SEMIOTIQUE DE L'OBSOLESCENCE DES FORMES

Robert MARTY

Laboratoire de Théorie des Systèmes

Université de Perpignan

52 Avenue de Villeneuve, 66860 Perpignan Cedex

 

Publié dans DESIGN-RECHERCHE n°6 (1994), Université Technologique de Compiègne, 31-45.

RESUME

La sémiotique triadique peircienne, par sa plasticité, sa capacité à prendre en charge de façon théorique et pratique la dynamique des phénomènes de signification, est un outil privilégié pour l'étude du design.

Dans cette étude, on présente tout d'abord la sémiotique triadique telle que l'auteur l'a formalisée dans des travaux antérieurs. Elle s'appuie essentiellement sur les structures relationnelles de la perception qui induisent une conceptualisation de la forme proche de la Gestalttheorie. Un signe individuel se décrit alors comme "une forme pour une autre pour quelqu'un". On passe aux signes collectifs en introduisant le concept dialectisé d'institution au niveau du rapport des signes aux objets qu'ils représentent.

On peut alors décrire le phénomène d'obsolescence des formes comme une dérive rapide des institutions de la signification accélérée par la diffusion massive des formes dans la société et l'appliquer à l'automobile. Cependant on n'utilise qu'une faible partie des possibilités de cette théorie sémiotique.

 

0-INTRODUCTION.

Le design et la sémiotique entretiennent des rapports qui, de toute évidence, peuvent être qualifiés de "naturels" puisque, dés ses origines, le design a recouvert le projet d'investir les produits industriels par des éléments immatériels ou accessoires chargés de transcender leur instrumentalité prosaïque. Ces éléments qui relèvent de la sémiotique ont transformé les produits en produits-signes : signes de leur destination rationnelle, certes, c'est-à-dire de leur usage, signe de leur fonction dans la culture des sociétés industrielles, signe du rapport de l'homme à la phénoménotechnique qu'il crée. Le designer sémiotise l'objet en surimposant aux fonctions sémiotiques qui résultent de ses fonctions instrumentales des éléments qui le reconfigurent dans un espace-temps que l'objet est destiné précisément transformer. Il vise à produire par anticipation la place de l'objet dans la culture telle qu'elle va résulter de l'incorporation de ce même objet dans les pratiques sociales. C'est une activité éminemment dialectique et didactique. En fait le designer met littéralement l'objet "au monde", c'est-à-dire "dans le monde", mais dans un monde à venir qu'il va contribuer à produire.

La complexité de cette naissance (naissance au monde qui transforme le monde) nécessite des moyens puissamment dialectiques, donc une sémiotique capable de prendre en charge, de façon théorique et pratique, un phénomène "d'état naissant" dont l'essence touche à la particularité, l'individualité, la surimposition de significations, l'intangibilité, l'anticipation, la communication de masse, le marketing,... Pour des raisons qui tiennent au binarisme qui est à leur fondement, les sémiologies d'inspiration saussuro-hjemslévienne comme celle de A.J. Greimas n'ont pas la plasticité requise pour épouser les caractéristiques fondamentales de tels objets de connaissance. Barthes l'avait bien vu qui écrivait dès 1965 : "le binarisme serait lui aussi un métalangage, une taxinomie particulière destinée à être emportée par l'histoire, dont elle aura été un moment juste"(1). Près de trente ans après, avec la prodigieuse accélération de la connaissance que nous avons connue, ce moment ne serait-il pas quelque peu dépassé?

En revanche, la sémiotique triadique issue des travaux considérables et longtemps méconnus de Charles Sanders Peirce possède cette plasticité, cette capacité à accueillir les phénomènes naissants et instituants, à les incorporer dans des moments qui les déterminent aussi bien que dans ceux qu'ils déterminent, à faire collaborer des niveaux d'analyse très différents. Par exemple, l'une des définitions du signe formulée par Peirce est la suivante: "Je dirai qu'un signe est quelque chose, de quelque mode d'être, qui médiatise entre un objet et un interprète, puisqu'il est à la fois déterminé par l'objet relativement à l'interprétant, et qu'il détermine l'interprétant en référence à l'objet, étant aussi la cause du fait que l'interprétant est déterminé par l'objet à travers la médiation de ce signe". Or, dans son article "Design" de l'Encyclopédie Universalis, Van Lier (2) souligne "la liberté utilisée [par le designer] à rendre les produits industriels triplement expressifs"(souligné par nous), ce qui illustre bien la possibilité a priori d'aborder le design dans une perspective informée par une conceptualisation "triadique" des phénomènes de signification. Nous nous efforcerons d'en convaincre le lecteur dans les pages qui suivent en analysant, à l'aide des formalismes et de la méthodologie que nous avons mise au point à partir de l'oeuvre manuscrite de Peirce(3), le phénomène d'obsolescence des formes auquel tout designer est, par nature, confronté.

Les deux approches que, par commodité, nous appellerons "sémiologique" pour la première et "sémiotique" pour la seconde sont tellement différentes et si peu réductibles l'une à l'autre qu'il serait vain de se livrer à une quelconque comparaison en vue d'établir une supériorité globale de l'une sur l'autre. Simplement, en nous appuyant sur la plasticité de la sémiotique et sur son adéquation particulière au phénomène étudié, nous proposerons une nouvelle intelligibilité du design et nous nous efforcerons de montrer qu'elle offre des perspectives heuristiques(4)

Pour cela, il nous est indispensable d'exposer brièvement les fondements de l'approche peircienne telle que nous la concevons. Nous allons donc successivement reprendre les notions de perception et de forme, puis de signe et d'institution, en les rapportant au phénomène design pris dans sa spécificité, au carrefour des sciences de l'ingénieur, de la pratique artistique et de la communication de masse.

1. PERCEPTION ET FORME.

Rien n'est plus malaisé à définir avec exactitude que la forme. Toujours opposé à matière, il n'est pas rare de voir ce terme accolé à "structure". On lui accorde certainement des propriétés d'invariance par rapport à certaines transformations géométriques comme les homothéties qui affectent la taille des objets en respectant leur forme. On lui reconnaît même la capacité d'admettre certaines déformations locales sans cesser d'être globalement perçue à l'intérieur d'une même catégorie (c'est la notion de stabilité structurelle développée notamment par R. Thom(5)). La psychologie gestaltiste prend en compte l'émergence des formes structurées devenues des stimuli-signes, c'est-à-dire des structures complexes qui, dans l'évolution, se sont substituées à des signaux du type présence/absence. Le substrat sensoriel est alors considéré comme le support de formes de relation avec lequel le système perceptif entre plus ou moins en résonance et on accorde à ces formes une existence indépendante du substrat. Ceci nous rapproche des conceptions formalistes en mathématique qui s'efforcent d'unifier cette dernière en reconnaissant les formes de relations identiques dans lesquelles se trouvent des objets par ailleurs différents. En fait, il existe une parenté secrète entre les théories de la perception; on peut la mettre en évidence au niveau de la forme considérée comme un ensemble structuré de relations. Ce sera le fondement de notre démarche.

Notre propos n'est pas - un ouvrage entier n'y suffirait pas - de clarifier la notion de forme dans la multiplicité de ses acceptions et de ses usages mais de justifier, autant que faire se peut, le parti que nous prenons vis à vis des théories de la perception. Dans cette nébuleuse notionnelle nous extrayons plusieurs traits qui nous paraissent essentiels : l'indépendance de la forme et des substrats, l'identification avec un ensemble structuré de relations, la nécessité de rendre compte de l'émergence et de la stabilité des formes. Dans cette perspective, nous ne retiendrons que les caractéristiques formelles les moins discutables. En somme pour être certain de penser avec exactitude nous encourrons le risque d'être réducteur à l'extrême. Peut-être, ce faisant, sacrifierons-nous quelque peu la complexité des phénomènes observables à la cohérence d'un discours formalisé? Comme l'écrivait Peirce : "En matière scientifique comme dans toute entreprise, point de risque, point de profit" (6). C'est le prix à payer, nous semble-t-il, dans l'état actuel des sciences humaines, pour avoir quelques garanties d'énoncer une part non négligeable de vérité. En même temps, nous serons en mesure de formuler une théorie sémiotique qui redécouvre et développe la sémiotique de Peirce tout en la connectant avec les neurosciences et une conception non solipsiste de la signification.

Notre postulat fondamental sera que toutes les formes, quelles qu'elles soient, sont nécessairement déjà présentes dans les actes de perception qui mettent en jeu, de façon indissociable, sujets percevants et objets perçus. C'est une façon de dire sans aucune autre originalité que de l'exprimer à travers une conception formalisée de la forme, que toute connaissance vient de l'expérience sensorielle.

Pour satisfaire aux exigences énoncées plus haut, nous considérerons des structures formelles de type "prédicatif" dans un sens qui nécessite certaines précisions sur le vocabulaire employé et quelques exemples. Considérons le prédicat associé par exemple au verbe "aimer" ; c'est un prédicat bivalent car il possède deux possibilités, qui peuvent s'actualiser, de mise en relation de deux termes (qui ne sont pas quelconques, mais ceci est une autre question). On représente en général ces possibilités par des marque-place : "-aime-" ; lorsque les places sont occupées par des termes acceptables on obtient une proposition : "Hézéchiel aime Oulda", "Pierre aime la peinture", "la patrie aime ses héros", "le lierre aime l'ombre"... Nos structures comporteront donc de tels marque-place ; les places pourront être occupées par divers substrats sensoriels susceptibles de nouer entre eux les relations qui sont indiquées par la structure formelle proprement dite. Cette dernière apparaîtra donc comme une sorte de réseau de relations entre des éléments de ces substrats. Au même titre que le verbe "aimer" représente une relation particulière entre deux termes qui représentent eux-mêmes des objets du monde (dans un sens très large), nos structures représenteront des agrégats d'éléments d'origine sensorielle, à savoir les "qualities of feeling" de Peirce. Ce choix nous assure de l'indépendance vis à vis des substrats. Ainsi un "sentiment de rouge" ou de "Hézéchiel" n'est autre que l'identification d'un sentiment de rouge ou de "Hézéchiel" actuels avec les éléments d'une série constituée de sentiments identiques (quant à leurs effets) éprouvés antérieurement. Cela revient à remplacer le sentiment de "rouge" par le prédicat monovalent "- est rouge" (autrement dit : "appartient à la série de choses qui produisent une certaine tonalité de la conscience") et à considérer qu'une structure-formelle prédicative connecte des séries d'expériences qui aboutissent, dans l'actualité de la perception (au sens large de réalisation de la structure dans une circonstance déterminée sur des substrats particuliers), en chacun des marque-place qu'elle possède. Par exemple, des formes de relation entre 1, 2, 3 ou 4 éléments seront représentées comme indiqué Figure 1 dans laquelle les flèches circulaires représentent les relations réflexives d'identification des qualités de

sentiment (7).

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Ainsi, la perception d'un tableau noir sera associée à une forme de relation dyadique qui relie, pour chaque sujet percevant, l'élément actuel de son expérience des tableaux noirs (la suite ordonnée dans le temps des effets de tous les tableaux qu'il a perçus) avec la suite de ses perceptions de choses totalement ou partiellement noires (toutes responsables d'un même "sentiment de noir"). Cependant la forme "tableau" est-elle-même décomposable en formes élémentaires ou primitives : segments de droite ; angles droits disposés d'une certaine façon, c'est-à-dire entretenant des relations spatiales de perpendicularité à leurs extrémités. La forme "tableau" est un agrégat de ces formes primitives. En résumé, une forme est pour nous un ensemble de relations connectées qui modélise les faits de perception d'entités du monde en tant que totalités collectives combinant des éléments primitifs correspondant à des "qualités de sentiments" simples et sans parties. On peut la comparer, pour en donner une idée plus précise, à une molécule complexe (un corps composé) constituée d'atomes (des corps simples) combinés en vertu de leurs capacités à s'unir entre eux (leurs valences). Les combinaisons de formes, primitives ou complexes se font, au moyen de la mise en commun de marque-place (des valences libres). Ainsi définie la forme est indépendante de tout substrat et n'est forme d'un objet réel que lorsque tous ses marque-place sont occupés par une qualité de sentiment. De plus, il y a aussi dans le percept des qualités de sentiment qui correspondent aux diverses valences : des qualités de sentiment unaires ou monadiques qui sont des relations d'identification des qualités de sentiment de l'expérience présente avec une qualité d'une expérience antérieure comme un sentiment de "rouge"; des qualités de sentiments binaires ou dyadiques qui sont des sortes de constats de fusion de deux qualités en une, comme l'étendue et la couleur d'un objet, ou encore les constats de contiguïté spatiale ou temporelle entre deux qualités; des qualités de sentiment ternaires ou triadiques qui correspondent à la fusion de trois qualités comme le sentiment que la couleur orange est un mélange de rouge et de jaune (ou comme le sentiment que le lettrisme est un mélange de littérature et de calligraphie), et ainsi de suite (nous verrons plus loin qu'il n'est pas nécessaire d'aller au-delà de trois).

Ces conceptions sont proches des conceptions gestaltistes telles qu'elles ont été formulées par C. von Ehrenfels (8) et par A. Meinong (9) ; les Fundamente d'Ehrenfels correspondent à nos éléments primitifs unaires et les Gestaltquälitaten ou qualités formelles peuvent se comparer à des qualités de sentiment de relations n-adiques (c'est-à-dire qui unissent n qualités de sentiment en une seule).

Finalement, nous considérons un objet du monde comme une source de stimuli auquel l'appareil perceptif (cortex compris) applique dans chaque circonstance particulière, du fait de son fonctionnement même, des opérations de sélection (sur la base de la saillance et de la prégnance des qualités produites par les stimuli), de catégorisation (10) et d'agrégation de façon à constituer sur chaque donné perceptuel une forme de relations particulière au sens défini ci-dessus. Cela nous permet de formaliser chaque perception d'un objet au moyen d'un être mathématique nommé structure relationnelle (11). Les avantages de cette modélisation sont multiples :

- d'une part elle retient l'essentiel des caractéristiques de la forme repérées notamment par les gestaltistes.

- D'autre part elle permet de modéliser la notion de forme d'un objet en l'associant à la multiplicité des perceptions dont il est la cause. L'être mathématique correspondant s'appelle "structure initiale d'une source"(12). Nous marquons sa parenté avec l'eidos husserlien en l'appelant "structure éidétique"(13).

- Enfin elle permet de réduire le nombre des éléments primitifs à 3 types (six en comptant les types dégénérés) en raison d'un théorème qui énonce que toute relation n-adique peut se décrire comme un composé (au sens où nous avons comparé le mode de combinaison des relations à un composé chimique) de relations au plus triadiques (14). Ainsi, notre approche inclut dans son organisation même la totalité de l'expérience perceptive.

- de plus, moyennant une hypothèse supplémentaire (peut être un peu risquée, mais voir plus haut), nous sommes en mesure de connecter à travers les neurosciences perception et phénoménologie. Cette connexion est assurée par la permanence de la forme des relations associée à un objet. Elle se trouve, au moins partiellement, (suivant la "perspective", la structure éidétique d'un objet -son essence- n'apparaît qu'en partie, comme un "aperçu", dans un percept relatif à cet objet) dans chaque percept, mais elle peut-être reconstruite par l'activité du sujet percevant. Cette reconstruction est le résultat d'une suite d'inférences portant sur la partie perçue ou "aperçu").Notre hypothèse consiste à supposer que cette activité est corrélative de la mobilisation "d'assemblées de neurones"(15). Ces "assemblées" sont configurées par l'activation des synapses de façon à réaliser la forme comme un réseau sous tension (chaque neurone activé étant le lieu d'une relation n-adique matérialisée par les n dendrites actives qui lui sont rattachées). Il nous suffira alors de postuler, en prenant un maximum de risques, que la présence à l'esprit de l'objet est coextensive de la formation par le cerveau d'une assemblée de neurones configurée selon la structure éidétique de l'objet. La performance du cerveau consisterait alors à construire la structure initiale de la source constituée par ses expériences de l'objet à partir d'un ensemble "d'aperçus"(et c'est en cela que consisterait l'apprentissage). D'une certaine manière les neurones prendraient des habitudes au contact des objets du monde; ces habitudes s'inscriraient dans une mémoire distribuée dans l'ensemble de l'appareil perceptif, cortex inclus.

A ce point là nous pouvons retrouver la phénoménologie peircienne (que Peirce appelle phanéroscopie) reconstruire et prolonger sa sémiotique. Auparavant nous devons aussi montrer que notre modèle permet de concevoir un sujet collectif, de façon à rendre compte du caractère universel des structures éidétiques. Pour cela, il nous suffira de considérer l'ensemble des structures éidétiques relatives à un même objet du monde construites par chacun des sujets d'une communauté. Cet ensemble constitue lui aussi une source qui possède aussi, selon le même théorème, une structure initiale qui jouera donc le rôle d'une structure éidétique pour la communauté tout entière. Ainsi, la forme attribuée aux objets par chaque membre de la communauté se retrouve en tant qu'aperçu dans chacune de leurs perceptions de cet objet. Elle est, de ce fait, une référence commune, un universel. L'ensemble de ces références et de leurs relations constitue le monde construit, le modèle collectif dans lequel pensent tous les membres de la communauté. Il guide leurs actions sur le monde. Les expériences subjectives de chaque sujet, qui sont résumées et mémorisées dans des structures éidétiques individuelles, sont donc externalisées comme un équivalent formel des objets. Pour chaque sujet cette structure est pour ainsi dire "domiciliée" dans une cause unique d'une classe de perceptions. Elle joue pour lui le rôle d'objet pragmatique. Quant aux structures éidétiques collectives elles manifestent un accord social sur le caractère pragmatique de tels objets qui en fin de compte sont des hypothèses partagées sur la structure des entités du monde sensible. A ce titre elles peuvent évidemment être soumises à révision.

2. FORME ET SIGNE.

La définition ancienne et quelque peu naïve de signe "une chose pour une autre" peut maintenant se retraduire en "une forme pour une autre", puisque toute chose, existante ou seulement pensée, est phénoménologiquement équivalente à une structure relationnelle et puisque dans tout signe il y a une chose présente au sens et/ou à l'esprit (l'autre chose étant en général absente). Il ne sera pas nécessaire de distinguer, pour l'instant, les choses présentes au sens et à l'esprit de celles qui sont présentes seulement à l'esprit, puisque dans les deux cas ces choses sont modélisées par des structures relationnelles de même nature; ce sont des êtres mathématiques d'un même domaine (des objets d'une même catégorie algébrique). Cela revient à dire qu'il n'y aura pas lieu de distinguer des signes matériels (des objets existants ou des faits,...) et des signes immatériels comme des idées (de choses, de faits, de classes de choses, de classes de faits,...). Ceci nous permettra, en particulier, de considérer que l'effet d'un signe qui est de produire la présence à un esprit d'une forme autre que la sienne propre est lui-même un signe (ce qui ouvre à la mise en modèle de processus d'interprétation ou sémiosis).

Un avantage déterminant de cette algébrisation de la forme est la possibilité de définir des connexions entre ces formes qui modélisent les connexions réelles entre objets du monde. Les possibilités formelles de connexion entre structures relationnelles (que les mathématiciens appellent des morphismes de structure) correspondent naturellement aux possibilités réelles de connexion entre objets du monde puisque les structures relationnelles sont leur équivalent pragmatique. Cette construction est détaillée ailleurs(16). De plus, une importante simplification, qui résulte de l'application du théorème de réduction évoqué plus haut, facilitera la définition des morphismes de structure. En effet, on peut montrer qu'il suffit de définir les relations entre formes primitives (monades, dyades, triades) pour en déduire, par recomposition, les relations entre formes complexes. Les relations entre ces trois formes élémentaires sont au nombre de 6 et recouvrent donc les modes d'être des objets du monde. Elles correspondent exactement aux trois catégories phanéroscopiques de Peirce (ou catégories des éléments des phénomènes) et à leurs trois formes dégénérées (17). On les obtient en constatant qu'une monade ne peut être mise en relation qu'avec une monade (c'est la Priméité peircienne), qu'une dyade ne peut être mise en relation qu'avec une autre dyade (c'est la Secondéité Authentique) ou avec deux monades (c'est la Secondéité Dégénérée) et enfin qu'une triade ne peut être mise en relation qu'avec une autre triade (c'est la Tiercéité Authentique), une dyade et une monade (c'est la Tiercéité Dégénérée au Premier Degré), ou trois monades (c'est la Tiercéité Dégénérée au Deuxième Degré).

Cependant les définitions peirciennes du signe (18), même les plus vagues, se distinguent de la définition naïve rappelée ci-dessus en rajoutant "pour quelqu'un". Un signe est donc une chose qui vaut pour une autre chose pour quelqu'un". Cette différence ouvre en fait un nouveau paradigme sémiotique vis à vis des définitions saussurienne et hjelmslévienne qui sont toutes deux binaires et qui présupposent donc un sujet universel à l'oeuvre dans les couples signifiant/signifié ou expression/contenu (19).

Notre modélisation de la forme et des connexions entre formes nous donne la possibilité de décrire comment une forme qui n'est pas en relation directe avec les sens et/ou l'esprit peut être présente à l'esprit par l'intermédiaire d'une forme déjà-là. Il suffit en effet que cette dernière lui soit connectée au moyen d'une partie commune qui fonctionne comme un "aperçu" de la forme absente incorporé dans la forme présente. C'est à partir de cet aperçu extrait de cette dernière que l'esprit pourra, par un jeu d'inférences, reconstruire la forme de l'objet absent du champ de l'expérience actuelle. Il y aura donc bi-présence de deux objets connectés par une sous-forme de chacun d'eux capable de fonctionner comme un aperçu de l'objet absent. La connexion est précisément la relation établie par l'identification des deux sous-formes. Mais cette sous-forme commune est aussi dans l'esprit qui la sélectionne dans la perception du signe. Etant à la fois dans les trois instances concernées elle établit une relation authentiquement triadique entre ce que Peirce appelle le signe (la chose qui représente) l'objet du signe (la chose représentée) et l'interprétant (la détermination de l'esprit qui forme un aperçu de l'objet en la sélectionnant dans une perception du signe). C'est en ce sens qu'on peut justifier formellement l'affirmation Peircienne selon laquelle un signe est triadique. Quant au couple signifiant matériel/signifié conceptuel, il ne peut guère renvoyer qu'à des choses immatérielles pour un sujet universel, c'est-à-dire le même pour tous les sujets réels. A ce titre il est normatif et conduit à prescrire plutôt qu'à décrire.

Il nous reste à donner un support existentiel à la connexion signe-objet qui pour l'instant n'est qu'une relation entre deux formes. Cette question ne se pose pas pour la connexion signe-esprit car elle est assurée, de fait, par les stimuli actuels ou ceux dont l'effet a été mémorisé. Cette connexion signe/objet doit être définie à la fois pour quelqu'un et en même temps elle doit être compatible avec le caractère collectif des structures éidétiques du signe et de l'objet afin de rendre compte aussi bien de la communication interindividuelle que de la communication de masse. Cela nous indique qu'entre le rapport du signe à son objet d'une part et la détermination de l'esprit d'autre part (l'interprétant) il doit y avoir une relation d'universel (pour une communauté, un collectif social homogène) à particulier. C'est la raison pour laquelle la nature du rapport signe-objet doit être cherchée dans la sociologie ; l'interprétant doit être, puisqu'il se situe dans la particularité, un moment d'un universel social, au sens hégélien du terme. Son contenu hic et nunc relève de la psychologie mais seulement en tant qu'il est intériorisation d'une connexion externe, universelle et sociale. Cette connexion a une fonction normative ; certains la désignent sous le nom de code culturel, mais ils conçoivent trop souvent l'interprète comme assujetti aux différents codes de façon mécaniste. Seul le concept dialectisé d'institution tel qu'il est défini et pratiqué dans le courant sociologique de l'Analyse Institutionnelle (20) remplit parfaitement les conditions nécessaires évoquées ci-dessus. L'interprétant en tant que détermination actuelle d'un esprit ne peut être autre chose qu'une instance particulière d'une micro-institution qui règle les rapports entre les signes et leurs objets. On peut dire que le faisceau des micro-institutions ainsi envisagé agit comme un régulateur sur l'ensemble du réseau sur lequel sont fondées les significations ; mais ce régulateur est lui même commandé par l'évolution sociale et il l'affecte en retour. Cette conception nous permet de faire sa place à la singularité car chaque sujet, au moment d'incorporer la norme universelle dans sa construction particulière d'une signification peut, dans un contexte transformé par les changements principalement matériels, manifester, consciemment ou inconsciemment, un certain écart par rapport à la norme instituée. C'est en cela que réside sa singularité et l'écart peut être plus ou moins grand selon que le sujet a plus ou moins subi la violence symbolique (21) au moyen de l'inculcation pédagogique ou, dans un sens plus large, est plus ou moins un produit de la "Société institutrice" (selon l'expression de René Lourau). En fait, l'écart dans la construction des significations exprime l'échec relatif des systèmes de contrôle et de régulation sociale sous la poussée des changements dans la base matérielle de la société et est un facteur-relais primordial dans l'évolution des sociétés. La conception "institutionnelle" du rapport signe-objet a donc pour effet d'introduire la dialectique sociale au coeur du modèle d'intelligibilité triadique proposé par Peirce et la triadicité du signe y répond à la triade hégélienne (que Peirce critiquait d'ailleurs assez vertement). Ainsi l'interprétant-institution devient le lieu d'observation privilégié de la dynamique sociale des significations et, de plus, il nous garantit contre toute dérive psychologisante.

Nous avons développé ailleurs (22) les taxinomies, les raffinements, les extensions du modèle qui permettent d'approcher, quasiment à la demande, les phénomènes de signification. En particulier les classes de signes qui sont organisées dans une structure d'ordre de treillis qui fonctionne comme une grammaire immanente à toute combinatoire de signes. Pour ce qui nous importe ici nous avons maintenant suffisamment d'éléments pour informer le phénomène d'obsolescence des formes si couramment observé dans les sociétés modernes.

3. L'OBSOLESCENCE DES FORMES.

En fait, une forme ne saurait être obsolescente en soi ; une fois qu'elle est instituée, c'est-à-dire reconnue, nommée, intériorisée par les individus au cours de leurs expériences sociales, elle est un élément à part entière de la culture de la communauté à laquelle ils appartiennent. En revanche, la signification d'une forme, c'est-à-dire, selon notre modèle, sa place dans le réseau des autres formes auxquelles elle est connectée et dont elle constitue un noeud est singulièrement changeante puisqu'elle est déterminée, en dernière analyse, par le changement économique et social. De plus, de nouvelles formes apparaissent, principalement à cause des progrès technologiques ; ces nouvelles formes sont raccordées au réseau par les nouvelles pratiques sociales que nécessite leur incorporation dans la vie sociale. Donc ce qui est variable, mouvant dans la dynamique des significations ce sont d'une part les connexions du réseau qui les constituent, d'autre part le nombre de noeuds d'un réseau en expansion continuelle.

Il faudrait donc parler, plutôt que d'obsolescence des formes, d'obsolescence de la signification des formes. Ferdinand de Saussure ne dit pas autre chose à propos de la signification d'un signe linguistique lorsqu'il le met au "centre d'une constellation, le point ou convergent d'autres termes coordonnés dont la somme est indéfinie", après avoir caractérisé le rapport signifiant-signifié comme "la contrepartie des autres signes de la langue (23). De façon analogue nous pourrions dire que la signification d'une forme est la contrepartie des autres formes du réseau institué des objets dont les formes tiennent lieu (les objets pragmatiques); mais, dans notre modèle, les sujets sont parties prenantes du réseau puisque leurs actes singuliers en affectent les connexions et puisque leur capacité d'invention en accroît indéfiniment le nombre de noeuds. On peut aussi en conclure que la signification d'une forme quelconque pour un sujet est corrélée avec son mode d'intériorisation du réseau institué des objets pragmatiques.

Nous sommes maintenant en mesure d'avancer une caractérisation du design. On voit très clairement que la fonction du désigner est essentiellement de mettre en réseau les formes nouvelles en les connectant avec les formes déjà-là du réseau institué ou bien de modifier les connexions d'une forme existante ( le restyling par exemple). Ce faisant, il modifie plus ou moins profondément l'architectonique du réseau c'est-à-dire le système qui produit les significations et inscrit l'objet nouveau dans la culture. On voit combien son intervention est dialectique et pédagogique dans la mesure ou il produit des signes à l'état naissant ; on voit aussi pourquoi il était nécessaire d'apprécier son rôle dans un champ théorique informé par la sociologie et plus précisément l'Analyse Institutionnelle. En effet le désigner intervient sur des productions massivement diffusées dans la société, à la différence de l'artiste dont l'intervention est limitée à quelques formes (il faut un véritable courant ou une "école" pour produire des changements appréciables, c'est-à-dire pour éprouver la stabilité structurelle du réseau, condition préalable pour que puissent se produire des modifications durables). Cependant, le caractère massif de la diffusion des objets du design industriel a pour effet de multiplier considérablement le nombre des perceptions de ces objets. En conséquence les formes nouvelles sont très rapidement connectées aux formes anciennes (relativement à la temporalité assez lente des changements institutionnels). De plus le phénomène de restyling, assez fréquent par exemple dans le secteur automobile, accélère le mouvement dans la mesure où il propose une connexion toute faite. Qu'on songe aussi, par exemple, aux lampes de bureau produites depuis plus de 50 ans ; elles aboutissent toutes à placer un point lumineux au-dessus d'un plan travail ce qui conduit bon nombre d'entre elles à comporter des bras articulés ou non. Ces bras, quelles que soient leurs dimensions relatives, constituent des éléments formels invariants sur lesquels se surimposent d'autres éléments. Lorsque ces bras sont conçus avec des structures métalliques (iconiques des grues portuaires par exemple), c'est une sorte de "molécule" nouvelle constituée par combinaison de plusieurs formes de base qui est produite ; dans ce cas précis, c'est l'instrumentalité de la lampe qui est combinée avec une instance particulière du concept de civilisation industrielle. La combinaison ou le "recollement" des formes ne doit pas être pensée comme une juxtaposition mais comme une opération logique qui procéderait à la manière d'une combinaison chimique dans laquelle les parties combinées perdent leur identité. Dans notre modèle on composera des structures relationnelles. On aura, par exemple, des éléments dyadiques d'instrumentalité avec des éléments triadiques de "mécanicité industrielle" (dans ce champ le néologisme est de règle, cf. Barthes), selon le schéma de la figure 2.

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Il faut ici signaler que l'analyse de formes complexes en formes primitives est un exercice difficile pour les raisons qui tiennent précisément à leur mode de combinaison. Cependant en faisant usage des classes de signes triadiques et de leurs relations immanentes signalées plus haut on peut mettre en oeuvre une méthodologie rigoureuse (24). On peut aussi aborder la dynamique de la transformation des réseaux et la constitution de nouvelles images collectives en sémiotisant les concepts de l'écologie cognitive (25).

En ce qui concerne le phénomène d'obsolescence des formes il est ramené à l'étude de l'incorporation d'une forme dans un réseau, de sa vie à l'intérieur du réseau jusqu'à son institutionnalisation et éventuellement sa disparition ou sa mise à l'écart (car il y a une archéologie des formes et même une brocante des formes, visibles précisément chez les brocanteurs!). L'incorporation d'une forme nouvelle dans le réseau déjà-là des formes existantes est l'affaire des designers (ou du designer "collectif") c'est-à-dire de ceux qui sont investis de cette mission sociale qui consiste d'une certaine manière à unifier une société de consommation qui a tendance à se fragmenter sous l'effet des changements technologiques. Quant à la vie de la forme dans le réseau, étant données les caractéristiques que nous attribuons aux connexions du réseau (des interprétants-institution), elle est évidemment conditionnée par la dialectique de l'institution. S'agissant par exemple d'une forme visuelle, l'interprétant-institution correspondant est conditionné à un habitus perceptif (rappelons que l'habitude est individuelle et que l'habitus est collectif). La question principale sera donc : comment se forme un habitus perceptif ? La réponse est évidente et parfaitement claire : par l'accumulation d'expériences, c'est-à-dire, dans ce cas, par la multiplication des percepts visuels qui pourraient, au plan physiologique, produire une habitude des réseaux neuronaux, une sorte d'attracteur dans l'espace des états du cerveau. Il s'ensuit que les connexions du réseau évoluent de façon différenciée en rapport direct avec les occurrences des formes qu'elles unissent dans les champs perceptifs des individus. La relative stabilité du réseau dans le temps (par exemple dans le champ des langues qui est un sous-réseau très important) fait qu'on peut parler, en général, d'une dérive des interprétants (l'emploi du terme "dérive" indique une temporalité du type de ce qu'en économie on appelle le trend ou tendance générale par opposition aux variations saisonnières, qui évoquent évidemment les phénomènes de mode dans l'autre pôle de la comparaison). Le meilleur exemple de cette temporalité est celle qui est observée dans la langue : il existe un dictionnaire particulier consacré aux termes qui sont dans l'antichambre du dictionnaire proprement dit. Il rassemble les mots en instance de reconnaissance et on sait aussi que des mots repérés comme archaïsmes finissent par sortir du dictionnaire. De plus, il existe en linguistique et plus précisément en sociolinguistique des courants qui trouvent aussi leur origine chez F. de Saussure pour lequel la nature sociale de la langue est un de ses caractères internes, hypothèse systématisée notamment par Antoine Meillet et reprise de nos jours dans les propositions de Pierre Bourdieu, en particulier celles concernant l'habitus linguistique.

Bien que l'assertion suivante ne repose sur aucune étude objective, on peut admettre qu'il n'y a aucune commune mesure pour quelque individu que ce soit, entre le nombre de perceptions auditives ou visuelles d'un terme de la langue aussi banal que "automobile" et le nombre de perceptions visuelles d'une 205 Peugeot par exemple (dans une même unité de temps). Ces véhicules qui circulent à des millions d'exemplaires sont la cause d'un nombre de perceptions qui est à l'évidence proportionnel à leur difusion et qui pourrait être évalué grossièrement de la même façon que sont évalués les panneaux publicitaires en termes d'impacts par jour (et facturés en conséquence aux annonceurs). En revanche pour une Rolls-Royce ou toute autre voiture à diffusion restreinte, la fidélité des firmes aux formes des premières productions est évidente et constitue un élément de distinction de type aristocratique tandis que d'autres firmes, en position intermédiaire, s'installent dans le classicisme (Mercédès par exemple) en évoluant peu. Quant au bio-design japonais, il se situe résolument dans la nouveauté mais n'est pas loin de trouver ses limites dès lors que la crise diminue ses facultés de renouvellement.

Il est clair que les illustrations de notre propos ci-dessus ne constituent pas une découverte et ont fait depuis longtemps l'objet de constatations empiriques. Cependant, à voir certaines erreurs commises par quelques constructeurs automobiles, on peut douter qu'elles soient réellement prises en compte. La gamme Peugeot, par exemple s'est étendue vers le haut avec la 605, saluée aussitôt comme une grande 405, laquelle avait déjà fait l'objet d'un restyling alors que la 205 s'est en quelque sorte dédoublée entre une petite 205, la 106 et une grande, la 306 (il semblerait qu'on ait naïvement pensé que la clientèle de la 205 se porterait sur la 306 au moment du renouvellement tandis que la 106 permettrait d'abaisser le seuil d'entrée de gamme). Ce faisant on a accentué le vieillissement d'ensemble de la gamme en multipliant les occurrences de formes pratiquement inchangées ce qui a occasionné semble-t-il, des difficultés supplémentaires à la firme. En revanche Renault ne courait aucun risque en reprenant avec la Twingo la forme de l'Espace, un modèle apprécié à diffusion restreinte.

L'analyse sémiotique conduit donc à préconiser aux producteurs de biens de consommation très dépendants de la forme comme l'automobile ou l'habillement une véritable gestion rationnelle de l'obsolescence des formes, tant il est vrai qu'une forme n'est jamais aussi près de sa fin que lorsqu'elle est en passe d'envahir un marché (voir, dans un autre domaine, l'exemple de Frigidaire dont la réussite en son temps fut telle que tout réfrigérateur devenant un frigidaire, elle fut contrainte de communiquer sur le slogan "Frigidaire, le vrai" ; d'ailleurs, où sont aujourd'hui les "Frigidaire"?).

Comment gérer rationnellement l'obsolescence des formes, dans l'automobile par exemple? La réponse classique est celle du restyling associée à l'apparition de séries limitées pour les modèles en fin de carrière dont on tente de doper les ventes avec des accessoires gratuits et des personnalisations à bon marché. Mais ces pratiques sont précisément devenues aujourd'hui les signes avant-coureurs du commencement de la fin d'un modèle et les revues automobiles grand public ne manquent pas de le signaler. Bien que nous ne connaissions pas les dispositions prises par les firmes à cet égard, il nous parait possible de mettre en place une échelle d'obsolescence fondée sur des indicateurs objectifs liés au nombre de véhicules en circulation relevant d'une même forme, recoupés éventuellement par des techniques d'étude de marché. Une telle échelle permettrait d'optimiser l'ensemble d'une gamme dans le temps et de programmer l'arrivée de nouveaux modèles tout en tenant compte, non seulement de l'évolution du design de la marque, mais encore de l'évolution du design de l'ensemble de la production automobile. On se garantirait ainsi contre un certain suivisme d'une part et contre certaines décisions aventureuses d'autre part. Le problème de la mise sur le marché d'un nouveau modèle serait apprécié au premier chef comme celui de la mise en réseau d'une forme nouvelle dans un univers structuré de formes existantes.

CONCLUSION.

Notre étude n'est qu'une première approche sémiotique et constitue, au mieux, un cadre conceptuel pour des travaux ultérieurs. Ceux-ci, nous l'avons déjà souligné, devraient faire usage des classes de signes et de leurs relations ainsi que d'autres notions très opératoires de la sémiotique peircienne comme celles d'objet immédiat et d'objet dynamique et les trichotomies de l'interprétant en interprétant immédiat, dynamique et final d'une part, émotionnel, énergétique et logique d'autre part, sans parler de l'interprétant ultime. D'autres notions sont d'un grand intérêt pour l'étude du design comme celles de sinsigne-réplique de légisigne (une instance d'un signe de loi), les hypoïcones et les trichotomies semblables de l'index et du symbole, etc., toutes ces notions coopérant sous la dépendance du treillis des classes de signes. De plus cette formalisation débouche sur une véritable technologie des formes et des concepts sous-tendue par des techniques algébriques qui permettent de maîtriser la combinatoire des formes et, par exemple, le recollement des formes si fréquent dans le design. La difficulté de l'entreprise n'est certes pas négligeable mais elle devrait garantir, au minimum, contre des choix stratégiques irrationnels susceptibles de conduire à des catastrophes économiques. L'incorporation de la dialectique de l'institution dans le signe triadique peircien jointe à la puissante combinatoire de cette conceptualisation des phénomènes de signification en font un outil capable de générer des modèles d'intelligibilité du réel en rapport avec sa complexité. Le design, phénomène complexe par nature puisqu'il relève d'une triple expression, peut être un lieu privilégié de modélisations sémiotiques opératoires.

REFERENCES

(1)Barthes R., Eléments de sémiologie in Le degré zéro de l'écriture, p.117, Gonthier, Paris (1964)

(2)Van Lier H., Encyclopédie Universalis, Article Design, tome 5, p.1184.

(3)Marty R., L'algèbre des signes, John Benjamins, Amsterdam-Philadelphie (1990).

(4)En Allemagne, Max Bense a explicitement utilisé la sémiotique peircienne dans le même but mais à notre sens, de façon trop rigide et trop dogmatique pour emporter une large adhésion.

(5)Thom R., Modèles mathématiques de la morphogenèse, Christian Bourgois, 10/18, Paris, (1974).

(6) Manuscrit n°318, Pragmatism.

(7) L'obligation qui nous est faite d'énoncer nos conceptions sur un formalisme abstrait indépendant de tout substrat au moyen du langage et de conventions de représentation graphique introduit une difficulté dans l'exposition pour laquelle l'indulgence et la coopération du lecteur sont requises. Ce faisant il se trouvera, de plain pied, dans notre propos puisque tout universel abstrait ne peut être communiqué sans support concret.

(8) Von Ehrenfels C., Uber Gestaltqualitäten, Vierteljahrschift für Wissenschaftliche Philosophie, t. XIV, pp 249-292 (1890).

(9) Meinong A., Untersuchungen Gegenstandstheorie und Psychologie, Johan Ambrosius Barth (1904).

(10) Marty R., L'algèbre des signes (op.cité) et "Foliated Semantic Networks : concepts, facts and qualities" in Semantic networks in Artificial Intelligence, F. Lehmann (ed.) Pergamon Press (1992).

(11) Petitot J., Les catastrophes de la parole, Maloine (1985).

(12) Adamek J., Theory of Mathematical Structures, D.Reidel, Dordrecht (1983).

(13) Marty R., L'algèbre des signes,(op. cité).

(14) Herzberger H.G., "Peirce's Remarkable Theorem", Pragmatism and purpose, p.41-58, University of Toronto Press (1981); Burch R., A Peircean Reduction Thesis and the Foundations of Topological Logic, Texas Tech University Press, Lubbock, Texas (1992); Marty R., L'algèbre des signes,(op.cité).

(15) Changeux J.P., L'homme neuronal, Fayard, Paris (1983).

(16) dans L'algèbre des signes (op.cité) et dans notre article de 1992 (cf. note 10).

(17) voir Peirce C.S., Ecrits sur le signe, Le Seuil, Paris (1978), pp. 67-119 et L'algèbre des signes (op.cité), Chap III.

(18) Nous en avons relevé 76 -liste non exhaustive- dans les Manuscrits de Peirce; elles sont reproduites dans L'algèbre des signes et disponibles sur ce site en Anglais et en Français.

(19) pour une comparaison approfondie, voir L'algèbre des signes pp.59-72.

(20) Lourau R., L'Analyse Institutionnelle, Minuit, Paris (1970).

(21) Bourdieu P. et Passeron J.C., La reproduction, Minuit, Paris (1970).

(22)Marty R. L'Algèbre des signes, chap. IV, V, VI.

(23) de Saussure, F., Cours de linguistique générale, Payot, Paris (1974), p.174 et p.152

(24) voir dans L'algèbre des signes la reprise de l'analyse sémiologique de la DS 19 de R. Barthes pp.272-276.

(25) Lévy P., "Les systèmes à bases de connaissances comme modes de transmission de l'expertise", Intellectica 1991/2, Association pour la Recherche Cognitive, Paris, pp.181-214 et Marty R., "Imagen y ecología cognitiva", Actes du IVème Congrès de l'Association Internationale de Sémiotique Visuelle, Bilbao, (1992).