1. Blanche: première mission.

Blanche et Brand descendant les escaliers

- Vous vous appelez Blanche et Jack. Vous m'êtes recommandés par le baron Nigel, qui a du se séparer de vous à la suite d'un revers de fortune.
- C'est exact, Monsieur.
- Vous êtes mariés.
- Oui Monsieur.
- C'est bon. Vous remplissez les conditions. Je vous prends à l'essai pour un mois.
- A votre service, Monsieur.
- Autre chose, désormais vous répondrez au nom de Marie et de Constant, vos prédécesseurs. Je n'aime pas changer mes habitudes.
- Bien Monsieur.
- Mon valet, Emile, va vous montrer votre chambre.
L'homme actionne une petite sonnette, et un être difforme fait son entrée.
- Conduis-les à la chambre de Marie et de Constant.
Il sort du bureau, suivi de Blanche et de Jack. Ils montent au deuxième étage, sous les combles.

- Voici vos appartements.
Il s'agit d'une minuscule pièce d'un mètre cinquante sur deux, dans laquelle il y a un lit et une chaise. Elle est éclairée par une petite fenêtre.
- Le repas du maître est à huit heures. Vous le préparerez. Cela vous laisse une heure pour défaire vos baluchons.
Puis l'être au nom d'Emile sort.
- Rappelle-moi ce que nous sommes venus faire ici ? demande Blanche en s'allongeant sur le lit.

Jack vérifie d'abord que personne n'écoute à la porte. Puis il rentre, hésitant entre s'asseoir sur le bord du lit ou sur la chaise vermoulue. Il opte finalement pour le bord du lit.
- Ardelle est le fidèle vassal de notre prince, tellement fidèle que notre maître l'en trouve suspect. Nous sommes chargés d'espionner ce si fidèle vassal.
- Et pourquoi moi, pour cette mission si banale ?
- Tu as déjà montré de quoi tu étais capable, et puis j'avais besoin d'une femme inconnue aux yeux d'Ardelle.
- Ca fait longtemps que tu es aux ordres du prince ?
- C'est ma troisième mission.
- Une question, devons-nous vraiment être mari et femme, même la nuit ?
- Pour la crédibilité cela vaudrait mieux. Cela te déplaît ? demande Jack d'un œil égrillard.
- Peu me chaut.
- Il est bientôt l'heure. Passe ta blouse de service et allons aux cuisines.
- Une dernière question, qu’est-il arrivé à nos prédécesseurs ?
- Marie a fait un héritage subit, et ils sont partis à la campagne.
- Quelle coïncidence.
- J'ai un peu aidé à la chose.
- Je m'en doutais bien. C'est bon, en avant Jack, ou plutôt Constant.

Pendant un mois ils s'acquittent de leurs tâches du mieux qu'ils peuvent. Ils épient aussi de-ci de-là, mais sans résultat. Une seule pièce du petit hôtel particulier leur reste inaccessible : le bureau. Seuls y rentrent Ardelle et son domestique Emile, le nain bossu que le magicien a autrefois sauvé de la noyade, d'après ce qu'il paraît.

Dans la maison il y a aussi une cuisinière. C’est Constant qui sert de cocher. Mais là non plus il n'y a aucune information à glaner, le maître n'utilisant la voiture que pour les visites officielles.

- Je finis par croire qu'il aurait mieux valu espionner de l'extérieur, se plaint Jack. Ici, comme domestiques, nous vaquons d'une tâche à l'autre, et nous ne pouvons suivre les faits et gestes du seigneur de la maison.
- Patience, répond Blanche. As-tu essayé d'ouvrir le bureau ?
- Oui, mais sans succès, car ce n'est pas ma spécialité. Et toi ?
- Oui, et je crois bien pouvoir y réussir.
- Allons-y. Emile et son maître sont absents. Profitons de l'occasion.
Une fois arrivée au rez-de-chaussée devant la porte, elle parvient effectivement à ouvrir la serrure à l'aide d'une épingle recourbée.
- Reste là à faire le guet pendant que je fouille la pièce, dit l’espion.
- S'ils reviennent, comment est-ce que je te préviens ?
- Fais semblant de faire le ménage, et dis-leur juste bonjour à haute voix. Cela suffira.

Jack entame sa recherche. Il y a là une bibliothèque, un petit bureau et une armoire. Sur le secrétaire traînent des parchemins, des encriers, des plumes de corbeaux et d'autres ustensiles encore plus bizarres, comme un stylet en onyx et un squelette de rongeur. Dans les rayonnages il y a des livres de comptes, des traités d'astronomie et d'astrologie, un précis de langues anciennes, quelques contes en vers, et la collection complète des chroniques de Berrabès. Bref c'est le bureau parfait pour le magicien qu'est Ardelle.

A part qu'il n'y a pas de livre de magie.

Jack essaie bien de forcer les tiroirs du bureau fermés à clef. Mais il ne parvient pas à les ouvrir et ne se résout pas à les fracturer avec une dague, de peur que cela soit trop visible. Il décide de faire appel à Blanche, lorsque soudain :
- Oh mon maître, quel plaisir de vous voir si tôt !
- Que de cérémonies. Tiens, la porte est restée ouverte. J'ai dû oublier de la fermer.

Le voleur s'est précipité dans un coin d'ombre sous le bureau. Il s'y dissimule du mieux qu'il peut. Ardelle entre et vaque à ses affaires du côté des livres. Jack l'entend mais ne peut le voir. Puis plus rien. Il attend encore de longues minutes, et enfin risque un coup d'œil. Personne ! Il fait entrer sa complice, et ils cherchent ensemble un passage secret, mais n'en trouvent point. La disparition du magicien est des plus mystérieuses.

- Il y a aussi un autre problème, dit Jack. Ardelle a laissé le verrou poussé de l'intérieur. S'il ne le retrouve pas fermé à son retour, il va se douter de quelque chose. Je suis donc obligé de rester caché dans la pièce jusqu'à ce qu'il réapparaisse et ressorte. Toi, si tu vois quelque chose de bizarre, ou si je ne reviens pas, vas prévenir le palais que notre mission a échoué.

Tandis que Blanche se remet en position de guet, il ferme la porte, repousse le verrou, et retourne dans sa cachette. Une heure plus tard, décidément elle l'aura frotté ce parquet, elle voit la porte du bureau s'ouvrir de nouveau, mais ce n'est ni Ardelle, ni Jack.
- Où est le maître ?
- Etes-vous Marie ?
- Oui, enfin, je veux dire... Mais qui êtes-vous donc ?

L'homme est grand, brun, avec des yeux verts. Il la regarde avec un air, d'un de ses airs... Elle veut fuir, mais rien à faire, ses yeux sont si étranges, dominateur. Il se retourne, elle ne peut faire autrement que de le suivre.

Ils rentrent dans la petite pièce. Un pan de mur de la bibliothèque est déplacé, laissant voir une ouverture donnant sur des marches. Ils descendent.

Après une centaine de mètres ils se retrouvent dans une salle plus vaste. Là gît Jack, attaché par des anneaux de fer au mur. Divers instruments de torture sont faiblement éclairés par la lumière que diffuse un brasero.
- Je vois que vous avez retrouvé notre espionne Marie, ou plutôt Blanche, si mes souvenirs sont exacts, dit Ardelle à leur venue.

L'homme aux yeux verts force celle-ci, toujours malgré elle, à s’asseoir près de son complice. Puis, sur un signe de son maître, Emile lui menotte les chaînes aux poignets.
- Et maintenant je vous laisse. Bien que je me doute de chez qui viennent ces curieux, je dois encore jouer mon rôle. A bientôt donc, mon cher Brand, et nous parviendrons à renverser qui vous savez.

Une fois le magicien parti, Brand interroge les prisonniers.
- Nous ne vous dirons rien, affirme Jack.
- Vous n'avez pas besoin de parler. Je devine presque tout. Vous êtes aux ordres du prince Corn.
- Qu'en savez-vous ?
- Laissez-moi d'abord finir mon histoire, elle est instructive. Nous nous apprêtons, avec l'aide de mon maître qui réside dans les Iles Anciennes, à déposer ce prince si cruel.
- Vous en dites trop ! s'exclame Blanche.
- Et comment ? me demanderez-vous. A l'aide d'une machine infernale, qui doit exploser le jour où votre prince fait ses dévotions à son culte...
- Taisez-vous. Je ne veux pas le savoir ! hurle l'espionne.
- Cette machine sera cachée dans un coussin. Elle est fournie par mon maître. Votre compagne a raison de me dire de me taire. Elle a compris que si je vous parle ainsi, c'est que vous allez mourir. A moins que...
- A moins que ? demande Jack.
- Mon cher Emile, peux-tu sortir à présent ?

Deux heures plus tard, lorsqu'Ardelle entre de nouveau dans la crypte, il voit d'abord Brand, debout et les bras croisés, qui le regarde en silence. Puis il remarque que les prisonniers ne sont plus attachés à leurs chaînes. Il sort sa dague, méfiant. Blanche, tapie dans l'ombre, choisit cet instant pour attaquer. Mais le magicien a perçu son mouvement et prononce une formule.

Elle a raté son coup, mais pas Jack, qui frappe à son tour le mage par-derrière.
- Ah ! Ah ! Vous ne savez pas encore ce qu'il en coûte de s'attaquer à un magicien ! s’exclame celui-ci, maintenant protégé par son charme de protection. Je vais vous apprendre !

Il échappe à l'épée de l'espion, empoigne les poignets de sa complice. Celle-ci reçoit un choc électrique, et s'effondre. Puis une lueur bleutée s'échappe des mains du sorcier. A ce moment, contre toute attente, Emile se rue contre son maître. Ardelle se retourne vers lui et le frappe. Le serviteur s'écroule, mais le sortilège est dissipé. Jack en profite pour attaquer au corps à corps. Il découvre que le magicien est aussi expérimenté que lui dans ce domaine. Il parvient à blesser l'espion de sa dague, et s'échappe de son emprise.

Brand intervient alors dans la mêlée, et lance vers Ardelle une flèche magique. Celui-ci réplique en lançant un autre sort : Jack se sent pris d'un fou rire, d'abord léger, puis irrépressible. Il lâche son épée et se tord par terre. Il est hors de combat.

- Je sais maintenant qui est mon ennemi, à nous deux, traître !

Brand projette une seconde flèche magique, mais il est soudain entouré d'une nuée de rats, qui l'enserrent, grimpent sur son habit, et le mordent. En désespoir de cause, il fait alors appel à la puissance de sa volonté pour abattre son adversaire.

Et cela marche.

Ardelle est sous sa domination.

Les rats disparaissent.

Lentement, sous l'œil sans pitié de l'envoyé des Iles Anciennes, celui qui fut un magicien, et qui rêva un instant de prendre la place de son prince, est obligé de mettre fin à ses jours de sa propre dague.

Pendant ce temps Jack finit péniblement de rire, et s'occupe de soigner Blanche.

- N'oublie pas que tu m'as promis de me montrer les trésors de ton maître.

Le voleur le mène au bureau. Il a eu le temps, avant d'être découvert et magiquement endormi par Ardelle, d'apercevoir celui-ci déposer quelque chose dans une cachette dissimulée derrière un rayon. Il trouve le mécanisme. C'est un coffre. Il le force. Brand examine l'unique livre qui y repose.

- C'est une chance que ce magicien n'ait pas eu le temps d'étudier de nouveau ce tome avant que nous l'attaquions. Sinon il aurait pu disposer de nous à sa guise. Il était réellement puissant.
Il s'installe sur le bureau, sort son propre recueil de magie, un petit prisme de cristal, et choisit une plume de corbeau.
- Maintenant va t'occuper de ta compagne, et reviens d'ici ce soir en m'ayant obtenu une audience auprès de ton prince.

Trois heures durant Brand est plongé dans sa lecture. Puis il retourne voir le cadavre d'Ardelle, examine la dague et le bracelet qu'il porte au bras.

Jack revient, porteur d'une nouvelle.
- Il a consenti à une entrevue de cinq minutes ce soir, juste avant le conseil. Puis-je vous poser une question?
- Oui.
- Comment avez-vous fait pour convaincre Emile d'attaquer son maître ?
- Je dispose d'un certain pouvoir pour forcer les gens à faire ce qu'ils ne veulent pas.
- Et pourquoi ne l'avez-vous pas utilisé tout de suite contre Ardelle ?
- Je ne pensais pas que cela marcherait. Il disposait d'un esprit puissant. Je n'ai osé le faire qu'en tout dernier ressort. L'adversité vous permet parfois d'accomplir certains exploits.

Le soir, dans un escalier du palais, a lieu enfin la rencontre.
- Il paraît que je vous dois la vie.
- Je le pense, prince.
- Pourtant l'engin venait de vous je crois ?
- C'était un leurre pour mieux piéger vos ennemis.
- Alors je n'étais pas réellement en danger.
- ...
- Je n'étais de toute façon pas en danger. Je vous le garantis. Quoi qu'il en soit vous m'avez débarrassé d'un vassal encombrant et je vous en suis gré. Que désirez-vous ?
- Votre appui dans quelques recherches que je désire faire sur ce continent.
- Faites-moi part de vos trouvailles et vous aurez mon appui. De quoi s'agit-il ? homme, femme, argent, magie ?
- Pouvoir.
- Un bien joli programme. Jack et Blanche vous suivront pour l'instant, et veilleront à ce que vous ne manquiez de rien. Bonsoir.

Et l'entrevue prend fin sur un signe de salut du prince.

Dans le mois qui suit, le magicien des Iles Anciennes, toujours encadrés des deux espions, fréquente assidûment la bibliothèque princière.

- Il est question dans ce tome des quatre éléments, ou principes élémentaires, qui, réunis, forment la source de tout pouvoir sur ce monde, déclare Brand un jour.
- Quels sont ces quatre éléments ? demande Blanche.
- Je n'en sais pas plus. Il peut s'agir de l'air, de l'eau, du feu et de la terre, les quatre éléments traditionnels, ou du Bien, du Mal, du Chaos et de la Loi, les quatre principes, ou encore de l'émanation des quatre dieux Zor, Aana, Lyr et Kita. En définitive, il existe beaucoup de quatre éléments possibles dans notre mystique. Un peu plus loin le poème parle d'une épée de feu, et des Fleurs du Mal. C'est peut-être une piste.
- Que dit d'autre ce document ?
- Il s'achève là, inachevé, probablement suite à la mort de son auteur.
- Nous pourrions peut-être demander des renseignements à l'herboriste du palais ?
- C'est une idée.

Ils y vont. L'herboriste est lui aussi magicien, spécialisé dans les plantes, les potions et les poisons, et très jaloux de son art.
- Les Fleurs du Mal ? C'est peut-être une drogue, répond-il. A moins que ce ne soit quelque chose de très spécial. Vous devriez aller consulter le grand druide de la forêt elfique.
- Et où se trouve cette forêt ?
- A plus de vingt jours d'ici, vers le nord-est. Est-ce tout, mes seigneurs envoyés par le prince ?
- Non, nous aurions besoin de quelques unes de vos potions de guérison pour parer aux dangers de la route.

Un peu plus tard, Jack est stupéfait de la décision de Brand.
- La forêt elfique est une région particulièrement dangereuse, spécialement pour les troupes du prince.
- Il ne s'agira pas d'une troupe. Ce ne sera que nous trois, et il ne s'agira pas de conquérir, mais d'explorer. Où en es-tu de ton entraînement dont tu ne cesses de nous parler ?
- Il est bientôt fini. Le prince me fait un grand honneur en m'acceptant dans ses troupes spéciales. Mais je reste néanmoins à votre service.
- Et à m'espionner, murmure le magicien. Puis il ajoute tout haut : Souhaitons que cela soit efficace. Blanche, trouve-nous trois chevaux.
- Je crains que la prodigalité du prince n'aille jusque là, et nous avons épuisé tout le trésor d'Ardelle en achetant ces potions.
- Débrouille-toi !

Et Blanche se débrouille plutôt bien, puisque le lendemain elle ramène un fringant étalon.
- Avec le cheval de la voiture, cela fait deux. Je pars en quête du troisième.

Mais elle revient en compagnie de deux sergents de ville.
- Nous vous informons que cette demoiselle a été surprise en train de voler un cheval, et que la punition pour ce genre de forfait est la flagellation publique.
- Est-ce tout ? s’étonne Brand.
- Bien sûr on lui tranchera les mains, comme pour tout voleur.
- Elle l'a bien méritée pour sa maladresse, répond le magicien. Toutefois elle a agi sur mon ordre, et donc sur l'ordre du prince. Laissez-nous maintenant.
- Mais...
- J'ai dit laissez-nous !
Brand regarde le sergent dans les yeux. Celui ci rebrousse chemin contre son gré. Très impressionné, l'autre l'accompagne sans demander son reste.
- Il faut décidément que je m'occupe de tout. Préparons nos affaires, puis tu me montreras ton maquignon.

Là le magicien se fait montrer la meilleure monture et l'enfourche.
- Je paierai à mon retour, n’est ce pas ? dit-il en braquant son regard sur le marchand.
- Oui, se voit forcé de balbutier celui-ci.

Ils quittent Berrabès en direction du nord-est. Nous sommes dans les premiers jours de l'hiver. Il commence à neiger.

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