Vérité, sujet et objet

 

 

Vérité, sujet et objet 1

Deux versions de la vérité : adaequatio rei et consensus 1

Transcendance de l'objet et du sujet 2

La relation sujet-objet 2

Conceptions classiques du sujet 3

Le sujet opérateur 3

Logique du discours et logique du réel 3

La négation du réel 4

Psychologie du solipsisme 5

De l'opération à l'énoncé 5

Conclusion 6

 

Le positionnement classique de la théorie de la connaissance consiste à la concevoir dans l'opposition de deux termes radicalement distincts, le sujet et l'objet, et conduit à trois solutions possibles concernant le problème de la vérité :

  1. Ou bien les représentations sont vraies parce qu'elles traduisent une correspondance régulière (homothétie ou autre) entre des événements subjectifs et des événements objectifs ;

  2. Ou bien les représentations sont vraies en vertu d'un principe intrinsèque d'ordre subjectif ;

  3. Ou bien encore les représentations ne sont pas vraies car seule serait vraie une appréhension directe des objets, appréhension qui n'est pas de notre ressort.

 

Deux versions de la vérité : adaequatio rei et consensus

Les deux premières solutions sont optimistes et sont celles généralement adoptées. La première est celle, par exemple, du thomisme. Elle suppose une similitude inexpliquée et inexplicable entre les deux termes radicalement distincts que sont le sujet et l'objet. Pour cette raison, qui la rend mystérieuse, elle est souvent rejetée par les milieux scientifiques et critiques, au profit de la seconde. Celle-ci a donné naissance à toute une famille de doctrines d'inspiration kantienne, comme l'hégélianisme ou la théorie séduisante que tente de nous expliquer Schopenhauer dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation. C'est encore souvent la position des chercheurs et des épistémologues qui prennent argument du principe d'incertitude de Heisenberg et de l'absence (ou de la difficulté) d'expérimentation dans les sciences sociales pour réfugier le critère de la vérité dans la cohérence ou, ce qui en est la forme sociale, le consensus, voire le consensus des experts. Mais cette seconde solution n'est guère convaincante, puisqu'elle fait l'impasse sur le monde objectif, et que nos tentatives de connaissance visent, précisément, ce monde. La troisième solution est sceptique, et cette qualité seule suffit souvent à la faire rejeter.

 

Transcendance de l'objet et du sujet

C'est donc le postulat de la distinction radicale entre le sujet et l'objet qu'il convient de questionner. Cette distinction est conçue de deux manières différentes, soit comme des niveaux hétérogènes, c'est la conception de la transcendance, soit comme des natures hétérogènes, c'est le dualisme, l'opposition entre matière et esprit. Ces deux conceptions indiquent des perspectives différentes mais elles peuvent revêtir des formes diverses et se combiner. Par exemple, plutôt que de parler de sujet et d'objet, les anglophones préfèrent s'y référer avec les mots de mind et de mind-independent ou matter-of-fact.  Elles se rejoignent toutefois en ce qu'elles rendent par principe la connaissance impossible et ont donc ensuite toutes les peines du monde à expliquer comment néanmoins elle est, comme un fait.

 

La relation sujet-objet

Avant donc de se prononcer sur la nature ou la position métaphysiques du sujet et de l'objet, il faut les considérer comme les deux termes d'une relation décrite comme "connaissance". Il s'agit des pôles de cette relation. Plus précisément encore, il s'agit de cette relation en tant qu'elle peut faire l'objet d'une représentation et qu'elle est susceptible d'être vraie. Cette remarque nous conduit notamment à distinguer entre le sujet et l'esprit. Par exemple, l'enregistrement des pressions sur le rouleau d'un baromètre est vraie si le baromètre fonctionne correctement, bien que le baromètre, selon toute vraisemblance, ne soit pas de nature spirituelle. Néanmoins, il produit des représentations vraies. On distinguera aussi le sujet et le discours, le baromètre ne "parlant" pas, encore qu'on puisse bien sûr considérer les graphiques comme un discours particulier, mais cela suppose une extension de la notion de discours, qui recouvre alors pratiquement toute représentation. En tout cas, il est clair que la relation entre le baromètre et les pressions atmosphériques s'organise autour de deux pôles, l'un sujet, le baromètre avec ses éléments et sa construction, et l'autre objet, l'air ambiant, sa pression et son comportement physique.

 

Notre exemple nous indique aussi que les deux termes opposés de la relation, baromètre et air ambiant, ne sont pas radicalement distincts et qu'ils interagissent l'un sur l'autre. C'est même cette interaction qui est la condition de la "connaissance" que possède le baromètre de la pression atmosphérique.

 

Les guillemets que je viens de mettre à "connaissance" pointent l'objection classique à la conception que je suis en train de suggérer. Cette "connaissance" n'en serait pas une au sens de la théorie de la connaissance, qui s'intéresse à la connaissance par les humains. La réponse est que celle-ci n'est pas différente, dans sa structure, de celle du baromètre. Elle procède d'une interaction entre le sujet et l'objet et d'une représentation subjective de certains traits de cette interaction. La différence essentielle entre les deux est que l'interaction de l'homme avec les objets met en jeu ses capacités d'anticipation et d'invention que ne possède pas le baromètre.

 

Conceptions classiques du sujet

Les conceptions classiques de la connaissance simplifient à l'extrême le modèle du sujet humain et le réduisent à un assemblage d'organes sensoriels et d'esprit. Le schéma classique est basé sur le modèle de la vision et, tels les rayons optiques venant frapper la rétine à travers le cristallin et le corps vitreux, les informations sont supposées être véhiculées des organes sensibles au cerveau, siège de l'esprit et de ses facultés, intelligence, etc. Ce schéma n'est pas faux par lui-même, mais il le devient s'il est pris comme modèle représentant la totalité de la situation de connaissance. D'abord, il se heurte aux fameuses erreurs des sens, illusions optiques et autres tromperies et illusions auxquelles nous exposent nos récepteurs. Ensuite, il néglige complètement l'interaction entre l'homme et ses objets, pour n'en conserver que l'impression passive des sens par les agents externes. Par la main et les outils, le sujet humain modifie et transforme, selon les indications des "facultés" du cerveau, les objets dits "externes". Enfin, il néglige également le fait essentiel que ces interactions sont sociales. Il représente un "homo gnoseologicus" comme un individu isolé, réduit à quelques-un de ses organes biologiques, et non comme le membre d'une civilisation agissant collectivement dans le monde.

 

Le sujet opérateur

Giambattista Vico est le premier philosophe à qui on doit une théorisation fondée sur la reconnaissance de cette activité productrice de l'homme, avec sa conception résumée par la formule du verum-factum. De nombreux auteurs, à sa suite, ont emprunté les mêmes voies, les uns insistant sur la place de l'expérimentation et du travail dans la connaissance, les autres sur son caractère social et politique. Il me semble que les deux éléments ne doivent pas être dissociés : le travail et l'expérimentation sont des processus sociaux et politiques.

 

Le factum, c'est-à-dire le produit de l'activité humaine (participe passé du verbe facere, faire, produire, fabriquer), implique simultanément et conjointement des éléments subjectifs, le plan d'une opération, des instruments, des opérations intermédiaires, des projections, une organisation du travail, etc. et des éléments objectifs, une matière, des acquis antérieurs, du temps, des résultats, etc. Les uns et les autres ne sont des informations, au sens des théories cognitives, que par leurs relations mutuelles. Vico pose l'équivalence entre le verum, le vrai, et le factum, le produit. La question posée par la théorie de la connaissance est alors celle de la correspondance entre les représentations et ce verum-factum.

 

Logique du discours et logique du réel

La théorie classique croit à une correspondance entre la logique binaire de notre logos et le réel : "Tout ce qui est est quelque chose, ou n'est pas ce quelque chose" (Fichte, La destination de l'Homme, Union générale d'édition, 10-18, p. 53). Partant de ce principe, l'épistémologie classique suppose comme une propriété intrinsèque première des énoncés de posséder la même qualité ; un énoncé est vrai ou faux. J'ignore ce qu'il en est du réel, ni même si la question a un sens, mais, concernant les énoncés, il est certain que la question de la vérité contient d'abord, comme élément constitutif, celle de la signification. L'analyse du langage oblige à distinguer entre énoncé et proposition et à observer que le même énoncé peut être vrai ou faux selon le sens qu'on lui attribue. "Cet arbre est vert" est vrai s'il s'agit, par exemple de le figurer dans un tableau ou si l'on veut apprendre à un enfant le sens des mots "arbre" et "vert". Mais, à y regarder de plus près, certaines feuilles ont des taches jaunes, les branches sont grises ou marron. Si on le regarde d'encore plus près, on verra qu'il est composé de cellules, elles-mêmes composées de molécules, à leur tour composées d'atomes qui, encore sont des agglomérats de particules, et qu'il n'y a même plus de couleur à proprement parler à ce niveau. Pourtant l'arbre se résout entièrement dans cette matière incolore, et, en même temps, il est vert très certainement. Dire que l'arbre est vert renvoie donc à un facere, celui du peintre ou celui du pédagogue, qui n'est pas celui du physicien nucléaire. La vérité de "cet arbre est vert" est donc un facere particulier qu'il faut d'abord déceler avant de se prononcer par oui ou par non comme le souhaite Fichte.

 

La négation du réel

La connaissance de la "nature", considérée comme un réel indépendant des interactions que nous avons avec lui s'évanouit comme une utopie qui n'est même plus souhaitable. Allant plus loin encore, le pragmatisme dissout l'objet dans une pure phénoménalité ou le pragma a pris la place de l'esthétique et de l'entendement kantiens. L'objet perd toute substance et devient une sorte de fantasme, et c'est la notion de réel qui disparaît au profit d'un pragma ou d'un jeu de langage totalement structurant.

 

Cet abandon du réel est à la fois excessif et contradictoire. Excessif, car le fait que le sujet ait une part active dans la connaissance n'implique nullement que celle-ci ne soit que fantasmatique. Cette activité est au contraire bien réelle. Sujet et objet ne viennent en interaction que parce qu'ils font tous deux partie du monde réel. Et c'est cette réalité même qui donne quelque valeur de vérité que ce soit. L'argument pragmatiste vise à nier cette réalité qui pourtant le fonde. L'arbre est réellement vert et ce n'est pas le tube de couleur du peintre qui le fait devenir vert. L'énoncé "cet arbre est vert" renvoie à l'activité du peintre comme à sa vérité.

 

L'invention des relations d'indétermination de Heisenberg a joué au XXème siècle un rôle décisif dans la propagation et le succès d'un nouveau solipsisme qui prend racine dans le pragmatisme. L'ouvrage philosophique de Werner Heisenberg La nature dans la physique contemporaine contient d'ailleurs lui-même la formule qui résume ce solipsisme : "l'Homme se trouve désormais seul avec lui-même" (Gallimard, Idées nrf, 1962, p. 27 et suivantes), qu'on ne peut s'empêcher de rapprocher de la phrase de Fichte : "nulle part il n'existe rien en dehors de ma représentation" (ouvrage cité, p. 186). Cette thèse est la conclusion de deux prémisses. La première est exprimée par Heisenberg comme "on ne peut plus parler du comportement de la particule sans tenir compte du processus d'observation" (p. 18), phrase dont on peut étendre la portée bien au-delà des particules. Toute observation dépend du processus d'observation. L'observation de la Lune par Galilée avec son télescope n'est pas la même que l'observation de la même Lune par Aristote. Les autres animaux ne perçoivent pas les couleurs et les objets de la même façon que nous, la plupart des insectes ne voient pas le rouge, les oiseaux ont un angle de vision bien supérieur au nôtre et perçoivent des mouvements trop rapides pour être saisis par notre appareil visuel, etc. Tout cela est exact et se résume en un truisme : toute représentation humaine est humaine. Dira-ton pour autant qu'elle ne fait que refléter l'humaine nature ? Le monde des abeilles est-il composé de fantasmes d'abeilles ?

 

La deuxième prémisse est formulée un peu plus loin (p. 29) de la façon suivante : "le sujet de la recherche n'est donc plus la nature en soi, mais la nature livrée à l'interrogation humaine". Là encore, cette phrase est exacte, pas de réponse sans interrogation préalable, pas de connaissance de l'Amérique sans Christophe Colomb (ou d'autres découvreurs …). Le truisme, cette fois, est : toute représentation est représentée. Mais cela implique-t-il que toute représentation ne représente qu'elle-même ? Les prémisses de ce raisonnement sont des évidences bien souvent oubliées et rappelées à juste titre, mais n'impliquent nullement la conclusion. S'il s'agit de dire que toute connaissance est partielle et dépend des conditions de sa production et qu'il est illusoire de prétendre se représenter une réalité absolue (c'est même une contradiction dans les termes), on ne peut qu'approuver la démarche. Mais il n'en découle pas, en revanche, que c'est toute réalité objective qui nous est soustraite à jamais.

 

Psychologie du solipsisme

Je quitterais volontiers ici le terrain épistémologique pour une parenthèse psychologique. Cette conclusion injustifiée, pourquoi est-elle introduite ? Fichte : "Esprit terrible ! tes paroles m'ont bouleversé. Mais tu me renvoies à moi-même. (…) Que cherches-tu donc, ô mon cœur plaintif ? Qu'est-ce qui te révolte contre un système auquel mon intelligence ne peut absolument rien objecter ? Voici. Je réclame quelque chose d'extérieur à la simple représentation, quelque chose qui est, fut et sera, quand bien même la représentation ne serait pas …" (p. 185) Il s'agit de dramatiser le sujet, de passer insensiblement de l'être à la valeur. En effet, Fichte nous conduit finalement à la "destination de l'Homme", et Heisenberg, au "vouloir de l'Occident". Cette dramatisation et ce transfert du plan de la vérité factuelle à celui d'une supposée vérité morale ne sont pas raisonnables et ne relèvent pas de ce que j'entends par "philosophie".

 

De l'opération à l'énoncé

Heureusement, Heisenberg résume aussi la situation de façon plus satisfaisante : "la science, cessant d'être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l'homme" (p. 34). Comprendre la science en ses vérités, c'est donc comprendre quelles actions réciproques entre la nature et l'homme sont décrites par ces mêmes vérités. Les vérités scientifiques apparaissent sous forme d'énoncés et ces énoncés sont plus ou moins proches des actions réciproques qui en sont la vérité. L'énoncé simplifie par abstraction, transpose par analogie et déguise par le langage les opérations qui contiennent sa vérité.

 

Le problème auquel on est alors confronté est donc celui des relations entre énoncé et opération et, plus généralement, entre théorie et expérimentation, les seconds étant la vérité des premiers. C'est dans ce champ que la pensée de Vico peut nous être une grande ressource.

 

Prenons l'exemple de l'invention de la relativité restreinte par Einstein. Avant celle-ci, la description des observations consistait en la supposition d'un rétrécissement des règles et une accélération des horloges par rapport à l'éther immuable. Einstein commence son mémoire sur l'Electrodynamique des corps en mouvement en interrogeant la notion de simultanéité, condition opératoire première de toute mesure d'espace ou de temps. Et il pose en principe théorique ce qui jusqu'ici était considéré comme un fait que des principes ad hoc devaient expliquer : la constance de la vitesse de la lumière. Cette notion de "constance" n'est toutefois que l'expression mathématique, l'énoncé, du fait que la vitesse de la lumière est opératoirement indépendante de la direction du mouvement. Ce faisant, Einstein substitue une analyse des opérations à une description inductive de la réalité expérimentale. En langage vichien, il passe d'une description par les genres à une analyse par les causes.

 

Vient ensuite la formulation mathématique, sous l'influence de Grossmann, et achevée par Minkowski. Du point de vue de la position classique du problème de la connaissance selon lequel les croyances du sujet sont à confronter aux réalités de l'objet, elle pose des problèmes d'interprétation. L'espace riemannien doit-il être pris "à la lettre", comme l'expression d'une réalité, ou comme une simple traduction d'une conception physique en langage mathématique ? La question est évidemment mal posée par cette alternative. La vérité de la formulation mathématique est dans le factum auquel se réfère Einstein, les opérations de mesure des vitesses et des distances. La problématique traditionnelle se demande quelle est la réalité de l'objet : l'éther immuable et des règles élastiques, ou un espace déformable entraînant les règles dans ses variations, aucun des deux ne nous étant accessible par l'expérience. Le verum-factum nous invite à une autre lecture : la relativité exprime des lois réelles du comportement des règles et des montres dans les mesures de distance. Ces lois ne sont ni conventionnelles ni internes, car elles expriment des contraintes réelles rencontrées par les opérations, mais n'expriment pas non plus des propriétés d'un espace totalement étranger à notre exploration.

 

Conclusion

Il s'ouvre ainsi à l'épistémologie le champ de l'investigation du sens de vérité des énoncés. Les énoncés, les représentations ne sont pas vrais ou faux de façon binaire comme le voulait Fichte, mais contiennent de la vérité, dans leurs rapports aux opérations, dont ils expriment certains aspects. Sous cet angle, ce n'est pas tant la réponse qu'ils fournissent qui est significative que la question qu'ils sous-entendent. Chaque opération est en effet une question posée à la nature, et c'est en retrouvant cette question que l'on rencontre le véritable objet du discours.



Décembre 2008