Notes de lecture sur Adam Smith

 

Introduction

La division du travail 3

Le libre marché. 6

Obstacles naturels au libre marché. 7

Obstacles politiques au libre marché. Erreur ! Signet non défini.

La circulation des biens. 8

Notion de "prix naturel" d'un produit 8

La valeur du travail 9

L'argent, marchandise et monnaie. 10

L'accumulation du capital 10

Marché intérieur et marchés extérieurs. 11

Les échanges internationaux. 11

Les échanges avec les colonies. 11

La guerre. 12

Les classes sociales et leurs comportements. 12

La dépense publique. 15

Les ressources du souverain. 16

Economie et politique, richesse et violence. 16

Philosophie, morale, droit, économie et politique. 18

 

 

 

 

Le libéralisme tend à devenir la pensée unique, dans le sens où même ses adversaires se caractérisent par rapport à lui comme contestataires du nouvel ordre économique mondial libéral. Par les libéraux, l'économie politique libérale est présentée comme une vérité scientifique (Raymond Barre, par exemple), à laquelle il est insensé ou "idéologique" de vouloir déroger. Par les antilibéraux, elle est présentée comme une erreur scientifique, vaguement entachée d'idéologie. Les premiers s'appuient sur les "faits", c'est-à-dire l'effondrement du communisme et le développement des pays capitalistes, pour "démontrer" la vérité des thèses libérales et, donc, la validité des recommandations politiques libérales. Les seconds s'appuient également sur les "faits", c'est-à-dire les faillites retentissantes, les dérèglements des marchés et l'accroissement des inégalités pour "démontrer" la fausseté et, donc, la nocivité des recommandations politiques libérales. Ces glissements entre théorie explicative et doctrine normative, entre économie politique et politique économique constituent déjà par eux-mêmes une violence tant épistémologique qu'éthique.

 

L'économie politique en général a ainsi la prétention de constituer une discipline scientifique. Elle a aussi celle de pouvoir indiquer, grâce notamment à cette valeur scientifique, ce qui doit être fait sur le plan politique. L'économie politique libérale a, quant à elle, la particularité d'offrir un modèle idéal qu'elle suppose incarné - avec plus ou moins de bonheur -  dans les sociétés capitalistes réelles, exactement comme le marxisme se présentait comme incarné dans les sociétés socialistes réelles.

 

Le père fondateur de l'économie politique libérale est Adam Smith. Voici donc quelques notes de lecture.

La fusion entre les caractères normatifs et descriptifs apparaît dans le Livre IV, où Smith décrit seulement l'objet de son enquête : "Considérée comme une branche de la science d'un homme d'Etat ou d'un législateur, l'économie politique se propose deux objets distincts : premièrement, procurer au peuple une subsistance abondante ou un revenu abondant, ou plus exactement mettre les gens en état  de se procurer une telle subsistance ou un tel revenu; et deuxièmement, assurer à l'Etat ou  collectivité un revenu suffisant pour les services publics. L'économie politique se propose tout à la fois d'enrichir le peuple et le souverain." (p.481)

 

Son "Enquête sur la nature et la cause de la richesse des nations" se situe dans une veine zététique commune au XVIIIe siècle où les penseurs prennent, de façon nouvelle pour l'époque, les nations, c'est-à-dire des ensembles sociaux et étatiques souvent en cours de constitution, comme objets de leur réflexion (Vico, "Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations", Montesquieu, "Considérations sur les causes et la grandeur des Romains et leur décadence", Gibbon, " History of Decline and Fall of Roman Empire"). Ces penseurs ont une vision organique de leur objet , le considérant un peu comme un être vivant, dans sa naissance (sa "nature", selon l'étymologie), son développement, son essor et son déclin, voire sa fin. Cette vision biologique est contemporaine d'une recherche de principes sur la constitution des Etats, c'est-à-dire des mêmes nations, mais instituées. Ces principes sont à la fois historiques et moraux, explicatifs et normatifs. Si les Romains ont été grands alors qu'ils suivaient tels principes, il est bon de se conformer à ceux-ci, qui correspondent à ce que doit être une nation. Grandeur morale et grandeur politique sont supposées aller de pair. Pour un certain nombre de penseurs, qui ne se nomment pas encore "économistes", la grandeur politique repose sur la "richesse" ou l'"opulence", dont Adam Smith cherche,

1.    la nature : en quoi consiste-t-elle ?

2.    et les causes : qu'est-ce qui la produit ?

 

Le terme de "nature" présente au XVIII ème siècle une certaine ambiguïté. Il désigne à la fois l'essence d'une chose et sa genèse supposée. En outre, cette nature, une fois exposée, a une valeur aussi bien descriptive que normative. Ainsi, dans le sens d'essence, la nature représentera ce qui permet de distinguer cette chose d'autres réalités voisines avec lesquelles on la confond souvent, et aussi ce à quoi elle doit, dans la réalité, se conformer. Dans le sens de genèse, la nature sera simultanément une origine plus ou moins historique (ou présentée comme telle) et un état primitif originel vers lequel il serait bon de retourner pour, là encore, se conformer à ce qu'on doit être. Ainsi, les recherches sur la "nature" des choses cumulent-elles des thèses descriptives et des thèses normatives, les secondes étant dérivées des premières et justifiées par elles. L’exposé de Smith sur la nature et les causes de la richesse des nations se situent bien dans cette perspective : identifier ce qui est naturel dans la production et la croissance de la richesse des nations et qui est, de ce fait, à la fois explicable et recommandable.

 

Les thèses de la Richesse des Nations se situent sur plusieurs plans :

1.    Une anthropologie morale qui tente de savoir comment l’homme, même égoïste et « loup pour l’homme » peut vivre en société et en tirer un certain bonheur

2.    Une économie politique qui explique le fonctionnement de cette société et de ses progrès

3.    Des recommandations à l’usage des gouvernants sur ce qu’il convient de faire pour favoriser les progrès.

 

Le premier plan emprunte à l’ouvrage bien antérieur de Smith, La théorie des Emotions morales, dans laquelle les relations de coopération, de fraternité, ou même simplement non-agressives entre les hommes sont expliquées, en dépit de la nature supposée égoïste de l’homme, par la sympathie et le jugement du spectateur impartial. Ces deux idées sont présentes en arrière-plan de la Richesse des Nations, qui se comprend en adoptant ces présupposés. Néanmoins, la Richesse des Nations adopte un point de vue entièrement différent, en ce qu’il propose une nature de l’être social, de la communauté en tant que telle, qui est supérieur aux désirs et décisions individuelles et les intègre dans une dynamique propre. Ce sont donc surtout les plans économique et politique qui retiendront ici notre attention.

 

 

 

 

 

 

La division du travail

Son ouvrage s'ouvre immédiatement sur une réponse à la seconde question. La cause principale de l'amélioration des "facultés productives du Travail" est la division du travail qui agit selon trois axes :

1.    La spécialisation des ouvriers développe leur "habileté";

2.    L'économie de temps liée à la permanence de l'ouvrier dans une tâche définie;

3.    Le machinisme "facilite et abrège" le travail.

Ainsi, "chaque ouvrier a une grande quantité de son propre ouvrage à céder au-delà de ce dont il a lui-même besoin. (...) Il fournit (les autres ouvriers) abondamment de ce dont ils ont besoin, et ils l'équipent amplement aussi de ce dont il a besoin, et une abondance générale se répand dans tous les rangs différents de la société". La division du travail engendre ainsi une production supplémentaire par rapport à ce que serait une simple production de subsistance individuelle sans division du travail.

 

La richesse (Adam Smith dit "le fond primitif") dont dispose une nation est la quantité de travail effectué dans l'année, mais moyennant deux "circonstances" qui peuvent l'accroître ou la réduire: d'une part "l'habileté, le savoir-faire et le discernement avec lequel le travail y est appliqué" et, d'autre part, la proportion de ceux qui y sont employés à un travail "utile" (ici, des guillemets à "utile", car Smith ne précise pas ce qu'il entend par là ni à qui ou à quoi ce travail est supposé utile).

 

Dès le premier chapitre, on voit que ce qu'il faut entendre par "habileté, savoir-faire et discernement », susceptibles d'augmenter la productivité du travail, est le résultat de la division du travail. Il faut la distinguer de la seule invention technique. Celle-ci seule ne suffit pas, " c'est l'innovation qui est déterminante. C'est donc aussi la prise de risque d'un entrepreneur. Ainsi, l'association Boulton-Watt en 1775 pour fabriquer en série des machines à vapeur est au moins aussi importante que l'invention de la machine elle-même. … l'exemple de la manufacture d'épingle emprunté à Helvétius est particulièrement bien choisi. Il est compréhensible par tous et permet de mettre en évidence que c'est l'organisation du tra­vail et non la machine qui est essentielle dans l'augmentation considé­rable de la productivité et de la production de richesses. La machine est induite par la division du travail et non l'inverse. "  (Alain Bruno,p. 73)

 

Au contraire, c'est même la division du travail qui rend les ouvriers plus habiles et savants dans leur métier. Culture et intelligence sont associées à la diversité des opérations et des circonstances de celles-ci :

 

"Ce n'est pas seulement l'art du fermier, la direction générale des opérations de l'agriculture, qui exige bien plus de savoir-faire et d'expérience que la plupart des métiers mécaniques, mais aussi de nombreuses branches inférieures du travail de la campagne. L'homme qui travaille le cuivre et le fer, travaille avec des instruments et sur des matières dont la trempe est toujours la même, ou presque. Mais l'homme qui laboure le sol avec un attelage de chevaux ou de boeufs, travaille avec des instruments dont la santé, la force et la trempe diffèrent beaucoup selon les circonstances. En outre, l'état des matiè­res sur lesquelles il travaille est aussi changeant que celui des instru­ments avec lesquels il travaille, et les unes comme les autres demandent qu'on les gère avec beaucoup de jugement et de discerne­ment. Quoique le laboureur courant soit en général considéré comme un modèle de stupidité et d'ignorance, il manque rarement de ce jugement et de ce discernement. Certes, il est moins accoutumé aux rapports sociaux que le mécanique qui vit en ville. Sa voix et son langage sont plus frustes et plus difficiles à comprendre par ceux qui ïi en ont pas l'habitude. Cependant, parce que son esprit est accoutu­me à considérer une plus grande diversité d'objets, il est en général bien supérieur à celui du mécanique, dont toute l'attention est cou­ramment occupée du matin au soir à faire une ou deux opérations très spécifiques. Tous ceux que la besogne ou la curiosité ont amenés à beaucoup converser avec l'un et l'autre savent combien les rangs les plus bas du peuple de la campagne sont en réalité supérieurs à ceux de la ville. Aussi, en Chine et en Indoustan tant le rang que le salaire des travailleurs de la campagne sont, dit-on, supérieurs à ceux de la plupart des artisans et des manufacturiers. Il en serait ainsi prob­ablement partout, si les lois corporatives et l'esprit corporatiste ne l'empêchaient." (Adam Smith, LRDN, Livre I chap 10, p.149) L'habileté et l'intelligence dans le machinisme sont en quelque sorte incorporées dans la machine et ne sont plus dans l'ouvrier. Ce fait, et celui que " Les plans et les projets de ceux qui emploient les fonds règlent et dirigent toutes les opérations les plus importantes du travail, et [316] le profit est la fin que visent tous ces plans et tous ces projets," (LRDN, Livre I, chapitre 11, p.297) ces deux faits induisent que le capitaliste est justement considéré comme le dirigeant « naturel » du travail.

 

La division du travail s’opère non seulement au sein d’une communauté, ville ou région, ou nation donnée, mais aussi entre nations. Parmi celles-ci, l'opposition fondamentale est entre celles qui ont développé les industries agricoles et celles qui ont développé les industries urbaines : " La politique de certaines nations a donné un encouragement extraordinaire à l'industrie de la campagne, celle suivie par d'autres à l'industrie des villes. Presque aucune nation n'a traité pareillement et impartialement chaque sorte d'industrie. Depuis la chute de l'em­pire romain, la politique de l'Europe a été plus favorable aux arts, aux manufactures et au commerce, l'industrie des villes, qu'à l'agriculture, l'industrie de la campagne" (LRDN, p. 3 ). Cette division est encore largement celle de notre mondialisation actuelle.

L’échange

La division du travail en elle-même n’enrichit la société qu’à travers les échanges qu’elle rend possibles. L’échange entre individus autosuffisants n’aurait pas de sens. C’est la division du travail qui rend leurs productions complémentaires, et fructueux les échanges entre eux. « Pour Smith, ce qui compte c'est d'associer échange et division du travail, pour mettre en évidence qu'ils sont tous deux étroitement imbriqués » (Alain Bruno, p.72)

 

 

Ce n'est que par la possibilité d'échanger avec les autres qu'il peut y avoir une division du travail permettant à chacun de produire plus que son propre besoin et d'échanger. "Ainsi, chaque homme vit d'échanges, ou devient dans une certaine mesure un marchand, et la société elle-même devient proprement une société commerçante". L'idée d'un communisme primitif, rencontrée chez Rousseau, puis chez Marx et certains anthropologues ultérieurs, n'est pas même envisagée chez Smith, qui ne raisonne que sur des individus propriétaires de leurs matières et de leurs produits.

 

La "propension à l'échange" est une caractéristique spécifique de l'humanité.

Par nature un philosophe n'est pas en génie et disposition [20] moitié si différent d'un portefaix qu'un mâtin ne l'est d'un lévrier, ou un lévrier d'un épagneul, ou un épagneul d'un chien de berger. Cependant, quoique ces différentes races d'animaux soient toutes de la même espèce, elles ne sont guère mutuellement utiles. La rapidité du lévrier, la sagacité de l'épagneul, la docilité du chien de berger ne soutiennent en rien la force du mâtin. Faute de la faculté ou disposition à troquer et à échanger, les effets de ces différents génies et talents ne peuvent être mis dans un fonds commun, et ne contribuent en rien à la meilleure adaptation et à la meilleure commodité de l'espèce. Chaque animal est toujours obligé de s'entretenir et de se défendre séparément et indépendamment et ne tire aucune sorte d'avantage de la diversité des talents par laquelle la nature a distingué ses compa­gnons. Chez les hommes, au contraire, les génies les plus dissemblables " sont mutuellement utiles, la disposition générale à changer, à troquer et à échanger réunissant, pour ainsi dire, les différents produits de leurs talents respectifs en un fonds commun, où tout un chacun peut acheter toute partie du produit des talents d'autrui dont il a besoin" (LRDN, p.18). De ce point de vue, elle fonctionne un peu comme les vertus naturelles propres à chaque espèce d'être chez les Aristotéliciens." La division du travail n'est l'œuvre ni de « la convention », ni de la « sagesse » ni de la « raison ». Elle est de part en part une « conséquence nécessaire » d'une pratique des hommes qui ont seu­lement un « penchant naturel » pour l'échange. »(J. Mathiot, cité par Alain Bruno, p.72)

 

 

Cette vision s'oppose à deux autres visions. D'une part, elle s'oppose à celle des Physiocrates, pour qui la richesse provient essentiellement des richesses naturelles du sol. Pour Smith, celles-ci ne sont rien si elles ne sont pas exploitées convenablement par une "application " saine de la division du travail. D'autre part, elle s'oppose à la richesse fondée sur le pouvoir purement politique et militaire de "maint roi africain, maître absolu des vies et des libertés de dix mille sauvages nus". L'instrument de la richesse n'est ni la nature seule, ni la force seule, mais l'industrie organisée.

 

 

Smith oppose par ailleurs son système aussi bien au système dit "mercantile" qu'au système dit "agricole", que nous désignons plutôt sous le terme de l'école des Physiocrates.

 

Le système mercantile (LRDN, Livre III, Chapitres I à VII) fait reposer la richesse sur le bénéfice commercial, et la maximisation de celui-ci sur une politique favorisant l’exportation et freinant l’importation. Paradoxalement, il ressemble à notre protectionnisme. Il est fondé sur l’idée que la richesse consiste en monnaie, et principalement dans sa forme la plus solide, l’or et l’argent et les autres métaux précieux. Smith est d’accord pour tout ce qui peut favoriser le commerce, mais, précisément les mesures « protectionnistes » préconisées par les mercantilistes ne peuvent le satisfaire. Plus fondamentalement, l’idée que la substance de la richesse réside dans l’argent lui paraît foncièrement naïve. Il prend l’exemple d’un pays qui vivrait en autarcie : l’accroissement de la masse d’or et d’argent dans ce pays ne lui procurerait aucun accroissement des moyens de subsistance de la population, ni des ressources de l’Etat.

 

L'opposition aux Physiocrates, elle, n'est pas si simple ni si tranchée. Les systèmes « agricoles » (des Physiocrates) sont caractérisés comme ceux « qui représentent le produit de la Terre comme la seule ou comme la principale source du revenu et de la richesse de tout pays »(LRDN, Livre III, Chapitre IX).  En effet, d'une part, pour ceux-ci, la terre est peut-être la source de la richesse, mais c'est l'agriculture, donc l'activité humaine, le travail, qui la multiplie. Par ailleurs , pour Smith, le travail est bien la nature de la richesse, dans le sens où c'est l'étalon auquel se mesurent toutes les autres valeurs, mais les causes de son accroissement sont la division du travail, qui, elle-même, à son tour, n'est possible que grâce au libre-échange et à la libre circulation des fonds et du travail. Adam Smith imagine une situation originelle dans laquelle chacun serait contraint de produire par lui-même et seul tout ce dont il a besoin. "Tous devaient avoir à s'acquitter des mêmes fonctions et à faire le même ouvrage, et il ne pouvait y avoir cette différence d'emploi qui seule pouvait donner lieu à une grande différence de talents." (p.18) La première grande division du travail selon Smith est celle entre la ville et la campagne. Il remarque que la ville tire toute sa subsistance de ce que lui apporte la campagne, faisant ainsi droit à l’argument de base des Physiocrates. Mais c’est aussitôt pour remarquer que ce n’est pas au détriment de la campagne, et que les échanges sont favorables aux deux.

Le libre marché

Une condition de la mise en œuvre de cette propension naturelle à l'échange est l'existence d'un marché. Par « marché », il faut ici entendre le lieu et les procédures par lesquels les ressources disponibles, en fonds et en capacité de travail, trouvent à s’employer. Ce marché fonctionne idéalement de façon telle que les avantages et les désavantages de chacun des emplois possibles (emplois du travail et emplois des fonds disponibles) tendent continuellement à s'équilibrer et à être égaux. "Idéalement" signifie ici qu'on suppose une totale liberté et possibilité effective pour chacun de choisir son emploi et d'en changer aussi souvent qu'il le souhaite.

 

"Que la Division du Travail est limitée par l'Étendue du Marché.

Comme c'est la faculté d'échanger qui donne lieu à la division du travail, l'étendue de cette division doit toujours être limitée par l'étendue de ce pouvoir, ou, en d'autres termes, par l'étendue du marché. Quand le marché est restreint, personne n'est encouragé à se consacrer entièrement à un emploi, faute de la faculté d'échanger toute la partie en surplus du produit de son propre travail, qui dépasse sa propre consommation, contre de pareilles parties du produit du travail des autres hommes dont il a besoin. Il y a certaines sortes d'industrie, même parmi les plus basses, qu'on ne peut exercer nulle part ailleurs que dans une grande ville. Par exemple, un portefaix ne peut trouver emploi et subsistance dans aucun autre endroit. Un village est une sphère par trop étroite pour lui; même une ville de marché ordinaire est tout juste assez grande pour lui procurer une occupation constante. Dans les maisons isolées et les très petits villages qui sont disséminés dans un pays aussi désert que les Hautes-Terres d'Ecosse, tout fermier doit être boucher, bou­langer et brasseur pour sa propre famille. Dans de telles situations, on ne peut guère s'attendre à trouver même un forgeron, un charpentier ou un maçon à moins de vingt milles de son homologue. Les familles disséminées qui vivent à huit ou dix milles du plus proche d'entre eux, doivent apprendre à exécuter elles-mêmes un grand nombre de menus ouvrages, pour lesquels, dans des contrées plus peuplées, elles recour­raient à l'aide de ces ouvriers. Les ouvriers de la campagne sont presque partout obligés de s'appliquer à toutes les branches différentes d'industrie qui s'apparentent tellement qu'elles emploient la même sorte de matières. Un charpentier de la campagne s'occupe de toute sorte d'ouvrage fait de bois, un forgeron de la campagne de toute sorte d'ouvrage fait de fer. Le premier n'est pas seulement charpentier, mais menuisier, ébéniste et même sculpteur sur bois, autant que charron, fabricant de charrue, de charrette et de chariot" (LRDN, p. 19 ).

 

Le libre marché est à la fois la conséquence et la cause de la division du travail. Conséquence parce que ce n’est qu’à la condition que les uns produisent ce que les autres ne produisent pas qu’il peut y avoir échange, et cet échange est d’autant plus riche et varié que la division du travail est plus avancée. Cause, parce que le marché crée un avantage incitatif à pousser encore plus loin la division du travail.

 

Le marché fonctionne parce que les individus sont complémentaires et interdépendants et dans la mesure où ils le sont. C’est pourquoi il vaut mieux le laisser fonctionner, et développer la division du travail par lui-même.

 

Le libre marché est donc un bien et en ce sens Smith est bien le théoricien du libéralisme. Mais il faut avoir présent à l’esprit que son libéralisme est situé dans les conditions et les polémiques de son époque. Il est dirigé contre deux adversaires : les corporations et les marchands protectionnistes. Le libéralisme moderne, entendu comme le moindre interventionnisme de l’Etat n’est pas étranger à la pensée de Smith, mais n’est pas sa problématique essentielle. Ce que montre Smith, c’est que le marché comporte, selon lui, une dynamique propre qui pousse à une division du travail et, donc, à une productivité sans cesse améliorées. Le rôle de l’Etat est d’assurer le fonctionnement libre de ce marché, la justice et l’honnêteté des relations entre individus et aussi les investissements et autres dépenses nécessaires à la communauté que les entrepreneurs n’assument pas du fait de leur rentabilité insuffisante.

 

Obstacles au libre marché

On a vu que c'est dans une sorte de modèle idéal que le libre marché favorise pleinement le développement de la division du travail, c'est-à-dire dans une situation où chacun a intérêt et peut facilement et rapidement changer d'emploi aussi bien ses bras que son capital. Dans la réalité, il y a entre les emplois des inégalités de deux sortes :

 

1. Inhérentes à la nature même des emplois :

1.    La difficulté du travail , sa saleté, sa pénibilité, son caractère honorable ou déshonorant, etc. qui sont compensés par un prix du travail plus élevé (?!!!...)

2.    La difficulté et le coût de l'apprentissage et de la formation éventuellement nécessaire

3.    La précarité de l'emploi et des revenus qu'il procure (ex. le bâtiment)

4.    La responsabilité de l'employé

5.    La probabilité de réussite dans l'emploi

 

2. Entraînées par "la politique de l'Europe"

1.    Certaines restrictions à la concurrence (réglementaires, corporatives, etc.)

2.    Certaines augmentations artificielles de la concurrence (notamment dans les professions intellectuelles le fait que l'instruction des clercs, par exemple, soit à la charge du public)

3.    Obstructions diverses à la libre circulation du travail et des fonds d'un emploi à l'autre

 

Une autre condition à l'échange est l'existence de l'argent. La masse totale de l'argent en circulation ne doit pas être trop supérieure à la masse totale des biens et marchandises en circulation.. La mesure véritable du prix naturel est le travail, le prix nominal est mesuré en argent.

 

Le travail qualifié vaut plus cher que le travail non qualifié à cause de la mise en œuvre d'un "talent" et d'une "application" qui résultent d'une formation qui a coûté. Une heure de travail de l'un ne vaut pas nécessairement une heure de travail de l'autre. La mesure exacte de la quantité de travail est donc impossible et un "ajustement" pratique se fait donc par el "marchandage et les transactions du marché"(p.34).

 

La circulation des biens

Notion de "prix naturel" d'un produit

La valeur des choses est à première vue estimée par leur prix. Mais Smith montre bien que le prix ne reflète la valeur "véritable" que de façon relative : "un accroissement de la quantité d'argent métal, tandis que la quantité des marchandises qu'elle fait circuler resterait la même, ne pourrait avoir d'autre effet que de diminuer la valeur de ce métal. La valeur nominale de toutes les sortes de denrées serait plus grande, mais leur valeur véritable serait exactement la même qu'auparavant. Elles s'échangeraient contre un plus grand nombre de pièces d'argent métal; mais la quantité de travail qu'elles pourraient commander, le nombre de personnes qu'elles pourraient entretenir et employer, seraient exactement les mêmes. Le capital du pays serait le même, quoique un plus grand nombre de pièces pourrait être nécessaire pour en transférer une portion égale d'une main à l'autre."(LRDN, L II, Chap IV, p.408)

 

Smith distingue le prix nominal, en monnaie, d’un produit, et son prix « naturel » composé du salaire du travail incorporé, de la rente foncière et du profit de l'entrepreneur. Ces éléments eux-mêmes s’estiment « naturellement » en travail. La valeur d’une chose, c’est la quantité de travail qu’elle permet d’ « acheter ou de commander ». En effet,la division du travail permet à chacun d’acheter ou de commander à autrui ce qu’on ne produit pas soi-même par son propre travail. La richesse est donc la capacité à « acheter ou commander » le travail d’autrui.

 

Il me semble important d’insister sur l’équivalence entre l’achat et le commandement. Elle met en évidence ce qui est généralement occulté, à savoir que l’échange est un échange de pouvoir, que la propriété est le pouvoir, la souveraineté sur une chose. Acheter du travail, c’est donc en fait acquérir un pouvoir sur le temps d’autrui. Ni Smith, ni même, plus tard, Marx, n’insisteront sur ce point, qui est pourtant essentiel.

 

Le prix naturel se mesure en quantité de travail acheté. Mais quelle est l’unité de compte du travail ? Smith n’adopte pas la plus simple qui vient à l’esprit : l’heure ou la journée. En effet, pour lui, le travail qualifié vaut plus que le travail non qualifié, le travail pénible plus que celui qui ne l’est pas ou l’est moins, etc. Les différentes sortes de travail ne sont pas équivalentes, car elles ne permettent pas, à leur tour d’acheter les mêmes quantités de travail.

 

Cette difficulté théorique n’est – il me semble – toujours pas résolue par les économistes. Pratiquement, ce sont les prix qui sont utlisés comme mesure de la valeur, tout en sachant que ceux-ci ne reflètent que très imparfaitement la valeur naturelle ou réelle des produits. Ceux qui veulent maintenir la valeur travail utilisent le prix de celui-ci, c’est-à-dire le salaire. Prix et salaires peuvent être corrigés statistiquement, mais ils restent des approximations, aux yeux de la doctrine classique de base.

 

Une remarque épistémologique s’impose. Il semble raisonnable et réaliste de se tenir à une approximation facilement appréhendable, plutôt que d’aller chercher une adéquation aux concepts doctrinaux à peu près inaccessible. On justifie ainsi ce qu’on appelle le « pragmatisme » de Smith et de l’économie classique. Pourtant, cette soi-disant approximation n’en est pas une en réalité. Ce que l’analyse de Smith a montré c’est une différence de nature entre le prix et la valeur. Le prix est un point d’équilibre entre les tensions des acheteurs et des vendeurs. La valeur est ce que cet équilibre permet d’obtenir. Une confusion analogue a existé en physique entre température et chaleur, mais il ne viendrait à personne l’idée de la juger acceptable d’un point de vue pragmatique. C’est pourtant à une confusion de ce type que se livrent les économistes en assimilant valeur et prix.

 

Cette confusion à son tour mérite une analyse. Elle revient à substituer à la valeur travail le rapport de force marchand du prix. Elle indique donc deux choses : 1/ l’occultation de ce qui constitue, à son tour, la valeur du travail ; et 2/ que le point de vue d’où l’on se situe est exclusivement celui du marchand. Psychologiquement, le cas de Smith est intéressant, car c’est à sa propre découverte qu’il se montre aveugle en acceptant cette confusion. Voila qui donne à penser sur le sentiment d’évidence et de certitude.

 

Ce que Smith tente de montrer par de nombreux exemples, c’est que le marché libre s’approche toujours du prix naturel, et que ce sont les obstacles mis à sa liberté (réglementations, oligopoles et spéculations) qui conduisent à des écarts importants par rapport à ce prix. Or ce prix se trouve aussi être le meilleur du point de vue de l’équité, car il rétribue les contributeurs à la production de façon « harmonieuse » avec leur contribution et encourage donc l’activité.

 

La valeur du travail

 

« Cependant le travail (en réalité, la division du travail) est effectivement pour Smith la seule véri­table source de richesse et comme le dit Dominique Méda : « Après Smith, les auteurs ne feront plus référence à la notion d'effort ou de fatigue : le travail sera une catégorie économique, coupée de ses référents concrets (Le Travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Alto Aubier, 1995, p. 68.)» (Cité par Alain Bruno, p ; 78).

 

Le travail est la valeur, mais quelle est la valeur du travail ?

 

Le travail qualifié vaut plus cher que le travail non qualifié à cause de la mise en œuvre d'un "talent" et d'une "application" qui résultent d'une formation qui a coûté.

 

« Le salaire du travail est communément estimé par la quantité d'argent métal qui est payée au travailleur. Quand celle-ci s'accroît, son salaire paraît donc s'accroître, quoiqu'il puisse parfois n'être pas plus grand qu'auparavant. Mais les profits des fonds ne sont pas estimés par le nombre de pièces d'argent métal avec lesquelles ils sont payés, mais par la proportion dans laquelle sont ces pièces relativement au capital total employé. C'est ainsi qu'on dit dans un pays particulier que le salaire courant du travail est de cinq shillings par semaine, et que les profits courants du fonds sont de dix pour cent ». (LRDN, Livre II, Chapitre 4, p. 409)

L'argent, marchandise et monnaie

La différence essentielles entre prix et valeur apparaît dans le raisonnement suivant sur la masse monétaire, bien distincte de la somme totale des richesses : « La monnaie est nécessaire à la circulation des marchandises. Il n'en faut pas trop en excès de la valeur totale des marchandises susceptibles d'être échangées (…) Un accroissement de la quantité d'argent métal, tandis que la quantité des marchandises qu'elle fait circuler resterait la même, ne pourrait avoir d'autre effet que de diminuer la valeur de ce métal. La valeur nominale de toutes les sortes de denrées serait plus grande, mais leur valeur véritable serait exactement la même qu'auparavant. Elles s'échangeraient contre un plus grand nombre de pièces d'argent métal; mais la quantité de travail qu'elles pourraient commander, le nombre de personnes qu'elles pourraient entretenir et employer, seraient exactement les mêmes. Le capital du pays serait le même, quoique un plus grand nombre de pièces pourrait être nécessaire pour en transférer une portion égale d'une main à l'autre ».(LRDN, Livre II, Chapitre 4, p.408) L'argent est une marchandise dont la seule particularité en tant qu'instrument monétaire est son échangeabilité universelle, qui fait que le prix de toute marchandise peut s'exprimer en quantité d'argent.

L'accumulation du capital

Toute la production d'une société se décompose en ces trois éléments : salaire, profit et rente. Le salaire est le revenu du travail, le profit celui du capital, et la rente est le revenu de la propriété foncière. Mais ce qui fait augmenter ce volume total, c’est la division du travail.

 

Une autre condition à la division du travail est une accumulation préalable de fonds qui permet de financer le travail et l'emploi avant que son produit ne soit vendu.

"Il apparaîtra ci-après que le nombre des travailleurs utiles et productifs est partout à proportion de la quantité du capital qui est employé à les mettre à l'ouvrage, et de la manière particulière dont il est ainsi employé. Le Deuxième Livre traite donc'' de la nature du capital, de la manière dont il est peu à peu accumulé, et des quantités différentes de travail qu'il met en mouvement, suivant les différentes façons dont il est employé" ( LRDN, p.3 ).

 

L'évolution naturelle du marché des capitaux est contraire à l'intérêt des capitalistes et se traduit normalement par une baisse du taux de profit :

 

 

"A mesure que la quantité de fonds prêtables s'accroît, l'intérêt, ou le prix qu'il faut payer pour l'usage de ces fonds, diminue nécessaire­ment, non seulement en vertu des causes générales qui font que le prix de marché des choses diminue ordinairement à mesure que leur quantité s'accroît, mais en vertu d'autres causes qui sont particulières à ce cas précis. A mesure que les capitaux s'accroissent dans un pays, les profits que leur emploi peut procurer diminuent nécessairement. Il devient progressivement de plus en plus difficile de trouver à l'intérieur du pays une façon lucrative d'employer un capital neuf. Il se produit en conséquence une concurrence entre les différents capi­taux, le propriétaire de l'un tâchant de s'emparer de l'emploi qu'un autre occupe. Mais dans la plupart des cas il ne peut espérer refouler de cet emploi cet autre capital qu'en commerçant à des conditions plus raisonnables, il doit non seulement vendre ce dont il fait com­merce tant soit peu meilleur marché, mais pour parvenir à le vendre, il doit parfois aussi l'acheter plus cher. Le travail productif, par l'accroissement des fonds qui sont destinés à l'entretenir, est tous les jours de plus en plus demandé. Les travailleurs trouvent facilement de l'emploi, mais les propriétaires de capitaux trouvent difficilement des travailleurs à employer. Leur concurrence fait hausser les salaires du travail, et fait tomber les profits des fonds. Mais, quand les profits qui peuvent être faits grâce à l'usage d'un capital sont de la sorte rognés pour ainsi dire par les deux bouts, le prix que l'on peut payer pour l'usage de ce capital, c'est-à-dire le taux de l'intérêt, doit nécessaire­ment diminuer avec les profits."(LRDN, L II, chap IV, pp.406,407)

Marché intérieur et marchés extérieurs

Le marché est à considérer d'abord comme intérieur et constitué par la consommation des différents "ordres" sociaux, mais toutes les nations sont engagées dans la division mondiale du travail (deux siècles avant notre "mondialisation" !...), chaque nation se spécialisant dans ce qu'elle produit le mieux et à meilleur compte. Adam Smith considère trois types de relations internationales :

1.    Les relations marchandes "ordinaires", qui ont lieu entre pays d'Europe

2.    Les relations avec les colonies

3.    La guerre

Les échanges internationaux

C'est la base de la plus grande division du travail, et donc, selon la théorie de Smith, de la plus grande progression de la richesse. Les nations ont intérêt à se spécialiser dans ce pour quoi elles sont le mieux équipées, soit par les ressources naturelles dont elles disposent, soit par le savoir-faire de leurs ouvriers.

Les échanges avec les colonies

Smith analyse le colonialisme sous deux angles différents, celui de la motivation qui pousse à la conquête de nouveaux territoires et à l’établissement de colonies, et celui du développement ultérieur de celles-ci. La motivation est essentiellement mercantile, dans le sens que l'on a vu de "système mercantile, c'est-à-dire où c’est principalement l’idée de créer des échanges inégaux qui motive les décisions de colonisation, mises à part, bien sûr les raisons purement démographiques ou les couvertures et prétextes idéologiques qui les justifient. L’idée est que la colonie permettra l’importation à bon compte de matières premières rares ou précieuses, notamment l’or et l’argent, et l’exportation avantageuse des productions de la métropole. Et Smith observe que, par la suite, le développement tant de la colonie elle-même que des échanges avec sa métropole provient d’un tout autre mécanisme, la fameuse « amélioration de la division du travail ». Les colons apportent un savoir-faire et des techniques que les indigènes auraient mis des siècles à acquérir sans la colonisation, et c’est à ce progrès technique que la colonie doit son développement et celui de ses échanges avec la métropole et le reste du monde. Les dispositions protectionnistes conçues dans l’esprit initial de la colonisation ne font qu’entraver cette plus grande spécialisation et la progression technologique de la colonie et en retardent (voire rendent impossible) le développement. On voit là, évidemment, une explication des guerres d'émancipations coloniales.

La guerre

La guerre est caractérisée par la consommation à l'extérieur, des armes et munitions et du nécessaire à la vie des armées. Cette consommation à l'extérieur est défrayée par la vente à l'extérieur d'une plus grande partie de la production intérieure. Les manufacturiers exportateurs sont prospères pendant les guerres (pp. 499, 500).

Les classes sociales et leurs comportements

Adam Smith développe une conception des intérêts des différentes classes sociales et de leur capacité à participer au gouvernement d'un pays fondée sur leur position dans ce que Marx appellera le mode de production. Celui-ci fait apparaître trois grands "ordres" : les propriétaires fonciers, les travailleurs et les capitalistes. L'analyse de  Smith ne se borne pas à constater les intérêts particuliers des uns et des autres. Il y ajoute une perpective sur les intérêts généraux de la société que leur donne leur position, une capacité à appréhender les réalités et les intérêts globaux.

 

Des "ordres" sociaux différents vivent principalement chacun de l'un de  ces trois éléments (salaires, rente ou profit), ou d’une combinaison de plusieurs d’entre eux. La position de chacun par rapport aux différents éléments qui interviennent dans la créatino de richesse lui donne non seulement des intérêts particuliers, mais aussi des moyens d’action et de pouvoir différenciés.

 

Position des propriétaires fonciers :

"comme il ressort de ce qui vient d'être dit, l'intérêt du premier de ces trois grands ordres est rigoureusement et indissolublement lié à l'intérêt général de la société. Tout ce qui favorise l'un ou s'y oppose, favorise l'autre ou s'y oppose. Quand le public délibère de quelque règlement de commerce ou de police, les propriétaires fonciers ne peuvent jamais l'induire en erreur pour favoriser l'intérêt de leur propre ordre particulier, du moins s'ils n'en ont pas une connaissance trop mauvaise. Certes, ils manquent trop souvent de cette connais­sance même. Des trois ordres ils sont les seuls dont le revenu ne leur coûte ni travail ni soin, mais vient, pour ainsi dire, de lui-même et sans qu'eux-mêmes aient fait aucun plan ou projet. Cette indolence, qui est l'effet naturel de la facilité et de la sécurité de leur situation, les rend trop souvent non seulement ignorants, mais incapables de l'ap­plication d'esprit nécessaire pour prévoir et comprendre les consé­quences de tout règlement public." (LRDN, LI, Chap XI, p.296)

 

Position des travailleurs :

"L'intérêt du deuxième ordre, l'ordre de ceux qui vivent du salaire, est aussi rigoureusement lié à l'intérêt de la société que celui du premier. Comme on l'a déjà montré, le salaire du travailleur n'est jamais aussi élevé que lorsque la demande de travail augmente conti­nuellement, ou lorsque la quantité employée s'accroît tous les ans considérablement. Lorsque cette richesse véritable de la société devient stationnaire, son salaire est bientôt réduit à ce qui est tout juste suffisant pour le mettre en état d'élever une famille, ou de perpétuer la race des travailleurs. Quand la société décline, il tombe même en-dessous. Il se peut que l'ordre des propriétaires gagne plus par la prospérité de la société que l'ordre des travailleurs: mais il n'y a point d'ordre qui souffre aussi cruellement du déclin de la société. Mais quoique son intérêt soit rigoureusement lié à celui de la société, le travailleur est incapable de comprendre cet intérêt, ou de concevoir le lien qu'il a avec le sien propre. Sa condition ne lui laisse point le temps de recevoir l'information nécessaire, et son éducation comme ses habitudes sont communément telles qu'elles le rendent inapte à juger, fût-il complètement informé. Dans les délibérations publiques, sa voix est donc peu entendue et encore moins considérée, sauf en quelques occasions particulières, quand sa clameur est excitée, susci­tée, et soutenue par ceux qui l'emploient, non pour des objets qui le concerne lui, mais pour des objets qui les concernent eux."(LRDN, LI, Chap XI, p. 296)

 

Position des capitalistes :

"ceux qui l'emploient constituent le troisième ordre, l'ordre de ceux qui vivent du profit. Ce sont les fonds employés en vue du profit, qui mettent en mouvement la plus grande partie du travail utile de toute société. Les plans et les projets de ceux qui emploient les fonds règlent et dirigent toutes les opérations les plus importantes du travail, et le profit est la fin que visent tous ces plans et tous ces projets. Mais le taux de profit n'augmente pas, comme la rente et le salaire, avec la prospérité de la société, et ne baisse pas avec son déclin. Au contraire, il est naturellement bas dans les pays riches, et élevé dans les pays pauvres, et il est toujours plus élevé dans les pays qui vont le plus rapidement à la ruine. L'intérêt de ce troisième ordre n'a donc pas le même lien avec l'intérêt général de la société que celui qu'ont les deux autres. Les marchands et les maîtres manufacturiers sont, dans cet ordre, les deux classes de gens qui emploient communément les plus grands capitaux, et qui par leur richesse s'attirent la plus grande part de la considération publique. Comme toute leur vie durant ils se lancent dans des plans et des projets, ils ont souvent plus d'acuité d'esprit que la plupart des gentilshommes campagnards. Cependant, comme leur pensée s'exerce communément plutôt dans l'intérêt de leur propre branche particulière d'activité que dans celui de la société, leur avis, même quand il est donné avec la plus grande sincérité (ce qui n'a pas toujours été le cas), sera beaucoup plus tributaire du premier de ces deux objets que du second. Leur supériorité sur le gentilhomme campagnard tient, non pas tant dans la connaissance qu'ils ont de l'intérêt public, que dans la meilleure connaissance qu'ils ont de leur propre intérêt qu'il n'a du sien. C'est par cette connaissance supérieure de leur propre intérêt qu'ils en ont souvent imposé à sa générosité, et qu'ils l'ont persuadé de renoncer à la fois à son propre intérêt et à celui du public, par une conviction très simple mais très honnête que leur intérêt, et non le sien, était l'intérêt du public. Cependant, dans n'importe quelle branche du commerce ou des manufactures, l'intérêt des négociants diffère toujours à quelques égards de celui du public, voire s'y oppose. L'intérêt des négociants, c'est toujours d'élargir le marché et de restreindre la concurrence. Il peut souvent être assez conforme à l'intérêt du public d'élargir le marché; mais restreindre la concurrence lui sera toujours contraire, et ne peut servir qu'à mettre les négociants, en faisant monter leurs profit au-dessus de ce qu'ils seraient naturellement, en état de lever, à leur propre avantage, un impôt aberrant sur le reste de leur concitoyens. Toute proposition d'une nouvelle loi ou d'un nouveau règlement de commerce qui provient de cet ordre, devrait toujours être accueillie avec beaucoup de circonspection, et ne devrait jamais être adoptée qu'après avoir été longuement et soigneusement exami­née, non seulement avec l'attention la plus scrupuleuse, mais avec la plus grande méfiance. Elle vient d'un ordre d'hommes, dont l'intérêt n'est jamais exactement identique à celui du public, qui a générale­ment un intérêt à tromper le public, voire à l'opprimer, et qui par conséquent l'a, en maintes occasions, trompé et opprimé."(LRDN, L I, Chap XI, pp.297,298)

 

Un contrat est pratiquement inévitable entre le travailleur et le propriétaire des fonds qui l’emploi. Mais ce contrat n’est pas un « contrat social » fondateur entre deux individus libres et égaux. « Les maîtres, étant moins nombreux, peuvent non seulement se coaliser facilement,mais la loi autorise leurs coalitions, ou du moins ne les interdit pas, tandis qu’elle les interdit aux ouvriers. Nous n’avons pas de lois contre les coalitions formées pour faire baisser le prix de l’ouvrage ; mais nous en avons beaucoup contre celles formées pour le faire hausser. Dans tous les conflits, les maîtres peuvent tenir bien plus longtemps. Un propriétaire foncier, un maître manufacturier, ou un marchand, n’emploieraient-ils qu’un seul ouvrier, pourraient généralement vivre un an ou deux sur les fonds qu’ils ont déjà acquis. Sans emploi, un grand nombre d’ouvriers ne pourraient subsister une semaine, quelques-uns pourraient subsister un mois,et guère un an. A long terme l’ouvrier peut être aussi nécessaire à son maître que son maître ne lui est ; mais la nécessité n’est pas si immédiate. (…) Les maîtres sont toujours et partout dans une sorte de coalition tacite, mais constante et uniforme (LRDN, Livre I, chap VIII p. 77 78) ». Smith décrit ainsi non seulement le conflit des intérêts entre patronat et salariés, mais aussi l’inégalité du rapport des forces au détriment de ces derniers, et estime juste de faire en sorte (il ne dit pas comment) qu’ils reçoivent un salaire suffisant pour mener une existence « convenable », eux qui produisent « tout ce dont la société s’enrichit ».

 

La rente trouve son origine dans l’appropriation et l’ « autorisation ». On est loin du « contrat social » établi entre des individus libres et égaux, mais bien plutôt dans le domaine de la violence, du rapport de forces. « Dès que la terre d’un pays est toute devenue propriété privée, les propriétaires fonciers, comme tous les autres hommes, aiment à récolter là où ils n’ont jamais semé, et exigent une rente même pour son produit naturel. Le bois de la forêt, l’herbe du champ et tous les fruits naturels de la terre, qui lorsque la terre était en commun, ne coûtaient que la peine de les ramasser, viennent à avoir un prix supplémentaire. Les hommes viennent donc payer l’autorisation de les ramasser, (…) (LRDN, Livre I Chap VI, p. 56) », telle est l’origine de la rente foncière. La similitude entre rente foncière et rente minière, pétrolière notamment est évidente. D’une manière générale, la marchandisation des biens qui n’entraient pas auparavant dans l’économie, comme l’air, l’eau, l’espace interplanétaire, et d’autres, nous fait assister à des processus analogues à celui décrit par Smith pour la terre. Peut-être en a-t-il été de même pour le travail, mais Smith ne l’envisage pas du tout et considère comme naturel la division et l’appropriation individuelles du travail.

 

Les marchands sont convaincus de l’intérêt du commerce parce qu’il favorise leur propre prospérité. « Les marchands connaissaient parfaitement de quelle façon il les enrichissait. C’était leur affaire. Mais de quelle façon il enrichissait le pays, n’était pas leur affaire »(LRDN, Livre IV, Chap I, p487).

 

De nombreux passages d’Adam Smith sont animés d’un souci très fort de justice sociale, dénonçant l’égoïsme des riches et des marchands, des entrepreneurs et des rentiers, qui emploieraient volontiers le travail de milliers de bras de pauvres qui leur sont subordonnés pour satisfaire des « désirs vains et insatiables ». Mais une « main invisible », non pas celle de la justice terrestre ou divine, mais celles des mécanismes naturels de la sympathie et de l’échange, distribue plus justement les richesses produites dans une utilité générale. Ainsi le libéralisme, le libre échange, est-il l'instrument de l'intérêt général, alors que ceux qui en sont les agents naturels, les capitalistes, en sont spontanément les adversaires naturels ! Et il est vrai qu'on retrouve maintenant souvent, alors que toutes les classes capitalistes sont converties officiellement au libéralisme, cette sorte de schizophrénie qui fait tenir un discours libéral et un projet protectionniste dans la même cervelle.

La dépense publique

Ce livre est consacré au revenu et à la dépense du "souverain" ou de "la collectivité". La question posée n'est pas "comment ces revenus et ces dépenses sont générés et administrés, mais plutôt "pourquoi" et "est-ce qu'il est bon qu'il en soit ainsi ?"

 

Dans la conclusion, Adam Smith résume :

§      Pour la défense, "il est raisonnable qu'elles soient défrayées par la contribution générale de l'ensemble de la société",(p. 917)

§       Pour la justice, "il n'est pas impropre qu'elle soit défrayée par la contribution générale de l'ensemble de la société. Cependant, les personnes qui occasionnent cette dépense sont celles dont l'injustice rend d'une façon ou d'une autre nécessaire de chercher réparation ou protection auprès des cours de justice. Derechef les personnes qui bénéficient le plus directement de cette dépense, sont celles que les cours de justice restaurent ou maintiennent dans leurs droits. La dépense d'administration de la justice peut donc être très proprement défrayée selon les cas par la contribution particulière de l'une ou l'autre de ces deux différentes catégories de personnes ou de toutes les deux"(p. 917)

§      "Les dépenses locales ou provinciales (...) devraient être défrayées par un revenu local ou provincial (...) Il est injuste que l'ensemble de la société contribue à une dépense qui ne profite qu'à une partie de la société." (p.917)

§      "L'entretien de bonnes routes et de bonnes communications est une dépense qui bénéficie, sans conteste, à l'ensemble de la société, et qui peut donc sans injustice être défrayée par la contribution générale de l'ensemble de la société. Cependant, cette dépense bénéficie le plus immédiatement et le plus directement à ceux qui voyagent ou qui transportent des marchandises d'un endroit à un autre, ainsi qu'à ceux qui les consomment. Les droits de barrière en Angleterre, et les droits appelés péages dans d'autres pays, la mettent entièrement sur deux catégories différentes de gens, et décharge par là le revenu général de la société d'un fardeau très considérable." (p.918)

§      "Les institutions pour l'éducation et pour l'instruction religieuse sont une dépense qui, sans conteste, bénéficie pareillement à l'ensemble de la société et qui peut donc, sans injustice, être défrayée par la contribution générale de l'ensemble de la société. Cependant, cette dépense pourrait peut-être tout aussi proprement, et même avec quelque avantage, être défrayée entièrement par ceux qui reçoivent le bénéfice immédiat de cette éducation et de cette instruction, ou par la contribution volontaire de ceux qui pensent avoir besoin de l'une ou de l'autre." (p. 918) Adam Smith considère par ailleurs que si les maîtres sont payés entièrement par la collectivité, il y aura moins de compétition entre eux et qu'ils se donneront moins à leur tâche.

Ainsi, pour chaque catégorie de dépenses, Adam Smith se pose la question :  quelle est la répartition juste du fardeau, étant entendu que la justice, ici, consiste à faire supporter un coût par celui auquel la dépense correspondante profite le plus directement, si bien que même si une solution n'est pas injuste, une autre peut être quand même plus juste, parce qu'elle soulage la collectivité d'un fardeau et fait peser la charge sur ceux qui bénéficient directement de la dépense. Cette conception de la justice exclut le principe de solidarité et de gratuité pour le bénéficiaire.

Les ressources du souverain

Ayant examiné les dépenses de la puissance publique, Adam Smith en examine les ressources.

 

Une première source de revenus consiste dans les revenus que le souverain peut tirer de ses propres fonds, terres, capitaux, etc. Il note que ces fonds sont en général mal gérés (avec "profusion") et donc que si elle n'est pas illicite, cette source de revenus n'est pas à recommander. Il ne se pose pas la question de savoir pourquoi il en est ainsi, quelle est la cause de cette gestion relâchée, mais simplement il la condamne.

 

Viennent les impôts, pour lesquels il énonce des règles :

1.    "Les sujets de tout Etat devraient contribuer au soutien du gouvernement autant qu'il est possible en proportion de leurs capacités respectives." (p. 929)

2.    "L'impôt que chaque individu est obligé de payer devrait être certain et non pas arbitraire. Le moment de payer, le mode de payement, la quantité à payer, devraient être clairs et évidents ..." (p. 929), afin de lutter contre l'"insolence" et la "corruption"

3.    "Tout impôt devrait être levé au moment, ou de la façon  qui rendent son payement plus commode au contribuable". (p. 930) L'impôt sur la consommation est le plus commode.

4.    "Tout impôt devrait être conçu de façon à prélever le moins possible sur le peuple".(p. 930) et notamment éviter quatre causes de surcoût :

1. le coût du prélèvement lui-même

2. le découragement de certaines branches d'activité

3. la tentaion de fraude qui est plus grande face à un impôt "non judicieux"

4. les vexations et oppression inutiles

 

Suit une revue des effets contre-productifs des impôts qui ne respectaient pas ou insuffisamment ces maximes.

 

Economie et politique, richesse et violence

L'analyse de Smith ne s'oppose pas seulement aux autres théories économiques, comme celle des "systèmes agricoles" ou "mercantiles", mais aussi et plus fondamentalement aux philosophies qui fondent la puissance des états sur l'habileté politique ou militaire des souverains. Les classes sociales poursuivent chacune ses intérêts propres, mais concourent malgré elles et souvent inconsciemment à la richesse commune grâce au jeu naturel de l'organisme économique, et non grâce, comme chez Machiavel, par exemple, à l'habileté du souverain à les rallier à sa politique ou à les faire passer sous ses fourches caudines.

 

Alain Bruno analyse ainsi ce mécanisme intégrateur :

"En poursuivant son intérêt particulier chaque agent contribue à l'intérêt général, au bien-être de la nation. Les riches en accumulant des biens qui excédent largement leurs besoins en font bénéficier autrui et ils participent à la répartition des richesses (TSM, p. 257). Les entrepreneurs et investisseurs privés en investissant et en pro­duisant permettent la création de richesses, la création d'emplois et la distribution de revenus : « chaque individu tâche le plus qu'il peut, I) d'employer son capital à faire valoir l'industrie nationale, et 2) de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. [...] il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; [...] il ne pense qu'à son propre gain ; en cela comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas tou­jours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travail­ler » (RN, t. 2, p. 42-43). On peut estimer que ce passage, est le reflet, dans le vocabulaire contemporain, de la notion d'externalité positive.

Si d'autres interprétations sont envisageables, deux au moins sont à écarter dans la mesure où elles nous éloignent considérablement de la problématique smithienne : la « main invisible » n'a rien à voir avec une force ou des relations qui dépassent l'individu ; on ne peut pas non plus la comparer à la concurrence pure et parfaite. C'est une abstraction sociale comme l'est le spectateur impartial qui s'exprime et s'anime dans l'expérience et l'action concrète des individus. Cependant, là ou le spectateur impartial est une norme sociale qui sert à mesurer les écarts des comportements individuels pour déclencher ou non de la sympathie, la « main invisible » est l'expres­sion de la différenciation des pratiques individuelles et du « jeu social » qu'elles mettent en œuvre. (Alain Bruno, pp.82-83)

 

L’enquête sur la richesse des nations montre un mécanisme naturel par lequel, au-delà de la sympathie et des autres « sentiments moraux », les hommes coopèrent pour produire un bien-être commun plutôt que s’entredéchirer. C’est la division du travail et son corollaire l’échange qui font que, tout en poursuivant des buts égoïstes, les hommes réalisent une communauté harmonieuse et en progrès vers plus de bien-être. Ce résultat, on l’a vu, est celui d’un processus naturel et involontaire. Il n’est pas provoqué par un contrat social initial, ni par une contrainte autoritaire, comme chez Rousseau ou Hobbes. Il suffit, en fait, au gouvernement de laisser la nature faire et suivre son cours autonome pour que ce résultat se produise comme la conséquence normale de la division du travail.

 

L'origine de la propriété et de l'Etat

L'origine de l'Etat est dans la violence : "Tous les bergers et les pasteurs infé­rieurs sentent que la sûreté de leurs propres troupeaux dépend de la sûreté de ceux du grand berger ou pasteur, que le maintien de leur autorité inférieure dépend de celui de son autorité supérieure"(...)"Le gouvernement civil, dans la mesure où il est institué pour la sûreté de la propriété, est en réalité institué pour la défense des riches contre les pauvres, ou de ceux qui ont quelque propriété contre ceux qui n'en ont point. " (LRDN, L V, Chap I, p.815)

 

Système féodal du racket, encore en vigueur, par exemple, en Irak au Japon, et sur certains trottoirs de grandes villes : "cependant, l'autorité judiciaire d'un tel souverain, bien loin d'être une cause de dépense, lui a été longtemps une source de revenu. Les personnes qui s'adressaient à lui pour la justice étaient toujours prêtes à la payer, et une requête s'accompagnait toujours d'un présent. De plus, une fois l'autorité du souverain partout établie, la personne reconnue coupable, outre de la réparation qu'elle devait à la victime, était obligée de payer au souverain une amende pécuniaire. Elle avait troublé, perturbé, rompu la paix du roi son seigneur, et ces offenses, pensait-on, exigeaient une amende pécuniaire. "(LRDN, L V, Chap I, p.815)

 

Pourtant trois exemples au moins montrent chez Smith le rôle fondateur en économie de la violence :

1)    Les guerres qui rapportent aux industries exportatrices

2)    L’appropriation de la terre comme génératrice de la rente foncière

3)    La coalition des maîtres qui leur donne un avantage systématique dans la lutte des classes

Philosophie, morale, droit, économie et politique

Adam Smith est inclassable entre ces cinq disciplines, du moins telles que nous les découpons actuellement.

 

Antérieure à la Richesse des nations est la Théorie des sentiments moraux. Dans cet ouvrage, Smith est moraliste, philosophe de la morale. Encore faut-il s'entendre sur ce que ce champ est supposé recouvrir. Il se situe dans la perspective des philosophes du XVIIIème siècle, cherchant les fondements moraux du droit, dans le but de donner aux législateurs les meilleurs conseils pour asseoir les lois les meilleures sur les bases morales les meilleures aussi, du point de vue moral, et les plus fermes, du point de vue critique. Il ne s'agit pas, comme c'est le cas le plus souvent de nos jours, de permettre à l'individu de guider sa propre conscience morale, indépendamment des lois positives de la société. Il s'agit de faire en sorte que celles-ci soient justifiées comme bonnes en droit et fondées en raison. Dans cette tâche, deux complications majeures : 1/ le platonisme est rejeté au nom du recours exclusif à l'expérience individuelle comme fondement de la conscience rationnelle, et 2/ l'homme, sans être nécessairement fondamentalement méchant, comme le prétend Hobbes, a, en tout cas, des tendances naturelles à l'égoïsme, la cruauté, etc., et la morale ne peut se fonder sans risque, comme chez Kant et Rousseau, sur une bonne volonté supposée première. Les contemporains de Smith explorent donc l'origine du sentiment moral, qui fait que nous sentons immédiatement que cet acte est bon et cet autre mauvais, et ceci dans le cadre d’une problématique qui veut concilier un égoïsme supposé naturel et radical, d’une part, et le fait social, d’autre part. « Chaque homme est bien plus profon­dément intéressé à tout ce qui le concerne immédiatement ; et il est porté par nature à n'avoir principalement soin que de lui-même ». Mais cet amour de soi entraîne aussi un besoin de reconnaissance par autrui, qui est la motivation des aspirations sociales.

 

Smith, on le sait, fonde la morale sur un sentiment moral particulier, la sympathie. Entendons par là non pas le sens usuel d'amitié confuse, mais le sens étymologique d'un partage des sentiments, des affects. Les affects ne sont pas des sensations individuelles, mais des faits sociaux, d'emblée virtuellement partagés. La psychologie sociale expérimentale a en grande partie validé cette hypothèse. La notion smithienne de sympathie n'est pas axiologique, elle ne dit pas que la sympathie serait une sorte de vertu ou de bienfait ressenti par les âmes compatissantes et bien disposées au plan moral. C'est une notion toute naturaliste, sur laquelle il n'y a pas lieu de porter à proprement parler de jugement de valeur. La démarche de Smith, commune en cela à de nombreux penseurs de son temps, est de fonder la morale sur la nature et non sur une théorie du bien et du mal ou sur une axiologie.

 

La sympathie n’est pas exclusive de l’égocentrisme, sinon de l’égoïsme. Elle se conçoit même dans le cadre égocentrique. Smith élabore toute une échelle de la sympathie et de sa force fondée sur une perspective égocentrée : elle est plus facile pour les proches que pour les amis, pour les amis que pour les étrangers, etc. Smith présente cet égocentrisme et cette préférence pour les proches comme naturels et en donne des exemples. Ces exemples, comme tous les exemples, ne sont pas apodictiques et il existe des exemples contraires bien connus. Des jeunes gens, qu’en d’autres circonstances et pour d’autres actes on eût qualifiés de sauvageons, c’est-à-dire, de peu touchés par la civilisation et proches de l’état de nature, ont récemment sauvé de la noyade, dans des conditions dangereuses, deux inconnus et en ont éprouvé non seulement de la fierté, mais aussi du plaisir lisible sur leurs visages. Dans une chanson de Jacques Verière, « Mon pote le gitan », il est dit « j’ai eu l’impression de perdre un ami, et pourtant ce gars-là ne m’a jamais rien dit ». Ces contre-exemples n’ont pas pour prétention d’infirmer la théorie de Smith, (celui-ci, d’ailleurs n’ignore pas ces sentiments et les intègre dans sa théorie comme cas particuliers) mais seulement de montrer son caractère peu empirique. L’empirisme est rarement empirique et construit ses théories à partir d’hypothèses et au moyen du calcul. L’égoïsme et l’égocentrisme sont pour Smith des axiomes premiers qu’il ne questionne pas.

 

La sympathie ne suffit pas à Smith pour gérer la contradiction entre l’égocentrisme et le fait social. Il utilise aussi la notion de « spectateur impartial ». Celui-ci a accès à la norme absolue de l’idéal moral. La morale pratique se définira par une distance plus ou moins grande et « acceptable » par rapport à cette norme idéale. Comment le sujet moral empirique, qui n’a pas accès comme le spectateur impartial à la norme idéale, peut-il comparer la norme relative de l’acceptabilité sociale à la norme morale idéale ? Smith ne l’explicite pas, mais il est clair que le professeur Smith, lui, possède cette faculté, rationnelle et non empirique, de comparer l’idéal à l’empirique, et d’exposer le résultat de ces comparaisons dans des cours et des livres. On retrouve ici un problème classique des paradoxes de la philosophie idéaliste, celui consistant à poser des limites infranchissables et à penser ensuite les deux côtés de la limite. Il faut reconnaître à l’empirisme le mérite d’admettre ce paradoxe et de le résoudre humblement par le moyen d’échelles et d’approximations successives qui, s’il n’est pas satisfaisant intellectuellement, est au moins honnête et vraisemblable.

 

Cette double démarche, de fonder d'abord et de construire ensuite, appliquée à la morale et au droit, Smith l'applique également à l'économie. Se donner quelques principes réputés indiscutables, ou le moins discutables possible, car issus de l'expérience commune, et montrer qu'à partir de ceux-ci, on peut déduire toute une législation qui conduirait au bien agir, tel est le programme. Ces principes, concernant la morale, ne doive pas inclure, pour être à l'abri des critiques d'inspiration hobbesienne, une bonne volonté première qui nierait que l'homme appartient au genre lupus... C'est pourquoi il a recours à la sympathie, conçue comme une disposition naturelle au partage des émotions. L'idée est que, quelque méchante que pourrait être la nature de l'homme, les mécanismes de celle-ci le conduisent quand même à des comportements globalement moraux, par un jeu de causes et d'effets naturels et même parfois contre sa propre volonté d'être égoïste, par le jeu d’une illusion sur l’utilité de ses activités.

 

Smith part du droit, qu'il veut fonder en morale, et la morale elle-même ne lui suffisant plus, il cherche dans les mécanismes de l'économie l'origine du bien, des biens, de la richesse.

 

Il faut remarquer que les recherches de Smith concernent le bien général et non celui d’individus ou de classes sociales particulières. Son sujet est celui de la richesse des nations, dans lesquelles il considère et la subsistance des populations, dans leurs diverses composantes et les ressources de l’Etat, propres à lui permettre d’assurer les services publics nécessaires au bien commun. Il critique le système mercantile non seulement pour ses aspects contre-productifs, mais surtout parce qu’il traduit la prise en compte des intérêts particuliers des producteurs (entendez : les entrepreneurs manufacturiers et les commerçants grossistes) au détriment de ceux des consommateurs. Or « la consommation est l’unique fin et l’unique but de toute production ; et on ne devrait s’occuper de l’intérêt du producteur que dans la mesure où il peut être nécessaire pour favoriser celui du consommateur. La maxime est si parfaitement évidente qu’il serait absurde de s’efforcer de la démontrer. Mais dansle système mercantile, l’intérêt du consommateur est presque constamment sacrifié à celui du producteur ; et il semble considérer la production, et non la consommation, comme la fin et l’objet ultime de toute industrie et de tout commerce »(LRDN, Livre IV, Chapitre additionnel, p.753). Smith dénonce constamment la poursuite d’intérêts égoïstes et particuliers.

 

Il y a chez notre auteur toute une réflexion sur la justice des interventions de l’Etat, que ce soit à travers les impôts ou à travers l’aide aux plus pauvres, réflexion qu’on retrouve pour l’essentiel chez Rawls pour l’époque moderne. Cette réflexion ne fait pas de l’Etat et de la justice sociale une sorte de correctif accessoire, mais plutôt un élément essentiel pour préserver l’harmonie de la société, harmonie sans laquelle la paix civile ne peut être assurée, ni, par conséquent, le marché fonctionner. Cette justice n’est pas fondée sur l’égalité, ni même sur l’équité, notion plus récente. Elle est fondée sur l’idée que chacun doit pouvoir mener une existence « convenable », en « harmonie » avec la société. Il cite non seulement le toit et la nourriture saine, mais aussi par exemple le fait de ne pas aller pieds nus, ou bien de recevoir une instruction minimale. La mesure de ce qui est « convenable » relève de deux modes d’appréciations différents et complémentaires : 1/ l’opinion courante dans la société ; 2/ l’idée qu’en aurait un « observateur impartial », sachant, là encore, que la première doit être considérée comme une approximation sans cesse mouvante et améliorée de la seconde.

 

Smith, dans le terrain de l'économie, généralise et approfondit seulement la démarche qu'il avait éprouvée pour la morale. La richesse commune se crée et se développe naturellement par le jeu des égoïsmes normaux des acteurs économiques. On aboutit naturellement au libéralisme, car la plupart des interventions volontaristes pour créer artificiellement de la richesse supplémentaire n'ont pas d'autre effet que de diminuer d'autant les ressources mobilisables par les artisans, les industriels et les commerçants, créateurs naturels des richesses.

 

Considérons maintenant la structure des démarches de Smith, et tentons d'en définir quelques caractéristiques :

§      Il s'agit de la construction mentale d'un modèle à partir des comportements supposés naturels des individus

§      Ces comportements individuels naturels ont une tendance égoïste et asociale forte

§      Mais une mécanique immanente fait que la résultante de l'ensemble des comportements constitue une richesse et un bien communs

§      Il n'y a pas de valeur hors de celle attribuée aux choses par les consciences individuelles

§      A côté d’une vérité idéale et inaccessible parce que non empirique, il en existe une approximation dans l’opinion courante et moyenne de la société ; cela est le cas, par exemple, du prix naturel ou de la norme de la justice.

A lire ces caractéristiques, on voit qu'elles se retrouvent assez largement dans l'essentiel de la pensée philosophique et économique américaine, pas seulement celle d'inspiration dite libérale. On s'aperçoit aussi que nombre de penseurs réputés ou autoproclamés libéraux sont assez peu "smithiens". Enfin, on constate que l'empirisme emprunte plus à la démarche hypothético-déductive qu'à l'expérimentale.

 

Références bibliographiques

-       Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (notée LRDN), traduit par Paulette Taieb, PUF, Paris 1995

-       Alain Bruno, Adam Smith,, vie, œuvres, concepts, Ellipses, Paris 2001

 

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