Rencontre
avec Serguéi Bodrov
En
août 1990 « La Liberté c’est le
paradis » sortait dans les salles parisiennes. Autant
dire, comme la plupart des films russes et soviétiques, il
disparut vite des écrans, sans compter l’impact de la
période estivale. Primé à Montréal,
Sorento, Berlin et Moscou, le film est passé relativement
inaperçu en France.
C’est
l’histoire d’un gamin de douze-treize ans, interné
dans une maison de correction pour jeunes délinquants. Son
idée fixe et secrète est de retrouver, coûte que
coûte, la Liberté et son père qu’il n’a
pas connu, détenu dans une prison en Sibérie. D’évasion
en évasion le chemin vers le père est long, périlleux
et formateur. Sacha apprend vite le caractère éphémère
de la Liberté. Et le regard de Bodrov sur cette jeunesse
gâchée, abîmée à jamais est
profondément humaniste et nous interroge sur ces vies brisées.
C’est d’ailleurs dans ces établissements
spécialisés que Bodrov a fait son casting et a trouvé
le jeune rouquin, Vladimir Kozyrev qui a joué dans son film
avant de se retrouver, dans une colonie pénitentiaire…
Un film d’auteur d’une grande et belle sensibilité.
En
1991, Actes Sud publiait le livre de Serguéï Bodrov
« Liberté = Paradis ». Mon amie Elena
qui a contribué à la publication de cet ouvrage en
France devait accueillir Serguéï Bodrov et servir
d’interprète pour l’interview qu’il devait
donner à une journaliste d’un prestigieux quotidien. Le
hasard voulut qu’Elena fût souffrante ce jour-là
et je devais la remplacer au pied levé. Il faut croire que
c’est ma « spécialité » de
remplacer les gens « au pied levé ».
C’est toujours dans des situations d’urgence que j’avais
décroché les missions les plus intéressantes.
Le
souvenir du film « La Libérté c’est le
paradis » était encore très vivant en moi,
car il m’avait profondément touché. Cependant, me
connaissant, je savais que je ne saurais exprimer mon admiration et
mon ressenti au « maître ». Cette
rencontre m’impressionna d’autant plus que c’est la
première fois que je rencontrais un cinéaste « en
privé ». C’est sans compter la poignée
de main chaleureuse de Nikita Mikhalkov qui venait présenter
« Les Yeux noirs » à l’Arlequin
quelques années plus tôt. Mais au milieu d’une
foule, ce n’est pas pareil. Une poignée de main et un
sourire radieux valent mieux que des discours.
La
journaliste avait fixé le rendez-vous dans un bistrot enfumé
et bruyant au pied de la rédaction. Je ne sais plus qui arriva
en premier, si c’est Bodrov, vêtu d’un tee-shirt
rayé, type marinière, ou la journaliste dans une tenue
sombre et sans saveur, un peu mec, grise mine et «gauloises »
au bec. Elle les fumait sans répit, l’une après
l’autre. Bodrov ne fumait pas, et moi j’avais arrêté
une ou deux années plus tôt. L’interview fût
brève, le temps d’un ou deux café. La journaliste
qui avait apprécié le film, n’était pas
vraiment emballée par le bouquin et l’a exprimé
sans détour. Ils n’avaient pas grand-chose à se
dire ces deux là, et ma traduction n’allait pas au-delà
des platitudes échangées. Vu l’accueil, Bodrov
était resté sur ses réserves et n’attendait
pas grand-chose de cette interview. Je n’ai jamais eu
connaissance de l’article, si jamais il y en a eu un.
L’interview
s’est terminée vers midi. La journaliste nous a plantés
là. Pas d’invitation à déjeuner, cela va
sans dire. J’étais un peu embarrassée, Bodrov
visiblement était libre, ne connaissait pas vraiment la ville,
ni la langue. J’étais un peu fauchée à
l’époque et n’avait pas les moyens de l’inviter
au restaurant, donc suivant les lois de l’hospitalité
slave, je l’invitais chez moi. 24 mètres carrés
perchés au 10ème
étage dans un immeuble du 11ème
arrondissement. Toutefois, il y avait la vue : la Basilique du
Sacré Coeur et presque tout Paris si l’on se penchait un
peu. Bodrov apprécia la vue. Quadragénaire décontracté,
il m’avait donné l’impression d’un homme
vraiment simple et humain, très soviétique finalement,
malgré sa marginalité discrète et assumée.
Un intellectuel russe. C’est pourquoi, sans complexe, je
l’invitais à manger quelques zakouskis improvisés,
lui racontait un peu ma vie parisienne. Rien de palpitant, mon unique
« gloire » - une traduction de Boris
Pilniak qui me valut un article flatteur dans la Quinzaine littéraire
et pour le reste, la survie : des contrats précaires, un
licenciement d’une entreprise « number one »
où je me voyais déjà … aller au bout de
mon premier contrat à durée « illimitée »,
le chômage et la recherche permanente d’un emploi qui
devint mon véritable métier.
Je
ne savais pas grand chose de Bodrov, et n’osait pas poser de
questions. On parlait de la vie, tout simplement, comme les slaves en
ont l’habitude. Puis il voulut m’offrir un verre et me
demanda de l’emmener dans un bar qui me plaît. Je
l’emmenais au China Club. A cette époque,
l’établissement était considéré
très « in ». C’était
l’heure de l’apéro. Le petit salon du premier aux
fauteuils confortables et cosy, la déco tendance
« colonialiste », tentures rouges, étaient
tout à fait au goût de mon hôte. Ce jour là,
Sapho, célèbre non seulement pour ses chansons mais
aussi pour ses tenues, prenait un verre, deux mètres plus
loin, perchée sur une chaise haute près du comptoir.
Bien sûr Bodrov, ne pouvait pas connaître Sapho. Pas
grand-chose d’autre qui me soit resté en mémoire
de cette rencontre.
Bien
des années plus tard je découvris Sergueï Bodrov
Junior, « rising star » du cinéma
populaire russe, devenu véritable « héros
national » grâce au personnage incarné dans
« Brat » (« Le frère »)
et « Brat 2 » d’Alexei Balabanov, film
culte en Russie. C’était la fin des années 90. Et
je n’ai su que plus tard que ce n’était pas
seulement un homonyme, mais le fils de Serguei Bodrov, disparu lors
d’un tournage en haute montagne dans le Caucase. Chute d’un
glacier qui signa la fin de plusieurs vies et un deuil national pour
le jeune « héros » trentenaire.
Le
nom de Sergueï Bodrov réapparu en 2002 avec la sortie du
« Prisonnier du Caucase » réalisé
en 1996, que je n’avais pas visionné dans de bonnes
conditions, donc moyennement apprécié. Il y a eu aussi
les films de la période « américaine »
de Bodrov, dont je n’ai vu aucun : « Crinière
au vent » et « Quickie » sortis en
France en 2001, puis « Le baiser de l’ours »
en 2003 et « Nomad » en 2004. Films qu’il
faut voir dès la première semaine de sortie en salles,
car on est jamais sûr de les retrouver au-delà. Mais il
y a eu surtout sa collaboration avec Régis Wargnier sur
l’admirable « Est-Ouest » sorti en
septembre 1999. Avec Sandrine Bonnaire et Catherine Deneuve, mais
aussi Serguei Bodrov Junior et Oleg Menchikov. Des acteurs
remarquables pour une collaboration franco-russe de qualité.
Et
nous voilà en 2008 avec une superproduction « américaine »,
signée Serguéï Bodrov : « Mongol ».
Je ne voulais surtout pas rater ces « retrouvailles ».
Il faut dire que rien que pour les moyens humains et financiers
déployés pour cette fresque historique qui relate la
«naissance » du plus grand conquérant de tous
les temps – non pas Alexandre – mais Gengis Khan, ce film
mérite le déplacement. Magnifiques, immenses paysages
de Chine, Mongolie et Khazakhstan, des scènes de batailles qui
rendent un bel hommage à Kurosawa. On y pense forcément,
vu que l’acteur principal, Tadanobou Asano est japonais. J’ai
pu le contempler dans le magnifique « Tabou »
de Nagisa Osima, chez Kitano (« Zatoichi » et
« Takeshi’s »), dans le merveilleux « The
taste of tea » de Ishii Katsuhito, et « Café
Lumière » de Hou Hsia Hsien. A ceux qui critiquent
ce choix, Bodrov explique qu’au fil des siècles, Gengis
Khan est devenu un guerrier mythique et légendaire dans toute
l’Asie. Nombreux peuples d’Asie, le Japon y compris,
revendiquent avec fierté l’appartenance de Gengis Khan à
leur pays, à leur histoire. Cependant les russes et toutes
les peuplades de l’Est qui ont connu 250 ans de joug
tatar-mongol restent aussi attachés à ce pan de leur
histoire, voire passionnés par ce personnage. N’oublions
pas que les hordes du valeureux guerrier ont sillonné tout un
continent jusqu’en Bulgarie. Aujourd’hui encore ont
retrouve fréquemment dans les familles slaves des faciès
asiatiques, sinon quelques traits trahissant de lointaines origines.
C’est dans le souci de rétablir une vérité
historique que Bodrov a tourné ce film nourri par les travaux
de recherche des historiens « non officiels ».
Et n’en déplaise aux américains, il a été
tourné en langue mongole. Condition sine qua non du
réalisateur. Le film reste néanmoins très
romancé avec un zeste d’humour en prime. Un film qui a
tout pour plaire au grand public et le pari est plutôt réussi.
On attend la suite.
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