Valeur
et temps en théorie économique
Le prix comme approximation
de la valeur
Temps de travail et temps
libre
Toutes les réflexions économiques recourent implicitement
ou explicitement à la notion de valeur, distincte du prix. La récente crise
financière a montré par les faits que cette distinction était fondée, les prix
des actifs se trouvant surestimés par rapport à leur valeur réelle. L'idée, à
laquelle les économistes recourent fréquemment, qu'il existe un "juste
prix" suppose la notion de valeur, celle-ci étant précisément le référent
du prix pour le considérer comme juste ou anormalement élevé ou bas. Autre
exemple, la notion d'inflation peut certes se concevoir indépendamment de la
référence à la valeur des biens et services, comme une augmentation trop rapide
des prix, mais l'idée même que l'augmentation est trop rapide suggère
bien une augmentation normale correspondant à celle de la valeur des
marchandises. Les discours des pères fondateurs de l'économie classique Smith,
Ricardo, Marx et même du monétarisme, commencent tous par poser en fondement de
la théorie la distinction entre le prix et la valeur et tentent de définir
celle-ci et les moyens de la mesurer.
Le résultat final de ces tentatives est, en général, et y
compris pour Marx, de se résoudre à prendre le prix comme une mesure
approximative de la valeur. Le marché, en dehors de ses dérèglements,
parviendrait par ses mécanismes d'ajustement, à la moins mauvaise
interprétation de la valeur des marchandises. Concrètement, quels que soient
les détours conceptuels par lesquels les théoriciens passent pour trouver une
conception scientifique de la valeur, notamment par le biais de la valeur
constituée par le travail, ces détours valent des développements complexes et
élaborés mais qui restent en dehors des applications pratiques et empiriques
qui permettraient d'en vérifier la pertinence. On se résoud donc au moindre mal
et à prendre les prix comme des indicateurs mesurables de la valeur. Bien sûr,
il faut corriger les prix des évolutions monétaires et de variations
saisonnières ou passagères. Des outils statistiques parviennent à lisser ou à
redresser suffisamment les courbes pour qu'elles aient une apparence digne de
figurer dans des ouvrages scientifiques. Le prix, une fois traité
mathématiquement, devient ainsi la mesure pratique de la valeur.
La plupart des théories de la valeur font du travail
incorporé dans une marchandise l'essence de cette valeur. Il y a ainsi,
derrière la phénoménalité du prix, une réalité de la valeur provenant du fait
que le bien ou le service échangé a requis une certaine quantité de travail
humain pour se réaliser. Cette théorie est très largement partagée, quoiqu'elle
soit rarement utilisée, la mesure de la valeur par le prix s'imposant, comme on
l'a vu, pour des raisons pratiques. Dans la vie courante, on se réfère souvent
au travail incorporé dans un objet ou un service, pour l'évaluer, lorsque ce
travail est visible, comme, par exemple, dans un objet artistique ou artisanal
ou dans un service concret exécuté devant le consommateur. Au contraire, pour
les biens et services plus industriels, l'incorporation de travail dans les
biens et services consommés est plus distante, et, donc, moins présente à
l'esprit. Dans les rayons des supermarchés, rares sont les consommateurs qui
s'interrogent sur le travail fourni par l'ouvrier chinois ou la couturière
tunisienne pour la fabrication d'un tee-shirt ou d'une brosse à dents. C'est
plutôt l'étiquette des prix qui indiquera la valeur de chaque produit.
Pourtant, il est un fait que les valeurs économiques, les "utilités"
constitutives du PIB, n'existent que grâce à du travail incorporé dans leur
production.
Les difficultés commencent lorsque l'on cherche à mesurer
ce travail incorporé. Un première difficulté vient de la question de l'équivalence
des différentes sortes de travail. Le travail d'un balayeur est-il équivalent à
celui d'un ingénieur ? celui d'une couturière de Christian Lacroix à celui
d'une ouvrière chinoise payée à la pièce ? Ecartant la question des différences
des talents individuels, on peut élaborer, comme le fait Marx, une théorie du
"travail composé", pour incorporé dans le travail de
l'ingénieur les temps de ses études et même des années de recherche qu'il a
fallu accumuler pour élaborer ses connaissances théoriques et techniques. Cette
théorie est sans fond, car il faut aussi incorporer le temps de construction
des écoles que l'ingénieur a dû fréquenter, des agents d'entretien de ces
écoles, de sa mère qui lui préparait ses repas pendant qu'il bûchait ses cours,
celui de ses professeurs et des professeurs de ses professeurs et ainsi de
suite jusqu'à celui du premier homme qui a inventé la roue, et ceci au prorata
du temps passé par cet ingénieur pour mettre au point et faire fonctionner la
machine qui a permis à cette ouvrière de produire la chaussette que vous allez
acheter. Une autre difficulté est de savoir ce qu'il faut mesurer pour
évaleur le travail. Marx a introduit la distinction entre le travail et la
"force de travail". Le travail passé peut se mesurer par le
temps. Puisqu'il s'agit de marchandises, c'est-à-dire de biens et services
échangeables, il faudra introduire aussi le concept de "temps de
travail socialement nécessaire". Il n'est, en effet, pas question de
payer plus cher le produit d'un ouvrier lent ou paresseux que celui d'un
ouvrier expédient et actif. Mais ce "temps de travail socialement
nécessaire" est bien difficile à cerner et à évaluer. Il l'était déjà
du temps de Marx. Il l'est évidemment encore plus au temps de la
mondialisation. La notion de "force de travail", quelquefois
critiquée comme métaphysique, a pourtant une destinée plus florissante. En
effet, il se trouve qu'elle a un prix, le salaire, et, de ce fait, se retrouve
dans le champ des évaluations empiriques chères aux économistes et qui leur
permettent, même après des détours dans les contrées métaphysiques, de se
retrouver sur le terrain ferme des séries statistiques et des calculs
comptables. C'est donc, finalement, par le salaire, ou plutôt les coûts
salariaux, qu'est évalué le travail. Ayons conscience qu'alors, on revient dans
le monde du prix et qu'on a quitté celui de la valeur.
Quels que soient les autres facteurs à prendre en compte
pour évaluer un travail donné, comme la qualification, la pénibilité, la
complexité, les responsabilités, etc., ils se trouvent toujours, in fine,
multipliés par le temps passé. Le salarié qui vend sa force de travail la vend
pour un temps donné. Le tissu est vendu au mètre, le ciment au kilo, et le
travail à l'heure. Le temps non vendu est dit "libre". Le
consommateur qui achète un produit achète la dispense de se procurer ce produit
par son propre travail. Adam Smith, lorsqu'il fait l'éloge de la division du
travail comme moteur du progrès de la richesse des nations, montre bien que
lorsque le fermier n'a plus besoin de faire lui-même sa bière ou sa chemise de
lin, parce que brasseurs et tisserands les fabriquent pour lui, il se libère du
temps pour augmenter sa production agricole ou s'occuper de sa famille. Les entreprises
qui externalisent certaines fonctions jugées hors du coeur de métier libèrent
du temps de travail pour développer leurs propres activités, ou réduire leur
consommation de travail, et donc encore libérer du temps (même si ce doit être
pour des chômeurs ...).
Le livre premier du Capital est presque entièrement
consacré à la relation entre valeur d'usage et valeur d'échange, distinctes et
complémentaires. Tous les ouvrages d'économie établissent comme principe que
les marchandises, pour avoir une valeur d'échange, et donc un prix, sur lequel
ils se basent ensuite pour en étudier les comportements, doivent avoir une
"utilité". En fait, ce qu'acquiert l'acheteur dans l'échange,
c'est du temps. Le travailleur vend du temps et le consommateur achète du
temps. Ce n'est pas la même quantité. Le temps de travail incorporé dans une
marchandise est beaucoup plus faible que le temps libre acquis par le
consommateur qui se dispense de la charge de se procurer cette marchandise par
son propre travail (ce qui serait souvent impossible). La division du travail
et le machinisme (au sens large) permettent cette différence essentielle. La
valeur de la marchandise ne réside pas dans le temps de travail incorporé (même
si on savait le mesurer), mais dans le temps libéré pour le consommateur. Si
l'échange est équitable, celui-ci donne en argent de quoi commander le même
temps de travail à un tiers.
On vient de supposer un échange équitable. Le prix est
dans ce cas l'équivalent en argent du temps libéré. Mais il est clair que ce
n'est là qu'un cas d'école. Les éléments de formation des prix sont bien plus
nombreux que cela et ont une autre efficacité que le seul souci de l'équité. La
rareté ou l'abondance relatives de la marchandise, l'existence d'un marché
libre ou au contraire d'oligopoles, les rapports de forces, les facteurs
politiques sont des déterminants du prix bien plus efficaces que la valeur
proprement dite. Ainsi, contrairement à ce que suppposent le plus grand nombre des
théories économiques, la valeur n'est pas le substrat réel des prix qui en
seraient comme l'apparence, ni non plus la limite idéale vers laquelle tendent
en approximation les équilibres des marchés, elle n'en est qu'une composante
parmi d'autres. La valeur est un élément du prix, elle n'en est pas la
substance. Le prix ne peut donc pas être considéré comme une mesure, même
approximative, de la valeur.
La science économique se veut quantitative, pour diverses
raisons qui ne sont pas en question ici. Elle appréhende par ailleurs des faits
de natures très diverses et, dans ses développements, est appelée à en
appréhender sans cesse de nouveaux : de la vie des agriculteurs aux choix
d'investissements industriels, du rendement des rentes au coût des soins
hospitaliers, du rôle de l'Etat dans les crises économiques à celui de
l'économie parallèle dans le développement, de la chute de la biodiversité au
problème des retraites, etc. Elle cherche donc depuis ses débuts un système de
mesure commun pour tous ces phénomènes. C'est la comptabilité qui le lui a
fourni. La comptabilité évalue les avoirs et les dettes de l'entreprise à une
aune commune : leur prix. Le prix est lié, évidemment, à la propriété, comme la
comptabilité est patrimoniale : le prix est la condition dans laquelle un bien
donné peut changer de propriétaire. L'économie s'est donc développée en
utlisant le prix et les données comptables comme instrument de mesure des
différentes grandeurs qu'elle avait à appréhender, quitte, on l'a vu, à adopter
des correctifs statistiques pour rendre cohérentes et comparables des données
venant de temps, de lieux et de systèmes différents. A chaque fois que
l'économie défriche un terrain nouveau, elle l'arpente à l'aide des prix. Après
les Physiocrates, l'économie classique s'est attaquée au travail. Le travail
est couramment converti en son prix, le salaire et les coûts salariaux. Au fur
et à mesure qu'il devient évident que l'écologie et l'économie sont
complémentaires et que l'objet de l'économie (ce qu'on savait depuis Malthus et
surtout Reclus) englobe les rapports de l'homme et de la Terre, l'économie
tente d'évaluer le prix de la biodiversité ou le coût du réchauffement
climatique. On tente de trouver le prix de la vie humaine, etc. Ces tentatives
ont ceci d'artificiel qu'elles attribuent un prix à ce qui n'a pas de marché,
alors que le prix n'a de sens que dans un marché donné. D'autres voies sont
alors tentées, autour, notamment, des nouveaux indices de croissances comme
l'Indice de développement humain (IDH). On attribue des points de valeur à
différents constituants de la vie sociale, comme la démocratie, le niveau
d'éducation, la mortalité infantile, etc. La valeur produite par la société est
alors la résultante de ces éléments. Ces tentatives supposent évidemment des
choix de ce qui doit être valorisé et de la pondération des différents
éléments. Elles supposent donc des choix moraux et politiques, des choix de
civilisation. La présence et l'importance de ces choix sont plus ou moins masquées
par la recherche d'un consensus entre les experts chargés d'élaborer ces
indices, mais ils existent néanmoins et ne sauraient constituer une démarche
scientifique. Si la physique, au début du vingtième siècle, s'était constituée
par consensus des experts, elle aurait retenu les notions d'éther et de
mouvement absolu.
Benjamin Franklin est l'auteur de la célèbre formule
"Time is money". Formule évidemment erronnée si on veut la
prendre comme signifiant une identité. Le temps passe et s'épuise tout seul,
inéluctablement, quoi que l'on fasse et quoi que l'on en fasse, alors que
l'argent peut ou s'épuiser ou s'accroître selon l'usage qui en est fait. Mais
ils ont en commun une certaine universalité. Le temps peut s'employer à toutes
les activités humaines possibles et l'argent peut acheter toutes les
productions humaines possibles. Une heure de tennis ou une heure de labeur est
toujours une heure. Vingt euros de pommes ou vingt euros de livres sont
toujours vingt euros. En outre, si je trouve quelqu'un intéressé par mon
savoir-faire, je pourrai obtenir de l'argent en contrepartie d'un certain temps
et, inversement, je pourrai obtenir que quelqu'un travaille pour moi en
contrepartie d'une somme d'argent. Ainsi une certaine confusion entre temps et
argent semble presque naturelle. L'argent serait du temps "cristallisé"
lit-on dans certains ouvrages de théorie économique. C'est une des fonctions de
la monnaie que de servir à mesurer les prix. Comme précisément, on vient de le
voir, l'économie a substitué le prix à la valeur, c'est encore naturellement
que l'argent devient l'instrument de mesure des grandeurs économiques, des
richesses. Mais c'est oublier que l'argent et le prix sont relatifs à un
marché. Pour chaque marché, un système de fixation des prix et une
monnaie-étalon sont créés spécifiquement, et modifiés selon les besoins du
fonctionnement de ce marché. Prix et monnaie expriment les conditions de
fonctionnement d'un marché donné. Dès qu'on veut aborder le fonctionnement
d'une société dans son ensemble, économie composée d'une multitudes de marchés
correspondants à des biens et des lieux différents mais interdépendants, le
système monétaire n'est plus adapté. D'où les efforts des économistes pour
élaborer des séries de prix ou des étalons monétaires théoriques, permettant
d'intégrer des richesses de natures et de lieux différents.
Le temps, lui, ne dépend pas d'un marché, même s'il
existe, bien sûr, des marchés de temps, les marchés du travail. Le temps passé
à une certain tâche n'est pas le résultat d'une négociation entre acheteurs et
vendeurs, mais celui d'un mode de production, d'un rapport entre l'homme et la
Terre.
La richesse des nations, c'est le temps. Les échanges économiques
sont des échanges de temps. C'est le sens même de la division du travail,
condition de possibilité des échanges. Ce qui fait la valeur d'une marchandise,
c'est le temps qu'elle permet d'épargner en ne la produisant pas. Consommation
et production sont des consommations et des productions de temps. Ainsi, la
totalité des richesses potentielles d'une société, c'est le total des
espérances de vie de ses membres, le total de temps humain qu'elle produit.
Les économistes s'évertuent à évaluer toute chose en
monnaie, quitte à fabriquer des prix artificiels, en dehors de toute réalité de
marché, pour les valeurs qui n'ont pas de marché. Ce faisant, ils inversent
l'ordre réel des choses. Ce n'est pas la valeur qu'il faut convertir en prix,
mais le prix qu'il faut convertir en valeur, c'est-à-dire en temps.
Décembre 2009