2. Le contexte intellectuel de l'Italie à l'aube du XVIIIème siècle 2
2.1. L'Italie morcelée et la tendance à l'unité 2
2.2. Influence de l'Eglise et de la tradition scolastique 2
2.3. L'héritage de la Renaissance : les ingénieurs, Giordano Bruno, Galilée 3
2.6. Les échanges européens ; Bacon, Pascal, Newton 4
3.3. La "Science Nouvelle relative à la Nature commune des nations" 9
4. Grands thèmes de la pensée vichienne 9
4.1. La convertibilité du vrai et du fait 9
4.2. La nature des choses consiste dans les circonstances de leur production 9
4.3. La connaissance de l'inconnu à partir du connu 9
4.4. La "vanité" ("boria") des nations et des érudits 10
4.5. "Corsi" et "Ricorsi" dans l'histoire 10
4.6. La Providence et la place de Dieu 10
5.2. Benedetto Croce (1866-1952) 10
Il est né en 1668, à Naples, d'une famille modeste et pieuse, son père étant un petit libraire. Enfant, malgré une chute qui fait craindre pour son développement mental, et à laquelle il attribuera son caractère mélancolique et peu porté sur les mondanités [1], il est éduqué par un jésuite, Giuseppe Ricci, qui l'initie à la philosophie, en particulier au cartésianisme. Il fait des études de droit et d'histoire, tout en consacrant son temps libre à la philosophie. En 1686, il est précepteur des enfants d'un riche marquis de Vatolla, près de Naples. Il est introduit dans les milieux matérialistes, c'est-à-dire atomistes, considérés comme athées[2]. Il devient l'ami de Paul Mathias Doria [3] (1662-1746), un philosophe cartésien qui a évolué vers un humanisme platonicien et un christianisme augustinien. Il se marie avec une femme d'un milieu très modeste, illettrée, dont il aura une famille nombreuse. Il est recruté par concours à l'Université de Naples comme professeur de rhétorique en 1699. Son activité intellectuelle se traduit essentiellement par la publication des Discours inauguraux qu'il prononce solennellement à chaque rentrée universitaire, parmi lesquels, en 1709, son premier ouvrage sur la théorie des sciences, le De nostri Temporis Studiorum ratione (La méthode des études de notre temps)[4] . A partir de 1723, il entreprend la publication de plusieurs versions, toutes plutôt mal accueillies de son œuvre majeure, la Science Nouvelle et de son autobiographie, publiée à Venise en 1728. Il a des ennuis d'argent et est malade. Il quitte son poste de professeur en 1742 et son fils Gennaro lui succède. Il achève une version définitive (le serait-elle restée ?) de la Science Nouvelle en 1743,et meurt le 22 janvier 1744. Son ouvrage sera publié à Naples en juillet de la même année.
Depuis l'Empire romain, l'Italie n'existe plus en tant que nation et est morcelée : royaumes de Naples, de Sardaigne et de Sicile aux mains des Espagnols, Etats de L'Eglise, de Rome à Bologne, République de Venise, Royaume de Savoie, Etats florentins et milanais plus ou moins indépendants. L'unité italienne subsiste et se réveille toutefois à travers les activités intellectuelles et essentiellement littéraires (les écrivains de langue "vulgaire", c'est-à-dire qui abandonnent le latin : Dante, Pétrarque, Machiavel, etc), et la conscience d'un génie proprement italien reconnu dans toute l'Europe pour les ingénieurs et les savants de la Renaissance, les peintres, les musiciens. Il serait anachronique de parler d'un nationalisme italien, mais une certaine nostalgie et fierté de la grandeur de l'empire romain se fait sentir. Pendant la vie de Vico, le royaume de Naples est passé de la domination espagnole à celle des Autrichiens (1707), puis est reconquis par les Espagnols en 1734, non sans que l'influence de l'Etat pontifical ne se fît sentir.
A la naissance de Vico, il n'y a que trente-cinq ans que Galilée a été condamné par le Saint-Office (1633), et les nouvelles tendances scientifiques et philosophiques sont considérées comme dangereuses pour diverses raisons : l'accent mis sur l'expérimentation et l'enquête met en cause le principe selon lequel la vérité est à rechercher dans les textes et la tradition ; l'idée que la conscience et la raison individuelles sont juges de la vérité confine au protestantisme ; l'atomisme rappelle Epicure et Lucrèce, qui représentent aux yeux de l'Eglise l'athéisme lui-même. La réaction se fait par le moyen des tribunaux ecclésiastiques et sur le plan intellectuel. A Naples, où les intérêts espagnols rencontrent ceux de l'Eglise, des procès ont lieu contre les "athées" entre 1688 et 1693[5]. En Toscane, les travaux de Toricelli sur la pression de l'air se conduisaient clandestinement[6]. Devant les "dangers" des nouveautés intellectuelles, les penseurs catholiques réaffirment la valeur des méthodes scolastiques et des principes aristotéliciens.
A partir de la Renaissance et pendant l'âge baroque, se développe en Europe un nouveau métier, qui réunit ceux de l'artisan et du savant. L'artisan opère grâce à des recettes qui marchent, le savant spécule à partir de textes et de principes métaphysiques. Les ingénieurs vont développer un nouveau savoir inspiré non d'Aristote, mais plutôt d'Archimède, "très généralement considéré non seulement comme le plus grand mathématicien, mais comme le plus grand ingénieur de l'Antiquité"[7], dans lequel ils exposent les connaissances nécessaires pour commander les artisans dans leurs réalisations. Ce travail, qui conditionne le développement scientifique ultérieur, et en particulier celui de la méthode expérimentale en science, concerne tous les domaines : la métallurgie, le travail du verre, la construction de bateaux et de machines et l'architecture, civile et militaire, la balistique, l'hydraulique (et donc la chimie, l'optique, la mécanique, l'astronomie, la physique, les mathématiques, la médecine et même les sciences sociales). Techniciens et savants ne se comprennent pas toujours et peuvent même se mépriser mutuellement[8], ils sont néanmoins contraints de constater qu'ils étudient les mêmes réalités.
Giordano Bruno (1548-1600), né près de Naples, meurt sur le bûcher pour avoir développé une conception générale du monde issue des théories de Copernic, qui inclut non seulement des thèses hérétiques comme la pluralité des mondes et que la Terre (et, par conséquent, l'Homme) n'est pas le centre de l'Univers, mais aussi celle que les corps sont mus par une force immanente, qui conduit à l'accusation de panthéisme, pratiquement équivalente à celle d'athéisme. Le rayonnement de Giordano Bruno dans les cercles intellectuels italiens du XVIIème siècle est très important.
Celui de Galileo Galilei (1564-1642) ne l'est pas moins. S'il partage la critique du géocentrisme aristotélicien avec Copernic et Bruno,, à la différence de celui-ci, "sa généralisation n'est pas une spécultation pure ; elle était prudente ; à la fois limitée, réfléchie et vérifiée"[9]. Galilée est surnommé Il Saggiatore, que l'on traduit généralement par l'expérimentateur. Galilée, tout théoricien qu'il est, introduit la conscience des limites du raisonnement pur dans la connaissance.
Bruno avait tiré des conséquences métaphysiques du système copernicien, Gassendi (1592-1655) tira des conséquences toutes différentes des théories galiléennes. Il en fit un matérialisme ontologique inspiré de Démocrite et de Lucrèce. La diffusion de ses idées servit en quelque sorte de déguisement à celles de Galilée, interdites, avec la double conséquence d'en permettre une certaine connaissance et que cette connaissance fût faussée, car elle ne correspondait pas à l'esprit de la démarche de Galilée, peu porté à l'interprétation et à l'induction métaphysiques.
L'œuvre de Descartes (1596-1650) connut un réel succès partout en Europe et en particulier à Naples. C'est surtout la "méthode géomètrique" et la conception de la matière comme étendue qui constituaient le fond du cartésianisme professé à Naples. Doria, proche de Vico (voir ci-dessus), s'opposa au mécanisme cartésien, non par référence à la scolastique, mais à l'humanisme platonicien[10].
Dans toute l'Europe, à des degrés divers, la censure était très importante et influente, exercée par les autorités ecclésiastiques. Malgré elle, les idées circulaient parmi les élites intellectuelles, grâce à des imprimeurs courageux, dont la plupart étaient installés aux Pays-Bas et à Venise. On ll'a vu, les idées de Descartes étaient bien connues à Naples. Il faut encore mentionner, parmi d'autres, trois auteurs importants, Bacon, Pascal et Newton.
Francis Bacon (1561-1626) "est généralement considéré comme l'inventeur de la formule "Knowledge is power""[11], et "est le premier d'une longue lignée de philosophes à l'esprit scientifique qui ont insisté sur l'importance de l'induction opposée à la déduction"[12]. Bacon a inventé une induction qui n'est pas seulement par généralisation à partir d'un nombre jugé suffisamment grand de cas semblables, méthode qu'on lui attribue parfois mais qu'il juge insatisfaisante, et qu'on pourrait qualifier de comparative. "Il voulait, par exemple, découvrir la nature de la chaleur (…). Sa méthode consista à faire des listes de corps chauds, des listes de corps froids, et des listes de corps de divers degrés de chaleur. Il espérait que ces listes montrerait quelque caractéristique toujours présente dans les corps chauds et absente des corps froids, et présente à des degrés divers dans les corps de différents degrés de chaleur. Par cette méthode il espérait arriver à des lois générales …"[13]. Le préambule du De Antiquissima Sapientia Italorum se réfère explicitement aux "désirs de François Bacon", et le chapitre II du même ouvrage contient une critique de l'induction ("raisonnement par le genre"), qui reprend et affine la critique de Bacon.
Alors que Pascal (1623-1662) a beaucoup emprunté aux Italiens, principalement à Torricelli, dont il a examiné et discuté les expériences, pour son œuvre scientifique, il semble que ce soit plutôt l'aspect spirituel de son œuvre qui ait eu quelque écho en Italie, notamment auprès d'Antonio Muratori (16672-1750)[14].
Ni le nom, ni les idées d'Isaac Newton (1642-1727) ne sont citées dans les œuvres de Vico. Il est pourtant probable qu'il en ait été bien informé. Les termes de Newton dans sa préface à la première édition des Principia ne sont pas sans évoquer les propres termes de Vico dans le De Antiquissima : "To practical mechanics all the manual arts belong, from which mechanics took its name. But as artificers do not work with perfect accuracy, it comes to pass that mechanics is so distinguished from geométry that what is perfectly accurate is called geometrical; what is less so is called mechanical. However, the errors are not in the art, but in the artificers. He that works with less accuracy is an imperfect mechanic; and if any could work with perfect accuracy he would be the most perfect mechanic af all…"[15]
Vico écrit des poèmes et de courts écrits, dont le premier qui nous soit parvenu est Affetti di un desperato, poème lyrique et pessimiste influencé par Lucrèce. En 1703, il écrit un texte anticlérical, dans lequel il s'en prend aux moines[16]. Il acquiert une certaine réputation comme homme de lettres et compose des écrits sur commande.
Le De nostri temporis studiorum ratione est le premier ouvrage de Vico qu'on peut qualifier d'épistémologique, même si ce terme n'était pas en usage au temps de sa rédaction et publication (1709). La méthode des recherches y apparaît contenue toute entière dans trois choses : les instruments (instrumenta), les subsides (adimenta), et la fin. Vico adopte d'emblée une vision concrète et pratique des "études" (studiorum) et suggère une topique de cette méthode de la recherche, ordonnée autour du travail du chercheur, et, comme on l'a dit, constituée de trois choses :1) les instruments qui sont appliqués à 2) des éléments matériels ("subsides"), 3) en vue d'une fin. La méthode est propre à "notre temps" et à chaque recherche. Les instruments de ce temps comportent aussi bien le microscope pour l'anatomie que la méthode cartésienne pour la géométrie, le télescope pour l'astronomie et la boussole pour la géographie, ou encore la méthode géométrique utilisée en physique. Chaque discipline, selon son objet, possède sa méthode propre.
Le De antiquissima Italorum sapientia (1710) aborde des problèmes épistémologiques plus fondamentaux et, plus particulièrement, le plus fondamental, celui de la vérité. Seul, le premier livre, "Liber metaphysicus" a vu le jour, auquel aurait dû suivre un livre "physique" et un "moral". L'approche et la méthode de Vico dans cet ouvrage est déconcertante pour un esprit moderne. Il prétend, en effet, tirer ses conceptions de l'étymologie des termes latins. Cette étymologie montrerait selon lui, que les Latins ont emprunté leur vocabulaire et les idées que convoie celui-ci à leurs prédécesseurs les Etrusques et les Ioniens, témoignant ainsi d'une sagesse autochtone antérieure à l'hellénisation de l'Italie.
L'équivalence du vrai et du fait ("verum et factum convertuntur") est le point de départ de l'ouvrage. Factum est le participe passé de facere, faire, mais dans le sens de produire, fabriquer, voire créer. "Dieu est le premier Facteur ... Dieu est le Facteur de toutes choses..."([17], p 10) ("facteur", ici, est à comprendre de façon étymologique, comme le sujet, l'acteur, du verbe latin facere, c'est-à-dire celui qui fait, qui produit ; cf. l'expression "facteur d'instrument"). Cette thèse est le fondement de toute la philosphie de Vico. Il en tire la conséquence que seul Dieu connaît l'univers, parce qu'Il en est le créateur. L'homme est le créateur des notions géomètriques et a par conséquent une connaissance parfaite du point, de la ligne, et des autres notions de la géomètrie qu'il élabore à partir de celles-ci. Il n'est pourtant pas tout-à-fait désarmé dans la connaissance de la nature, en ce quil peut en faire des fac-simile à travers les opérations de son industrie et les expérimentations.
Dans les sections III, sur Descartes, et IV, sur les Sceptiques, Vico montre que vérité et conscience ne sont pas corollaires l'un de l'autre, et que le premier donne une fausse solution aux faux problèmes posés par les seconds. La critique sceptique, telle que la résume Vico, et les difficultés qu'elle soulève, repose sur une distinction profonde et souvent méconnue entre la cause et l'effet. Le monde extérieur est censé être la cause des sensations, or celles-ci ne nous assurent en rien de l'existence et encore moins de la nature de celui-là. "...Un témoignange n'est pas une cause ; c'est pourquoi le sceptique qui, dans sa sagacité, aura nié la certitude des causes, n'ira pas nier celle des témoignages" (p.18). Pas plus que les sensualistes, le rationaliste Descartes ne parvient à contourner la difficulté sceptique. Celui-ci "maintient que savoir, c'est connaître les causes dont quelque chose provient" (p. 18), or la conscience ne nous renseigne jamais sur les causes de ce dont elle est le signe. Descartes échoue donc à réfuter le scepticisme.
Le chapitre II est intitulé "Des genres ou des idées (De generibus sive de ideis)" (p. 20). Vico y entreprend une clarification des notions de genre, forme, idée, universaux, individu, physique et métaphysique, et des notions associées. Les oppositions fondamentales sont celles entre "forme" et "universel", d'une part, et entre "métaphysique" et "physique", d'autre part.
L'objet du chapitre III est de préciser ce qu'il faut entendre par "cause", notion essentielle chez Vico, puisque celui qui fait est la cause de ceu'il produit. "Les Latins confondent "causa" avec "negotium", autrement dit avec le travail (operatione), et ce qui naît d'une cause, ils l'appellent "effectus". Ce qui s'accorde manifestement avec ce que nous avons dit du vrai et du fait; car, si est vrai ce qui est fait, prouver par les causes est la même chose qu'effectuer, et ainsi la cause et l'activité (negotium) seront la même chose, à savoir le travail (operatio); et même chose le fait et le vrai, à savoir l'effet" (p. 25).
Le chapitre IV est composé de six sections. La première traite "Des Essences ou Puissances", la seconde "Des Points métaphysiques et des Conatus", et les quatre dernières de divers aspects du mouvement. Dans son ensemble, ce chapitre un peu foisonnant permet de comprendre la distinction essentielle pour Vico entre les domaines de la métaphysique et de la physique.
Le chapitre V distingue anima, comme principe de la vie et animus, comme principe du sentiment et de la pensée. "Anima vivamus, animo sentiamus" (29, p. 41). Suit une discussion sur le rôle et la localisation corporelle de ces deux principes. L'essentiel de cette discussion est obsolète, mais la conclusion de Vico est intéressante : "Je dirais presque que la précaution la plus sure à prendre pour méditer le vrai, c'est de se débarrasser de nos passions pour les choses (affectus rerum) plutôt que de nos préjugés. Car on ne viendra jamais à bout des préjugés, tant que durera la passion; en revanche, une fois la passion éteinte, le masque tombe, que nous avions appliqué sur les choses; ne restent que les choses elles-mêmes" (p. 44)
Le chapitre VI (De la pensée) prépare en fait la suite de l'ouvrage, où il sera question de connaissance certaine, et où Vico revient sur sa critique du cartésianisme.
Le chapitre VII reprend l'ensemble des considérations métaphysiques précédentes et en tire les conclusions épistémologiques pour définir une sorte de code de bonne conduite dans la recherche scientifique. Trois "facultés" sont spécialement examinées par Vico : le "sens", la "mémoire ou imagination", et l'"ingéniosité". Le "sens" est "interne" ou "externe". Selon lui, les Anciens englobaient sous ce terme toutes les opérations de l'âme, c'est-à-dire non seulement les sensations et les perceptions externes, mais aussi les internes, comme les émotions, plaisir et douleur, les jugements, les délibérations, les souhaits (p. 48). La conscience d'un objet ne nous apprend rien sur la nature de celui-ci. Ce rejet du conscientisme, comme réponse insuffisante au scepticisme est un trait majeur de la pensée vichienne.
Mémoire et imagination sont les deux versants d'une même faculté de se représenter ce que les sens ont perçu. L'imagination ne fait qu'arranger de nouveau les images présentes dans la mémoire, et "l'homme ne peut rien imaginer qui excède la nature" (p. 48).
"Ingenium est la faculté de conjoindre dans une unité des choses séparées et opposées" (p. 49). C'est une faculté propre à l'homme et c'est la source des techniques et des sciences : "de même que la nature engendre ce qui est physique, de même l'homme produit ce qui est mécanique, et de même que Dieu serait l'artisan de la nature, de même l'homme serait le Dieu de l'artifice ? Oui bien sûr : d'où vient la science" (29, p. 49) Première indication sur le processus intime de la production de la science : l'ingéniosité permet de rassembler des éléments éloignés, voire opposés, et de construire ainsi à l'aide de ces éléments des artifices (par opposition aux productions naturelles) dont nous avons la science parce que nous les avons faits. La technique est en quelque sorte la preuve de la science.
Viennent ensuite les règles proprement dites de l'épistémologie, "De la faculté de savoir avec certitude (De certa facultate sciendi)". Il s'agit, en fait, de règles concernant la conduite des trois opérations principales de l'esprit : la perception, le jugement et le raisonnement, auxquelles s'appliquent respectivement : la topique, la critique et la méthode.
La topique doit être prise "comme une liste et un alphabet de questions à poser sur une matière donnée, afin de l'envisager sous tous ses aspects" (p. 52). Sa méconnaissance est une des lacunes de la méthode cartésienne. "Par quel moyen en effet l'idée claire et distincte de notre esprit serait-elle la règle du vrai si elle n'envisageait dans son ensemble tout ce qui est inhérent à une chose et tout ce qui s'y rapporte ? Et pour quelle raison serait-on certain d'avoir tout envisagé, si ce n'est pour avoir parcouru toutes les questions qui peuvent être posées concernant la chose dont il s'agit ?"(p. 52). L'intuition de l'esprit ne saurait remplacer l'exploration du réel, et celle-ci a besoin d'un art particulier, la topique. Celle-ci nous indique les différents "lieux" d'où se placer pour interrroger la nature : "si, tenant le flambeau de la critique, il parcourt tous les lieux de la topique, alors il sera certain d'avoir connu la chose clairement et distinctement; car il l'aura soumise à toutes les questions que l'on peut poser sur un sujet donné; et pour avoir épuisé ainsi les questions, la topique elle-même se transformera en critique" (p. 52).
Vico revient sur les rapports entre géométrie et physique : "ce n'est pas la méthode géométrique qu'il faut importer en physique, mais la démonstration géométrique elle-même" (29, p. 54). Se référant à Galilée et aux "Anglais" (Newton ?), il conclut qu'"il est donc juste d'expliquer les effets particuliers de la nature par des expériences particulières, qui soient des opérations particulières de la géométrie" (p. 54). Alors qu'il est légitime, en arithmétique et en géométrie, de poser des hypothèses et de construire sur celles-ci des raisonnements et des théories, qui sont vraies parce que nous les faisons, la nature ne saurait être soumise aux visions de notre esprit. On ne saurait donc construire déductivement une théorie générale de la nature à partir de simples axiomes et postulats. Par contre, recréer des effets naturels de manière que s'y appliquent les opérations mathématiques, cela est légitime et producteur de vérité."Les choses physiques seront vraies quand nous les aurons faites; de même que les choses géométriques sont vraies pour les hommes parce qu'ils les ont faites" (29, p. 55).
Le huitième et dernier chapitre s'ouvre - opportunément ? - par une section intitulée "Du créateur suprême". Il en ressort essentiellement que le monde est bon, puisqu'il est créature divine, et que ce n'est que par rapport à nos intérêts et nos passions que la fortune peut être dite bonne ou mauvaise.
Mais surtout, cette affirmation du règne absolu de Dieu sur la création permet de distinguer le domaine propre de la connaissance humaine, comme Vico le fait dans sa conclusion : "Tu as là, très sage Paolo Doria, la métaphysique qui convient à la faiblesse humaine, une métaphysique qui n'abandonne pas à l'homme toutes les vérités (comme le fait indûment le cartésianisme), ni ne les lui refuse toutes (comme le scepticisme), mais quelques-unes; une métaphysique compatible (commodam) avec la piété chrétienne, puisqu'elle distingue le vrai divin du vrai humain (évitant ainsi le panthéisme comme l'athéisme), et fait de la science divine la règle de la science humaine, non l'inverse (second reproche au cartésianisme); une métaphysique servante de la physique expérimentale que l'on cultive de nos jours pour le plus grand bien de l'humanité, en ce sens que c'est à cette métaphysique que nous devons de tenir pour vrai dans la nature ce dont nous faisons une sorte de maquette ressemblante (quid simile) dans nos expériences" (p. 58). Vico délimite nettement un domaine et une démarche, le facere et l'expérimentation, qui assurent à l'homme une connaissance autonome, non révélée, de la nature, alors même que la métaphysique dont elle procède est "compatible" avec le dogme catholique. A côté du dogmatisme de fondement religieux, c'est aussi un autre dogmatisme que prétend réfuter Vico. Le cartésianisme en est le modèle et Descartes l'inspirateur. Il s'agit d'un dogmatisme rationnel qui prétend connaître la nature à partir de nos propres sentiments présentés comme des axiomes. Aujourd'hui, cette forme de dogmatisme n'est pas abandonnée du tout, notamment dans les sciences humaines, économie et psychologie en tête. Vico, au contraire, se range résolument du côté de l'expérimentation. La science est ainsi établie à bonne distance du scepticisme et du dogmatisme, catholique comme cartésien.
Le De Antiquissima ne reçut pas un accueil très favorable et Vico en conçut quelque amertume. En 1711, le Giornale de' Letterati d'Italia de Venise publia une critique de l'ouvrage et Vico y répondit. Les critiques et les réponses sont très instructives sur le sens que Vico donnait à ses conceptions et sur la manière dont elles furent comprises[18].
Vico écrira encore d'autres œuvres de moindre importance, qui montrent son intérêt pour l'histoire et l'histoire du droit en particulier.
C'est l'ouvrage principal et le plus connu de Vico. Il publia une première version en 1725, mais c'est la seconde version, de 1744, qui fait l'importance de Vico dans l'histoire des idées sur l'ensemble de ce qu'on a appelé ensuite "les sciences humaines". Il ne saurait être question de résumer ici cet ouvrage important et foisonnant. Le titre entier en donne une meilleureidée :"Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations". Vico entend fonder une science et non pas seulement retracer des événements historiques. Cette science est nouvelle en ce que, jusqu'à présent, personne n'avait tenté une telle aventure intellectuelle et parce qu'elle est fondée, précisément, sur le principe du verum-factum : l'homme peut connaître la société parce que c'est lui qui en est l'auteur, comme Dieu est l'auteur de la Nature. Ensuite, Vico entend donner les principes de cette science (un peu comme Newton donna ceux de la "Philosophie de la Nature"). La "nature" des choses, et donc, des nations, est pour Vico dans les modalités de leur production. Connaître la nature d'une chose, ce n'est pas en connaître l'intime essence, c'est en connaître les causes. Enfin, il existe une nature commune à toutes les nations, c'est-à-dire des lois qui régissent leur naissance, leur développement, leur disparition et leur renaissance.
L'ouvrage contient de nombreuses références aux auteurs anciens, utilise l'étymologie et la "philologie" comme méthode d'investigation. Les sociétés parcourent trois phases dans un cycle récurrent : divine, héroïque et humaine, qui impriment leurs formes à toutes les productions humaines : langue, droit, morale, Etats.
C'est le fondement de sa philosophie : l'auteur, le créateur d'une chose en est la cause et peut par conséquent la connaître précisément dans la mesure où il en est la cause.
Elle n'est pas à rechercher dans des essences cachées ou des hypothèses métaphysiques, une chose consiste dans ce qui la produit.
La connaissance partielle et imparfaite de l'homme (par opposition à celle de Dieu, qui est complète et parfaite) procède essentiellement par analogie : on imagine ce qu'on ne connaît pas à partir de ce qu'on connaît. Dans l'opération, on réalise cette projection.
C'est une application du principe précédent, mais qui conduit à l'erreur : les nations conçoivent la vie des autres nations à partir de leurs propres règles et coutumes ; et les savants projettent sur les peuples anciens leur savoir moderne. Dans les deux cas, la vanité leur fait prendre leurs porpres idées pour celles des hommes qu'ils cherchent à comprendre.
Les nations suivent un cours qui les fait passer par les trois âges, divin, héroïque et humain. Lorsqu'une nation disparaît, par la conquête ou la décadence, les peuples de son sol la font renaître en passant de nouveau par ces trois âges.
Vico est catholique sincère et en même temps il adhère au mouvement moderniste de son temps. Dieu étant le créateur de toute chose, la vraie connaissance n'appartient qu'à Lui. L'histoire telle que Vico la comprend montre "l'Existence dans la Nature d'une République Eternelle qui, établie par la Providence Divine, revêt toujours les meilleures fomes possibles" (Titre de la conclusion de la Science Nouvelle)
L'œuvre de Vico a vite été oubliée, probablement à cause aussi bien de son caractère hétérodoxe que de son obscurité plus ou moins volontaire (le style de Vico est à la fois concis, presque lapidaire, et compliqué, il a recours à des formes anciennes et emploie les mots dans des sens qui lui sont particuliers).
C'est à Michelet qu'on doit de l'avoir redécouvert, non seulement en France mais aussi en Italie. Il est l'auteur des premières traductions des œuvres de Vico. Ses conceptions historiques en sont assez directement inspirées. Vico est l'un de spremiers représentants d'une histoire qui n'est pas celle des "grands hommes", mais des modes de vie des peuples.
Entre Vico et Croce, il y a Hegel, qui fait écho au premier en ce sens que l'histoire est la réalisation du projet d'un esprit. "Vico disait que l'homme ne peut connaître que ce qu'il produit ; il peut connaître l'histoire, parce que c'est lui qui l'a faite. Cette idée, Croce l'étend à tout le connaissable, parce que toute la réalité est Esprit et que l'homme en est une "incarnation". Par là on peut dire qu'il est en mesure de connaître la réalité physique, parce qu'elle n'est autre qu'un produit ou une expression de la réalité unique, qui est l'Esprit universel. Ce que Vico réservait à Dieu seul, la possibilité de connaître le monde physique, parce que c'est Dieu qui a fait ce monde, - Croce l'accord à l'homme qui, somme toute, est une foprme transitoire de Dieu"[19]
Vico est souvent plus connu parmi les linguistes et les historiens que parmi les philosophes. On lui attribue souvent, outre les théories des trois âges, et des corsi et ricorsi, la paternité des méthodes comparatives en linguistique et en histoire.
Charles Sanders Peirce (1839-1914), John Dewey (1859-1952), et P. W. Bridgman (1882-1961) représentent, chacun à sa manière, un courant philosophique qui voit dans l'opération un mode de connaissance, et se rattachent par là à la théorie du verum-factum de Vico.
Outre les ouvrages cités en références dans le texte, qui comportent des bibliographies très riches, je mentionnerai :
Giambattista Vico
La Science Nouvelle (La Scienza Nuova), Traduction intégrale d'après l'édition de 1744 par Ariel Doubine, Présentation par Benedetto Croce, Introduction, notes et index par Fausto Nicolini, Paris, Nagel, 1953
La Science Nouvelle, Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations, 1744, traduit de l'italien et présenté par Alain Pons, Paris, Fayard, 2001
Eugène Bouvy
De Vico Cartesii adversario, thèse à la Sorbonne, Paris 1889
Arthur Child
Making and knowing in Hobbes, Vico and Dewey, University of California Publications in Philosophy, vol. 16, n° 13, 1953
Ariel Doubine
La méthode de Vico, Thèse d'Etat, lettres, Paris, 1954
Alain Pons
Nature et Histoire chez Vico, Les Etudes philosophiques, n°1, Janvier-Mars 1961
Nicola Badaloni
L'idée et le fait dans la théorie de Vico, Les Etudes philosophiques n° 3-4, Juilet-Décembre 1968
Sur le net
Gallica, bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France
http://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Michelet_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Vico.djvu
Février 2010
[1] Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, Lettres, La méthode des études de notre temps, présentatin,, traduction et notes par Alain Pons, Paris, Grasset, 1981. On trouve diverses indications riches d'information sur la vie de Vico et sa pensée dans Réponses aux objections faites à la métaphysique, traduction, présentation et notes par Patrick Vighetti, Paris, L'Harmattan, 2006 (notamment une chronologie et une bibliographie très complète) et dans La philosophie italienne, Emile Namer, Paris, Seghers, 1970
[2] cf. Patrick Vighetti, op. cit. p. 85
[3] cf. Emile Namer, op. cit., pp. 178 et 182
[4] cf. Alain Pons, op. cit.
[5] cf. Patrick Vighetti, op. cit. p.91
[6] cf. Emile Namer, op. cit., p. 171
[7] Benjamin Farrington, La science dans l'Antiquité, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1967, p.215
[8] Voir à ce sujet Alexandre Koyré, Etudes galiléennes, Paris, Hermann, 1966 et Bertrand Gille, Les ingénieurs de la Renaissance, Paris, Hermann, 1964
[9] Emile Namer, op. cit., p.163
[10] cf. Emile Namer, op. cit., p.178
[11] Bertrand Russell, History of Western Philosophy, Unwin University books, Londres, 1961, p.527 (ma traduction)
[12] Ibid.
[13] Ibid., p.528
[14] cf. Emile Namer, op. cit., p.179
[15] Newton's philosophy of Nature, Selection from his Writings, par H. S. Thayer, Hafner Publishing Company, New York, 1953, p.9
[16] Fausto Nicolini, Introduction de La Science Nouvelle de Giambattista Vico, traduction d'Ariel Doubine, Paris, Nagel, 1953, p. XVI
[17] Giambattista Vico, De la très ancienne philosophie des peuples italiques, édition bilingue du De Antiquissima Italorum Sapientia, par Georges Mailhos et Gérard Granel, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1987. Toutes les citations du De Antiquissima sont reproduites de cet ouvrage.
[18] Giambattista Vico Réponses aux objections faites à la métaphysique Traduction, présentation et notes par Patrick Vighetti, Préface d'Alain Pons, Paris, L'Harmattan, 2006