L'éclipse de gauche : partielle ou totale ?

Si l'on en croit nombre de commentateurs de la vie politique, la gauche, la "vraie" gauche, serait de moins en moins visible dans le paysage politique. On ne saurait pas trop où elle se situe et quand on pense l'avoir repérée on aurait du mal à la reconnaître. Certains pensent la voir à droite, aux franges de la social-démocratie, d'autres attendent d'elle qu'elle ait fait son Bad Godesberg pour réapparaître parée des atouts de la modernité, d'autres se répandent en incantations censées réactiver les glorieuses heures d'un passé fait d'unités plus ou moins plurielles, d'autres enfin recyclent des vieilles lunes sympathiques chargées d'éclairer un futur et hypothétique grand soir. Bref il semblerait que la gauche du "peuple de gauche", la gauche que nous a modelé la modernité à grand renfort de messianisme social gagé sur le progrès scientifique se soit presque perdue dans les brumes incertaines de la post-modernité emportée avec les grands récits qui en constituaient l'armature. On peut se demander pourquoi, on peut parler de "droitisation" de la société civile, de "lepénisation des esprits" et avancer l'idée que la gauche en suivant le mouvement général ne serait plus là où se portait habituellement le regard ou bien que quelque obstacle non identifié se serait interposé entre elle et les observateurs patentés lui faisant subir une éclipse dont il faudrait attendre la fin dans une angoisse propre à ce phénomène cosmique. Dans quel état allons nous la retrouver ? La reconnaîtrons-nous ? Serons-nous encore de gauche lorsqu'elle reparaîtra ? Poser ces questions recouvre cependant un présupposé de taille selon lequel les repères qui permettent d'identifier la gauche seraient des universaux absolus et intemporels qui échapperaient par nature à toute historicité. Une conception transcendentale de la gauche qui résisterait aux épreuves du temps et à l'inconstance des hommes. A cette conception on peut opposer –et ce sera mon propos- une gauche comme construit social réflexif, une gauche qui épouse son temps, actualisant en temps réel des valeurs fondamentales de façon à réaliser au mieux justice et progrès  pour tous sur tous les plans, en tous lieux et en tous temps. Comme nous sommes manifestement à une époque charnière -certains parlent de crise- il faut savoir porter ailleurs son regard, éventuellement changer de lunettes et jeter par dessus bord bien des certitudes que l'on pensait éternelles.

La présidentielle nous présente une nouvelle donne générationnelle assortie d'offres politiques qui toutes se prétendent être adaptées à notre temps. C'est l'occasion rêvée d'observer dans le paysage politique français actualisé comment se présente la gauche aujourd'hui.

Extrême-droite, droite-extrême, droite dure, droite molle sont bien là…chacun les reconnaîtra sous ces appellations…Extrêmes-gauche, verts, alter-mondialistes sont, sans surprise à leur place. La gauche socialiste est quelque part entre ces deux pôles bien identifiés…Elle serait partiellement ou totalement occultée par des écrans de fumée produits à grand renfort de discours paradoxaux par la droite sarkozyste qui n'hésite pas à citer Jaurés, Blum -comme pour se vacciner de la contamination du lepénisme qui la gagne jour après jour- aussi bien que par le ni-ni des bayrouistes qui prétend porter le regard dans des zones noyées dans d'épais brouillards idéologiques. De l'autre côté on martèle bruyamment de vieux panneaux indicateurs en tôle émaillée marqués "La révolution prolétarienne, c'est par ici !". La pression de conformité produite par cette unanimité des contraires à nier la présence effective de la gauche dans le paysage est telle qu'on entend fort peu de dénégations. D'ailleurs, la pensée unique enregistre déjà sa disparition pendant que des élites parisiennes au sourire moqueur et aux noms romains s'installent déjà dans un après 2007 social-démocrate à forte tonalté bancaire.

Et si tout simplement la gauche était en train de muter en se confondant dans l'arrière-plan culturel et social ? Si le discours nouveau de la gauche était tellement dans l'air du temps qu'il se confondrait avec lui ? Si pour la voir il fallait faire un effort du type de ceux qui sont demandés dans les magazines à la page "jeux" : "une gauche nouvelle est cachée dans ce dessin, découvrez-là !"

C'est une thèse qui pourrait être soutenue à bon droit. Elle recoupe parfaitement le dernier slogan de la candidate de gauche : "La France présidente". En effet, si la France est partout, rien d'étonnant à ce qu'elle n'apparaisse nulle part, faute de contraste. Cette thèse est confortée par sa méthode dite de "démocratie participative" qui fait de chacun le sujet et l'objet de la politique au point qu'on ne sait plus lequel est l'un et lequel est l'autre. Elle explique ce que les observateurs appellent approximations, improvisations et voltes-faces : en fait, ce ne seraient que des ajustements, des mises au point, des recadrages exigés par la méthode, elle même pilotée par un objectif de représentativité maximale d'un "peuple de gauche" tel que la société d'hyperconsommation l'a transformé : une poussière d'individus avec quelques grumeaux inconsistants recherchant en vain le bonheur dans l'accumulation sans fin d'objets manufacturés à bas prix dans la lointaine Asie.

Certes la tentative est risquée mais si la politique ne se risque pas dans des appréhensions audacieuses du réel elle restera un théâtre d'ombres et la gauche deviendra une douloureuse nostalgie…

Robert Marty

Avril 2007