Karl Popper a définitivement marqué la pensée épistémologique moderne à plusieurs titres, plusieurs de ses thèses étant non seulement devenues très connues, mais même considérées comme des paradigmes incontournables de toute réflexion sur la connaisssance et la valeur cognitive des sciences. Il en est ainsi de son fameux "réfutationnisme" (plus souvent appelé, par trancription de l'anglais, "falsificationnisme"). Cette thèse peut se résumer de la façon suivante: aucune proposition universelle de la science (et les sciences proposent en général des assertions universelles) n'est vraiment universelle, c'est-à-dire vraie une fois pour toutes, elle est simplement non réfutée. Cela suppose comme préalable qu'elle soit réfutable, c'est-à-dire qu'elle permette des inférences qui peuvent être confrontées à des observations, passées ou concevables. Les observations positives qui peuvent être déduites de la proposition en question ne la prouvent pas comme vraie, mais la corroborent seulement. Les vérités sont, en quelque sorte, en sursis.
Presque tous les scientifiques situent leur démarche dans le cadre de cette optique épistémologique. Aucun ne prétend plus à une vérité positive qui serait définitive, ou même acquise[1]. Une telle prétention les exclurait implicitement de la communauté scientifique et discréditerait leurs travaux. On en est même parfois à s'interroger pour savoir si l'affirmation sans cesse répétée d'un certain scepticisme ne tient pas lieu de passeport et de démarche précautionnelle, comme jadis les auteurs commençaient leurs ouvrages par l'affirmation de leur foi chrétienne ou catholique et de leur humble soumission au souverain. En particulier, les auteurs des sciences les plus incertaines, économie, psychologie, etc. donnent parfois l'impression de croire qu'une fois affirmés leurs doutes, leurs autres affirmations n'en apparaîtront que plus scientifiques et plus crédibles. Le scepticisme semble parfois une clause de style, la "croyance" a remplacé l'affirmation, mais elle finit par avoir le même statut de crédibilité, une fois labellisée par une profession de foi sceptique, nouvel oxymore devenu lieu commun.
Quoi qu'il en soit de la sincérité de telle professions, la thèse poppérienne mérite mieux qu'un simple agrément de principe. Elle mérite d'être analysée et de tenter de comprendre ce qu'elle nous apporte réellement. Il me semble, en effet, qu'un de ses enseignements, c'est, précisément, qu'une thèse, dans quelque domaine qu'elle soit, n'apporte pas tant par l'extension de ce qu'elle affirme, que par la compréhension de ce qu'elle nie. C'est ce que je vais tenter d'explorer maintenant.
L'argument le plus souvent cité à l'appui de la thèse de Popper est l'exemple de la proposition "Tous les cygnes sont blancs", exemple de propositions universelles affirmatives, que j'appellerai A dans la suite. Cette proposition n'est vraie que tant que l'on n'a pas rencontré de cygne noir. Il suffit d'en rencontrer un seul pour qu'elle soit réfutée. Et la plupart des propositions scientifiques seraient de ce type. Les cygnes noirs sont nombreux dans l'histoire des sciences, et on peut même dire que ce sont eux qui ont le plus contribué aux progrès scientifiques, permettant l'élimination évolutionniste des propositons réfutées, ou le changement révolutionnaire des paradigmes dont elles dépendaient. Je ne crois pas que Darwin ait rencontré des cygnes noirs lors de son célèbre voyage, mais il est notoire qu'il a rencontré des tortues, par exemple, qui dérogeaient notablement aux propositons universelles de la biologie sur les tortues. Ce sont ces observations qui conduisirent Charles Darwin, l'étudiant qui voulait devenir clergyman[2], à renoncer aux théories fixistes et créationnistes qui auraient dû être les siennes. C'est aussi en butant sur l'interprétation des cygnes noirs que constituaient les résultats des expériences visant à mesurer le déplacement de la Terre dans l'éther qu'Albert Einstein mit en question le cygne blanc de la loi newtonienne d'addition des vitesses et conçut la théorie de la relativité restreinte en 1905. Voyons donc d'un peu plus près ce que sont les cygnes noirs et ce qui se produit lorsqu'on en rencontre.
Un exemple de cygne noir est venu récemment … d'Afrique, et concerne non les cygnes, mais la technique de taille de la pierre, en vue de la fabrication d'outils et d'armes. La technique la plus avancée connue est celle dite de la "retouche par pression". Plutôt que de frapper fortement la pierre à tailler, on exerce sur elle de très fortes pressions - après l'avoir chauffée …- qui permettent de faire sauter de très fins copeaux et d'obtenir une taille plus précise. Cette technique était réputée avoir été inventée par les hommes solutréens dans les environs de -25 000 ans. La phrase A était donc : "Toutes les pierres retouchées par pression sont postérieures à Solutré et relèvent d'une technique exportée à partir de là". Mais on apprend[3] que de telles pierres ont été retrouvées à Blombos, un site archéologique d'Afrique du Sud. "Les scientifiques se sont intéressés tout particulièrement à la retouche par pression de pointes de Still Bay, réalisées à partir de silcrète chauffé. Ces pointes plus fines, plus étroites et plus tranchantes étaient utilisées comme armatures de lances, outil redoutable pour la chasse. Les méthodes de datation absolue ont permis d’évaluer que la technique de retouche par pression datait de 75 000 ans avant le présent, soit 50000 ans plus tôt que ce que l’on connaissait jusqu’alors."[4] . A est réfutée, devient "fausse" par cette découverte d'un cygne noir. Evidemment, les conséquences archéologiques de la découverte sont importantes et ont même débordé le cadre strictement scientifique pour être intégrées au combat antiraciste. Mais il est aussi intéressant, à mon sens, de se pencher quelque peu sur la découverte elle-même. Ce n'est pas la simple observation des pointes fines et tranchantes "comme celles de Solutré" qui constitue le cygne noir. On n'aurait eu alors qu'une ressemblance troublante. Les archéologues ont reproduit eux-mêmes les techniques et les opérations employées par les solutréens pour comparer le résultat de leur propre travail avec les pointes retrouvées à Blombos. L'observation devient une re-production, et c'est cela qui la rend probante.
On commence alors à toucher du doigt une limite de la démarche initiée par Popper et suivie par une très large majorité d'épistémologues. Les thèses ou hypothèses scientifiques sont réduites à leurs énoncés, qui peuvent alors être assimilés à une proposition quelconque, telle que les traite la logique formelle. Mais les théories scientifiques traînent avec elles beaucoup plus (et parfois beaucoup moins) que leurs simples énoncés. A mon sens, l'épistémologie doit aussi tenter de retrouver ce qui accompagne implicitement l'énoncé, l'analyser et le prendre en compte;"… cette analyse montre combien de suppositions cachées se trouvent dans chacune de nos affirmations"[5]. La re-production des pierres taillées du solutréen a non seulement permis d'infirmer la thèse de son antériorité universelle, mais elle a aussi permis d'affiner notre connaissance de ce que nous entendions par cette technique de taille. La négation de A ne nous dit pas seulement que A est fausse, mais elle nous renseigne aussi (surtout ?) sur ce que A signifie et nous oblige, précisément, à en affiner le sens. La logique purement formelle ne suffit pas, il faut aussi se pencher sur le sens et le contenu des propositions.
Un second exemple intéressant est celui de la formulation de la théorie de la relativité restreinte par Einstein (Mémoire de 1905 Sur l'électrodynamique des corps en mouvement[6] ). Cet exemple ne nous met pas en présence de l'ensemble des thèses einsteiniennes, qu'elles concernent les problèmes qu'il abordera par la suite (relativité générale, cosmologie, métaphysique et religion, mathématiques ou politique, etc.), ou même qu'elles ne concernent que le strict problème abordé dans ce mémoire. Plutôt que les thèses d'Einstein, ce qui nous intéresse ici, c'est son travail d'analyse sur les cygnes noirs qui constituaient la base expérimentale de sa réflexion théorique.
L'œuvre d'Einstein en général, et ce mémoire lui aussi, est empreinte d'une formidable capacité de construction théorique. Dès l'introduction, Einstein nous prévient qu'il va tenter une construction hypothético-déductive : "Pour tous les systèmes de coordonnées pour lesquels les équations mécaniques restent valables, les lois électrodynamiques et optiques gardent également leur valeur (…) Nous voulons élever cette conjecture (dont le contenu sera appelé dans ce qui suit "principe de relativité") au rang d'une hypothèse et introduire en outre la supposition, qui n'est qu'en apparence incompatible avec ce principe, que la lumière se propage toujours dans le vide avec une certaine vitesse c indépendante de l'état de mouvement de la source lumineuse" (p. 2-3). Cette présentation donne l'impression que l'on a affaire à un travail essentiellement d'ordre logique, visant à ordonner des propositions à partir de quelques principes et en évitant les contradictions. Certes, c'est bien ce qui caractérise les résultats présentés dans le mémoire. Mais cette construction n'est nullement une construction a priori, et elle résulte, au contraire d'un puissant travail d'analyse des opérations expérimentales effectuées en laboratoire. Il faut signaler que l''hypothèse de la relativité n'est pas l'invention d'Einstein : "dès cette époque (1874) Mascart suggérait qu'en optique comme en cinématique il était impossible de distinguer un repère galiléen privilégié au moyen d'une expérience quelconque"[7]. D'autres probablement en avaient aussi l'intuition ou le désir.
Bertrand Russell, dans Problèmes de philosophie[8] , reprend à son compte la traditionnelle dichotomie entre le monde de l'être et celui de l'existence: "Le monde des universaux peut donc aussi être appelé monde de l'être; monde immuable, rigide, exact, joie du mathématicien, du logicien, du constructeur de systèmes métaphysiques et de tous ceux qui préfèrent la perfection à la vie. Le monde de l'existence, lui, est changeant, vague, sans délimitations bien nettes, sans ordre ni arrangement manifeste. (…) Selon notre tempérament, nous préférons contempler l'un ou l'autre. Et sans doute celui que nous dédaignons nous semblera l'ombre bien pâle de celui auquel va notre cœur, et à peine digne qu'on le tienne pour réel. En fait, ces deux mondes méritent une égale attention: ils sont tous deux réels, tous deux importent au métaphysicien. Car dès que nous avons distingué ces deux mondes, le problème de leurs relations s'impose à nous". C'est bien à ce problème des relations entre les deux mondes que s'attaque Einstein dans son mémoire: comment construire une théorie axiomatique cohérente en relation avec les diverses expériences (des cygnes noirs !) qui viennent semer le désordre dans les théories classiques ?
Il convient ici de rappeler succinctement le contexte scientifique du travail d'Einstein[9]. Trois éléments principaux peuvent y être discernés:
La théorie classique et la relativité galiléenne
Les expériences infructueuses pour déceler un système de référence absolu dans le domaine optique et électrodynamique
Les interprétations ad hoc pour tenter de comprendre cette contradiction.
La théorie classique repose sur la définition d'une classe de systèmes de référence équivalents pour les lois de la mécanique. Ces systèmes sont tous ceux qui sont en mouvement uniforme rectiligne les uns par rapport aux autres. Les enfants de l'école élémentaire sont tous capables, s'ils sont bons élèves, d'appliquer la transformation qui permet de passer facilement de la mesure d'un phénomène sur l'un de ces systèmes à la mesure du même phénomène sur l'autre. Il faut s'imaginer dans le monde de l'être défini par Russell, par exemple un bateau-mouche sur la Seine, mais un bateau-mouche idéal, qui avance à une vitesse constante, sans être dévié par les courants et les remous, sans les vibrations du moteur, une Seine non moins idéale, régulière et huileuse, et un passager idéal lui aussi, qui fait, par exemple, les cent pas sur le pont du bateau, peut-être parce qu'il téléphone, comme cela arrive souvent, mais là encore de manière très régulière et constante. Si le bateau avance à la vitesse de 100 mètres par minute, soit 6km/heure, et si le passager arpente le pont à la vitesse de 60 mètres par minute, soit 3,6 km/heure, à quelle vitesse le passager avance-t-il par rapport au zouave du Pont de l'Alma ? Le bon élève répondra tout de suite, appliquant la transformation galiléenne, que la vitesse du passager par rapport au zouave est de 9,6 km/heure et qu'au bout d'une minute, si le pont du bateau est assez long, il se sera éloigné du zouave de 100+60 mètres. Le même bon élève sait, en principe, que tout ce qui arrive au passager du bateau, par exemple s'il fait tomber le téléphone qu'il tenait à la main, se passe exactement de la même façon que s'il était sur le quai en train de regarder le bateau passer (son téléphone tombe à ses pieds). C'est ce que prévoit le principe de relativité classique.
Les physiciens rêvent d'unifier les différentes branches de la physique et, au cours du XIXème siècle, voulaient étendre ce principe de la mécanique à l'optique et à l'électrodynamique, elles-mêmes régies par des lois analogues entre elles formulées par James Clerk Maxwell (1831-1879). Il n'est pas inutile de rappeler ici que cette unité de l'électrodynamique et de l'optique repose, outre ses aspects purement théoriques et mathématiques, sur le fait que la vitesse des ondes lumineuses et électromagnétiques pouvait, dans ces conceptions, se mesurer par des moyens tels que la mesure de différences de charges (expériences de Fizeau, puis de W. Weber et R. Kohlrausch) ou de différences de masses (expériences de Guye et de Lavanchy), ou des interférences, c'est-à-dire autrement que par la mesure habituelle obtenue en divisant la mesure de l'espace parcouru par le temps du parcours. Les physiciens entreprirent donc, tout au long du dix-neuvième siècle, d'appliquer les lois de la mécanique classique aux phénomènes optiques et électrodynamiques. Les difficultés apparurent.
Ces difficultés se résument toutes à celle d'appliquer la loi d'addition des vitesses. Si on remplace les bords de Seine par l'éther, support universel de la propagation des ondes électriques et optiques, le bateau-mouche par une source émettrice d'une onde lumineuse et le passager par cette onde elle-même, on devrait obtenir une vitesse de propagation de l'onde, par rapport à l'éther, égale à v+c, c'est-à-dire à celle de la source plus la vitesse propre de la lumière dans le vide. C'est notre proposition A. Mais, au contraire, toutes les observations montrent que la vitesse de la lumière n'est jamais affectée par le déplacement de la source. Diverses expériences, aussi bien astronomiques, que "microscopiques", furent tentées, aucune ne permit de mesurer une influence du mouvement de la source sur la vitesse de la lumière. Ce sont les cygnes noirs.
Plusieurs hypothèses furent formulées pour expliquer ces résultats toujours négatifs. Les unes impliquaient un entraînement partiel de l'éther par le mouvement de la source, entraînenement qui annulerait l'effet constatable de ce mouvement, comme si la berge de Seine suivait un peu le bateau. Les autres (Fitzgerald et H.-A. Lorentz) revenaient à supposer des modification des longueurs, des masses et des temps, dans des proportion telles qu'elles compensaient et rendaient inaccessible à l'expérience la variation de la vitesse de la lumière d'une source en mouvement. Lorentz formula les règles de transformation des longueurs, des masses et des temps qui, appliquées aux mesures des systèmes de référence en mouvement, permettaient de retrouver l'"universalité", ou plutôt, pour reprendre le vocabulaire mathématique d'usage, l'invariance des équations de Maxwell, et sauver ainsi la mise de la théorie classique. A étant réfutée par l'expérience pleine de cygnes noirs, on lui substitue une autre hypothèse B qui, selon un schéma évolutionniste poppérien, vient la remplacer parce que mieux adaptée. En effet, B, les transformations de Lorentz, permettent de retrouver, comme cas particulier lorsque la vitesse est faible par rapport à celle de la lumière, les transformations galiléennes.
Mais ces conceptions incluent des pans de mystère (comment l'éther agit-il sur les dimensions des corps ? Faut-il interpréter ces modifications comme réelles et physiques ou seulement observationnelles ?) et le caractère artificiel et local des suppositions de Lorentz ne fournissait pas un cadre théorique assez universel aux yeux de nombreux physiciens et, notamment, d'Einstein. "Cela nous amène au point où apparaît l'irréductible originalité d'Einstein dans sa manière de poser le problème; elle consistait non à mettre en cause le contenu physique des hypothèses supposées conduire à une contradiction avec l'expérience (mouvement ou non de l'éther, effet possible du mouvement sur les propriétés des corps), mais à pousser plus loin l'analyse de ces hypothèses, de façon à mettre en évidence les conditions de leur application aux mesures expérimentales et à montrer que si ces conditions sont convenablement définies, les prétendues contradictions disparaissent"[10].
Il est donc temps de revenir au mémoire de 1905 et d'y suivre ce travail d'analyse effectué par Einstein. C'est essentiellement dans la première partie, "Partie cinématique" que se trouve cette analyse. Einstein y décrit et définit les concepts essentiels du mouvement. La seconde partie, "Partie électrodynamique", contient l'application des principes définis dans la première partie aux différents effets constatés dans la dynamique et montre comment, en particulier, les équations et transformations découvertes par ses prédécesseurs se déduisent des principes formulés dans la première partie.
La première tâche que s'assigne Einstein est de définir la simultanéité. Cette définition est impliquée par celle de temps et de mouvement, mouvement qui est le phénomène embrassé par les cygnes noirs, les expériences visant à détecter le mouvement de l'éther ou relatif à l'éther. Einstein demande que l'on relie le monde de l'être et des universaux, comme le temps, à celui de l'existence et de l'expérience. "Il ne faut pas perdre de vue qu'une telle description mathématique n'a de sens physique qu'à condition de se rendre préalablement compte de ce qu'il faut entendre ici par "temps""[11] L'intention d'Einstein est donc de s'intéresser au sens opérationnel du concept abstrait. "Tous nos jugements dans lesquels le temps joue un rôle sont toujours des jugements sur des événements simultanés. Quand je dis, par exemple, "le train arrive ici à 7h", cela veut dire que "le passage de la petite aiguille de ma montre par l'endroit marqué 7 et l'arrivée du train sont simultanés"". Mais on suppose ici que les deux événements sont assez proches. Les problèmes soulevés par les expériences physiques concernent des événements éloignés. Einstein définit donc un temps qui soit commun à deux événements distants, comme cela se produit dans les expériences. C'est ce qu'il fait en considérant un signal lumineux reliant les deux endroits où se produisent les événements en question. "Conformément à l'expérience (c'est-à-dire conformément aux cygnes noirs des expériences négatives pour déceler une variation de la vitesse de la lumière selon le mouvement de la source), nous admettons en outre que la grandeur
2AB/ t'A-tA =V
(c'est-à-dire le rapport entre l'espace parcouru et le temps séparant les deux mesures, autrement dit la vitesse du signal) est une constante universelle (la vitesse de la lumière dans l'espace vide)" (p. 8). Il définit alors ce que sont les horloges synchrones.
La deuxième tâche d'Einstein est de considérer ce qui se passe aussi lorsqu'on mesure des longueurs. Mais cette fois, il complique la tâche en considérant cette mesure dans le cas où le système de référence de l'observateur et celui de la "tige" à mesurer sont au repos l'un par rapport à l'autre et dans le cas où les deux systèmes sont en mouvement l'un par rapport à l'autre. Il distingue les deux opérations a et b de mesure de la longueur d'une tige au repos et de la mesure de la longueur de la même tige en mouvement. "La cinématique courante admet tacitement que les deux longueurs, déterminées par les deux opérations dont nous venons de parler, sont rigoureusement égales ou, en d'autres termes, qu'un corps rigide en mouvement à l'instant t peut, au point de vue géométrique, être remplacé par le même corps se trouvant au repos en un lieu déterminé." (p. 10) Mais contrairement à la "cinématique courante", Einstein "montrera" que les deux longueurs sont différentes. C'est un paradoxe, mais qui traduit simplement le "clash" (selon le terme poppérien) entre les conceptions classiques et l'expérience, et que traduisaient "la contraction des longueurs et la dilatation des durées que Lorentz avait introduites empiriquement" [12]. Einstein n'a pas à "démontrer" cette différence, mais seulement à montrer qu'elle n'est pas incompatible avec le principe de relativité et la constance de la vitesse de la lumière. Au contraire, même, il montrera qu'elle est une conséquence de ces principes.
En effet, à partir de ces deux considérations sur la relativité de la simultanéité et des distances, le mémoire de 1905 consiste en une contruction théorique dans laquelle les principaux phénomènes constatés et les transformations et équations empiriques qui les formalisaient jusqu'à présent deviennent des théorèmes déductibles des deux principes factuels que sont le principe de relativité ("Pour tous les systèmes de coordonnées pour lesquels les équations mécaniques restent valables, les lois électrodynamiques et optiques gardent également leur valeur", p.2) et celui de la constance de la vitesse de la lumière ("la lumière se propage toujours dans le vide avec une certaine vitesse c indépendante de l'état de mouvement de la source lumineuse, p.3). Renversement de perspective: les cygnes noirs ne sont pas des anomalies, qu'il faudrait expliquer par des hypothèses supplémentaires, mais deviennent un des principes de la théorie. Ce faisant, Einstein est fidèle à l'esprit newtonien (hypotheses non fingo, je n'invente pas d'hypothèses, je prends les faits eux-mêmes comme hypothèse de mon raisonnement).
D'un côté, la théorie de la relativité apparaît comme une construction logique, essentiellement une démonstration mathématique de théorèmes physiques, mais, d'un autre côté, cette construction formelle est fondée sur une analyse du contenu des concepts. "La Relativité restreinte est essentiellement une cinématique", dit M.-A. Tonnelat[13], et cette cinématique repose à son tour sur l'analyse des opérations de mesure des temps et des longueurs. L'expérience la plus fameuse – et considérée comme la plus décisive - est celle de Michelson (1881), puis Michelson et Morley (1887). Ces expériences visent à mettre en évidence une différence de vitesse d'un rayon lumineux, selon qu'il se propage parallèlement ou perpendiculairement au mouvement de la Terre. L'éventuelle différence de vitesse entre les deux mouvements devait être mesurée par un interféromètre, placé en fin de parcours du rayon[14]. Mais Einstein ne nous parle ni de la Terre, ni des miroirs utilisés dans l'expérience, ni de l'interféromètre, pourtant organe essentiel, puisqu'il mesure la vitesse du rayon ! Il nous parle d'horloges, de règles et de tiges rigides. Dans ses ouvrages de vulgarisation, et dans ceux d'autres auteurs qui ont suivis, on parle de trains, de bateaux ou d'avions, etc. Ces images sont évidemment bien loin de la réalité étudiée par Einstein, qui vise plutôt les charges électromagnétiques, bien en-deça du perceptible par les sens. Elles ont surtout une valeur pédagogique. Mais le mémoire de 1905 ne s'adresse pas aux non spécialistes et n'a pas de visées pédagogiques. Qu'en est-il donc de ces horloges et de ces "tiges rigides" ?
En fait, le mot "horloge", par exemple, est à prendre au sens large. Dans ce sens, il désigne tout instrument qui sert à mesurer le temps, pas seulement l'horloge de la gare ou de la salle à manger. Un interféromètre est une horloge. Einstein se réfère, dans l'opération concrète, à la seule abstraction utile. Il précise, par exemple, que l'horloge située en B doit être "exactement de même construction que celle en A" (Mémoire, p. 7), mais il lui importe peu quelle que soit cette construction. Il en est de même de la "tige rigide". Il ne s'agit pas de savoir si elle est en fer ou en matière plastique, mais seulement qu'elle est considérée se comporter comme une droite géomètrique.
Si on retourne au problème de Russell, des relations entre le monde de l'être et celui de l'existence, entre le monde des universaux et celui de l'expérience, on constate qu'Einstein conduit un double mouvement entre ces deux mondes: sa construction théorique et mathématique (monde des universaux) s'alimente d'une analyse des opérations de mesure et des instruments de ces opérations. Mais son analyse vise à découvrir l'universel de ces opérations. Ce ne sont pas les circonstances particulières et, somme toute, anecdotiques, qui lui importent, mais, au contraire, ce qu'elles renferment de répétable et d'universel.
A ce stade, une remarque s'impose sur la notion d'universel. La proposition A est dite "universelle", tandis que les cygnes noirs sont des observations particulières qui viennent réfuter A. A la lumière de ce qui précède, on constate que la vraie question n'est pas celle d'une vérité "universelle", mais plutôt celle de savoir de quel univers une proposition peut être dite vraie. La composition newtonienne des vitesses est vraie dans les cas où les vitesses en cause sont faibles par rapport à celle de la lumière, et ce non pas comme une simple appoximation, mais comme une déduction d'une théorie de portée plus générale. Cette théorie plus générale est construite à partir de l'investigation des opérations qui conduisent à la production des cygnes noirs. Le cygne noir ne vient pas réfuter que tous les cygnes sont blancs, mais nous oblige à examiner ce que nous entendons par "cygne", à définir de quel univers nous parlons. Autrement dit, les concepts doivent être définis par leurs relations à un univers d'opérations.
Changeons maintenant d'univers et de couleurs. On connaît l'histoire de ce voyageur continental qui, débarquant en Angleterre, s'intéresse naturellement aux petites anglaises. Il n'en rencontre que des rousses et pense "toutes les anglaises sont rousses" (A). Cette proposition est susceptible de deux énoncés :
A' : "Toutes les anglaises sont rousses" (identique à A)
A'': "Les anglaises sont rousses"
Pour le logicien, ces deux énoncés sont équivalents. Le quantificateur est le même, et la proposition se traduit en langage des ensembles comme "l'ensemble des anglaises est une partie de l'ensemble des femmes rousses". La différence entre A' et A'' est purement rhétorique et n'a pas de signification logique.
Je ne suis pas sûr que le logicien ait raison. Supposons qu'il arrive que notre hardi voyageur rencontre, au cours de son exploration de l'île, des anglaises brunes ou blondes, en tout cas non rousses. Il se mettra surement à réfléchir sur cette réfutation de sa croyance première. Alors, s'il considère plutôt A', il se situe dans une perspective statistique et probabiliste, considérant que les anglaises non brunes qu'il a rencontrées sont des exceptions, et il calculera peut-être le pourcentage des différentes complexions de la population étudiée. S'il considère plutôt A'', il y verra une définition, une caractérisation de l'anglicité par des propriétés essentielles, dont la rousseur ferait partie. Il s'apercevra de son erreur et pensera, au contraire du premier cas, qu'il était très improbable, dans ces conditions, qu'il ne finisse pas par rencontrer des anglaises non rousses.
Les propositions universelles sont soit des descriptions de collections, auquel cas la critique humienne de l'induction s'applique à leur validité (et A devrait plutôt s'exprimer : "toutes les anglaises rencontrées jusqu'à présent sont rousses"), soit comme des définitions énonçant des propriétés caractéristiques (je veux éviter le terme d'essence et ses connotations) d'une classe d'objets, c'est-à-dire un concept. Or la notion de concept est plus fondamentale que celle de collection. Une collection peut être donnée comme telle. Par exemple, les élèves de la classe de 6ème B sont tous les enfants dont les noms figurent sur la liste de cette classe. Mais la difficulté commence lorsqu'on veut distinguer ces élèves de ceux de la 6ème C. Il faut avoir un critère de distinction et d'identification. Dans cet exemple, le critère semble simple et ne pas avoir vraiment besoin d'être mentionné. Si l'on s'attaque à des collections plus difficiles à cerner, cette apparence de simplicité, cette évidence du "donné" disparaît. Que l'on pense seulement aux controverses sur l'humanité. Les frontières entre les différentes espèces d'homo, la place d'homo dans la série des anthropoïdes, le statut du fœtus, sont autant d'occasions où il est clair que la classe ne se définit pas par simple présentation de ses éléments. Les empiristes se réfèrent traditionnellement à la notion de "ressemblance" ou de "similitude". Sans parler de la difficulté de préciser ce qu'est une ressemblance ou une dissemblance significative (car chaque individu doit être différent des autres, selon le principe de l'identité des indiscernables), il faut bien que "ressembler à X" soit différent de "ressembler à Y", autrement dit qu'on ait un concept de la propriété qui définit les X et les Y. Les cygnes noirs nous renvoient inévitablement à cette nécessité. Comment savons-nous que ce cygne est noir, et non pas seulement gris ? Comment savons-nous que, bien que noir, c'est un cygne ? Il faut bien définir les concepts de cygne, de blanc et de noir, ainsi que les relations éventuelles entre ces concepts. On s'aperçoit alors souvent que nos conceptions n'étaient pas suffisamment claires et précises, et un travail d'analyse s'impose.
Réduire ainsi la situation qui découle de la découverte des cygnes noirs à une alternative logique entre deux propositions contraires dont il faudrait éliminer une, rejetée dans les poubelles de l'histoire des sciences, est insuffisant. Inévitablement, la question du sens est posée. Cette question renvoie à l'univers de référence du concept (l'homme dont on parle est-il un genre animal, ou un sujet de droit ?), à l'usage que l'on entend faire du concept, et aux instruments que l'on utilise pour caractériser son objet.
Novembre 2010
[1] "peu de choses sont définitives en physiques" (Marie-Antoinette Tonnelat, "L'évolution des théories de la lumière", in La science contemporaine, t. I, p. 179, PUF, 1961)
[2] Cf. Jean Rostand, Esquisse d'une histoire de la biologie, Gallimard, Paris, 1945, p. 139
[3] Le Monde du 30 octobre 2010
[4] http://www.cnrs.fr/inee/communication/breves/paolavilla_vincentmourre.htm
[5] Albert Einstein et Leopold Infeld, L'évolution des idées en physique, Payot, 1968, p. 146
[6] Cité ici dans la traduction de Maurice Solovine, Paris, Gauthier-Villars, 1965
[7] M-A. Tonnelat, même ouvrage, p. 190
[8] Bertand Russell, Problèmes de philosophie, Traduction François Rivenc, Payot, 1989, p. 123
[9] Pour ce rappel, j'utilise essentiellement:
- M.-A. Tonnelat, in La science contemporaine, PUF, 1961, tome 1, p. 175 et suiv. et tome 2, p. 148 et suiv.
[10] Jacques Merleau-Ponty, Einstein, Flammarion, 1993, p. 167
[11] Alber Einstein, Sur lélectrodynamique des corps en mouvement, traduit par Maurice Solovine, Gauthier-Villars, 1965, p. 5
[12] M.-A. Tonnelat, in La science contemporaine, PUF, 1961, tome 2, p. 157
[13] Ibid. , p. 158
[14] Ibid. tome 1, p. 190