Matérialisme et métaphysique

 

 

Matérialisme et métaphysique. 1

Présentation. 2

0. Introduction. 2

0.1. La philosophie, amour de la sagesse. 2

0.2. Les systèmes ne sont pas à rejeter par principe. 2

0.3. Le matérialisme, comme système métaphysique, est souvent conçu comme un réductionnisme physicaliste. 2

0.4. La métaphysique, en tant qu'elle concerne des entités qui ne sont pas l'objet d'expérience sensible, implique souvent un mode de connaissance transcendantal et inexpliqué. 3

0.5. En fin de compte, les systèmes de doctrine, les "-ismes", se justifient plus par leurs oppositions aux dogmes inverses que par leurs propositions positives. 3

0.6. Les points 1 et 5 ci-dessus conduisent donc à examiner le matérialisme comme instrument critique à l'égard des questions traditionnelles de la philosophie. 3

1. Morale. 3

1.0. Dans le domaine moral, le matérialisme est souvent présenté comme la philosophie de l'attitude consumériste. 3

1.0.1. Les problèmes de la philosophie sont surtout d'ordre moral 4

1.0.2. Mais la morale est un domaine où les systèmes sont le moins pertinents. 4

1.1. Quelques questions traditionnelles de la morale. 4

1.1.1. Le bonheur 4

1.1.2. La mort 5

1.1.3. Le bien. 5

1.2. Toute morale suppose la possibilité d'un amendement spirituel 5

1.3. La morale exige la réalisation matérielle de ses maximes. 6

2. De quoi est fait le monde ?. 6

2.1. Les réponses matérialistes sont généralement des extrapolations des résultats scientifiques. 6

2.2. Les réponses spiritualistes sont fondées sur l'insuffisance des résultats de la science. 7

2.3. En quoi la science peut-elle être prise comme modèle de connaissance vraie ?. 7

3. Qu'est-ce que la vérité ?. 7

3.1. Trois voies semblent traditionnellement admises comme pouvant conduire à la vérité. 8

3.2. L'évidence n'est pas le critère de la vérité. 9

3.3. Le scepticisme se fonde sur la causalité. 9

3.4. Les philosophies dominantes de la tradition occidentale sont subjectivistes. 9

3.5. Seul l'esprit est capable d'erreur 10

3.6. Le vrai est le fait 10

3.7. Vérité et réalité. 10

4. Qu'est-ce que l'être ?. 11

4.1. Etre et réalité. 11

4.2. Les êtres. 11

4.3. Etre et valeur 11

4.4. La matière est plus réelle que la pensée. 11

5. Le sens. 12

5.1. Les concepts doivent être définis par des propriétés. 12

5.2. Qu'est-ce qu'une propriété ?. 13

5.3. Comment connaître les propriétés ?. 13

5.4.  Vrai sens et sens vrai 14

Conclusion. 14

 

Présentation

Ces deux termes sont rarement associés autrement que comme répulsifs l'un de l'autre. Dans la dramaturgie intellectuelle que constituent les oppositions de systèmes philosophiques, la brillante métaphysique nous élève habituellement au-dessus ou, mieux, au-delà, du vil matérialisme, ou bien, au contraire, le sain matérialisme, cousin du positivisme, nous tient victorieusement loin des sables mouvants de la perfide métaphysique ! Dans ce texte, l'objet n'est pas de reconstruire une énième gigantomachie entre les systèmes, même d'un point de vue historique. Mon ambition est ici plus modeste, car moins érudite, et plus prétentieuse, car plus affirmative : je veux tenter de montrer en quel sens le recours à une conception "matérialiste" ( en quel sens de ce mot ) peut être utile et préférable en philosophie, en regard des problèmes auxquels la métaphysique fait tradtionnellement référence.

 

0. Introduction

0.1. La philosophie, amour de la sagesse, a, à mes yeux, comme tâche principale de rechercher des moyens de nous aider à être le moins bêtes possible. Elle doit donc traiter des problèmes et comprendre des situations plutôt que construire des systèmes doctrinaux qui composeraient comme le paysage idéal de notre existence. Un bon slogan serait de réduire les mystères et d'augmenter les problèmes.

 

0.2. Les systèmes ne sont pas à rejeter par principe, car ils fournissent des analogies qui aident souvent à comprendre les choses et contraignent à introduire de la cohérence dans la pensée. L'erreur est de croire que cette cohérence, qui est une condition nécessaire d'un discours valide, serait une garantie suffisante de sa validité ou, pis encore, de sa vérité. La cohérence est une construction civilisationnelle, mais pas une valeur cosmique.

 

0.3. Le matérialisme, comme système métaphysique, est souvent conçu comme un réductionnisme physicaliste : à gros traits, la spiritualité serait réduite à de la psychologie, la psychologie à de la biologie, la biologie à de la chimie et la chimie à de la physique, chacun étant libre de choisir une de ces étapes pour s'y reposer et y étendre ses représentations. Chacune des sciences "inférieures" apporte évidemment à la compréhension de la strate "supérieure", mais aucune ne l'explique entièrement. Le réductionnisme est alors rejeté, à juste titre, dans sa prétention totalisante. Mais le refus justifié de ce matérialisme scientiste ne prouve évidemment pas la validité de la thèse complémentaire, le spiritualisme. Le réductionnisme peut être accepté comme ambition, sans cesse repoussée plus loin, sans que ses insuffisances soient prises pour autant comme des preuves du système adverse, le spiritualisme.

 

0.4. La métaphysique, en tant qu'elle concerne des entités qui ne sont pas l'objet d'expérience sensible, implique souvent un mode de connaissance transcendantal et inexpliqué, qui peut donc pour cette raison être qualifié de mystique. De tels modes de connaissance hors de l'expérience commune ne peuvent pas être rejetés brutalement sans remettre en cause l'honnêteté de ceux qui les invoquent. Ils ne peuvent pas non plus être acceptés, par définition, comme moyens communs de vérification, tels que les recherche une philosophie qui se veut ouverte à tous. Il convient donc de les circonscrire rigoureusement dans leur sphère privée de validité et de les éliminer de la sphère publique de discussion. Mais cette convenance n'est évidemment pas une preuve du positivisme, comme rejet de la métaphysique. Les systèmes métaphysiques sont souvent fondés sur des prémisses mystiques, et constituent de mauvaises réponses, mais les problèmes métaphysiques n'en sont pas moins, pour l'essentiel, de bonnes questions qui méritent l'analyse sérieuse.

 

0.5. En fin de compte, les systèmes de doctrine, les "-ismes", se justifient plus par leurs oppositions aux dogmes inverses que par leurs propositions positives. Les progrès en philosophie sont plus dans l'ordre critique que dans l'ordre épistémique.

 

0.6. Les points 1 et 5 ci-dessus conduisent donc à examiner le matérialisme comme instrument critique à l'égard des questions traditionnelles de la philosophie, notamment morale et métaphysique. En effet, le matérialisme est souvent revendiqué ou abhorré sur la base de questions morales, même dans ses conséquences métaphysiques.

 

1. Morale

1.0. Dans le domaine moral, le matérialisme est souvent présenté comme la philosophie de l'attitude consumériste, l'attachement aux "biens matériels" et l'ignorance, ou le mépris pour les biens et les joies spirituels. Jadis, on moquait les "pourceaux d'Epicure". Epicure, s'il peut être considéré comme un philosophe matérialiste, serait évidemment l'un des plus mauvais exemples de l'attitude consumériste. Il est connu pour sa sobriété, et préconise au contraire une morale du contrôle de la raison sur les appétits. C'est une caricature du matérialisme qui est inventée par ses adversaires spiritualistes pour discréditer une école qu'ils seraient certainement en peine de critiquer honnêtement s'ils devaient reconnaître ce qu'elle est en fait, c'est-à-dire une école qui combat les mythes dont s'entoure inutilement et dangereusement l'espèce humaine et tente de la ramener au contact de sa réalité, matérielle.

1.0.1. Les problèmes de la philosophie sont surtout d'ordre moral. Il s'agit de savoir ce que l'homme doit faire dans les cas où traditions et techniques le laissent sans consigne, comme le soldat égaré loin de sa troupe, de son commandement et de l'appui de sa logistique. Il peut alors avoir besoin de mieux connaître le terrain où il évolue, le réel. De ce réel, science et métaphysique lui en donnent des cartes, des tableaux et, si la philosophie semêle d'en produire elle aussi, c'est dans une perspective auxiliaire, afin de mieux asseoir ses conseils moraux, sur le bien, par des considérations métaphysiques, sur l'être. Cette origine morale des recherches philosophiques l'induisent souvent en erreur lorsqu'elle traite des problèmes qui ne sont pas spécifiquement moraux, car elle a parfois tendance à donner des réponses aux questions sur l'être en fonction de ce qu'elle attend quant au bien. C'est l'une des raisons de l'agressivité des philosophes spiritualistes contre les métaphysiques matérialistes : pour défendre des morales spiritualistes, ils attaquent les conceptions matérialistes du monde. Sans cerveau point d'esprit, à peu près aucun d'entre eux ne s'aviseraient de le contester, pourtant ils s'acharnent à démontrer que l'esprit est indépendant du corps.

1.0.2. Mais la morale est un domaine où les systèmes sont le moins pertinents. Les problèmes moraux réels impliquent des conditions multiples et hétérogènes qui ne se laissent pas facilement intégrer dans des systèmes axiomatiques déduits de quelques principes simples et clairs comme les aime le rationalisme philosophique. Le kantisme en est un des meilleurs exemples. Kant voulait qu'on agisse comme si la maxime de l'action devait devenir une loi universelle. En vertu de quoi il lui semblait qu'il fallait toujours privilégier, par exemple, la vérité sur toute autre valeur. Fallait-il, alors, dénoncer des innocents à la Gestapo par respect pour la vérité ? On ne sait pas ce que Kant aurait répondu. Plus récemment, John Rawls, s'inspirant en grande partie de Kant, a tenté d'inventer une théorie de la justice fondée sur la raison. Sa tentative revient seulement à se demander quel est le niveau d'injustice acceptable.

1.1. Quelques questions traditionnelles de la morale

1.1.1. Le bonheur. Sous des formes diverses, c'est la question que traitaient essentiellement les philosophes grecs et chinois de l'Antiquité. Les réponses sont souvent dissemblables quant au contenu du bonheur : l'ataraxie, le nirvana, l'amour de Dieu ou quant aux moyens de l'atteindre : la sobriété, l'ascèse, l'accord avec la Nature, etc., mais le point de départ de l'interrogation est le même : une certaine inquiétude, un inconfort que l'on retrouve dans les philosophies plus modernes de la nausée et de l'angoisse. Spiritualistes et matérialistes sont dans l'ensemble sur le même terrain de départ : il s'agit de trouver des moyens d'émancipation de ce qui semble une condition proprement humaine d'inconfort, que ne ressentent pas, apparemment, les vaches, les chiens ou les souris. Mais les parcours sont différents ensuite. Les spiritualistes ont tendance  à proposer des tableaux des rapports de l'homme à son environnement propres à le rassurer, comme, par exemple, l'idée d'un retour dans une sorte de sein universel, que serait l'amour de Dieu, ou propres à lui indiquer les voies d'une amélioration de sa condition, comme, par exemple, des morales de l'évasion du monde, de l'"excendance" (selon l'expression de Levinas) présentée comme liberté. Ces tableaux impliquent des descriptions du monde, des métaphysiques, dans lesquelles coexiste, au-delà ou au-dessus du monde de l'expérience, semblable à une prison, un monde de l'esprit plus ou moins pur, affranchi des contraintes de la matière. Les matérialistes critiquent ces représentations, ces tableaux (Epicure disait : ces mythes), comme des miroirs aux alouettes. Le bonheur, s'il doit être recherché, doit l'être par ce même être qui, au départ, souffrait de cet inconfort qui l'a entraîné dans cette quête, et sur ce même terrain qui a fait naître ses interrogations.

1.1.2. La mort. Elle est souvent invoquée comme l'un des motifs de l'inconfort évoqué précédemment. L'homme n'accepte pas sa finitude. Il est angoissé par la peur de l'au-delà de la vie. Effrayé par le néant qu'il sent en lui-même, etc. Epicure - encore lui - règle la question de façon radicale et ... simple : tant qu'on est vivant pour en parler, la mort n'est pas présente, et, lorsqu'elle l'est, il est trop tard pour en parler ! Il nous conseille donc de ne nous occuper que de la vie, dans laquelle nous sommes. Evidemment, il n'évoque pas la question de la mort des autres, question que traiteront abondamment ses collègues et adversaires stoïciens. Les spiritualistes, eux, éprouvent là encore le besoin d'ajouter au réel des représentations mentales propres à modifier les données du problèmes : éternité de l'âme, vie de l'individu dans le sein d'un collectif, église, nation, humanité, etc. Les matérialistes ont souvent tendance à repousser ces représentations par des sarcasmes, mais leur meilleure réponse est surtout que ces mythes ne modifient pas la réalité de la question initiale, qui concernait, non pas une vie éternelle ni une âme séparée du corps, mais cette vie-ci et cet être-ci, fait de chair et de sang. Ajouter les délices du Paradis au tableau n'efface pas l'amertume de la Vallée des larmes !

1.1.3. Le bien. Cette question est omniprésente en morale, où toutes les questions peuvent se présenter sous la forme d'un choix entre plusieurs options pratiques. La morale sous-entend une axiologie, c'est-à-dire une hiérarchie des valeurs : la vérité vaut-elle plus que la vie d'un innocent ? le bien commun vaut-il plus que l'injustice faite à quelques-uns ? etc. Le bien est alors le nom que l'on donne à ce qui a le plus de valeur. La tentation des spiritualistes et, parmi eux, surtout des rationalistes, est de substantiver ce terme générique et d'imaginer, à la suite de Platon, un Bien fondamental d'où découleraient tous les biens particuliers. Or une question omniprésente n'est pas par là même fondamentale, dans le sens où la réponse qui lui sera apportée serait la source des réponses aux diverses questions posées. Là encore, les spiritualistes se trouvent en situation d'imaginer des représentations du monde dans lesquelles une entité surnaturelle irradie dans ce monde-ci les substances heureuses d'une métaphysique où l'esprit est détaché de la matière.

1.2. Toute morale suppose la possibilité d'un amendement spirituel. A quoi servirait, en effet, d'élaborer des maximes sur le bien, sur ce qu'il faut ou ne faut pas faire, si on ne supposait pas que l'homme est capable de suivre et de mettre en oeuvre ces bons conseils ? Cela suppose l'acquisition d'une certaine maîtrise de la réflexion et de la conscience sur la spontanéité des instincts et des habitudes. Les spiritualistes tirent de la nécessité de cette supposition une "preuve" de leur métaphysique. Cette preuve est évidemment illusoire. D'abord, une supposition humaine n'a jamais produit de nécessité naturelle. Après tout, il se peut que cette supposition, même si elle est commune aux morales spiritualistes et aux morales matérialistes, ne soit qu'un voeu pieux. Elle constitue une sorte de pari, dont rien ne garantit la réalisation - sinon les succès éventuels des ascèses morales. Ensuite, la maîtrise de l'esprit sur les comportements ne préjuge pas de la nature profonde de l'esprit, des comportements et de ce qui les provoque. Les hypothèses épiphénoménistes restent équivalentes aux hypothèses spiritualistes comme prétendues explications. L'esprit d'un stoïcien peut aussi bien être constitué de molécules agitées que de grâce mystérieuse lorsqu'il prend l'empire de son être. L'atomiste Démocrite était peut-être inspiré par l'Esprit. L'amendement spirituel n'est pas une preuve du spiritualisme, et les spiritualistes n'en ont pas le monopole.

1.3. La morale exige la réalisation matérielle de ses maximes. Une morale qui resterait un simple discours perdrait tout crédit et tout intérêt. La liberté est souvent représentée comme une absence de contrainte. Le matérialisme serait alors une conception sans liberté, la conscience étant engluée dans une matière déterminante, prisonnière en attente de la grâce libératrice. Mais cette conception est fausse. La liberté n'a de sens qu'en situation. Le monde matériel détermine la situation, délimite des champs possibles et impossibles, et permet à la liberté de se déterminer, de prendre forme et corps. Loin d'en être le carcan, il en est la condition. Une liberté indéterminée est une velléité prétentieuse. La culture moderne valorise le rêve et les mondes où tout est possible comme l'idéal de liberté. Mais que serait le rêve d'Icare sans la pesanteur ? Au mieux une banalité vaine. Le monde matériel est le lieu où se profilent les problèmes moraux et aussi celui où les actes moraux  prennent leur existence. La liberté ne peut être absolue, car elle serait indéterminée, vide de contenu. Elle se constitue comme exercice de la volonté sur une situation donnée, déterminée.

 

2. De quoi est fait le monde ? C'est la première question métaphysique qui se pose, souvent en appui des réponses aux questions morales. Les matérialistes invoquent des conceptions atomistes et déterministes en opposition aux mythes spiritualistes, destinés eux-mêmes à créer un autre monde que celui de la matière, dans lequel la liberté absolue de l'esprit serait assurée. Les premières réponses qui doivent être apportées à cette question sont de l'ordre de l'exploration du réel, de la science. Mais les réponses de la science ne répondent pas aux besoins de justification de la morale : elles sont incomplètes et provisoires, elles ne disent pas, finalement, qui, de l'esprit ou de la matière, gouverne le monde. D'où le besoin de cette première démarche qualifiéée de métaphysique, qui prolongerait la connaissance de la nature, selon l'un des sens donnés au mot "métaphysique" (après la physique), la connaissance qui vient après celle de la nature, ou le livre qui suit, dans les oeuvres d'Aristote, son livre sur la nature. Science et métaphysique sont ici parentes, et ont meme été longtemps confondues. Ce n'est qu'avec le développement d'une science expérimentale consciente d'elle-même, de ses méthodes et de ses critères, qu'une distinction à peu près claire s'est établie entre la science positive d'une part, établie sur des faits expérimentaux, et la métaphysique d'autre part, établie sur des raisonnements plus ou moins détachés de ces mêmes faits.

2.1. Les réponses matérialistes sont généralement des extrapolations des résultats scientifiques. Découvre-t-on les éléments constitutifs de la matière ? le monde sera constitué de ces composants ultimes, atomes, ondes, etc. Découvre-t-on qu'une certaine zone du cerveau est titillée lorsqu'on ment ou lorsqu'on se souvient de la liste des courses ? voila la preuve que l'esprit n'est qu'un jeu de courants électriques parcourant de la viande. Ces extrapolations sont injustifiées aussi bien dans leur principe que dans leur application. Dans leur principe, parce qu'elles ne tiennent pas compte du contenu réel de ces découvertes. Les expériences qui en sont la vérification ne prouvent pas tout ce que l'on prétend leur faire dire. Les composants ultimes ne sont ultimes que pour nous, comme le détroit de Gilbraltar était le terme du monde vivant pour les Phéniciens. Les atomes ne sont pas de petites billes homogènes, dures, impénétrables et occupant une portion d'espace déterminée comme nous aimerions les représenter. La zone du cerveau titillée par les courses peut l'être aussi par bien d'autre chose et la liste des courses trouvera d'autres points de chute si cette zone-là venait à être indisponible. Dans leur application, parce que la transposition de ces résultats partiels à la réalité tout entière ne tient par définition pas compte de leur validité seulement régionale et contextuelle.

2.2. Les réponses spiritualistes sont fondées sur l'insuffisance des résultats de la science. Les raisons critiques de refuser les extrapolations sont rarement invoquées par les spiritualistes pour les combattre. Ils en acceptent généralement le principe mais en mettent en évidence les insuffisances : "d'accord, semblent-ils dire, la matière est composée d'atomes, mais avec cela, vous ne pouvez pas expliquer tous les mouvements et changements de la matière, l'apparition de la vie et de son chef-d'oeuvre, l'espèce humaine ; il y a donc quelque chose d'autre dans le monde, et ce quelque chose ne peut être que l'esprit" ; "d'accord, le cerveau et ses courants électriques sont le support du miracle quotidien de la liste des courses, mais les lois de l'électricité et la chimie du cerveau n'expliquent pas la liste des courses et encore moins la loi morale ; l'esprit est donc nécessaire pour expliquer tout cela". A leur tour, ces raisonnements ne sont pas valables. Que le monde ne s'arrête pas au détroit de Gibraltar ne prouve pas que l'Océan soit le royaume des enfers. Le caractère limité des explications scientifiques ne prouve en rien les mythes inventés pour dépasser ces limites. La vanité de la prétention de Lagrange affirmant qu'il n'avait pas eu besoin de l'hypothèse de Dieu ne prouve pas l'existence de Dieu. Le scientisme est la foi dans la capacité totalisante de la science. Le constat du caractère régional et partiel des connaissances scientifiques n'implique rien quant à leurs développements ultérieurs et, plutôt que de leur ajouter des spéculations pour combler ce qui les sépare de la totalité, peut-être vaut-il mieux renoncer à cette quête illusoire de la totalité, probablement vide de sens.

2.3. En quoi la science peut-elle être prise comme modèle de connaissance vraie ? Le passage par cette question de la constitution du monde nous a conduits à prendre la connaissance scientifique comme point de départ assuré des recherches. Nous n'avons pas obtenu de réponse à notre question initiale, et sommes même plutôt conduits à la considérer comme une fausse bonne question, mais nous en trouvons une autre, sur la valeur des connaissances apportées par les démarches scientifiques. Nous avons appris qu'elles sont partielles et circonscrites par les faits sur lesquels elles s'appuient. La science explore le réel et formule des théories sur celui-ci. Les théories ne disent pas tout de ces explorations et transposent leurs contenus à d'autres domaines. L'idée d'une science qui dise la totalité du vrai, on l'a vu, doit être abandonnée. Mais l'idée d'une science qui serait totalement vraie doit aussi être abandonnée. L'exploration scientifique du monde avance par analogies successives et empilées. Le produit de deux grandeurs ressemble à la surface d'un rectangle, mais l'espace e parcouru par un mobile à la vitesse v pendant un temps t , égal au produit de la vitesse et du temps ( e=v.t) n'est pas un rectangle. Une théorie est vraie si elle dit quelque chose de vrai, la question est de savoir ce qu'elle dit. La question de la vérité ne peut pas être séparée de la question de la signification.

 

3. Qu'est-ce que la vérité ? Comme la question du bien en morale, la question de la vérité est omniprésente en philosophie : quoi que l'on dise, sur quelque sujet que ce soit, se pose  la question de savoir si c'est vrai ou non, et donc d'une méthode d'appréciation de la vérité ; c'est la tâche de la théorie de la connaissance ou, si l'on veut se référer à la connaissance scientifique, de l'épistémologie. Comme la question du bien, il n'est pas certain que cette question omniprésente soit fondamentale, au sens où les réponses qu'on lui apporteraient pourraient être le fondement de réponses à toutes les autres questions possibles. Sartre, dans l'Etre et le Néant, Kirkham, dans Theories of Truth, et bien d'autres, l'ont dit : épistémologie et métaphysique sont difficilement séparables. La métaphysique dresse le paysage où se situe la connaissance : définitions de l'objet et du sujet, relations entre les deux, entre les diverses "facultés de connaître", conceptions de la réalité, etc. constituent les conditions dans lesquelles peut se concevoir la connaissance. Réciproquement, les limites de nos facultés, les voies par lesquelles nous appréhendons ou non le réel, les critères du jugement, etc. définissent les connaissances possibles ou, en tout cas, valides, y compris celles auxquelles prétend la métaphysique. Dire laquelle fonde l'autre semble difficile. Le seul livre publié du De Antiquisisima Sapientia Italorum de Vico traite esentiellement de sujets qu'on qualifierait aujourd'hui d'épistémologiques et s'intitule Liber metaphysicus.

3.1. Trois voies semblent traditionnellement admises comme pouvant conduire à la vérité, en excluant les vérités auxquelles on accède par l'art, le rêve ou la religion. J'ai qualifié d'"exploration" celle de la connaissance scientifique. Selon la formule de Kant, elle consiste à "poser des questions à la Nature". C'est celle à laquelle se réfèrent Vico, Claude Bernard, Darwin, Einstein, Jean Rostand, et, bien sûr, beaucoup d'autres lorsqu'ils tentent de définir la démarche expérimentale de la science moderne : l'homme invente et réalise des artifices et, dans cette réalisation, la Nature révèle les lois auxquelles il faut se soumettre pour lui commander ... La seconde voie est prônée officiellement par l'Eglise catholique. C'est la voie de l'autorité : la vérité n'est jamais certaine tant qu'elle ne dépend que de vérifications humaines communes, elle doit s'appuyer sur des paroles de sagesse détenues par quelques élus. S'il faut bien reconnaître que le recours à l'autorité est, en principe, bien étranger à l'esprit moderne (sans parler de l'esprit post-moderne ...), il n'en est pas moins fréquemment utilisé sans être reconnu comme tel. Lorsque les métaphysiciens décrivent le monde en extrapolant les découvertes scientifiques, ils le font généralement sans se soucier de l'origine et du sens réel de ces découvertes, mais les tiennent pour acquises et les utilisent comme des textes autorisés. L'appel aux experts ressort également du recours à l'autorité. En fait, il est difficile de se dispenser totalement de ce recours. La plupart de nos connaissances sont des connaissances par ouï-dire. Bertrand Russell a analysé la différence entre les connaissances par "accointance", directes, et les connaissances médiates, par ouï-dire. La véritable question est celle de l'attitude du jugement par rapport à l'autorité : la connaissance autorisée sera-t-elle susceptible d'une remise en question et d'une exploration ou doit-elle être admise sans l'éventualité d'un tel examen ? La troisième voie est la révélation[1]. L'Eglise catholique, puisqu'il a déjà été question d'elle, ne l'admet qu'avec une extrême parcimonie, du moins pour les choses divines. Il s'agit de l'appréhension directe, immédiate, de la vérité par l'esprit du sujet. Platon, par exemple, supposait que nous avions eu une telle connaissance dans une autre existence, et que nous pouvions, dans certaines circonstances heureuses, en avoir des réminiscences dans cette vie-ci, lorsque la réalité quotidienne nous évoquait vaguement ces idées lointaines. Mais la révélation a, en réalité, un champ bien plus vaste que la révélation divine ou platonicienne. Les théories de la connaissance traditionnelles mentionnent essentiellement les sens et la raison comme organes de notre connaissance. Mais, qu'il s'agisse de la perception sensible ou de l'intuition intellectuelle - qu'on peut appeler de diverses manières - on a, en fait, affaire à une sorte de révélation, dans laquelle l'esprit appréhende le vrai directement, par un processus immédiat et sans appel. Ce n'est qu'assez récemment que les psychologues, avec la psychologie de la forme, la psychologie génétique de Piaget, les sciences cognitives plus récemment encore, ont montré que ces processus étaient analysables et qu'ils relevaient d'une véritable construction. Mais ces analyses conduisent les philosophes dans deux voies opposées : ou bien le caractère construit de la connaissance supposée fait conclure à sa subjectivité essentielle, et donc à une forme de scepticisme, ou bien malgré le caractère construit, on maintient à tout prix l'objectivité - même relative - de la connaissance, et celle-ci devient une donnée immédiate de la conscience, sensible ou intellectuelle, ce qui revient à une révélation.

3.2. L'évidence n'est pas le critère de la vérité. Le problème de la vérité ne se pose qu'à partir du moment où l'on rencontre l'erreur ( le mensonge peut lui être assimilé, puisqu'il vise à induire l'autre en erreur ) et qu'on souhaite s'en dégager. Or l'erreur se présente avec évidence, c'est même ce qui la distingue de la mauvaise foi. La découverte de l'erreur comme erreur ne peut donc pas provenir de l'évidence. La révélation, sensible ou intellectuelle, empiriste ou rationnaliste, sensualiste ou logiciste, ou encore phénoménologique, ne produit que des évidences, des convictions comme adhésions à ces évidences. Dés lors on est réduit à un scepticisme d'origine relativiste, c'est-à-dire issu de la confrontation d'opinions contraires et équivalentes, car procédant toutes de la même source, celle de la révélation. Erreur et vérité ont le même statut. Sur le plan métaphysique, le sujet est muré dans sa subjectivité, dans la liberté absolue mais insignifiante d'avoir à choisir entre des représentations également subjectives dont aucune n'est vraie. La transcendance métaphysique du sujet comporte comme conséquence épistémologique un subjectivisme radical et indépassable. Le subjectivisme de l'évidence suppose ce hiatus métaphysique entre l'esprit et le réel, caractéristique du spiritualisme.

3.3. Le scepticisme se fonde sur la causalité. A la différence du scepticisme relativiste que nous venons de rencontrer, le scepticisme historique, s'il oppose bien, lui aussi, les différentes convictions pour conclure à la suspension du jugement, établit cette situation sur l'impossiblité de connaître, par les voies de la révélation, les causes de cette révélation. Nous percevons  des images des objets, mais non les objets qui nous envoient ces images. Hume s'est acharné à montrer que nous n'avions pas d'expérience de la causalité, et que cette idée n'était qu'une fiction dont nous habillons l'habitude. Le pragmatisme rejoint un peu cette vision : la vérité est une fiction dont nous habillons le succès des hypothèses qui marchent. Mais cette forme de scepticisme est paradoxale, car elle s'appuie, au fond, sur la causalité pour la nier. Dire que nous ne percevons pas les objets eux-mêmes, mais seulement leurs images, c'est dire que de tels objets existent en dehors de ces images dont ils seraient la cause. La difficulté vient du mot "expérience". Nous n'avons pas de représentation révélée de la causalité. Mais nous en avons une expérience permanente, étant nous-mêmes une cause parmi les causes dans l'univers, et étant le produit de l'interaction de milliers de causes. Ce que montre le scepticisme, ce n'est pas l'impossibilité de la connaissance vraie, c'est la division fondamentale entre le réel et le représenté. Cette division n'implique pas l'impossiblité de connaître le réel, mais explique la difficulté de représenter cette connaissance.

3.4. Les philosophies dominantes de la tradition occidentale sont subjectivistes. Elles tentent de contourner cette difficulté en se cantonnant dans le domaine de la représentation. Le rationalisme privilégie les facultés intellectuelles productrices de concepts. Les sciences rationalistes se construisent sur le modèle euclidien hypothético-déductif, et produisent des modèles du réel fondés sur le raisonnement déductif. C'est le dogmatisme scientifique[2]. L'empirisme privilégie l'expérience sensible, supposée approvisionner le cerveau en "données" sur le monde, l'organisation de ces données étant ensuit affaire d'habitude, souvent mathématisée sous la forme de probabilité. C'est le scepticisme scientifique. La plupart des chercheurs combinent évidemment ces deux tendances, corrigeant les défauts de l'une par les avantages de l'autre. Mais les deux courants partagent la même limitation : ils restent dans le domaine de la représentation. Sur le plan métaphysique, cela suppose une extériorité radicale de l'esprit au monde.

3.5. Seul l'esprit est capable d'erreur. Philosophes et psychologues cherchent depuis la nuit des temps les causes de nos erreurs : la précipitation, la prévention, l'emprise de l'imagination, de l'émotion, des intérêts, que sais-je ? Toutes ces causes sont d'ordre psychiques. L'esprit produit des représentations et ces représentations peuvent être vraies ou fausses. Mais c'est toujours par des démarches matérielles que nous découvrons que ces représentations sont fausses. Le géocentrisme a été vaincu par les lunettes de Galilée de manière plus certaine que par les conceptions de Copernic. Evidemment, les rationalistes ne manquent pas, à juste titre, de rappeler que les inventions, certes matérielles, sont des produits de l'esprit humain. A quoi on peut rétorquer que les plus belles machines volantes d'un Léonard, pour admirables qu'elles soient, ne prouvent rien tant qu'elles restent sur le papier. L'esprit se trompe, la matière le détrompe.

3.6. Le vrai est le fait. La réalisation matérielle de l'idée, dans l'opération, dans l'expérimentation, dans l'industrie, révèle ce qu'elle contient de vrai. Vico est le premier philosophe qui a formalisé cette conception. Notons que l'idée dont il s'agit ici n'est pas nécessairement une idée platonicienne ou cartésienne. Les idées en oeuvre dans les sciences et les techniques sont généralement transposées d'un domaine familier à un nouveau domaine d'application, le génie étant dans l'imagination de cette transposition et dans la réalisation des adaptations nécessaires. Notons aussi que le fait est le participe passé du verbe "faire", et qu'il s'agit de ce qui est réalisé, produit, créé, bien différent du "fait" des empiristes et des positivistes, qui est donné. L'idée que la connaissance repose sur des données est une visions trompeuse, en ce quelle nous représente l'esprit comme un spectateur ( certains disent "observateur", pour faire plus sérieux ...) de la nature, et réintroduit l'extériorité radicale de l'esprit et du monde. Il y a bien des données, dans le sens que le fait ne se réalise que dans certaines conditions qui sont données, mais ce ne sont pas des données de la conscience. Enfin, l'usage qui est fait ici du mot "esprit" ne préjuge rien quant à la nature de cette "esprit"...

3.7. Vérité et réalité. La conception commune de la vérité, et la plus traditionnelle, est celle d'une adaequatio rei, adéquation à la réalité. Pourtant, la révélation immédiate de la vérité, que supposent aussi bien le rationalisme que la phénoménologie, rend superflue cette adéquation : la vérité est index sui et n'a besoin d'aucun support pour être vraie. L'intellectualisme oppose même le vrai et le réel : au premier l'intelligibilité du monde et la vérité de la raison, au second son épaisseur obscure et l'ignorance des sens. De l'autre côté, pour les empiristes et les positivistes, le rapprochement des représentations théoriques avec les données sensibles ou factuelles ne nécessite qu'une certaine non-contradiction entre les principes et les observations, et peut aussi se dispenser d'une adéquation au réel. A l'extrême, on se dispense même de la notion de vérité, se contentant de la cohérence ou du consensus, version sociale de la cohérence. La conception que nous évoquons suppose, elle, un engagement de la pensée dans le réel, et pose donc la question de la nature de ce réel.

 

4. Qu'est-ce que l'être ? C'est la question la plus profonde de la métaphysique. Il ne s'agit plus de savoir ce que sont les choses, mais ce que c'est qu'être, l'être en tant qu'être. Que voulons-nous dire en disant qu'elles sont ?

4.1. Etre et réalité. Le vocabulaire est très délicat à utiliser. En employant le mot "chose", je sais bien que les cheveux se sont dressés sur quelques têtes, et que je deviens suspect de pétition de principe en faveur du matérialisme. Les "étants" eut peut-être mieux convenu, mais il est trop associé à l'ontologie phénoménologique pour ne pas être suspect, à son tour, de préjugé. Chaque école a forgé son propre vocabulaire. Je choisis donc d'utiliser le plus possible le vocabulaire courant, quitte à préciser certains usages. En opposant les êtres, ou les étants, ou les choses, à l'être, on ne vise pas qu'une généralisation, comme par exemple, le monde animal comprendrait l'ensemble des espèces animales, mais on vise ce que cela veut dire d'être, à quoi on reconnaîtra qu'un x  (pour ne pas dire "une chose" ...) est ou n'est pas, comme on dira que ce que nous visons par "animal" est un être vivant doué de sensibilité et de mouvement. L'être, ici, est ce qui nous détourne de l'illusion, de l'erreur, il est la pierre d'achoppement du vrai.

4.2. Les êtres. L'ontologie distingue souvent différents types d'êtres, selon qu'il s'agit de l'homme, du monde, des valeurs, du temps, voire du néant lui-même. Elle emprunte alors souvent son langage à la psychologie. L'angoisse, le besoin, le manque, la nausée, l'intention, la visée, etc. sont ses dimensions essentielles. Elle devient elle-même le langage d'une psychologie transcendantale, ou d'une auto-analyse du sujet. Ce faisant, elle procède selon une intuition, une révélation immédiate des concepts, et s'enferme donc dans la subjectivité. Il est indéniable, pourtant, qu'il y a différentes manières d'être. Par exemple, la ville de Paris n'est pas de la même façon que le clavier de mon ordinateur. Cette ville elle-même est de différentes façons : assemblage de maisons, d'habitants, d'institutions, étendue géographique, etc. Elle "est" au nord d'Orléans. C'est peut-être une "chose", mais on peut la traverser... Ce ne sont pas de simples usages grammaticaux, à chacun de ces êtres correspond une réalité différente.

4.3. Etre et valeur. Les pensées religieuses ont tendance à associer l'être et la valeur. L'être, en tant qu'il résulte de la volonté des dieux, est bon par définition. Il vaut toujours mieux, à leurs yeux, être que ne pas être. L'économie productiviste partage cette vision des choses : la quantité est bonne. La pensée politique conservatrice aussi : l'ordre établi ou l'âge d'or ancien ont une légitimité par leur seule existence. Ces associations sont des contresens. La valeur est précisément ce qui s'oppose à l'être. Non pas que l'être soit le mal et le non-être le bien, ce qui serait une autre façon de faire dériver des valeurs de l'être. Etre et valeur appartiennent à deux ordres distincts. La valeur est une attribution du sujet moral ( pas forcément l'individu, même rationnel ...) à un être, à une action, à un projet, totalement indépendante de la réalité ou non de cet être, de cette action, de ce projet. Hitler a existé, il est odieux. S'il n'avait pas existé, il serait quand même odieux.

4.4. La matière est plus réelle que la pensée. C'est même ce que nous voulons dire lorsque nous disons que quelque chose est réel : ce n'est pas seulement pensé, imaginé, conçu, cela est. Alors, comment cela existe-t-il ? Par une interaction avec le corps. Peu importe ce que pensait Icare, son corps est tombé. Le matérialisme propose traditionnellement des représentations de ce que serait le réel matériel, sous forme d'atomes, de corpuscules, de choses. Il s'agit de modèles qui relèvent, en fait, du point de vue épistémologique, de ce que j'ai dessiné plus haut comme "rationalisme dogmatique" : d'un petit nombre de principes découle toute une figuration du réel. Mais l'affirmation que la réalité est matérielle n'est pas compatible avec le maintien dogmatique d'une représentation, quelle qu'elle soit : la représentation doit toujours céder à l'effectivité du réel. Le matérialisme épistémologique interdit le dogmatisme des représentations matérialistes métaphysiques. On peut comprendre les réticences très répandues envers les thèses matérialistes. Les penseurs n'acceptent pas de soumettre la pensée au fait, pour deux raisons au moins. D'abord, la confusion dénoncée ci-dessus entre être et valeur conduit à craindre que soumettre la pensée au fait ne revienne à admettre l'ordre du monde tel qu'il est. Mais cette soumission de la pensée au fait ne concerne que la connaissance et non l'axiologie. Ensuite, la division du travail répartit les activités de pensée et de réalisation entre des groupes sociaux distincts et qui s'ignorent largement. Les penseurs ne veulent pas se soumettre à une activité qui leur semble obscure et lointaine et qu'en outre ils ont plutôt vocation à diriger et organiser. Le matérialisme conçoit la réalité comme matérielle, c'est-à-dire que le monde n'est pas ce que nous pensons, quoique nous puissions penser ce qu'il est. Le réel est ce dans quoi la pensée est engagée, une altérité, mais pas une extériorité.

 

5. Le sens

La question du sens, elle aussi, est omniprésente en philosophie et, en même temps, souvent absente, éludée, sous-jacente et non explicitée. Lorsqu'elle l'est, c'est souvent de manière dogmatique. L'être aurait besoin de sens. En ayant besoin, il en aurait ! Que ce soit sous la forme de projet, de téléologie, de progrès, ou de providence, on introduit une intention dans le monde, un esprit qui lui est supérieur et lui donne sens. Ce faisant, on réintroduit la valeur dans l'être. On interprète aussi souvent le monde comme une sorte de texte doué de signification qui le transcende. Les choses sont des signes, un peu comme les panneaux de signalisation renvoient à d'autres lieux, à des interdictions ou des obligations. Cette vision n'est ni vérifiable, ni réfutable. Elle répond probablement à un besoin de certains esprits. L'art et la poésie donnent parfois accès à de telles significations du réel, mais sans ambition épistémique. En fait, la question du sens ne se pose pas tant pour l'être que pour les énoncés et les concepts. C'est la philosophie analytique qui a mis en valeur l'indissociabilité des questions de la vérité et de la signification. Quoi que l'on dise, quoi que l'on pense, il s'agit d'abord de savoir ce que cela signifie avant de savoir si c'est vrai ou non.

5.1. Les concepts doivent être définis par des propriétés. Traditionnellement, on admet comme équivalentes deux manières de définir un terme : en extension ou en compréhension. Selon la première, on suppose que tous les x auxquels ce terme peut être appliqué sont donnés ; il suffit alors, pour tout x, de regarder s'il figure dans le tas ou non. Selon la seconde, une propriété caractéristique des x dont il s'agit est définie indépendamment de cet ensemble. La première solution, en extension, est manifestement insuffisante. D'abord, la plupart des ensembles ne sont pas donnés en extension de manière à pouvoir discriminer, pour tout x, s'il en fait partie ou non. Ensuite, elle contient un cercle vicieux, car elle suppose définie la propriété 'figurer dans un ensemble donné". On pourrait dire que cette propriété d'appartenance a l'avantage d'être unique et de  se substituer à une pluralité de propriétés différentes qu'elle permettrait de construire. Mais il n'est pas du tout certain que "figurer dans un ensemble A" soit la même chose que "figurer dans un ensemble B" et ainsi de suite. Il est même certain, si les éléments de A doivent se distinguer des éléments de B, que ce n'est pas la même chose. La définition de cette différence revient précisément à la définition de la propriété des éléments de A, la définition en compréhension.[3] ( La même critique est pertinente à l'égard de la propriété de "ressemblance", ou "similarity" souvent utilisée par les empiristes : ressembler à a est surement différent de ressembler à b ).

5.2. Qu'est-ce qu'une propriété ? D'après ce qui précède, elle doit nous permettre de poser une question, à propos d'un x, identique à celle posée à propos d'un autre x, telle que nous ayons une réponse sur son appartenance à A ou à B. Les termes de "question" et de "réponse" ne sont pas à entendre comme des énoncés verbaux ou des actes langagiers entre locuteurs, car cela nous renverrait à la connaissance par autorité, qui suppose à son tour une connaissance directe de la part de l'auteur. La question doit être posée à l'x lui-même et la réponse provenir aussi de cet x. On doit aussi éliminer les conceptions qui introduisent une définition par extension, dont on vient de voir qu'elle ne peut être que provisoire. La propriété ne doit pas être une simple représentation, mais une caractéristique réelle, matérielle donc, d'après ce qui précède (4.4.), de l'x au sujet duquel nous nous posons la question. Certaines fêtes foraines comportent des labyrinthes composés par des panneaux vitrés. A chaque pas, on ne sait pas si ce qu'on a en face de soi est un passage libre ou une vitre ( il faut qu'elle soit assez propre ...). On essaie d'avancer pour savoir si l'x qu'on a en face de soi a ou non la propriété d'être infranchissable. C'est une question que l'on pose directement à l'x en avançant. La réponse à notre question est matérielle et concerne notre corps, quelle que soit la représentation que nous nous en faisons.

5.3. Comment connaître les propriétés ? On vient de le voir, c'est par une opération matérielle que la question est posée au réel, et c'est par les conditions et le résultat de cette opération que le réel répond à notre question. Mais cela n'explique pas la  connaissance que nous pouvons en avoir. Les tenants de la séparation du corps et de l'esprit prétendront à juste titre, s'ils sont sensualistes et plutôt empiristes, que c'est la perception sensible du choc, s'il s'agit d'une vitre, qui nous informe de la vérité ; et ceux qui sont  intellectualistes et plutôt rationalistes, que c'est notre idée a priori de la franchissabilité qui est comparée au réel. On peut interpréter la démarche expérimentale selon l'éclairage empiriste ou rationaliste. En fait, ces interpétations ne visent pas la vérité de nos connaissances mais leur représentation. Il est vrai que sans perception sensible du choc ou sans notion d'infranchissabilité, je ne saurais pas qu'il s'agit d'une vitre, de même que l'aveugle ignore par la vue si l'arbre est vert ou rouge. Mais il utlisera d'autres moyens de se représenter l'arbre. Les opérations combinent un ensemble d'éléments, non seulement sensibles et intellectuels, mais aussi mécaniques, culturels, techniques, sociaux, etc. dont une grande partie échappent à notre conscience et à nos représentations. Nous élaborons celles-ci, des plus simples comme les perceptions sensibles aux plus complexes comme les théories physiques abstraites, à partir de modèles et d'informations parcellaires. Il s'ensuit qu'il y a toujours une distorsion entre les opérations réelles et leurs représentations. Les propriétés sont connues au moyen d'opérations, mais le sont imparfaitement, parce que les représentations que nous en produisons sont imparfaites.

5.4.  Vrai sens et sens vrai. Philosophes et chercheurs travaillent sur des représentations. La vie sociale est organisée autour de représentations : perceptions, pensées, signes, tableaux, énoncés, discours, schémas, allégories, fables. C'est d'elles que l'on discute et dont on cherche à savoir ce qu'elles contiennent de vrai. On a vu qu'une question préalable est alors celle de leur signification. Mais cette question est double. Il faut d'abord savoir ce qu'elle signifie vraiment. La phrase "Il y a le feu dans la maison" ne signifie pas seulement un constat objectif d'une maison qui brûle, mais contient aussi le désir d'induire chez l'interlocuteur un comportement qu'on espère salvateur. Par exemple, le passage de la Genèse (22), qui raconte l'histoire de l'épreuve d'Abraham à qui Dieu demande de sacrifier son fils Isaac, veut-il nous dire que Dieu ne faisait pas entièrement confiance à Abraham avant cette épreuve ? Veut-il dire que Dieu aime Abraham et aime aussi son fils Isaac ? Ou encore que Dieu est un sadique qui veut tourmenter Abraham inutilement ?, etc.  Quel est le vrai sens de ce passage ? La deuxième question qui se pose ensuite, c'est celle du sens vrai : ayant déterminé un vrai sens, que contient-il de vrai ? Son référent existe-t-il ? A quels faits historiques se rapporte-t-il ? Qu'en est-il de la confiance de Dieu en Abraham ? Et de son amour pour Isaac ? Et de son sadisme ( de sa cruauté paraîtra moins sacrilège ...) ? Il se peut même que le sens vrai ne corresponde à aucun des vrais sens envisagés, comme, par exemple : l'ange représente la conscience d'Abraham qui a, finalement, au dernier moment, désobéi à un commandement illégitime. Les méthodes analytiques et herméneutiques cherchent à déchiffrer ces sens au moyen des textes et des représentations seuls. Mais la connaissance consiste dans une adéquation entre des éléments objectifs et des éléments subjectifs. Il faut donc rapporter les éléments représentationnels aux éléments matériels de l'opération pour en comprendre à la fois le vrai sens, ce qui est vraiment dit, et le sens vrai, ce qui est dit de vrai.

 

Conclusion

Dans notre exploration, le matérialisme, dans son vrai sens, nous apparaît maintenant plus comme une sorte de boussole que comme une carte. Il ne dessine pas ce qu'est le monde, mais nous indique plutôt comment le comprendre. Dans son sens vrai, il nous renvoie à l'usage de la méthode expérimentale, à la transformation de la nature au moyen d'opérations, et au fait que les tâches, dans ces opérations, sont réparties entre des acteurs dont les uns sont plus proches des opérations matérielles et corporelles et les autres plus proches des opérations intellectuelles et symboliques. Les représentations que cette division du travail permet oblitèrent la nécessaire réunion de ces deux catégories d'éléments. Le matérialisme nous oriente à rapporter les éléments symboliques aux éléments matériels. 

Mars 2008




[1] J'emploie ici le terme de "révélation" là où on attendrait plutôt ceux, plus habituels, d'"appréhension", de "perception", ou d'"aperception". Ces derniers renvoient à des systèmes philosophiques ou à des conceptions psychologiques déterminés. Le terme de "révélation" renvoie, lui, à son usage dans le contexte religieux, et c'est précisément pour évoquer son caractère inanalysable que je l'ai choisi. Il s'agit de désigner le passage de l'inconnnu au connu sans que l'on puisse en comprendre le mécanisme.

[2] Descartes savant en est le meilleur exemple, mais la physique aristotélicienne l'avait précédé dans cette voie. De nos jours, les sciences humaines et sociales, et en particulier l'économie et certaines branches des sciences cognitives abondent en modèles construits rationnellement, en dehors de toute vérification objective.

[3] Vico (De Antiquissima Sapientia Italorum, chapitre II) insiste sur la connaissance par les formes, opposée à la connaissance par les universaux, opposition assez proche de celle évoquée ici.