Valeur et temps en théorie économique

 

Valeur et prix 1

Le prix comme approximation de la valeur 1

Valeur et travail incorporé 2

Travail et temps de travail 2

Temps de travail et temps libre 3

Valeur et temps 3

La valeur, facteur de prix 4

Les problèmes de mesure 4

Le temps et l'argent 5

L'économie du temps 5

 

Valeur et prix

Toutes les réflexions économiques recourent implicitement ou explicitement à la notion de valeur, distincte du prix. La récente crise financière a montré par les faits que cette distinction était fondée, les prix des actifs se trouvant surestimés par rapport à leur valeur réelle. L'idée, à laquelle les économistes recourent fréquemment, qu'il existe un "juste prix" suppose la notion de valeur, celle-ci étant précisément le référent du prix pour le considérer comme juste ou anormalement élevé ou bas. Autre exemple, la notion d'inflation peut certes se concevoir indépendamment de la référence à la valeur des biens et services, comme une augmentation trop rapide des prix, mais l'idée même que l'augmentation est trop rapide suggère bien une augmentation normale correspondant à celle de la valeur des marchandises. Les discours des pères fondateurs de l'économie classique Smith, Ricardo, Marx et même du monétarisme, commencent tous par poser en fondement de la théorie la distinction entre le prix et la valeur et tentent de définir celle-ci et les moyens de la mesurer.

 

Le prix comme approximation de la valeur

Le résultat final de ces tentatives est, en général, et y compris pour Marx, de se résoudre à prendre le prix comme une mesure approximative de la valeur. Le marché, en dehors de ses dérèglements, parviendrait par ses mécanismes d'ajustement, à la moins mauvaise interprétation de la valeur des marchandises. Concrètement, quels que soient les détours conceptuels par lesquels les théoriciens passent pour trouver une conception scientifique de la valeur, notamment par le biais de la valeur constituée par le travail, ces détours valent des développements complexes et élaborés mais qui restent en dehors des applications pratiques et empiriques qui permettraient d'en vérifier la pertinence. On se résoud donc au moindre mal et à prendre les prix comme des indicateurs mesurables de la valeur. Bien sûr, il faut corriger les prix des évolutions monétaires et de variations saisonnières ou passagères. Des outils statistiques parviennent à lisser ou à redresser suffisamment les courbes pour qu'elles aient une apparence digne de figurer dans des ouvrages scientifiques. Le prix, une fois traité mathématiquement, devient ainsi la mesure pratique de la valeur.

 

Valeur et travail incorporé

La plupart des théories de la valeur font du travail incorporé dans une marchandise l'essence de cette valeur. Il y a ainsi, derrière la phénoménalité du prix, une réalité de la valeur provenant du fait que le bien ou le service échangé a requis une certaine quantité de travail humain pour se réaliser. Cette théorie est très largement partagée, quoiqu'elle soit rarement utilisée, la mesure de la valeur par le prix s'imposant, comme on l'a vu, pour des raisons pratiques. Dans la vie courante, on se réfère souvent au travail incorporé dans un objet ou un service, pour l'évaluer, lorsque ce travail est visible, comme, par exemple, dans un objet artistique ou artisanal ou dans un service concret exécuté devant le consommateur. Au contraire, pour les biens et services plus industriels, l'incorporation de travail dans les biens et services consommés est plus distante, et, donc, moins présente à l'esprit. Dans les rayons des supermarchés, rares sont les consommateurs qui s'interrogent sur le travail fourni par l'ouvrier chinois ou la couturière tunisienne pour la fabrication d'un tee-shirt ou d'une brosse à dents. C'est plutôt l'étiquette des prix qui indiquera la valeur de chaque produit. Pourtant, il est un fait que les valeurs économiques, les "utilités" constitutives du PIB, n'existent que grâce à du travail incorporé dans leur production.

 

Travail et temps de travail

Les difficultés commencent lorsque l'on cherche à mesurer ce travail incorporé. Un première difficulté vient de la question de l'équivalence des différentes sortes de travail. Le travail d'un balayeur est-il équivalent à celui d'un ingénieur ? celui d'une couturière de Christian Lacroix à celui d'une ouvrière chinoise payée à la pièce ? Ecartant la question des différences des talents individuels, on peut élaborer, comme le fait Marx, une théorie du "travail composé", pour incorporé dans le travail de l'ingénieur les temps de ses études et même des années de recherche qu'il a fallu accumuler pour élaborer ses connaissances théoriques et techniques. Cette théorie est sans fond, car il faut aussi incorporer le temps de construction des écoles que l'ingénieur a dû fréquenter, des agents d'entretien de ces écoles, de sa mère qui lui préparait ses repas pendant qu'il bûchait ses cours, celui de ses professeurs et des professeurs de ses professeurs et ainsi de suite jusqu'à celui du premier homme qui a inventé la roue, et ceci au prorata du temps passé par cet ingénieur pour mettre au point et faire fonctionner la machine qui a permis à cette ouvrière de produire la chaussette que vous allez acheter. Une autre difficulté est de savoir ce qu'il faut mesurer pour évaleur le travail. Marx a introduit la distinction entre le travail et la "force de travail". Le travail passé peut se mesurer par le temps. Puisqu'il s'agit de marchandises, c'est-à-dire de biens et services échangeables, il faudra introduire aussi le concept de "temps de travail socialement nécessaire". Il n'est, en effet, pas question de payer plus cher le produit d'un ouvrier lent ou paresseux que celui d'un ouvrier expédient et actif. Mais ce "temps de travail socialement nécessaire" est bien difficile à cerner et à évaluer. Il l'était déjà du temps de Marx. Il l'est évidemment encore plus au temps de la mondialisation. La notion de "force de travail", quelquefois critiquée comme métaphysique, a pourtant une destinée plus florissante. En effet, il se trouve qu'elle a un prix, le salaire, et, de ce fait, se retrouve dans le champ des évaluations empiriques chères aux économistes et qui leur permettent, même après des détours dans les contrées métaphysiques, de se retrouver sur le terrain ferme des séries statistiques et des calculs comptables. C'est donc, finalement, par le salaire, ou plutôt les coûts salariaux, qu'est évalué le travail. Ayons conscience qu'alors, on revient dans le monde du prix et qu'on a quitté celui de la valeur.

 

Temps de travail et temps libre

Quels que soient les autres facteurs à prendre en compte pour évaluer un travail donné, comme la qualification, la pénibilité, la complexité, les responsabilités, etc., ils se trouvent toujours, in fine, multipliés par le temps passé. Le salarié qui vend sa force de travail la vend pour un temps donné. Le tissu est vendu au mètre, le ciment au kilo, et le travail à l'heure. Le temps non vendu est dit "libre". Le consommateur qui achète un produit achète la dispense de se procurer ce produit par son propre travail. Adam Smith, lorsqu'il fait l'éloge de la division du travail comme moteur du progrès de la richesse des nations, montre bien que lorsque le fermier n'a plus besoin de faire lui-même sa bière ou sa chemise de lin, parce que brasseurs et tisserands les fabriquent pour lui, il se libère du temps pour augmenter sa production agricole ou s'occuper de sa famille. Les entreprises qui externalisent certaines fonctions jugées hors du coeur de métier libèrent du temps de travail pour développer leurs propres activités, ou réduire leur consommation de travail, et donc encore libérer du temps (même si ce doit être pour des chômeurs ...).

 

Valeur et temps

Le livre premier du Capital est presque entièrement consacré à la relation entre valeur d'usage et valeur d'échange, distinctes et complémentaires. Tous les ouvrages d'économie établissent comme principe que les marchandises, pour avoir une valeur d'échange, et donc un prix, sur lequel ils se basent ensuite pour en étudier les comportements, doivent avoir une "utilité". En fait, ce qu'acquiert l'acheteur dans l'échange, c'est du temps. Le travailleur vend du temps et le consommateur achète du temps. Ce n'est pas la même quantité. Le temps de travail incorporé dans une marchandise est beaucoup plus faible que le temps libre acquis par le consommateur qui se dispense de la charge de se procurer cette marchandise par son propre travail (ce qui serait souvent impossible). La division du travail et le machinisme (au sens large) permettent cette différence essentielle. La valeur de la marchandise ne réside pas dans le temps de travail incorporé (même si on savait le mesurer), mais dans le temps libéré pour le consommateur. Si l'échange est équitable, celui-ci donne en argent de quoi commander le même temps de travail à un tiers.

 

La valeur, facteur de prix

On vient de supposer un échange équitable. Le prix est dans ce cas l'équivalent en argent du temps libéré. Mais il est clair que ce n'est là qu'un cas d'école. Les éléments de formation des prix sont bien plus nombreux que cela et ont une autre efficacité que le seul souci de l'équité. La rareté ou l'abondance relatives de la marchandise, l'existence d'un marché libre ou au contraire d'oligopoles, les rapports de forces, les facteurs politiques sont des déterminants du prix bien plus efficaces que la valeur proprement dite. Ainsi, contrairement à ce que suppposent le plus grand nombre des théories économiques, la valeur n'est pas le substrat réel des prix qui en seraient comme l'apparence, ni non plus la limite idéale vers laquelle tendent en approximation les équilibres des marchés, elle n'en est qu'une composante parmi d'autres. La valeur est un élément du prix, elle n'en est pas la substance. Le prix ne peut donc pas être considéré comme une mesure, même approximative, de la valeur.

 

Les problèmes de mesure

La science économique se veut quantitative, pour diverses raisons qui ne sont pas en question ici. Elle appréhende par ailleurs des faits de natures très diverses et, dans ses développements, est appelée à en appréhender sans cesse de nouveaux : de la vie des agriculteurs aux choix d'investissements industriels, du rendement des rentes au coût des soins hospitaliers, du rôle de l'Etat dans les crises économiques à celui de l'économie parallèle dans le développement, de la chute de la biodiversité au problème des retraites, etc. Elle cherche donc depuis ses débuts un système de mesure commun pour tous ces phénomènes. C'est la comptabilité qui le lui a fourni. La comptabilité évalue les avoirs et les dettes de l'entreprise à une aune commune : leur prix. Le prix est lié, évidemment, à la propriété, comme la comptabilité est patrimoniale : le prix est la condition dans laquelle un bien donné peut changer de propriétaire. L'économie s'est donc développée en utlisant le prix et les données comptables comme instrument de mesure des différentes grandeurs qu'elle avait à appréhender, quitte, on l'a vu, à adopter des correctifs statistiques pour rendre cohérentes et comparables des données venant de temps, de lieux et de systèmes différents. A chaque fois que l'économie défriche un terrain nouveau, elle l'arpente à l'aide des prix. Après les Physiocrates, l'économie classique s'est attaquée au travail. Le travail est couramment converti en son prix, le salaire et les coûts salariaux. Au fur et à mesure qu'il devient évident que l'écologie et l'économie sont complémentaires et que l'objet de l'économie (ce qu'on savait depuis Malthus et surtout Reclus) englobe les rapports de l'homme et de la Terre, l'économie tente d'évaluer le prix de la biodiversité ou le coût du réchauffement climatique. On tente de trouver le prix de la vie humaine, etc. Ces tentatives ont ceci d'artificiel qu'elles attribuent un prix à ce qui n'a pas de marché, alors que le prix n'a de sens que dans un marché donné. D'autres voies sont alors tentées, autour, notamment, des nouveaux indices de croissances comme l'Indice de développement humain (IDH). On attribue des points de valeur à différents constituants de la vie sociale, comme la démocratie, le niveau d'éducation, la mortalité infantile, etc. La valeur produite par la société est alors la résultante de ces éléments. Ces tentatives supposent évidemment des choix de ce qui doit être valorisé et de la pondération des différents éléments. Elles supposent donc des choix moraux et politiques, des choix de civilisation. La présence et l'importance de ces choix sont plus ou moins masquées par la recherche d'un consensus entre les experts chargés d'élaborer ces indices, mais ils existent néanmoins et ne sauraient constituer une démarche scientifique. Si la physique, au début du vingtième siècle, s'était constituée par consensus des experts, elle aurait retenu les notions d'éther et de mouvement absolu.

 

Le temps et l'argent

Benjamin Franklin est l'auteur de la célèbre formule "Time is money". Formule évidemment erronnée si on veut la prendre comme signifiant une identité. Le temps passe et s'épuise tout seul, inéluctablement, quoi que l'on fasse et quoi que l'on en fasse, alors que l'argent peut ou s'épuiser ou s'accroître selon l'usage qui en est fait. Mais ils ont en commun une certaine universalité. Le temps peut s'employer à toutes les activités humaines possibles et l'argent peut acheter toutes les productions humaines possibles. Une heure de tennis ou une heure de labeur est toujours une heure. Vingt euros de pommes ou vingt euros de livres sont toujours vingt euros. En outre, si je trouve quelqu'un intéressé par mon savoir-faire, je pourrai obtenir de l'argent en contrepartie d'un certain temps et, inversement, je pourrai obtenir que quelqu'un travaille pour moi en contrepartie d'une somme d'argent. Ainsi une certaine confusion entre temps et argent semble presque naturelle. L'argent serait du temps "cristallisé" lit-on dans certains ouvrages de théorie économique. C'est une des fonctions de la monnaie que de servir à mesurer les prix. Comme précisément, on vient de le voir, l'économie a substitué le prix à la valeur, c'est encore naturellement que l'argent devient l'instrument de mesure des grandeurs économiques, des richesses. Mais c'est oublier que l'argent et le prix sont relatifs à un marché. Pour chaque marché, un système de fixation des prix et une monnaie-étalon sont créés spécifiquement, et modifiés selon les besoins du fonctionnement de ce marché. Prix et monnaie expriment les conditions de fonctionnement d'un marché donné. Dès qu'on veut aborder le fonctionnement d'une société dans son ensemble, économie composée d'une multitudes de marchés correspondants à des biens et des lieux différents mais interdépendants, le système monétaire n'est plus adapté. D'où les efforts des économistes pour élaborer des séries de prix ou des étalons monétaires théoriques, permettant d'intégrer des richesses de natures et de lieux différents.

 

Le temps, lui, ne dépend pas d'un marché, même s'il existe, bien sûr, des marchés de temps, les marchés du travail. Le temps passé à une certain tâche n'est pas le résultat d'une négociation entre acheteurs et vendeurs, mais celui d'un mode de production, d'un rapport entre l'homme et la Terre.

 

L'économie du temps

La richesse des nations, c'est le temps. Les échanges économiques sont des échanges de temps. C'est le sens même de la division du travail, condition de possibilité des échanges. Ce qui fait la valeur d'une marchandise, c'est le temps qu'elle permet d'épargner en ne la produisant pas. Consommation et production sont des consommations et des productions de temps. Ainsi, la totalité des richesses potentielles d'une société, c'est le total des espérances de vie de ses membres, le total de temps humain qu'elle produit.

 

Les économistes s'évertuent à évaluer toute chose en monnaie, quitte à fabriquer des prix artificiels, en dehors de toute réalité de marché, pour les valeurs qui n'ont pas de marché. Ce faisant, ils inversent l'ordre réel des choses. Ce n'est pas la valeur qu'il faut convertir en prix, mais le prix qu'il faut convertir en valeur, c'est-à-dire en temps.

 

 

Décembre 2009

 

 

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