Monisme, pluralisme, science, religion et philosophie

 

Les systèmes de croyances religieuses 1

Foi et raison 1

Le déterminisme 1

Lois et causes 2

Limites du déterminisme 2

Le projet moniste 3

Caractère régional des déterminismes 3

Monothéisme et polythéisme par rapport à une vision scientifique de l'Univers 4

Conclusion 4

 

Les systèmes de croyances religieuses

Les systèmes de croyances religieuses constituent un modèle de représentation sous-jacent des représentations non religieuses. Dans la culture occidentale, trois structures dominent : le monothéisme, le polythéisme, tel qu'il se manifestait dans les croyances des Grecs et des Romains anciens, et l'athéisme, qu'on peut attribuer à Epicure en Occident. A propos de ce dernier, il faut relever que cet athéisme ne consiste pas dans la négation de l'existence des dieux, mais dans l'affirmation de leur indifférence à notre égard. Des êtres bienheureux et immortels ne s'abaissent pas à s'occuper du sort des fourmis que nous sommes.

 

Foi et raison

La pensée moderne, dans la mesure où elle se veut rationnelle, est assez indépendante des conceptions religieuses. Sur un grand nombre de sujets, scientifiques, philosophiques ou politiques, des hommes de croyances et de fois différentes et des athées se retrouvent d'accord. Lorsque des désaccords importants sont affirmés entre foi et raison, ces désaccords portent en général sur des points particuliers, même s'ils sont importants, comme la définition de la vie humaine à propos de l'euthanasie et de l'avortement, ou la place de l'homme dans l'univers, à propos du créationnisme. Malgré le sens capital que les uns et les autres accordent à ces points, ils ne mettent pas en cause le cadre général de la pensée.

 

Le déterminisme

Ce cadre général relève de ce qu'on peut appeler le déterminisme. Le déterminisme est la croyance que, étant donnés certains éléments d'une situation, l'évolution de cette situation peut se déduire analytiquement de ces éléments. Le terme d'évolution est ici à prendre au sens large et ne se limite pas à l'évolution future. Le déterminisme ne se limite pas à la croyance que, pourvu qu'un nombre suffisant d'informations soient données, on peut prédire le futur à venir, mais aussi  le futur passé. Par exemple, étant donnée la composition de l'univers à l'instant précédant le big bang, on pourrait théoriquement reconstituer la création et l'évolution de celui-ci jusqu'à son état actuel.

 

Lois et causes

La croyance dans le déterminisme se fonde sur l'existence et la vérité de lois scientifiques. Les lois de la thermodynamique, par exemple, régissent le passage du quasi-néant initial à l'univers via le big bang. En appliquant ces lois aux données connues, et sous réserve que celles-ci soient en nombre suffisant, on pourrait déduire les transformations et les mouvements des éléments initiaux et la formation du monde tel que nous le connaissons. La découverte du virus VIH a permis de retracer la genèse de la maladie du SIDA, et d'intégrer celle-ci dans la chaîne de la causalité déterministe. Ce n'est que l'insuffisance de nos informations qui fait que nous ne pouvons retracer l'origine du virus lui-même, ni les causes de ses mutations.

 

Limites du déterminisme

Ainsi, le déterminisme admet-il deux limitations : d'une part, l'insuffisance des informations disponibles, et d'autre part, le caractère partiel des lois applicables aux phénomènes. La météorologie est un bon exemple du premier cas. On admet en général que l'arsenal thermodynamique, mécanique et chimique nécessaire est suffisant dans le stock des connaissances scientifiques pour comprendre les mécanismes des changements de temps, mais les variables et les paramètres sont trop nombreux pour être tous connus et tous intégrés à des modèles de calcul permettant de prévoir le temps de façon fiable, et ces modèles eux-mêmes dépasseraient les capacités de calcul des plus grosse machines disponibles. Mais on pourrait imaginer qu'une organisation assez performante pour collecter toutes les données nécessaires et qu'un ordinateur suffisamment puissant pour pouvoir stocker et traiter celles-ci permettraient, théoriquement, de rendre effectif le déterminisme météorologique. Le déterminisme est, dans ce cas, une limite idéale vers laquelle notre science tend, sans qu'on sache si elle l'atteindra un jour, mais qui, en tout cas, constitue son horizon intellectuel.

 

Une autre limitation du déterminisme ne tient pas à l'insuffisance de nos informations sur les données et les paramètres, mais au caractère régional des lois scientifiques. Les lois de l'électricité ne s'appliquent pas aux mécanismes héréditaires, les lois de la génétique, ne sont pas valables en économie et celle-ci n'éclaire pas beaucoup les phénomènes chimiques, etc. Chaque théorie s'étend à un domaine de validité bien défini. Le réel est ainsi découpé en domaines d'application relativement indépendants les uns des autres, et la notion de déterminisme, si elle doit avoir un sens, n'en a que dans un domaine particulier. Le déterminisme semble nécessairement pluraliste.

 

Le projet moniste

Certes, les progrès des sciences conduisent souvent à l'unification de domaines jusque là distincts, comme l'électricité et l'optique, l'évolution et la génétique, l'algèbre et la géomètrie, etc. Les théories nouvelles ne rendent pas caduques et ne falsifient pas les anciennes, mais les intègrent comme cas particuliers de domaines d'application plus vastes. On peut donc imaginer, là encore comme une limite idéale à laquelle on tendrait, une mathesis universalis qui rendrait possible un déterminisme universel. La physique, en tant que science des constituants ultimes de la matière, est souvent apparue comme devant être la matrice de ce déterminisme moniste. Jusqu'à présent, les tentatives dans ce sens ont échoué et aucune discipline n'a pu concevoir un cadre général qui permette de réaliser le projet déterministe.

 

Une certaine tradition philosophique assigne à cette discipline la tâche de penser le monde comme totalité, rejoignant par là l'idée d'un déterminisme moniste. Les échecs des tentatives dites "réductionnistes", physicalistes et autres, servent alors de prétexte à l'affirmation d'une prééminence de l'esprit dans l'univers. L'argument est évidemment fallacieux : ce n'est pas parce que le réductionnisme échoue jusqu'à présent qu'il doit être abandonné comme projet, et, s'il doit être abandonné et reconnu comme définitivement faux, ce n'est pas pour autant une preuve de la vérité de la thèse spiritualiste. C'est, en fait, le désir religieux de croire, et non la recherche sereine de la vérité, qui anime les tentatives d'élaborer une métaphysique spiritualiste sur les échecs du monisme physicaliste.

 

La philosophie se voit alors chargée de combler, pour ainsi dire, les lacunes des sciences et de présenter une version globale et cohérente de l'univers. Les représentations de Teilhard de Chardin sont un exemple de ce type de recherches : les résultats positifs des sciences sont confrontés à leurs limites et sont alors prolongés par la partie des révélations religieuses dont la philosophie a pu vérifier la cohérence ou la non-contradiction avec ces résultats. L'ensemble crée une vision unifiée du monde, dans laquelle le déterminisme moniste est pensable, sinon comme réalisation de l'esprit humain, du moins comme pensée d'un esprit infiniment supérieur, créateur de ce monde.

 

Caractère régional des déterminismes

Il y a dans ces démarches une inversion de l'ordre des raisons. La croyance dans le déterminisme est souvent présentée comme une condition de la démarche scientifique. C'est plutôt l'inverse qui est vrai. Les succès, même partiels et provisoires, de la science, permettent d'imaginer et d'espérer le déterminisme. C'est une illusion. Le déterminisme ne se réalise que dans les laboratoires, dans ce que Russell appelait des systèmes pratiquement isolés (practically isolated systems), pour lesquels nous avons artificiellement annulé ou ramené à des constantes les paramètres étrangers à la loi que nous projetons de vérifier. Mais l'univers n'est pas un jeu de billard dans lequel il serait assez facile de calculer la trajectoire de chaque boule.

 

Même en imaginant que dans chaque domaine d'application, un déterminisme régional soit possible, les interactions entre les différents ordres de réalité retirent toute signification à la recherche d'une omniscience (mathesis universalis). Les lois de l'économie, s'il en existe, viennent perturber celles de la climatologie. Les sociétés sont faites d'individus, qui eux-mêmes sont constitués de cellules vivantes, à leur tour agrégats de particules physiques, etc. L'idée qu'une macroscopie  rendrait une certaine autonomie aux différents systèmes de réalité est une illusion si elle doit concevoir ceux-ci comme des systèmes pratiquement isolés. En fait, les lois scientifiques, qui fondent la possibilité même de la croyance dans le déterminisme, ne concernent pas des systèmes réels, mais des aspects, des propriétés des systèmes réels, et leurs domaines d'application ne sont pas séparables autrement qu'en pensée.

 

Le monde est ainsi constitué d'une pluralité de déterminations étrangères les unes aux autres, mais qui néanmoins se rencontrent et s'entrechoquent. A la différence des atomes de Lucrèce, ils sont très différenciés et sont régis par des lois très différentes. Les raisonnements stochastiques ne peuvent donc pas réduire leurs interactions à une mécanique globale ou à un mouvement brownien. Leurs collisions ne nécessitent pas non plus l'intervention d'un démiurge arrangeur, car elles ne sont pas spécialement rangées. Le pluralisme exclut par définition l'idée d'un ordre supérieur. Chaque ordre de la réalité existe et évolue selon ses propres lois qui ignorent par nature celles des autres ordres.

 

Monothéisme et polythéisme par rapport à une vision scientifique de l'Univers

On voit que, plutôt que le monothéisme biblique, c'est le polythéisme païen qui sous-tend cette représentation. Athéna et Poseïdon ont chacun son idée sur ce qui doit advenir à Ulysse. L'électricité ignore superbement la biologie. Et s'il arrive que des cellules vivantes soient le siège de phénomènes électriques, rien n'oblige à penser que c'est parce que Zeus l'a décidé ainsi.

 

Conclusion

En effet, aucune décision n'apparaît dans l'application des lois scientifiques. Les religions, tant monothéistes que polythéistes, contiennent toutes les récits des décisions successives et souvent contradictoires des dieux. Mais la représentation scientifique du monde remplace les décrets divins par des lois. Les événements ne sont pas reliés entre eux par des cascades de choix et de désirs, mais par l'application de règles répétables. La religion répond à notre désir que quelqu'un s'occupe de nous. En effet, les dieux non seulement agissent par leurs volontés, mais encore ces volontés sont-elles situées par rapport à nous. Athéna se soucie d'Ulysse, Zeus de la belle Europe, et Dieu de ses élus. La science remplace ces attentions et ces intentions par des règles totalement indifférentes à nos actes et à notre sort. Beaucoup considèrent cette situation comme un orphelinat et voudront une consolation dans un monde qui soit comme un nid préparé pour nous par une puissance paternelle bienveillante. Leur imagination peut pourvoir à ce besoin, mais ce n'est pas, je crois, la tâche de la philosophie.

Février 2009