La société institutrice.

 

La tradition gauchiste, toutes tendances confondues, place encore au centre de son analyse sociale la dénonciation de la trilogie Famille-Ecole-Armée. Chacune de ces institutions est réputée prendre le relais de la précédente dans un processus conçu pour livrer à la société civile des individus parfaitement conformes, respectueux des lois et de l'ordre établi, prêts à accepter sans rechigner les contraintes sociales les plus inégalitaires et les destins les plus aliénants. On ne manque pas généralement d'y rajouter en tache de fond, l'Eglise, active depuis le baptême jusqu'à l'alliance du sabre et du goupillon,  en passant par l'école prétendument libre. Un tableau simple, facile à communiquer, propre à recevoir les velléités de révolte des adolescents. Une manière d'assurer la pérennité des organisations révolutionnaires et de maintenir la flamme qui embrasera l'hypothétique "grand soir"; Ce tableau rend encore de grands services aujourd'hui.

Symétriquement, les laudateurs de la République à tout faire voient encore et toujours dans cette trilogie modernisée grâce à la solution magique à tous les problèmes de la société civile. En rénovant soigneusement chaque rouage (politique familiale adaptée, école rénovée et enfin pourvue des moyens qui lui font défaut, armée reconfigurée pour traiter à la dure les cas extrêmes) on pourrait sûrement faire fonctionner à nouveau la fabrique à citoyens : des individus pourvus de savoirs et de sens critique, démocrates dans l'âme, respectueux et tolérants aux différences, aptes à promouvoir les choix indispensables pour reprendre la marche en avant vers le progrès.

Les uns comme les autres ont tout faux ! Pour la bonne et simple raison que leurs prémisses sont, à l'évidence, passées dans les poubelles de l'Histoire. Aujourd'hui la trilogie ne fabrique pas plus de serviteurs zélés du capital qu'elle n'est en état de produire des citoyens éclairés capables d'étayer un solide socle républicain. La famille traditionnelle est largement décomposée (on en est aux familles "recomposées"), l'école est devenue un lieu où le savoir "libérateur" se fraye difficilement un chemin dans le bruit et la fureur des dysfonctionnements sociaux mondialisés qui s'y reflètent au jour le jour, et l'armée, avec la suppression du service militaire, n'assure plus que quelques remises au pas marginales. Quant à  l'église, elle essaie de survivre en distribuant à l'encan autant de bonne conscience que possible dans des shows ultra-médiatisés. La machine est pratiquement hors d'usage. Elle est comparable à ces chaînes d'usines délocalisées qui produisent encore de vieux modèles dans les pays du tiers-monde où on les a déménagées (des Coccinelles au Mexique, des Solex en Hongrie par exemple). Elles rendent encore service mais n'ont plus aucun impact sur la marche des économies modernes.

Ainsi donc, si ces institutions historiques ne produisent ni des individus conformes et résignés ni des citoyens éclairés, et en conséquence n'ont plus prise sur la genèse sociale, comment celle-ci est-elle assurée ?

Regardons les phénomènes de masse qui rythment la vie des gens aujourd'hui, regardons qui fabrique les représentations qui occupent presque en permanence les esprits, prenons l'exacte mesure de l'univers médiatique construit à leur intention et de la véritable perfusion de signes dont ils sont l'objet en continu. Ses effets sur leurs conceptions du monde sont à la mesure de l'énorme place occupée par ces signes vis-à-vis des signes reçus au sein de la trilogie. Le rapport est très nettement en défaveur de cette dernière : c'est ce que recouvre pudiquement le concept de ''société de l'information et de la communication" qui s'abstient de dire de quoi elle vous informe et sur quoi elle communique. Chacun sait à quoi s'en tenir. Il suffit de feuilleter un magazine TV dont les énormes piles encombrent les étalages des kiosquiers, d'ouvrir sa télévision, de consulter les chiffres de l'audimat,  de prendre connaissance des mesures du temps moyen passé devant les écrans par les différents segments de la population pour être tout à fait édifiés. La presque totalité de la population baigne à longueur d'année dans les signes produits par les médias... Si la formation est réduite à la scolarité, le formatage, lui, est permanent.

Famille-Ecole-Armée forment aujourd'hui une trilogie de vieilles lunes...

En revanche les médias sont en situation d'organiser les expériences des individus. Ils instituent dans leurs esprits un ordre conforme à une logique prescrite par les pouvoirs qui les instrumentalisent. Modelant leurs visions du monde ils règlent l'essentiel de leurs actions sur le monde.

Les médias sont aujourd'hui les principaux constructeurs de réalité et ils n'ont pas de véritables

concurrents. Par leur entremise la société accouche continûment d'elle-même…

 

Ite media est.

 

Robert Marty

Août 2006