Cultiver son jardin

 

Ce mot de la fin de Candide me hante depuis l'adolescence, comme un amical conseil, comme une énigme absurde et comme l'expression d'un devoir, pressant et lâche, présent et inaccessible. Le tournant et le retournant, j'ai tenté de dessiner quelques-unes de ses facettes. Je reprends ici l'essentiel d'un texte publié il y a quelque temps dans mon site personnel, en tentant de lui donner une forme plus … cultivée. Entre Voltaire et Epicure je balance.

 Cultiver. C'est-à-dire amener à la culture, exploiter, développer, lui faire rendre le meilleur. Cultiver, c'est se pencher sur la terre et la travailler avec des outils qui la retournent, la mélangent et l'aèrent. A la glaise de cette terre collent toutes les interprétations de ce qui pourrait l'amender.  Autrement dit, les idées ne sont ni claires ni distinctes, mais il faut les éclaircir.

Cultiver son jardin. L'amener progressivement à s'enrichir des produits de la civilisation humaine. Faire aussi en sorte que lui-même apparaisse aux voisins et aux promeneurs comme un témoignage de cette civilisation. Mais tout ne peut pousser dans ce jardin.

Un jardin est un jardin. Un simple bout de terrain dans lequel ne poussera que ce qui voudra bien y pousser.

Cultiver. Cultiver certaines plantes signifie qu'on les isole des autres. Autour de celle que l'on veut voir croître, on fait le vide, on élimine. Cultiver, c'est choisir, et donc, sélectionner. Une sélection orientée, décidée, délibérée. Il faut donc auparavant réfléchir et conduire ces délibérations. Mais ne pas croire que tout est possible. Le cultivateur est modeste et sait attendre l'heure et la saison. Il sait renoncer lorsque le climat ou le sol lui refusent leur accord. Cultiver son jardin, c'est bien en éloigner les mauvaises herbes et les bestioles nocives ? Voilà donc du proche étranger qui ne devient pas amical ?

Cultiver, hélas, sera un travail de tous les jours, jamais achevé, au résultat toujours menacé de ruine par l'envahissement de la nature. Déferlement des insectes, inondations de pluies torrentielles ou de soleil brûlant. Pullulement des parasites. Envahissement des chiens et des rats. Dévastement des enfants. Toujours recommencer les gestes qui protègent. Toujours refaire ce qui a été défait. Toujours inventer de nouvelles parades aux nouvelles attaques. Toujours changer les cultures pour ne pas épuiser la terre. Toujours chercher de nouvelles plantes pour ne pas lasser les hommes. Travail régulier comme les saisons, comme la course du Soleil et de la Terre, qui sans cesse passent par les mêmes passages.

Il va donc falloir lutter contre les herbes folles qui envahissent les bandes cultivées ? Trier, éliminer, sarcler ? Rêves paresseux, idées bancales, souffles envahissants, il va falloir lutter contre tout ça ? La vie n'est décidément pas drôle.

Cultiver sera aussi cette douce joie tranquille de voir que mon travail accompagne gentiment le cours des choses. Pas inutile, à peine indispensable, associé au cours des choses.

Cultiver son jardin, est-ce aussi l'étendre ? En premier lieu, non. L'idée de culture est plus proche d'un travail en profondeur - il faut creuser, labourer, enrichir, ensemencer, organiser, etc.-, plutôt qu'en extension. Mais comment résister à la tentation d'étendre, non le jardin lui-même, mais cet acte de culture ? Comment ne pas vouloir enrichir ceux que l'on rencontre ? Comment ne pas vouloir nouer sans cesse de nouveaux liens, créer de nouvelles aventures communes ? Alors, le jardin s'étend insensiblement. Ce n'est pas la végétation vierge et sauvage qui envahit le jardin mal entretenu, mais au contraire celui-ci qui déteint sur le paysage alentour.

Cultiver n'est pas étendre. Oui prenons-y garde. Cette extension peut être une conséquence involontaire de cette culture qui peu à peu colonise l'environnement. Mais elle cesserait même de s'étendre si on la défigurait en en faisant un instrument de l'extension. Cultiver autre chose que son jardin, c'est, à l'image de Don Quichotte, courir après de vaines chimères. Le temps passé à poursuivre l'inaccessible est autant de moins passé à enrichir le présent. Quand il s'agit de jardin, Epicure n'est jamais loin.

Son jardin. Le présent. Mais qu'est-ce que mon jardin ? Le présent n'est peut-être pas seulement ce qui est tout évidemment et immédiatement donné comme présent. Rien, même, n'est donné. Si je ne fais pas un effort pour reconnaître comme mien, comme présent, ce jardin, il restera là, proche et pourtant étranger. Enrichir le présent n'est pas se recroqueviller sur sa supposée personne ou s'enfermer dans sa chambre, portes et fenêtres closes. Le livre fermé n'est pas ouvert. La musique en boîte est une boîte si je ne l'écoute pas. L'amitié de l'ami est perdue si je ne la cultive pas comme amitié. La plante dépérit si, n'y prêtant pas d'attention et ne la reconnaissant pas comme partie de mon jardin, je la laisse livrée à elle-même déployer des tiges inutiles, tombantes, maigrissantes, jaunissantes, appauvrissantes. Le présent, mon jardin, doit être mien pour être mon jardin. Ce n'est pas l'étendre qu'en faire le tour, l'inspecter , l'explorer et y découvrir toujours de nouveaux coins passés inaperçus, avec tous leurs habitants inconnus au départ et, peu à peu, devenant amis. Voilà. La reconnaissance d'abord. Un tour de reconnaissance pour faire le tour, pour connaître et identifier. Et refaire le tour pour découvrir ce qu'on avait laissé de côté. Et le refaire encore pour mieux voir ce qu'on avait mal vu, mieux sentir ce qu'on avait mal senti, mieux entendre ce qu'on n'avait pas écouté. Et encore le refaire parce que c'est toujours mal fait, cette reconnaissance du proche étranger. Et pourquoi proche ? tout simplement parce que je n'ai pas le bras assez long, la vue assez lointaine, le pas assez véloce. Voilà mon jardin. Du proche étranger qui devient du présent amical, voilà mon jardin.

Cultiver son jardin, c'est-à-dire le moment et l'espace présents, mais aussi pour que cette culture produise plus tard ses fruits. La culture du présent n'est pas un enfermement dans l'immédiateté, mais la situation en perspective de cette immédiateté dans un monde pas entièrement présent. Mais encore, le souci de ce monde ne distrait pas du présent qui, seul, est présent, est, et permettra au futur d'être le produit d'un choix, du choix de la culture

Son jardin. Qu'est-ce qui est mien ? un jardin peut-il être mien ? Faut-il en délimiter d'abord le contour ?

Un jardin est une portion de terre, de la Terre, un emprunt. Délimitée par une clôture, peut-être. En principe, cette clôture n'est nécessaire que pour empêcher l'intrusion d'animaux indésirables. Quels sont les animaux indésirables ? Y en a-t-il donc de désirables ?   Cet emprunt, faudra-t-il le rembourser un jour ? Par la clôture, je me le suis imprudemment approprié. Mais cette notion de propriété suppose celle de l'individu, de l'individu opposé aux autres individus, ceux qui ne sont pas propriétaires de "ma" propriété.

Son jardin. Qu'est-ce qui est mien ? demandais-je. Qu'est- ce qu'être mien ? Un jardin loué devient-il la propriété de qui le cultive ? Peut-être pas sa propriété, mais son propre, comme le rire est le propre de l'homme ? Je l'ignore, mais le jardin cultivé par Pierre se distingue de celui cultivé par Paul. Pierre devient celui qui a cultivé ce jardin-là et pas un autre. Le jardin n'est peut-être pas le sien, mais lui est l'homme de ce jardin. Cultiver son jardin, c'est devenir soi. Mien est mon attribut et le sujet se définit par ses attributs. Dieu les avait tous, selon les cartésiens. Le jardinier s'attribue son jardin. Ainsi il se définit lui-même comme le jardinier de ce jardin.

Cultiver son jardin, le sien. Qu'est-ce qui est mien ? Ce que je fais mien. Qu'est-ce que je ? Ce qui se fait je. Comment quelque chose devient-il je ? en cultivant mon jardin. Jardin et jardinier se font en même temps l'un l'autre. " Culture " est le comment de ce faire-là.

Parler de « mon » jardin est une illusion. Une illusion, parce que « je » est une illusion. L’idée que le moi est une donnée essentielle et de base de la nature humaine est une erreur. Le moi est une construction, en partie aimable, en partie haïssable. C’est le programme de nos sociétés libérales, ce n’est pas une donnée de la nature. L’humanité semble avoir été d’abord une espèce grégaire. Les philosophies de l’homme du XVIIIème siècle et les anthropologies sont pour beaucoup construites sur des mythes associationnistes, où l’on voit les hommes primitifs s’assembler en bandes par intérêt égoïste. La réalité préhistorique semble plutôt être celle de la horde ou de la meute, de laquelle se dégage et émerge progressivement l’individu. C’est ce que montre l’observation des espèces de mammifères supérieurs sociaux, comme les singes ou les loups. Les espèces solitaires, comme les tigres, restent solitaires. Les groupes de singes présentent des caractéristiques de fonctionnement, y compris politique, très semblables aux nôtres.

Ceci signifie que le siège des attitudes et  des comportements (y compris le jardinage …) est essentiellement le groupe, dans lequel l’individu n’a que les comportements que son positionnement social lui attribue. L’individu a une existence organique, mais peu d’existence psychique, et cette existence organique n'est essentiellement que le support de fonctions sociales qui tiennent lieu de psychisme. Le psychisme individuel est entièrement réglé par des protocoles et des processus sociaux. Mais, peu à peu, ceux-ci se complexifient, se diversifient, se hiérarchisent. Des conflits entre les règles apparaissent et suscitent des hésitations, voire des paniques et des angoisses. Le fort volume cérébral et la capacité réflexives de l’espèce humaine lui permettent de survivre à ces crises, à l’hésitation. Les animaux autres que l’homme hésitent peu et ils en mourraient probablement. L’homme peut hésiter sans en mourir. L’hésitation engendre la réflexion, qui est la liberté, si elle conduit à une décision. L’individualité n’est pas une donnée biologique première, mais un produit dérivé des dysfonctionnements de l’organisation sociale primitive. L’individu comme nous l’entendons, c’est-à-dire comme siège de la subjectivité et de la personne, du jugement, de la conscience, du raisonnement et de la liberté, est une création de l’évolution du grégarisme humain. En diversifiant les rôles, en complexifiant l’organisation, la troupe humaine crée les conditions de la subjectivité individuelle.

Le groupe n’est pas une association d’individus liés entre eux par un contrat social. C’est une meute, une horde qui, par ses dysfonctionnements, et la complication de ses modes de production des moyens de survie, produit des situations individualisées et/ou inédites dans lesquelles ses membres doivent devenir des individus, sujets pensants et raisonnants, pour surmonter les surprises et les hésitations et y survivre. L’individualisation des situations suscite l’individualisation des psychismes.. Ainsi apparaissent la liberté et la conscience individuelle. En faire des données premières de l’humanité, c’est comme placer la bombe atomique avant le silex.

Les lois grecques n’ont introduit la responsabilité individuelle, par opposition à la responsabilité du clan, qu’au VIIème siècle avant JC. De nombreuses sociétés ignorent encore les notions de responsabilité ou de propriété individuelles. Le judaïsme, en mettant en avant la loi qui s’impose à tous, a mis l‘individu en demeure de répondre de ses attitudes par rapport à cette loi. Le christianisme a renforcé l’intériorisation et l’universalisation de cette conscience individuelle. L’humanisme l’a « désenchantée », et les révolutions démocratiques en ont fait une valeur politique universelle, condition du fonctionnement et de la valeur du régime démocratique. Dans un monde désenchanté, la liberté est la condition première de toute autre valeur, et elle se conçoit comme ayant son siège dans l’individu. Mais elle n’est pas une donnée, mais une lente et fragile construction.

Cet individualisme-là n’a rien à voir avec l’individualisme égoïste, supposé à tort naturel. L’individu n’en est pas une idole, il n’est que le support de ce que l’humanité peut produire de mieux. L’individu n’est pas une monade isolée, mais l’acteur d’une oeuvre collective. L’individu n’est pas un ogre assoiffé de consommation maximisée, mais un jardinier consciencieux et amateur de beaux fruits et de belles fleurs.

Le faux individualisme qui est le présupposé de base des morales et des économies libérales, et qui imagine l'individu comme naturellement préoccupé de sa seule survie et de son intérêt immédiat ignore tout simplement l'idée même de jardin. Dans cette idéologie, l'individu n'est pas au centre d'un jardin qu'il cultiverait, mais d'un champ qu'il exploiterait. Or le champ et le jardin sont deux choses bien différentes. Le champ suppose la division du travail chère à Adam Smith, c'est-à-dire la spécialisation et donc l'uniformité, alors que le jardin est diversité et recherche d'université. Le jardin, à travers la multiplicité des cultures, tente de constituer, non pas L' Univers, mais un univers. C'est peut-être en ce sens qu'il peut être dit mien. Il est l'univers qui m'entoure.

Alors reste évidemment la question difficile : pour quelle raison s'entêter à le cultiver, au lieu de le laisser tranquillement s'envahir d'herbes folles ? Peut-être, finalement, parce qu'ainsi je rejoins le désir égoïste de survie des libéraux : c'est dans la culture que je peux exister en tant qu'individu. Comme je l'ai remarqué plus haut, l'individu n'est pas une donnée naturelle, mais un produit de la culture, et ce 'nest que par la culture qu'il peut exister et survivre. Et c'est là aussi que, m'en étant rapproché, je m'éloigne des libéraux, car ce n'est pas dans l'exploitation du champ, mais dans la culture du jardin que je survis !

Pourquoi cultiver ? Parce que sans culture, ni jardin, ni jardinier, ni même l'occasion de se poser cette question. Mais pourquoi quelque chose plutôt que rien ? Rien n'a aucune chance d'être mieux que rien. Quelque chose peut être mieux ou pire que rien. Produire cette chose par la culture, c'est essayer que cette chose soit mieux que rien. Mais "rien" n'est pas. Il y aurait eu "quelque chose" de toute façon, la Nature, c'est bien connu, ayant horreur du vide. Ainsi de chaque petite pousse et de l'ensemble.

Mais " mieux " c'est quoi ? Il faut que quelqu'un dise que c'est mieux. En faut-il un grand nombre ? Un seul quelqu'un suffit-il ? Faut-il qu'il ait un grade élevé dans la hiérarchie ? Dieu, un saint, un sage, un innocent, un ver de terre ?

Il faut reconnaîte que c'est ce moi, artificiel et tardivement venu au monde, qui décide, tout seul comme un grand, que ceci est mieux que cela. Bien sûr, pas vraiment tout seul. Le troupeau est encore là, qui organise et dirige ses pensées. Mais sa culture, son individualisation, progressivement, l'esseulent et le chargent d'une responsabilité nouvelle. "Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses"…

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