aussi aux espaces euclidiens, pourtant plus semblables à notre espace « naturel » immédiat. La géométrie ne parle en effet pas de triangles ou de carrés qui seraient des morceaux de terrains, de tissu ou d’éther interstellaire, mais de triangles et de carrés qui sont des ensemble de propriétés susceptibles d’être vraies de n’importe quoi dont on s’aviserait de chercher à savoir si elles le sont. Les objets de la connaissance, par exemple les triangles et les carrés, ne sont pas des choses. Mais, là encore, Rorty va plus loin. Il en conclut que ce ne sont pas non plus des propriétés des choses, mais de nos textes. Ce qu’il retire aux choses, il l’attribue aux textes. « Aussi loin que l’on aille, il n’y a jamais que des contextes », dit-il (p.115). Son anti-réalisme est un pan-textualisme, un réalisme du texte.

 

L’anti-représentationnalisme refuse l’idée que nos conceptions « représentent » les objets. « Le pragmatiste admet le principe de justification entre les croyances et les désirs, ainsi que celui de relations de causalité entre ces croyance, ces désirs et d’autres éléments qui font partie de l’univers, mais il refuse l’idée de relations de représentation. Les croyances ne représentent pas des non-croyances » (p. 111). On ne voit pas comment l’imagination serait possible s’il existait une (et une seule) causalité entre nos croyances, nos désirs et « d’autres éléments qui font partie de l’univers », ni comment nous serions informés de l’appartenance de ces derniers à l’univers. Quant à la justification des croyances par les désirs, il ne me semble pas que les désirs puissent justifier quoi que ce soit, alors qu’ils en sont la cause : ou bien nos actes n’ont pas besoin de justification, et le désir suffit, ou bien il faut une justification et elle doit venir d’autre chose que du désir. Ce que semble vouloir dire Rorty ici, c’est qu’il n’y a pas de relation homothétique entre nos croyances et l’univers. Mais il va aussi plus loin, et prétend qu’il n’y a pas de relation de désignation, de « renvoi » du tout. « Car le renvoi ne consiste pas à désigner quelque chose qui se situerait à l’extérieur du réseau de nos croyances. En fait, nous utilisons le terme sur ou de[about] comme une manière de diriger l’attention vers les croyances qui sont appropriées à la justification d’autres croyances, et non comme une façon de diriger l’attention vers des non-croyances » (p.112). L’antireprésentationnalisme de Rorty est un idéalisme dans lequel seules des croyances justifient d’autres croyances.

 

L’anti-absolutisme de l’objet est devenu un absolutisme du sujet. L’anti-réalisme des modèles est devenu un réalisme du texte. L’anti-représentationnalisme du langage set devenu un idéalisme des croyances.

 

Absolutisme du sujet, réalisme du texte, c’est-à-dire, dans le langage classique, des idées, idéalisme épisémologique, sont des caractéristiques que Rorty partage –volontairement ? – avec Platon et Hegel, et qu’il subsume curieusement dans une appellation commune d’anti-essentialisme !

 

De nouveau, Rorty sait qu’il s’expose à une compréhension paradoxale de sa position et cherche à se défendre de l’ « accusation » d’idéalisme. « L’anti-essentialiste, dit-il, fait valoir que sa position n’a rien de commun avec l’idéalisme, sinon la reconnaissance que la recherche ne consiste pas à confronter des croyances et des objets, mais qu’elle vise bien davantage un ensemble cohérent de croyances. Il est cohérentiste, mais non idéaliste » (p.117). Mais c’est précisément cette « reconnaissance » même qui définit l’essence de l’idéalisme. Coment mieux définir ce dernier que par le refus d’une épistémologie externe à la croyance ? Platon et Hegel sont les fondateurs du « cohérentisme » que revendique Rorty. Celui-ci ajoute que la différence qu’il fait entre cohérentiste et idéaliste, c’est qu’il « croit, avec autant de force que n’importe quel réaliste, qu’il existe des objets causalement indépendants des croyances et des désirs humains »(p.117). D’abord, le réaliste ne le « croit » pas, il le constate. Ensuite, et surtout, le réaliste ne situe pas nos croyances et nos désirs dans un autre monde que leurs objets et il veut élaborer une connaissance de ces derniers et non pas seulement mettre de l’ordre dans ses propres croyances.

 

Sur ce dernier point, Rorty serait prèt, me semble-t-il à accepter une partie de ce programme, en ce sens, dit-il que « en fait,  nos descriptions concernent, pour la plupart, les objets en tant que causalement indépendants de nous »(p.117). Les croyances visent bien les objets. Mais « la recherche ne consiste pas à confronter des croyances et des objets ».  Je crois que c’est la nature de cette éventuelle confrontation qui pose ici problème. Rorty refuse que les croyances aient à « représenter » les objets. Probablement se refuse-t-il – et, je crois, à juste titre - à supposer que cette confrontation soit une comparaison, comme on comparerait deux images pour voir si elles sont identiques. Mais la confrontation expérimentale n’est pas la confrontation d’une représentation avec ce dont elle serait l’image,mais la confrontation des conséquences d’un modèle avec les faits. Cependant Rorty n’envisage pas vraiment en quoi la confrontation avec le réel peut consister, et c’est toute confrontation au réel qu’il repousse pour laisser les croyances s’arranger entre elles.

 

Rejet du réductionnisme

Le cinquième chapitre invoque « un physicalisme non réductionniste ». Il semble admis que le « réductionnisme » est un péché. Or ce n’en est un qu’en tant que le réductionniste croit avoir accompli son programme. Celui qui imaginerait avoir expliqué la Révolution française par l’étude approfondie des mouvements des atomes des corps des acteurs de cette époque prendrait à coup sûr ses fantasmes pour une réussite scientifique. Mais celui qui, en face, triompherait devant cet échec de la connaissance pour affirmer que c’est bien là la preuve que la Révolution française est l’œuvre de l’esprit ne ferait que prendre pour vérité le fantasme inverse de celui du réductionniste. Toute compréhension est une réduction : réduction du complexe au simple, du nouveau au connu, de l’élaboré au donné, du spirituel au matériel. La réduction est le programme de la connaissance et de la recherche. Mais toute connaissance et toute recherche sont partielles. Le péché réductionniste, c’est de croire être venu au bout du programme et de prendre la partie pour le tout. Le réductionnisme dogmatique aboutit naturellement à un monisme, exclusif, simpliste et prétentieux. Dans ce sens, c’est à bon droit que Rorty le dénonce.

 

Mais dans la deuxième partie de ce chapitre, Rorty précise sa critique du réductionnisme, auquel il reproche non pas tant sa vaine prétention à avoir tout résolu (ou de savoir comment le faire !), mais surtout son refus de la métaphore. Il y aurait,d’un côté la science « traditionnnellement associée à la responsabilité, à la moralité, à la vertu sociale et aux intérêts humains universels », et, de l’autre, l’art, « associé au plaisir égoïste, privé, idiosyncrasique, à l’individualisme extrême, et à l’irresponsabilité » (p.152), et la science rejette « la simple métaphore, considérée comme une dangereuse tentation, attrayante, séduisante, pour « s’évader de la réalité » ». Cette vision est trois fois fausse.

 

L’art individualiste existe dans le sens où certains artistes sont des solitaires, voire des misanthropes, mais il n’en reste pas moins que toute activité artistique est une recherche de l’échange, de l’amour d’autrui, et de la réponse sociale. La science peut aussi bien procéder de motivations hautement morales comme celles mentionnées par Rorty, que de l’ambition personnelle, du goût égoïste du pouvoir, voire du sadisme.

 

Mais surtout, croire que la science procède du refus de la métaphore relève soit d’une confusion entre science et scientisme (le réductionnisme dogmatique), soit d’une méconnaissance totale de ce qu’est la connaissance scientifique, dans sa phase de recherche comme dans son aspect didactique. Celle-ci est en effet par essence métaphorique.La notion d’espace, l’application de la géométrie, mesure de la terre, à la chute des corps, aux cours de la Bourse, ou aux interactions entre masse et énergie, est une métaphore. La sélection naturelle à l’origine des espèces est une métaphore. Les champs magnétiques sont des métaphores, etc. La différence entre l’usage scientifique et l’usage poétique de la métaphore, c’est qu’il n’est pas demandé au poète ce qu'on exige du savant, de prévoir une expérience, si possible cruciale – mais les anti-réalistes nient l’idée même d’expérience cruciale – une expérience qui confronte son idée métaphorique au réel.

 

Transcendance et vérité

Dans son sixième chapitre, Rorty revient sur ce qu’il appelle le représentationnalisme, et en débusque le fondement dans la « tentative originelle qui, chez les Grecs, visait à distingur le nomos de la physis,et que Heidegger situe à la racine de la Seinsvergessenheit »(p.164). Et, certainement avec raison, il critique les philosophies rationalistes et idéalistes fondées sur « ce que Rosenberg appelle le « Mythe de l’esprit séparé » », et « la capacité tombée du ciel de se libérer avec force des pratiques de la communauté, et de se détourner du nomos en faveur de la physis »(p.165). Invoquant Hegel, il insiste à son tour « sur le fait que le point de départ propre à la philosophie ne consistait pas en un point de vue transcendental distant, mais en un point particulier appartenant à l’histoire du monde auquel nous nous situons nous-mêmes » (p.164). Comment ne pas souscrire à cette mise en garde contre le transcendentalisme, contre l’idée fausse que l’esprit, du philosophe, mais aussi de quiconque, du savant et du cordonnier, serait une spectateur distant et abstrait – au sens étymologique – et non pas le témoin actif et agi qu’il est effectivement ? Comme conséquence de ce point de départ, un retour aux conceptions premières du pragmatisme de Bain et Peirce, «  de considérer les croyances comme des règles d’action, plus que comme des éléments dans un système de représentations » (p.168). Que signifie que la croyance est une règle d’action ? La phrase « cette table est un rectangle » doit être comprise comme signifiant que, si je veux, par exemple, mesurer la surface de la table, je devrai calculer le produit de sa longueur par sa largeur, plutôt que « la table ressemble à un rectangle », qui serait la vision représentationnaliste de la relation table-rectangle. Pour Rorty, cela induit la perte de la notion de vérité. En effet, cela induit la perte de la vérité transcendante. Si quelqu’un supposait qu’un observateur de Sirius allait pouvoir comparer la table et le rectangle, il se trompait évidemment. Mais notons d’abord que « ressembler à un rectangle» peut s’interpréter comme « peut être traité comme un rectangle ». La différence est purement verbale. Alors, notons ensuite que le traitement qui s’ensuivra si l’on observe la règle d’action donnera une réponse, même provisoire, à la question « cette table est-elle un rectangle ? », autrement dit, elle confrontera notre croyance au réel et nous permettra de savoir si notre supposition était vraie ou plutôt dans quelle mesure elle l’était, dans quelle mesure nous étions ou non dans l’erreur. Si, par exemple, la table est ronde, nous échouerons à en mesurer la surface par la croyance, la représentation ou la règle (ces trois termes introduisent une différence purement littéraire) qu’elle est rectangulaire. Or, c’est précisément cette « crainte de l’erreur » que Rorty, citant Hegel, veut éliminer. « Ne devons-nous pas nous soucier de savoir si ce n’est pas dans cette crainte de l’erreur que réside l’erreur elle-même ? Cette crainte condidère en effet quelque chose – un grand nombre de choses en fait – comme la vérité, en fondant ses scrupules et ses inférences sur ce qui réclame un examen préalable pour savoir si c’est vrai. Pour être plus précis, elle tient pour acquises un certain nombre d’idées sur la connaissance comme un instrument et un medium, et elle suppose qu’il y a une différence entre nous-mêmes et cette connaissance »(Hegel, Introduction à la Phénoménologie de l’esprit, cité par Rorty, p.164).

 

La boucle est bouclée. Hegel refusait de considérer l’esprit transcendant, sorti hors de l’histoire. Mais comme cette histoire est la sienne, l’esprit n’a pas à craindre l’erreur, car il est lui-même connaissance. « L’esprit est » et « l’esprit sait » sont deux phrases équivalentes pour Hegel. Souvenons-nous que, chez Hegel, l’insertion de l’esprit dans l’histoire ne se traduit pas par une relativisation de ses pouvoirs, car nous nous trouvons au point où, au terme de son odyssée dialectique, il va se réaliser dans l’Etat moderne, et transformer sa phénoménologie en une existence pleine et absolue. Peu importe pour lui que la table de tout à l’heure soit en fait ovale ou ronde et que mes tentatives pour en mesurer la surface à l’aide de l’instrument de calcul de la surface des rectangles se soldent par de cinglants et vexants échecs ! Ce genre de détails n’intéressent pas Hegel. Rorty, lui, ne glisse pas son intérêt dans la forme historique de l’esprit hégélien, mais dans « le matériel linguistique » et « les façons selon lesqueles la communauté affronte le monde »(p.165). Cette notion vague de communauté (ethnique ? religieuse ? professionnelle ? amicale ? etc.) et de ses pratiques sociales (techniques ? linguistiques ? magiques ? rituelles ? etc.) prennent la place de l’esprit hégélien dans le système rortyen. La notion de vérité n’a pas d’intérêt, car seules existent des croyances rapportées à des pratiques sociales de communautés plus ou moins situées historiquement.  C’est ce qui explique que, dans le septième chapitre, Rorty ne considère que l’invention de la métaphore, sa trouvaille, mais non sa justification, comme il dit, ou sa vérité, comme il ne dit pas.

 

Pourtant, il ne me semble pas qu’on puisse si facilement renoncer à la notion de vérité. Certes, il faut bannir l’idée d’une vérité absolue, transcendante et donnée une fois pour toutes parce que « tombée du ciel ». Mais on ne peut pas abandonner, comme Hegel, « la crainte de l’erreur », sans parler de celle du mensonge. La découverte, puis la méfiance, et enfin la méfiance critique organisée à l’égard de l’erreur constituent la substantifique moëlle de la philosophie de la connaissance. La vérité, telle qu’elle nous a été présentée à travers diverses perceptions et divers modèles théoriques, a toujours montré qu’elle était faillible, qu’elle était relative et partielle, voire anecdotique, et qu’elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à l’erreur et à l’illusion, mais, précisément, elle l’a vraiment montré ! Erreur et vérité sont indissociables et essentiels dans le processus de connaissance.

 

Eloge du quant-à-soi

Les chapitres huit et neuf présentent une doctrine plus positive de la part de Rorty : celle du « libéralisme bourgeois postmoderne », selon le titre du neuvième chapitre. Il s’agit d’abandonner la notion de principe. Il suffit de prôner les croyances qui sont « les nôtres », celles des bourgeois nord-américains postmodernes, car elles témoignent d’expériences de coopération sociale dont « on a du mal à imaginer qu’une telle mémoire puisse n’avoir aucun prix »(p.222). Au-delà de la faiblesse de l’argument, on ne peut que vouloir savoir quel est le prix de cette mémoire, ce qui le lui confère, à quelle aune il se mesure, etc. Il semble que, pour Rorty, le fait de ne plus prétendre à la vérité dispense de toute clarification positive. Le seul argumentaire de Rorty est polémique, dans  le sens où il vise les autres croyances, mais ne cherche nullement à montrer la vraisemblance de sont propre point de vue, puisque la notion de vraisemblance n’a pas pour lui de valeur.

 

De ce fait, le contenu même de la croyance de Rorty finit par se diluer. Sur le plan moral et politique, Rorty adopte pratiquement les positions de Rawls. J’en ai tenté par ailleurs une critique. Les deux auteurs ont en commun le refus de la notion de principes supposés a priori vrais ou justes, sur lesquels une doctrine pourrait se construire de façon irréfutable ou peu réfutable. Rawls déduit les fondements d’une politique juste des conditions formelles de l’équité. Et il est vrai – c’est d’ailleurs un des éléments de la critique que je lui adresse – que la conception qu’il a de ces conditions formelles reflète simplement  les préjugés moraux et religieux d’une certaine « communauté ». Pour Rorty, cette critique n’est pas recevable, et il défend dans le dernier chapitre de son livre la validité de l’ethnocentrisme.

 

Pour tenter de comprendre cette position, il faut d’abord examiner ce qui fait l’objet du huitième chapitre de Rorty, « la priorité de la démocratie sur la philosophie ». Notons au passage que, curieusement, Rawls tente, lui, d’asseoir au contraire la validité d’une politique sur une réflexion philosophique, alors que, selon Rorty, « Rawls, dans le prolongement de Dewey, nous montre comment la démocratie libérale peut faire l’économie de présuppositions philosophiques »(p. 197). On voit clairement ce que Rorty entend ici par « philosophie » : il s’agit de « présupposés ». Il s’agit, en fait, de quelque chose de très voisin de ce qu’il définit par ailleurs comme religion : « les questions d’ultime importance, celles qui ont éventuellement, jusqu’alors, donné un sens et une direction à leur vie »(p.192). On retrouve un peu la distinction qu’il opérait dans son introduction entre la Philosophie et la philosophie. Il y a, à mon sens, beaucoup de confusion dans ces différents usages du mot « philosophie ». La Philosophie «avec un grand P » désigne en fait des doctrines, par opposition avec la philosophie sans majuscules, qui concerne plutôt la pratique de la philosophie comme exercice intellectuel. Rorty a-t-il raison de rejeter la première au profit de la seconde, qu’il revendique peu ou prou comme son métier ? Celle-ci est à comprendre comme la recherche méthodique de la sagesse, un effort organisé pour éviter la méprise, la folie, le mensonge. Le côté méthodique et organisé de cet effort en est une composante essentielle, sinon la philosophie ne serait qu’une activité individuelle éphémère et non un art. Elle produit donc, selon la règle pragmatiste, des règles d’action pour éviter la méprise, l’erreur, la folie, le mensonge. Ses règles, comme toutes les règles d’un art particulier, donnent lieu à des formulations de modèles représentatifs. Ainsi, par exemple, la règle « évite de prendre une décision sous l’emprise de la colère » devient-elle un modèle représentatif du genre « la colère est mauvaise conseillère », c’est-à-dire, dans notre culture occidentale, des modèles où les concepts sont substantivés. On obtient alors la Philosophie. Et Rorty a raison de refuser de prendre au sérieux les substances présentes dans ces modèles. Mais il jette le bébé avec l’eau du bain. En fait, ce qu’il appelle Philosophie me semble correspondre plutôt à ce que Marx et Engels, en leur temps, avaient dénoncé sous le terme d’idéologie.

 

Jefferson, démocratie et religion

Quant à ce qu’il définit comme religion, et qui me semble être utilisé dans ses raisonnements comme « présupposés philosophiques », il s’agit plutôt de l’axiologie. Rorty, et j’y reviendrai, refuse que les questions de fait et les questions de valeur soient considérées comme distinctes. Quoi qu’il en soit, « ce qui donne un sens et une direction à la vie » correspond assez bien, je crois, à ce qu’on appelle une valeur. Mais Rorty l’appelle « religion ».

 

J’ignore si ce fait est volontaire ou non, mais il se trouve que cette dénomination lui permet d’invoquer Jefferson pour séparer radicalement le politique du philosophique, étape préalable à l’établissement de « la priorité de la démocratie sur la philosophie ». Le cheminement est le suivant :

1.           La religion appartient à la sphère privée, la démocratie à la sphère publique (Jefferson)

2.           Les présupposés philosophiques sont de même nature que la religion

3.           La démocratie peut faire l’économie de présupposés philosophiques (Rawls)

4.           L’inverse n’est pas vrai : la philosophie a besoin de la démocratie

5.           Si la philosophie et la démocratie entrent en conflit, c’est la démocratie qui doit l’emporter.

 

Chacune de ces étapes contient une part de vérité et une assimilation erronnée. Historiquement, la religion n’est évidemment pas une affaire privée, mais, au contraire, la forme première de la doctrine sociale. Mettre la conviction religieuse dans la sphère privée est une décision, un décret, non une vérité. Que ce décret soit juste est une autre question que Rorty n’entreprend pas de discuter. Jefferson suffit peut-être.

 

Le contenu des « présupposés philosophiques » peuvent être – et sont souvent – empruntés aux dogmes religieux. Mais, et c’est justement ce qui les rend « philosophiques », ils ont été entretemps passés au crible et au laminoir de la critique philosophique. Cela n’en fait naturellement pas pour autant des vérités garanties et absolues. Mais cela en change radicalement la nature. Selon le catéchisme de l’Eglise catholique, d’accord en cela avec les autres religions du Livre, la religon croit d’abord et cherche ensuite à comprendre ce qu’elle croit. Le philosophe se moque de croire, il cherche à comprendre.

 

La démocratie selon Rawls fait en effet l’économie de présupposés philosophiques en ce sens qu’elle n’est pas fondée, par Rawls, sur des principes ou des axiomes philosophiques, comme une définition de la justice, du bien commun, de la nature humaine ou de son destin. Néanmoins, elle est fondée sur des critères philosophiques. Rawls se demande à quelles conditions l’équité, supposée être la version « sécularisée » de la justice répondrait à des exigences de rationalité, de cohérence et de « raisonnabilité », exercice parfaitement philosophique dans son intention comme dans sa méthode.

 

La philosophie a besoin de la démocratie. Sans liberté de penser et d’expression, la philosophie devient un exercice difficile et dangereux. Mais, réciproquement, une démocratie où les citoyens cesseraient d’exercer de façon sociale et organisée l’examen critique de leurs croyances, une telle démocratie serait-elle toujours démocratique ?

 

Car vient maintenant la question concernant le deuxième terme de l’opposition rortyenne : la démocratie. De quoi parle-t-on ? De la démocratie libérale américaine, telle que conçue par Jefferson et Dewey. Ceux-ci, nous dit Rorty, l’ont conçue comme une « expérience », c’est-à-dire qu’elle est composée d’un projet idéal et d’une réalisation. Il est donc essentiel, d’abord, de distinguer la réalisation pour l’évaluer à l’aune du projet, ensuite de comprendre en quoi consiste le projet, et, enfin, de juger ce qui en fait l’éventuelle valeur.

 

Sur ce dernier point, la réponse de Rorty est très courte, probablement parce que pour lui, la question de la valeur ne se distingue pas de celle de l’être. « Si l’expérience échoue, dit-il, nos descendants pourront apprendre quelque chose d’important (… à savoir des) indications sur les précautions à prendre au moment de s’engager eux-mêmes dans leur expérience suivante. (…) On a du mal à imaginer qu’une telle mémoire puisse n’avoir aucun prix »(p.222).

 

La question essentielle est donc celle du contenu de la démocratie. Il s’agit simplement de ce qu’en fait la majorité des citoyens. En effet, les limites de la démocratie jeffersonienne, ce sont «  des actions publiques injustifiables pour la majeure partie de leurs concitoyens »(p.192). Une telle conception est évidemment insuffisante. Elle aurait manifestement maintenu Hitler et quelques autres au pouvoir pendant longtemps. Ou bien la démocratie ne se réduit pas à cela, ou bien elle n’a aucune valeur. La démocratie suppose que l’on admette que l’injustifiable peut faire l’objet d’une tentative de justification valide. Rawls le sait bien, qui tente toujours d’introduire une approbation théorique par des citoyens idéalement raisonnables et désintéressés, etc. Rorty en bon pragmatiste ne peut pas suivre Rawls sur ce terrain un peu trop idéaliste. La démocratie comme idéal suppose des citoyens idéaux qui soient des sujets libres conscients et rationnels. De tels citoyens n’existent pas ou sont très peu nombreux ou présentent rarement ce type de qualités. Leur construction fait donc partie du projet de la démocratie. Mais n’est pas nécessairement approuvée par la majorité. La démocratie, gouvernement de la majorité, est souvent minoritaire. Ce qui est négligé dans le « projet » démocratique défini par Rorty, c’est sa condition individualiste. L’individualisme, en effet, considéré comme le projet d’un sujet libre et conscient de la loi, est un projet indissociable du projet démocratique.

 

Jefferson, Dewey et Rorty eux-mêmes peuvent passer pour des provocateurs et des marginaux dans la démocratie jeffersonienne. La liberté et la légitimité de penser autrement que la majorité est essentielle à la légitimité de cette majorité elle-même. L’usage de la notion de légitimité semble à son tour faire référence à un « présupposé philosophique » extérieur. Poursuivant, dans le chapitre neuf, la chasse aux présupposés philosophiques, Rorty sépare la liberté de l’égalité et de la fraternité. Il me semble au contraire que ces trois termes sont étroitement solidaires et que chacun des trois s’effondrerait si l’un des autres était négligé ou nié. L’inégalité engendre l’absence de liberté et l’oppression des faibles par les forts. La tyrannie engendre des inégalités et la haine. La haine engendre la méfiance et l’asservissement. A leur tour, ceux-ci créent des inégalités, etc. Je ne peux être libre que par rapport à des égaux qui se comportent envers moi de façon fraternelle. J’ignore les parts respectives de présupposé et d’enseignement expérimental dans ce constat, mais la réduction de la démocratie par Rawls et Rorty d’accord sur ce point, à la justice procédurale satisfait peut-être une esthétique minimaliste, dans le sens où elle s'énonce en peu de principes, mais ne répond manifestement pas aux valeurs qui feraient de cette démocratie un contrat social désirable.

 

Valeur et vérité

Alors je sais que Rorty repousse cette notion de valeur dont je viens de faire usage. Mais il ne peut lui-même s’en dispenser, avec la différence, qu’il n’explicite évidemment pas les valeurs qu’il présuppose, justement. Dans le dernier chapitre du livre, consacré à une réfutation de l’anti-ethnocentrisme, Rorty écrit par exemple : « la plupart des habitants du globe ne croient tout simplement pas à l’égalité des hommes, et (…) une telle croyance est une originalité occidentale (…). Et alors ? Nous autres, libéraux occidentaux, nous y croyons en effet, et tant mieux pour nous »(p.242). Ce « tant mieux pour nous » dit tout. Il y a bien, en plus de la croyance, soi-disant pragmatiste et en principe dénuée de tout jugement de valeur, un tel jugement qui vient dire qu’il vaut mieux croire dans l’égalité des hommes que non. Rorty réfute l’anti-ethnocentrisme en faisant valoir « que les idéaux peuvent être locaux et liés à la culture, tout en étant néanmoins les meilleurs espoirs de l’espèce »(p.242). Toute la question est justement de savoir ce qui permet de les identifier comme « meilleurs » et "l'espèce" comme espèce à promouvoir.

 

S’il s’agit de dire que des jugements imprégnés des conditions de la situation historique et culturelle (mais aussi biologique, mécanique, sociale, etc.) de leurs auteurs peuvent néanmoins contenir une part de vérité, alors très bien. La question intéressante est seulement celle d’identifier cette part. Mais Rorty, tout en rejetant cette notion de « part de vérité » retient quand même de ce constat le fait que l’historicité n’entraîne pas par elle-même une perte de légitimité. Et il en conclut, évidemment abusivement et en bon sophiste, qu’au contraire elle conférerait par elle-même une certaine légitimité. Pour Rorty, il suffit de dire, d’affirmer que sa position est celle du « libéralisme bourgeois postmoderne » pour lui conférer une légitimité. En effet, sa position est hégélienne dans la mesure où elle « se pose » simplement, en éclairant d’où elle parle, mais non pas en le justifiant. « Pour les hégéliens, ces principes (du libéralisme philosophique) permettent de résumer ces aspirations, mais certainement pas de les justifier »(p.226). Certes, il réclame et se réclame d’une certaine franchise et sincérité. Mais une ânerie proférée avec franchise et sincérité reste une ânerie.

 

"Bourgeois et post-moderne"

Pour préciser sa position autrement que comme libérale et bourgeoise, il « utilise l’expression « postmoderne » au sens que Jean-François Lyotard lui a donnée en disant que l’attitude postmoderne est celle qui « se méfie des métarécits », c’est-à-dire des récits chargés de décrire ou de prédire les activités de ces entités que sont le moi nouménal, l’Esprit Absolu ou le Prolétariat. La fonction de ces métarécits est celles d’histoires qui se proposent de justifier la fidélité ou la volonté de rupture envers certaines communautés contemporaines, mais sans être le récit historique de ce que ces communautés ou d’autres ont fait dans le passé, ni le scénario de ce qu’elles pourraient faire dans le futur »(p.226). Veut-il dire que le « récit historique de ce que ces communautés ou d’autres ont fait dans le passé, ou le scénario de ce qu’elles pourraient faire dans le futur » auraient été plus vrais que les fameux « métarécits » lyotardiens ? Probablement pas, puisque la notion de vérité est bannie, mais ils leur auraient surement été préférables, sans que l’on sache à quel titre.

 

« L’expression « libéralisme bourgeois postmoderne » semble oxymorique », nous dit Rorty (p.226). J’ignore ce qu’il faut entendre par là, mais elle est en tout cas d’une clarté amphigourique.

 

Sources de la connaissance, causalité et représentation

Dans ce même dernier chapitre, Rorty aborde rapidement une conception épistémologique plus large et générale :

« … nous cesserons d’avoir recours à des distinctions épistémologiques destinées à diviser (le tissu de croyances et de désirs qui constitue la vie humaine). Par là, nous cesserons de nous considérer comme en possession de « sources » de connaissance dignes de ce nom comme la « raison » et la « sensation », et d’autres sources comme la « tradition » ou l’ « opinion commune » auxquelles nous ne pouvons pas faire confiance. Nous mettrons de côté les distinctions comme celles qui opposent « la connaissance scientifique et les préjugés culturels » et les « questions de fait par rapport aux questions de valeur »(p.241). Rorty veut restaurer dans sa continuité "le tissu de la vie humaine". On peut voir dans cette métaphore et cette épistémologie une sorte d’anthropologie philosophique universelle qui ferait surement partie des présupposés philosophiques à rejeter, si ce n’était pas ceux du pragmatisme rortyen. Examinons-en le contenu quelques instants. Voyons en quoi la métaphore du tissu est juste et ce que l’on peut en conclure quant aux distinctions épistémologiques rejetées par Rorty.

 

La métaphore du tissu montre bien la non-linéarité de la causalité dans laquelle l’être humain – mais pas lui seulement – est situé. Les causes sont multiples et se croisent. Mais dans l’usage qu’il fait de cette métaphore, Rorty se range clairement à l’opinion des philosophes subjectivistes et idéalistes, qui réduisent le monde au sujet et le sujet à l’esprit, faisant ensuite naturellement de la connaissance un aporie radicale. Les composantes du tissu mentionnées par Rorty sont réduites aux composantes mentales et subjectives, à savoir les désirs et les croyances. Aucun être humain n’a vécu que de désirs et de croyances. Dans le tissu entrent non seulement notre corps et ses prolongements artificiels civilisationnels que sont les outils et les institutions, mais aussi les objets eux-mêmes, dont le corps et ses prolongements font d’ailleurs partie. Dans mon tissu entrent non seulement mon désir de mouvement et ma croyance qu’il y a une route devant moi, comme le suppose Rorty, mais aussi mes pieds et la route sur laquelle ceux-ci vont peut-être permettre que ce désir soit satisfait. Envisagé sous l’angle de la connaissance et du désir, le tissu a deux pôles, un subjectif et un autre objectif, qui sont distingués abstraitement et fonctionnellement, mais qui sont corrélatifs l’un de l’autre et concrètement et pragmatiquement indissociables.

 

Dans sa recherche de connaissance, le sujet cherche à se représenter l’objet tel qu’il est, afin de disposer à son égard de règles d’opération qui soient efficaces. Alors, en effet, Rorty a raison : le sujet n’a aucune source  qui lui apporterait une connaissance de cet objet, car cela signifierait qu’il pourrait viser l’objet en restant dans ses attributs et son pôle de sujet. Ce n’est qu’au travers d’activités organisées qu’il va tracer les relations des éléments objectifs du tissu entre eux et en reconstituer des modèles plus ou moins adéquats. Et, parmi ces activités, l’activité expérimentale lui permet de vérifier les hypothèses de ses modèles. La philosophie traditionnelle occidentale a hypostasié les « facultés » du sujet à l’œuvre dans ces activités sous les termes de « sensation » et de « raison ». Malgré le caractère obsolète de ces notions on peut les utiliser par commodité, en considérant qu’elles se combinent dans l’activité expérimentale. Mais ce ne sont pas alors des sources, mais des instruments et des opérations employées dans une recherche orientée par le sujet vers l’objet.

 

Au contraire, la tradition et l’opinion commune se présentent comme de simples sources issues du sujet collectif. Elles ne visent pas du tout l’objet. Voila pourquoi il faut préférer l’activité de la sensation et de la raison à l’absorption des croyances issues de l’opinion commune et de la tradition.

 

Ce qui est à rejeter, c’est l’idée même de « source » de connaissance. La connaissance n’est pas une donnée qu’il s’agirait de s’approprier en la buvant comme l’eau du fleuve, mais une activité productrice de modèles plus ou moins vrais.

 

Parmi les croyances issues de l’opinion commune et de la tradition, reviennent en particulier fréquemment la confusion entre questions de fait et questions de valeur. Dans toutes ses critiques, Rorty part d’une critique sceptique des connaissances factuelles et en conclut par généralisation à une remise en cause de la prétendue vérité de certaines valeurs. Cette confusion, même renforcée du nom d’une « position » hégélienne et postmoderne, n’est pas acceptable. Quoiqu’il s’en défende, Rorty utilise des jugements de valeur. Il préfère la liberté à la tyrannie, le récit historique au métarécit, et la bourgeoisie franche et décoincée à l’hypocrite et réactionnaire. Mais il ne veut pas que ces préférences se traduisent par la restauration de valeurs transcendantes et absolues, qui seraient une forme de religion et d’ « enchantement » du monde, source d’intolérance et de dictature. Et, certes, depuis Platon notamment, on s’est habitué à ce qu’une connaissance éclairée de la réalité des Idées nous conduise à celle du Bien en même temps que du Vrai. Et cette habitude est une mauvaise habitude, parce qu’elle nous fait croire que ce que nous croyons vrai est Vrai une fois pour toutes et que de ce Vrai suit le Bien comme de la Mère suit l’enfant. Mais, de même qu’il n’est pas nécessaire que le vrai soit Vrai, et qu’il ne suit donc pas de la non-existence du Vrai la non-existence du vrai, de même le bien n’est pas exclu par l’exclusion du Bien. Le bien n’est pas une donnée, mais une construction purement artificielle. Cela ne lui retire rien de sa légitimité, ni de sa justifiabilité. Penser que l’artificiel est illégitime n’est possible que par référence à un naturalisme qui voudrait que nécessairement n’ait de légitimité que ce qui n’est pas humain.

 

Ce qui n’est pas acceptable, c’est l’idée de justifier le bien par le fait, idée qui peut se déduire de la position rortyenne – pour autant qu’il se justifie - et qui est explicitement celle de Platon. En effet, l’intention même de la construction de la valeur est de différencier dans le fait ce qui vaut d’être entrepris, d’être défendu, d’être aimé, d’être recherché, etc. de ce qui, au contraire doit être refusé, combattu, etc.Tirer la valeur du fait, c’est nier l’intention même de la notion de valeur,et n’a donc aucune valeur.

 

 

 

 

Retour sur quelques points d’épistémologie rortyenne

On trouve chez Rorty l’enchaînement de thèses suivant :

·             La connaissance est un outil

·             La connaissance est une pensée

·             La pensée est un langage

·             Le langage est un outil

·             La connaissance-outil-langage est efficace (successful)

·             On ne peut discuter du langage dans le langage

·             Il n’y a pas de discussion possible entre réalistes et pragmatistes

·             L’histoire tranchera.

 

 

Pragmatisme, réalité et vérité 

 

Curieusement, alors qu’il affirme, à juste titre, que rien ne permet de considérer comme nécessaire qu’il y ait quelque chose de commun entre toutes les propositions vraies, il n’hésite pas à mettre sur le même plan des propositions comme « Men should try to be just in their dealings », caractéristique, selon lui, des « platoniciens-transcendentaux » et « It rained yesterday », représentative de la vérité des « empiristes-positivistes », ces deux types de propositions représentant l’idée commune des « réalistes » qu’il veut combattre. Pour Rorty, l’usage du mot « vrai » est du même ordre que la « vertu dormitive ». Evoquant les moyens techniques, non-intuitifs d’appréhender des vérités non linguistiques, il écrit :

“It is not clear, however, what these technical, non-intuitive ways might be. For it is not clear what data the philosophy of language must explain. The most frequently cited datum is that science works, succeeds-enables us to cure diseases, blow up cities, and the like. How, realists ask, would this be possible if some scientific statements did not correspond to the way things are in themselves? How, pragmatists rejoin, does that count as an explanation? What further specification of the "correspondence" relation can be given which will enable this explanation to be better than "dormitive power" (Molière's doctor's explanation of why opium puts people to sleep)?” Définir la vérité comme une correspondance n’ajoute rien. Rorty fait ici avec la vérité ce que Lagrange a fait avec Dieu : la traiter comme une hypothèse inutile. Au contraire, l’usage de la notion de vérité, selon Rorty, n’apporte que des ennuis par passage aux vérités générales et aux vérités morales, car Rorty associe toujours celles-ci à celles-là.

 

“At this point the pragmatist hauls out his bag of tried-and-true dialectical gambits." He proceeds to argue that there is no pragmatic difference, no difference that makes a difference, between "it works because it's true" and "it's true because it works" any more than between "it's pious because the gods love it" and "the gods love it because it's pious." Alternatively, he argues that there is no pragmatic difference between the nature of truth and the test of truth, and that the test of truth, of what statements to assert, is (except maybe for a few perceptual statements) not "comparison with reality." All these gambits will be felt by the realist to be question-begging, since the realist intuits that some differences can be real without making a difference, that sometimes the ordo essendi is different from ordo cognoscendi, sometimes the nature of X is not our test for the presence of Xness. And so it goes. »

 

“One difficulty the pragmatist has in making his position clear, therefore, is that he must struggle with the positivist for the position of radical anti-Platonist. He wants to attack Plato with different weapons from those of the positivist, but at first glance he looks like just another variety of positivist. He shares with the positivist the Baconian and Hobbesian notion that knowledge is power, a tool for coping with reality. But he carries this Baconian point through to its extreme, as the positivist does not. He-drops the notion of truth as correspondence with reality altogether, and says that modern science does not enable us to cope because it corresponds, it just plain enables us to cope. His argument for the view is that several hundred years of effort have failed to make interesting sense of the notion of "correspondence" (either of thoughts to things or of words to things). The pragmatist takes the moral of this discouraging history to be that "true sentences work because they correspond to the way things are" is no more illuminating than "it is right because it fulfils the Moral Law." Both remarks, in the pragmatist's eyes, are empty metaphysical compliments-harmless as rhetorical pats on the back to the successful inquirer or agent, but troublesome if taken seriously and "clarified" philosophically.”

 

L’équivalence purement verbale entre « vrai » et « efficace » n’est pas vraie. Revenons sur ce point, au sujet duquel nous disions : "dans sa recherche de connaissance, le sujet cherche à se représenter l’objet tel qu’il est, afin de disposer à son égard de règles d’opération qui soient efficaces" ; ces deux formulations semblent pratiquement équivalentes. L’équivalence stricte signifierait une symétrie. En réalité, la représentation vraie de l’objet implique que ses conséquences soient efficaces, y compris celles qui n’ont pas encore été expérimentées, alors que des règles efficaces n’impliquent pas que la représentation à laquelle elles se rattachent et dont elles pourraient éventuellement être déduites soit vraie. Une conséquence essentielle de ceci tient dans le fait que la représentation vraie s’expose, par ses conséquences, à être contredite et infirmée par le fait. Au contraire, la limitation à la seule règle efficace n’extrapole ni n’induit jamais au-delà de ce qui a été éprouvé, et réduit le savoir à une routine. La recherche de la vérité induit une exploration analogique. La règle pragmatique induit la reproduction des gestes.

 

La conformité aux choses n’est par ailleurs pas du tout assimilable à la conformité à une Loi Morale. En effet, la première se mesure par l’expérimentation, dans laquelle certaines opérations se révèlent possibles et d’autres non. Le réel se manifeste comme condition limitant notre champ de possibles. La Loi morale, au contraire, qu’elle soit par ailleurs révélée ou construite, ne présente pas ce caractère conditionnant. Il lui est même essentielle de pouvoir être transgressée. Mais il est vrai que Rorty ne rencontre jamais le réel…

 

Qu’est-ce que connaître ?

La connaissance n’est que l’un des outils. Elle est une tentative pour résumer les autres outils et les organiser. Par exemple, la géométrie est un résumé des moyens de l’arpantage, puis de l’arpantage et de l’architecture, puis de la mécanique, puis de l’astronomie, etc.

La connaissance n’est pas toujours pensée, ni pensée en tant que telle.

Pensée et langage

“This Davidsonian way of looking at language lets us avoid hypostatising Language in the way in which the Cartesian epistemological tradition, and particularly the idealist tradition which built upon Kant, hypostatised Thought. For it lets us see language not as a tertium quid between Subject and Object, nor as a medium in which we try to form pictures of reality, but as part of the behaviour of human beings. On this view, the activity of uttering sentences is one of the things people do in order to cope with their environment. The Deweyan notion of language as tool rather than picture is right as far as it goes. But we must be careful not to phrase this analogy so as to suggest that one can separate the tool, Language, from its users and inquire as to its "adequacy" to achieve our purposes. The latter suggestion presupposes that there is some way of breaking out of language in order to compare it with something else. But there is no way to think about either the world or our purposes except by using our language. One can use language to criticise and enlarge itself, as one can exercise one's body to develop and strengthen and enlarge it, but one cannot see language-as-a-whole in relation to something else to which it applies, or for which it is a means to an end. The arts and the sciences, and philosophy as their self-reflection and integration, constitute such a process. of enlargement and strengthening. But Philosophy, the attempt to say "how language relates to the world" by saying what makes certain sentences true, or certain actions or attitudes good or rational, is, on this view, impossible”.

 

Sans entrer dans une discussion sur la nature du langage et de la pensée, contentons-nous des brèves remarques suivantes. « Le langage est un outil » devient « le langage est l’outil ». Le langage serait notre seul outil. Rorty cite de nombreux exemples qui de Peirce à Gadamer, réduisent l’homme au langage et à la pensée. Ces gens n’ont ni pieds, ni ventres ni mains, leurs villes ont des bibliothèques mais pas d’usines, etc.

 

En fait, le langage ne traite pas directement avec le réel. Il est un outil de résumé et d’échange à propos de ce que nous faisons avec le réel. Il est loin d’être notre seul outil. Les autres sont matériels. Le langage n’est pas directement un outil pour « traiter la réalité », sauf dans le cas de la magie, de la poésie et des mathématiques.

 

La pensée n’est pas toujours dite. Si le langage est un outil, la pensée est un usage de cet outil et non cet outil lui-même. L’usage de cet outil comme de n’importe quel autre peut en être bon ou mauvais. La connaissance-outil- langage n’est pas toujours efficace. L’erreur est une de ses caractéristiques essentielles.

 

Langage, comparaison, adéquation

Deux remarques :

1.           Les pragmatistes ignorent les outils matériels mécaniques,physiques, chimiques, biologiques et réduisent l’outillage de l’homme au langage

2.           Les pragmatistes croient que la théorie de l’adéquation est nécessairement celle d’une comparaison entre l’outil ou l’énoncé à vérifier et un objet auquel il soit ressembler. Ce faisant, Rorty n’est pas fidèle à Dewey en ce sens qu’il assimile le langage à une image et non à un outil.

 

L’idée que le langage ne peut se prendre lui-même comme objet est une erreur. La théorie des types de Russell montre comment cela peut se comprendre.

 

L’histoire

L’idée qu’il n’y a pas de discussion possible entre réalistes et pragmatistes est un désir de Rorty, mais je n’en vois pas la raison. Finalement, Rorty s’en remet, comme Hegel, au jugement de l’histoire :

“The question of whether the pragmatist view of truth -that it is just a profitable topic- is itself true is thus a question about whether a post-Philosophical culture is a good thing to try for. It is not a question about what the word "true" means, nor about the requirements of an adequate philosophy of language, nor about whether the world "exists independently of our minds," nor about whether the intuitions of our culture are captured in the pragmatists' slogans. There is no way in which the issue between the pragmatist and his opponent can be tightened up and resolved according to criteria agreed to by both sides. This is one of those issues which puts everything up for grabs at once -where there is no point in trying to find agreement about "the data" or about what would count as deciding the question. But the messiness of the issue is not a reason for setting it aside. The issue between religion and secularism was no less messy, but it was important that it got decided as it did".

 

Je ne sais pas comment Rorty se représente l'issue de la controverse entre religion et sécularisme, et je doute que la question soit même "décidée", comme il dit. Mais ce passage illustre bien la méthode de Rorty : il récuse toute référence à l'objet. Mais il ne se rend pas compte que cette récusation est elle-même un signe récusable, celui d'un subjectivisme absolu.

 

La conclusion de Rorty donne une tonalité à la fois désespérée et mégalomane  : "If the account of the contemporary philosophical scene which I offer in these essays is correct, then the issue about the truth of pragmatism is the issue which all the most important cultural developments since Hegel have conspired to put before us. But, like its predecessor, it is not going to be resolved by any sudden new discovery of how things really are. It will be decided, if history allows us the leisure to decide such issues, only by a slow and painful choice between alternative self-images.”

 

 

L’attitude de Rorty

En forme de conclusion, voici quelques traits qui me paraissent essentiels pour caractériser l’attitude de Rorty. En effet, ce qui reste finalement de cette lecture, c’est, assez logiquement, l’image d’une attitude générale plutôt que le souvenir de thèses qui seraient vraies ou fausses, voire utiles ou non.

La préférence pour la cohérence plutôt que la correspondance

Le cohérentisme de Rorty est bien caractérisé dans le passage suivant, où la notion de vérité est réduite à une valeur de redondance « intra-théorique » :

 

« The trouble is that for a strong anti-realist [e.g., a pragmatist] truth makes no sense except as an intra-theoretic notion. The anti-realist can use truth intra-theoretically in the sense of a "redundancy theory" [i.e., a theory according to which "S is true" means exactly, only, what "S" means) but he does not have the notion of truth and reference available extra-theoretically. But extension [reference] is tied to the notion of truth. The extension of a term is just what the term is true of. Rather than try to retain the notion of truth via an awkward operationalism, the anti-realist should reject the notion of extension as he does the notion of truth (in any extra-theoretic sense). Like Dewey, he can fall back on a notion of 'warranted assertibility' instead of truth . . .  »

Toute la question est de savoir comment on définit l’utilité ou l’assertabilité d’une proposition. Le seul aspect « extra-théorique » que Rorty donne à la référence externe est sociologique, « le sens du mot dans une communauté donnée ». Ainsi le cohérentisme est un enfermement de la communauté d’appartenance sur soi. La cohérence est en fait une forme abstraite et idéalisée du consensus social.

La situation socio-historique de bourgeois et libéral

Rorty sait que sa position pourrait être taxée d’ethnocentrisme, au regard d’autres traditions philosophiques. Il fait remarquer, à juste titre, que toute « position » est par définition située historiquement et socialement et fait donc de l’ethnocentrisme une sorte de forme a priori de toute pensée. Par retournement, l’ethnocentrisme, loin d’être un vice rédhibitoire, devient un gage d’authenticité et est revendiqué par Rorty. La différence qu’il affiche entre son attitude et celle d’autres penseurs, c’est que ces derniers tentent de dissimuler leur ethnocentrisme sous un universalisme factice, alors que lui revendique haut et clair son historicité et son ethnocentrisme.

 

Et de caractériser cette historicité comme bourgeoise et libérale. La filiation intellectuelle avec Jefferson et Dewey confortent en effet cette situation. La filiation avec Hegel me semble toutefois finalement plus essentielle à la doctrine rortyenne, et j’y vois une composante universitaire et bureaucratique d’une autre nature que la bourgeoisie libérale.

L’antiplatonisme

Qui a dit que toute la philosophie occidentale était comme une note en bas de page de l’œuvre de Platon ? Rorty se situe en tout cas comme une note vindicative. Platon est selon lui le fondateur de l’absolutisme et du réalisme et le prototype de l’ « enchantement » du monde. Rorty accepte la confusion platonicienne entre les jugements de faits et les jugements de valeur. Son opposition au platonisme se situe bien sûr dans le contexte de la polémique américaine conduite par Leo Strauss qui, combattant le relativisme et le nihilisme qui selon lui l’accompagne nécessairement, se réfère à Platon pour invoquer une vérité certaine et transcendante et des valeurs naturelles. Vérité et valeur morale sont immédiatement associées aussi bien pour Rorty que pour Strauss. Et c’est cette association qui fait repousser Platon par l’un ou l’invoquer par l’autre. La confusion platonicienne entre vérité factuelle et valeur morale est une thèse commune à nos deux adversaires.

 

Mais Rorty refuse l’origine et le statut transcendant de la vérité et de la valeur et les réduit en termes de croyances et de désirs, alors que Strauss veut réenchanter le monde et y restaurer la transcendance. Ce dernier veut croire au monde extérieur à la caverne et où le soleil divin brille et éclaire le Vrai. Rorty ne croit que dans les ombres et les reflets d’ici-bas, sans que ces ombres ou ces reflets soient les représentations de quoi que ce soit d’autre que de nos propres désirs et croyances.

 

Au total, l'antiplatonisme dont Rorty se veut le dépositaire exclusif reprend l'essentiel de la problématique léguée par Platon, à savoir celle d'un sujet prisonnier de ses croyances. Platon veut le libérer en l'élevant au monde des Idées. Rorty le déclare libre dans son monde bourgeois post-moderne.

Le terme de « position »

Il est caractérisitique de l’attitude pragmatiste définie par Rorty qu’elle oppose des positions et non des hypothèses. La position, telle qu’elle est utilisée ici, est un ensemble de croyances pris comme un tout, formant doctrine et caractérisant la cohérence raisonnable d’une comunauté. Elle utilise des arguments pour combattre les positions adverses mais non des faits pour tenter de montrer la fausseté ou la vérité des différentes thèses qu’elles comportent. Ces notions n’ont aucune valeur. La valeur d’une position ne lui vient que du fait même d’être posée et de l’être avec cohérence par rapport à la communauté d’appartenance de son locuteur. On retrouve cette même démarche chez Georges Sorel et Mussolini.

La volonté d’être « radical »

Rorty ne se limite pas à caractériser sa position de façon socio-historique comme libérale et bourgeoise, il ajoute le qualificatif de « post-moderne ». L’antiplatonisme ne serait pas complet s’il acceptait la résurgence de la Vérité et du Bien sous des formes laïcisées comme le Prolétariat, l’Esprit absolu ou le Moi nouménal. Rorty veut être hégélien, mais pas jusqu’à accepter que l’histoire s’accomplisse. D’une façon semblable, il veut être pragmatiste, mais « sans la méthode », et physicaliste, mais « sans réductionnisme ». Ces restrictions aux doctrines auxquelles il adhère par ailleurs ne sont pas chez Rorty le résultat d’une démarche analytique qui ne lui ferait retenir que les thèses éprouvées ou vérifiées d’un enseignement passé au crible de la critique. Elles sont plutôt le résultat d’une démarche radicale qui estimerait que les auteurs ne sont pas allés au terme de leur inspiration première. Un calviniste dirait peut-être qu’ils n’ont pas répondu parfaitement à l’appel qui leur était adressé.

Janvier 2005

 

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