1. Georg : rebond.

Armes et étendard

- La bourse ou la vie ?
Georg vient d'apparaître, armes aux poings, devant le marchand et les trois hommes d'escorte qui s’avançaient prudemment dans la ruelle sombre. Tout de suite deux des mercenaires s'avancent. Le bandit s'en défait rapidement de son épée et de sa dague dans un même mouvement.
- Joli coup ! Voyons si tu auras autant de chance avec moi ! dit le troisième guerrier en sortant son arme du fourreau.

Tout avait commencé deux jours plus tôt. Georg a rencontré à la taverne du Cheval Noir un jeune homme qui lui a proposé une affaire : détrousser un bijoutier de retour de son atelier. En quête d'argent facile, il a accepté.

Le combat fait rage. Georg a affaire à un ennemi bien trempé. Chacun répond coup pour coup. Cordi, car c'était lui l'instigateur de ce traquenard, fait irruption derrière le marchand, et menace de sa dague la gorge du bourgeois.
- Pas un mot, pas un geste, ou tu meurs.
- Je... J'ai payé la protection de la guilde.
- Donne ta bourse.
- Je proteste...
Le voleur fait perler une goutte de sang de la pointe de son arme.
- Compère ! Je fatigue. Viens m'aider ! crie Georg à cet instant.
- Votre ami réclame votre secours. Je crois, dit le marchand.
- Laisse, lui murmure le voleur J'ai envie de voir comment cela va finir. Donne plutôt ta bourse.

L'homme s'exécute, tandis que le combat se poursuit. Georg reçoit un mauvais coup, mais a le temps de riposter avant de s'écrouler. Les deux guerriers sont à terre.
- Et voilà. Maintenant nous sommes seuls, alors tu vas gentiment te laisser assommer, et tu seras juste un peu moins riche que tout à l'heure.

Deux heures plus tard, le marchand est découvert, ligoté, par le guet. Le sergent examine les corps des morts.
- Celui là vit encore. Appelez un guérisseur !
- C'est lui qui nous a attaqués, avec un autre qui s'est enfui !
- Ma foi, nous ne serons pas bredouilles. Mais je crois que le prêtre précédera de peu le bourreau.
Puis les soldats emmènent Georg inconscient, et le marchand qui pleure ses pierres perdues...

- Joli butin. Mais dis-moi, qui as-tu dévalisé pour cela ? demande Eldig en examinant les diamants d'un œil expert.
- Le bijoutier de la place de l'est, répond Cordi.
- Sombre crétin ! Il était sous notre protection!
Le maître voleur sort son fouet.
- Tu nous fais perdre notre crédibilité ! Qui est au courant ?
- Le marchand, mais il ne peut pas me reconnaître. Il faisait trop noir.
- Et qui d'autre ?
- Le guerrier, mais il doit être mort.
- Assure t’en, sinon il vaudrait mieux que tu le sois toi aussi, mort ! En attendant je confisque le butin !

- Tu es complètement fou de t'être embarqué dans cette affaire, Georg. Maintenant suis bien mon conseil : dénonce ton complice, et demande à être engagé dans les galères. Tu obtiendras peut-être la clémence du juge.
- La galère, je sors d'en prendre, très peu pour moi, maître des gladiateurs.
- Donne au moins le nom de ton complice.
- Celui-là je me le garde pour ma vengeance personnelle.
- Alors ce sera la corde. Je ne peux plus rien pour toi. Ma position dans l'armée ne me permet pas encore d'obtenir ta grâce.
- Ne t'en fais pas. Je me débrouillerai. Merci d'être venu me rendre visite.
Et le maître des gladiateurs laisse Georg, enchaîné à son mur, dans l'un des cachots de la citadelle du roi Uhr...

Cordi s'avance prudemment dans le couloir. C'est facile de trouver un geôlier amateur de vin, de l'isoler de ses compagnons, de le faire boire et parler d'un nouveau prisonnier de plus de deux mètres de hauteur ("Dame ! Ca se remarque!"), et encore plus facile de l'assommer pour lui prendre son uniforme. En revanche, même habillé comme un soldat, n'entre pas qui veut dans la citadelle. Cordi use d'audace. Il se prétend messager confidentiel en provenance des provinces, porteur d'un pli urgent pour le secrétaire du ministre le plus en vue de l'époque.

Les soldats l'escortent jusqu'au cabinet du secrétaire, puis il profite d'être seul un moment dans l'antichambre pour ouvrir une fenêtre et passer dans les jardins. Pas facile non plus d'escalader en armure.

Maintenant le voilà dans les souterrains de la prison. Il se dit être le nouveau garde, venu renforcer la sécurité, ordre du secrétaire du ministre le plus en vue de l'époque. Il propose de trinquer pour son arrivée. Ce voleur sait se montrer très persuasif. Après quelques minutes la garde s'assoupit, grâce à la drogue qu'il avait versée dans la boisson.

C'est là, la deuxième porte à droite. Cordi sort sa dague. Il faudra œuvrer vite et bien pour ne pas lui laisser le temps de donner l'alerte. Il ouvre la porte. Personne ? Cordi s'avance...

... et se fait assommer par Georg, caché derrière la porte, et qui a réussi à rompre ses chaînes : ce géant est d'une force peu commune.

- Mais qui voilà ! Quelles retrouvailles !
Il défait le voleur de son armure, mais renonce à la porter car elle n'est pas à sa taille et il ne peut rentrer dedans. Il se contente de prendre les chausses, la cape, le casque et l'épée.
- Ca devrait faire illusion jusqu'à la sortie. Je te laisse à ma place. Tu m'as abandonné, puis tu es venu me rechercher, maintenant nous sommes quittes ! Bon somme !

Et il lui redonne un coup de poing sur le crâne pour faire bonne mesure, puis sort et referme la porte. Il est quelque peu surpris de trouver les gardes endormis.
- Avec de la chance, peut-être n'aurais-je pas à combattre, pense-t-il.

Il sort, passe une porte, puis deux, puis c'est la sortie. Nul ne l'inquiète...

Cordi est réveillé par les soldats du roi Uhr.
- C'est le prisonnier. Il s'est échappé. Ma tête ! Elle doit être fracassée, gémit-il.

L'alerte est donnée. On envoie quérir le secrétaire du ministre le plus en vue de l'époque. Une évasion ! Nul n'a vu cela depuis des décennies.
- Mais enfin, comment a-t-il pu sortir aussi facilement ? Pourquoi la garde était-elle endormie ? Et puis j'avais donné l'ordre d'être toujours au moins deux avant d'ouvrir un cachot. Où est ce soldat?
- On l'a envoyé se faire soigner aux casernements.
On le cherche, mais il n'y a plus traces de Cordi.
- C'est incroyable ! On entre et on sort d'ici comme dans un moulin ! Je vous jure qu'il va y avoir des sanctions!

Georg se cache depuis deux jours dans les égouts de la ville. Pas facile de passer inaperçu quand on a sa taille. Sa seule amie est une prostituée, qu'il a autrefois débarrassée du proxénète qui la brutalisait. La voilà qui revient avec de la nourriture. Mais non, ce n'est pas son pas.
- Qui va là ?
- C'est moi, Cordi. Il est plus facile d'échapper à la garde royale qu'à la guilde des voleurs, n'est ce pas ?
- Si on ne peut plus se fier aux putes ! Mais avance donc...
- Ah non ! Pas deux fois le même coup ! Tu es attendu à l'auberge du Cheval Noir ce soir. Tu ne seras pas inquiété. Au revoir.

La nuit venue, Georg se présente à la taverne. Sa surprise est grande d'y retrouver le maître des gladiateurs, en compagnie de Cordi et d'un gros homme qu'il ne connaît pas.
- Lorsque j'ai appris ton évasion, j'ai pris contact avec la guilde. J'y ai trouvé maître Eldig que voici, et nous avons statué sur votre sort à tous deux.
- Vous êtes provisoirement sauf. J'ai usé de mon influence pour faire chuter le ministre. Une histoire de mœurs. Le nouveau me doit son poste, et l'opinion se désintéresse de votre histoire. Mais vous m'avez fait me déplacer, et on ne me déplace pas pour rien.
- Ce que veut dire Eldig, c'est que vous nous devez un service.
- Tout à fait.
- Mes seigneurs, je vous remercie de vos largesses, mais si nous allions au fait ? répond Georg.
- Voilà. Il s'agit d'une mission d'espionnage.
- Nous désirons savoir quelles sont les activités du prince Corn dans les Etats libres.
- Des activités, tel que je le connais, il en a certainement. C'est une vraie pieuvre cet homme là. Mais où est notre intérêt ? demande le guerrier.
- En fonction des renseignements, nous les donnerons au roi Uhr.
- Nous les vendrons plus précisément.
- Selon leur importance, ils peuvent vous faire définitivement gracier, songez-y.
- Et j'aurai un équipement neuf ?
- Un équipement neuf.
- Avec un cheval ?
- Accordé.
- Pour moi, ça me va, conclut Georg.
- Quelle sera ma part de la vente ? demande Cordi.
- Dix pour cent.
- J'en veux vingt.
- Disons quinze et n'en parlons plus.
- Avec un cheval pour moi aussi.
- D'accord, comme ça tu partiras plus vite, répond le maître des voleurs en le fustigeant du regard.

Ils partent le soir même, en direction de l'ouest. Ils longent la côte une dizaine de jours, en traversant les différentes baronnies et cités indépendantes qui forment ce qu'on appelle les Etats libres, car elles n'appartiennent ni au roi Uhr, ni au prince Corn. Un matin ils aperçoivent une rivière, avec un pont chargé de soldats.
- Halte là ! Descendez de cheval.
- Nous désirons juste passer.
- Vous devez d'abord nous payer le péage.
Georg descend de cheval et tend les rênes à Cordi.
- Que comptes-tu faire ?
- Tu vas voir. Garde bien mon cheval.

Il se retourne brusquement, brandit ses armes, et charge les soldats. Il en tue un, mais est entouré des autres qui le menacent de leurs hallebardes. Il se défend comme un beau diable, élimine deux de ses adversaires. Lassés, les soldats le laisse finalement passer, non sans lui infliger une petite blessure au passage.
- Et maintenant, nous laisserez-vous passer ? dit-il en reprenant son souffle.
- Toi tu es passé, mais ton cheval et ton compagnon doivent quand même s’acquitter du péage.
- A ton tour ! lance-t-il à Cordi.
- Je crains que les chevaux n'attrapent un mauvais coup.
- A qui appartenez-vous ? demande Georg aux soldats.
- Au duc de Patatras. Son château est un peu plus loin.
- Longeons la rivière vers l'amont, nous finirons bien par trouver un gué.

Quelques heures plus tard, chacun suivant une berge, ils finissent par trouver un endroit où le lit de la rivière affleure, et où les chevaux peuvent passer.
- Redescendons maintenant. J'ai deux mots à dire à ce duc avant la tombée de la nuit.
- Méfie-toi. J'en ai entendu parler. Il est puissant.

Le soleil est en train de se coucher lorsqu'ils arrivent au pied des remparts. La place est installée sur une hauteur, avec un petit village en contrebas.
- Holà du château ! Faites savoir à votre maître que je le défie en combat singulier!
- Cette fois-ci je pense que tu es définitivement fou ! souffle Cordi à son compagnon.
Les soldats les abreuvent d'injures. L'un d'eux leur urine même dessus du haut des créneaux. Georg évite le jet avec adresse. Toutefois le message a été transmis, et la poterne s'ouvre. Un intendant les accueille.
- Nous vous avons préparé une place pour dormir dans les écuries, avec vos chevaux. Le combat aura lieu demain à l'aube. Bonne veillée d'armes.

Une fois seuls, le voleur interroge son compagnon :
- Comment comptes-tu t'en sortir ?
- Laisse faire. J'ai moi aussi entendu parler de ce duc de Patatras. Il paraît qu'il aime les fous.

A l'aurore, ils s'avancent dans la cour. Le duc, en armure de bataille complète, sort du donjon.
- Préférez-vous lutter à pied ou à cheval ? Quelles armes choisissez-vous ? Epée, épée à deux mains, fléau d'armes, lance, hache, dague, épieu ? Je suis à votre disposition.
- J'ai parlé d'un combat, mais pas d'armes. Je vous défie au bras de fer.
Le duc rigole.
- La farce est plaisante ! Que l'on m'enlève cette cuirasse et que l'on amène une table et deux tabourets.

Après un quart d'heure où les gens du duc s'affairent autour de lui pour le défaire de son armure, les deux hommes s'affrontent.

Chacun s’efforce de prendre l'avantage. Mais Georg est fort, et le duc aussi. L'égalité semble parfaite. Aucun ne veut céder. L'épreuve a lieu pendant toute une heure, et soudain la table casse, dans un grand éclat de rire du duc.
- Parfait ! Match nul ! Tu me plais jeune homme. J'ai entendu parler de ton exploit contre mes soldats du pont. Restez donc avec nous le temps qu'il vous plaira.
Il prend son adversaire par le bras.
- Venez que je vous présente ma maisonnée. Tout d'abord ce vieil ivrogne, la bas, qui mange des figues. C'est Barras. Ne te fie pas à sa mine, c'est le grand prêtre de Fafir. Le prince du Chaos parle par sa bouche, et selon sa Volonté, il peut ressusciter les morts. Puis Vige, mon intendant, un triste qui ne boit jamais, mais le seul capable de gérer le contenu de mes caves. Et voici mes deux filles : Diane, l’aînée, qui vient de prononcer ses vœux à Fafir, et Laura, la cadette, qui par malice envers sa sœur, et probablement envers son père aussi, a choisi le service de Kita aux noirs desseins. J'ai eu d'autres enfants, mais ils sont soit partis, soit morts. Et maintenant que la fête commence. Vige ! Fais sortir les vivres et les tonneaux, et dis aux jongleurs, acrobates et dresseurs d'animaux de venir.
- Mais il est à peine matin.
- Ca ne fait rien, que l'on s'amuse jusqu'au soir.

Le beau Cordi s'est installé à table entre Diane et Laura. Il parle des fastes de la capitale, raconte toutes les histoires galantes de la cour, et d'autres histoires plus osées. La cadette l'interroge avec passion. Ce voleur la fascine. Elle veut tout savoir. Ils discutent toute la journée et toute la soirée. Aussi est-elle fort dépitée lorsque sa sœur chuchote soudain quelque chose à l'oreille du beau Cordi, et qu'ils se retirent de la table tous les deux.

Georg, qui était accaparé par Barras et le duc, n'a cependant rien perdu du manège. Comme la soirée se termine, il propose à Laura de la raccompagner jusqu'à sa chambre. Elle accepte avec grâce.

Le lendemain, tard dans l'après-midi, car la fête s'est prolongée toute la nuit, le duc de Patatras se réveille et s'entretient avec le grand prêtre. Puis il convoque tous les habitants du château dans la cour.
- Mes amis, cette nuit, Fafir m'a parlé. Je dois aller dans la jungle mystérieuse, à l'ouest du fleuve Ove. Je demande maintenant des volontaires pour m'accompagner dans cette expédition.
- Père, il est temps pour moi de faire mes preuves. Puis-je venir avec vous ? demande Diane.
- Moi aussi ! s'exclame Laura.
- Nous sommes à votre disposition. Quand partons-nous ? dit Cordi.
- Immédiatement, dès que Vige aura dressé la liste des vivres et du matériel qui nous est nécessaire.
Georg ne dit rien, mais va affûter ses armes et endosser son armure.

Ils chevauchent trois jours en direction de l'ouest, avant de rencontrer le fleuve. Une brume opaque s'élève au milieu du cours d'eau, et on n'en distingue pas l'autre berge.
- Nous allons traverser et acheter des bateaux. Voici le bac.

Ils payent leur passage. De l'autre côté la brume a disparu. Elle s'étend maintenant derrière eux. Ils découvrent des cahutes sur pilotis qui longent le fleuve, entourées de palétuviers et d'arbres à singe.
- C'est incroyable. Sur l'autre rive c'est le début de l'hiver, et ici on dirait une jungle, s'étonne Cordi.
- Mais c'est une jungle, la jungle mystérieuse, répond Patatras.
- Un sortilège très ancien s'étend sur cette région. Seuls quelques aventuriers ont pu coloniser la bordure côtière, précise Diane.

Ils troquent leurs chevaux contre deux barges.
- Et pour le retour, comment ferons-nous ? demande Georg.
- Nous ferons l'inverse, répond le duc.
- Nous allons perdre au change, et nous aurons moins de montures.
- Qu'importe, nous serons plus riches, et aussi moins nombreux.

A coup de gaffe et de rames ils naviguent sur le fleuve et remontent vers le nord, toujours accompagnés de cette mystérieuse brume sur leur droite.
- Ne vaudrait-il mieux pas naviguer du côté civilisé ? demande Diane.
- Du côté civilisé, c'est la zone d'influence du prince Corn maintenant, et je préfère éviter cette civilisation là, répond son père. D'ailleurs nous allons bientôt arriver à une embouchure, prendre le bras de gauche, et nous enfoncer dans la jungle.

Après quinze jours de navigation, Georg, qui était de garde, s'exclame soudain :
- Des trolls ! Je les vois le long de la berge. Ils ont plongé.
De fait, seulement quelques secondes s'écoulent avant qu'ils ne se hissent sur la barge du duc.
- Il faut s'éloigner au plus vite du fleuve. Dites à l'autre bateau d'accoster, et tachez de faire de même tandis que je les retiens, ordonne Patatras.

Aidé par un de ses lieutenants, un vétéran, le duc les affronte. Les deux hommes sont rapidement vainqueurs, et les deux monstres sont repoussés à l'eau. Mais quelques instants plus tard deux autres trolls interviennent. Ils s'en débarrassent également mais sont blessés cette fois ci. Ils accostent et déchargent leurs affaires, puis encore deux autres trolls sortent de l'eau, et ainsi de suite.

Ils abandonnent la majeure partie de leur matériel et fuient dans la forêt. Les trolls les suivent un peu, puis finissent par retourner vers le fleuve.

- J'ai cru que nous n'en sortirions jamais. Combien étaient-ils donc ? demande Cordi.
- Seulement deux, répond Patatras.
- Deux ?
- Les trolls de rivière se régénèrent au contact de l'eau, explique Laura.
- Et malheureusement nous étions sur le fleuve. J'ai compris.

La marche à travers la jungle s'organise, lente, ardue, dans la moiteur, les cris des singes, et des mille-pattes géants et parfois venimeux, sur lesquels on marche quand on ne fait pas attention. Un jour un homme est même attaqué par un serpent qui s'était enroulé autour d'un petit tronc d'arbre. Camouflé naturellement, il a jailli sur l'intrus qui envahissait son territoire. Heureusement la blessure n'est pas mortelle, et le groupe s'est éloigné en laissant le serpent remonter sur son arbre.

- Comment ton père s'y retrouve-t-il dans ce dédale vert ? demande Georg à Laura.
- D'après ce que j'ai compris, il a rêvé le chemin. C'est un appel de Fafir, et il ne peut que s'y soumettre car il lui a juré allégeance.

Un soir, alors que le duc s'est assis sur un tronc d'arbre à terre pour défaire son armure, voici que soudain le tronc bouge : un boa constricteur !
- A moi ! Ce monstre m'enserre !
Malgré son armure et sa force, il a du mal à résister. A quatre, ses hommes viennent à son secours, et entaillent la peau du serpent.
- Hé ! Allez-y doucement avec ces épées ! Vous allez finir par me blesser !
Ils réussissent à tuer le boa, et desserrent l'étreinte.
- Que cela vous serve de leçon ! conclut Patatras. Il ne faut jamais relâcher son attention dans la jungle !
- Il ne manque pas d'air ! grommelle Cordi. C’est lui qui n’avait pas fait attention.

Enfin, après huit jours de marche ils arrivent au sommet d'un petit vallon dégagé. Une tour s'élève en son centre, mais un brouillard vert et opaque repose au fond de la cuvette.
- C'est là ! Comme dans mon rêve ! s'exclame le duc.
- Cette brume ne me dit rien qui vaille, commente Georg.

Soudain ils sont attaqués par un groupe de sauvages recouverts de peintures de guerre, et munis de larges épées menaçantes. Ils sont moins nombreux, mais le plus grand désordre règne dans le groupe de Patatras. Laura semble prise de furie, et attaque Diane. Cordi, qui n'avait pourtant pas l'intention de prendre part au combat, se rue dans la mêlée sans souci de sa sécurité.
- Mais arrête ! Ne me reconnais-tu donc pas ? hurle Diane.
Les sauvages bondissent d'un ennemi à l'autre, frappent comme des démons, sèment le chaos.
- Ce sont des Quilans ! Ils répandent une magie qui propage la confusion ! crie la prêtresse de Fafir, qui a enfin pu maîtriser sa sœur.

Puis elles s'occupent de soigner un blessé, tandis que la lutte continue. Maintenant deux sauvages sont tombés, puis un troisième, en grande partie sous les coups du duc. Mais c'est lui qui est alors pris de folie, et attaque ses propres hommes.
- Halte ! Ne vois-tu pas ce que tu fais ? intervient Laura devant lui, tandis que Diane reste hébétée : elle a croisé le regard d'un Quilan.
Heureusement le combat se termine, et Patatras reprend ses esprits à temps.
- Nous sommes vainqueurs. Cessez-vous deux ! dit-il à Georg et Cordi qui continuent de se battre l'un contre l'autre.
- Tu m'as attaqué le premier ! clame le guerrier.
- Je n'étais pas moi-même ! se défend le voleur.
- Vrai ou faux, prends toujours ceci, réplique Georg en l’égratignant d'un coup de dague.
Maintenant c'est terminé ! conclut-il.
- Les filles, soignez les blessés. Vous autres, dit le duc en s'adressant à deux vétérans, humectez un linge et mettez-vous le sur le nez, puis suivez-moi. J'ai hâte d'explorer cette tour.

Laura et Diane guérissent les plaies des hommes. Les armes des Quilan sont particulièrement affûtées, et laissent des traces profondes. Mais c'est trop tard pour le soldat que le duc a tué de sa propre main dans sa folie.

Après quelques minutes d'angoisse, le petit groupe voit revenir les deux vétérans. L'un portant l'autre.
- Ce brouillard est pire que tout, il glace le cœur.
Les deux prêtresses essaient de faire boire des potions au vétéran évanoui.
- Et notre père ?
- Nous avons trouvé l'entrée. C'est alors qu'Eric s'est effondré. Le duc m'a fait signe de le prendre et de rebrousser chemin. Il a continué seul.

Le vétéran Eric ne reprend pas conscience. Ils restent trois jours à attendre Patatras, en vain.

- A quoi songes-tu ? demande Cordi à Georg, le voyant pensif devant la tour.
- Je me demande ce qui poussait le duc à entrer là dedans. J'ai bien envie d'aller voir.
- N'y pense plus. Ses deux lieutenants n'y sont pas arrivés, et pourtant ils ont vu plus de guerre, d'horreur, et de brouillard magique que quiconque, hormis Patatras bien sûr.
- Va savoir, répond le guerrier, énigmatique.

Le lendemain, ils échafaudent des plans de passerelles, de cordes, de pont-levis géant reliant le bord de la cuvette au faîte de la tour. C'est alors qu'ils voient arriver un vieil homme du fond de la jungle.
- Que faites-vous là ? Etes-vous perdus ? demande Diane.
- C'est à moi de vous poser la question. Vous devriez déjà être partis.
- Mais...
- Ne discutez pas !
Et le vieil homme prend de la hauteur, son ombre s'allonge, son corps se transforme, ses bras se muent en ailes, ses jambes s'effacent, et son torse se couvre d'écailles.
- Lorsque je reviendrai, je souhaite que vous ne soyez plus là.
Puis la créature reptilienne ailée de plus de trois mètres de long s'envole dans les airs comme une flèche.
- Qu'est ce que c'était ?
- Je ne sais pas. Peut-être une manifestation de Fafir, répond Laura.
- Impossible, je suis sa prêtresse, il m'aurait parlé en particulier ! affirme Diane.
- Va savoir, grande sœur, si tu es suffisamment jolie pour lui.
- Tais-toi donc, perfide !
- Ca suffit vous deux, décampons prestement, intervient le vétéran valide.
- Et le duc ? Nous n'avons même pas son corps. Barras ne pourra pas le ressusciter, s'indigne Diane.
- Tant pis. Nous reviendrons en force plus tard, peut-être, la console Cordi.
Puis ils partent.

Le retour est des plus pénibles. Les deux femmes portent le vétéran blessé sur un brancard. Les hommes sont aux aguets. Ils craignent par-dessus tout un retour des Quilans, ou du dieu serpent ailé.

Ils ne retrouvent pas les barges.
- Tant mieux, nous éviterons l'affrontement avec les trolls de rivière, conclut, philosophe, Georg après de vaines recherches.

Un jour, au cours de leur marche forcée le long du fleuve, ils rencontrent deux grands cobras qui leur barrent la piste. Les hommes les combattent avec férocité.
- Arrêtez ! Vous ne savez pas les risques que vous prenez ! s'exclame Diane, en laissant tomber le brancard.
Peine perdue ! Les hommes déchargent leur agressivité. Mais les serpents sont rapides, et mordent.
- Ce sont des serpents venimeux !
Trop tard. A peine les reptiles ont-ils disparu sous les fougères géantes que ceux qui ont été mordus se sentent pris de fièvre. Deux jours plus tard, Georg reprend conscience.
- Et les autres ? demande-t-il à Laura.
- Deux soldats sont morts, le vétéran et Cordi s'en sont tirés comme toi, ainsi que Doug, qui n'a pas été touché.
Puis ils reprennent leur marche.

Ils retrouvent l'embouchure sur l'Ove. Il ne leur reste plus qu’à construire un radeau et tenter de traverser le fleuve. Soudain une ombre jaillit des frondaisons, traverse le groupe, et s'enfuit de nouveau vers la jungle, emportant un corps.
- Qu'est ce que c'était ?
- Un gorille je crois.
- En tout cas il a emporté Laura.
- Laura ?
- Ma sœur ! Il faut la retrouver !
Georg et Cordi s'élancent sur la piste.
- Attendez-nous et construisez un radeau !

Les deux hommes courent sur les brisées fraîches.
- Peux-tu m'expliquer ce que je fais avec toi ? Laura ne m'est rien, se plaint Cordi.
- Tu vis d'amour, de baisers, et d'aventures, que veux-tu de plus ?
- Parle pour toi !

Après une heure de course, ils arrivent à une bifurcation.
- Je prends à droite et tu prends à gauche ?
- Puisque tu le dis.

Une demi-heure plus tard, le voleur débouche sur le sommet d'une haute falaise. Loin en contrebas il aperçoit des créatures immenses broutant dans un marais. Elles ont un corps énorme, quatre pattes, une queue et un long cou reptilien.
- Bon, et bien, je crois que c'est le bout de la piste.

 
Soudain il entend un pas de course. C'est une autre créature, plus petite, mais néanmoins de bonne taille, quatre mètres d'envergure, qui fonce sur lui, debout sur ses pattes postérieures. Sa gueule ouverte sur une rangée de petites dents acérées ne laisse aucun doute sur sa nature carnassière.

Il fuit, mais las, la bête est plus rapide que lui. Alors que les mâchoires du monstre vont se refermer sur ses mollets, il découvre une anfractuosité entre deux rochers et un tronc d'arbre mort. Il s'y jette...

Georg est sur le point d'abandonner. Il a suivi la piste, en a croisé d'autres, a fait confiance à sa chance, mais maintenant il ne sait plus où aller. C'est alors qu'il entend le cri de Laura...

Le monstre gratte les abords du minuscule trou où Cordi a trouvé refuge. Sa langue fouille les recoins. L'homme a du mal à résister à cette bave dégoulinante. Il a alors une idée. Il sort son épée, s'entaille courageusement le bras de façon à faire couler un peu de sang sur la lame, puis la présente dans l'ouverture. Le monstre, attiré par l'odeur, lèche l'épée, se coupe la langue. Puis, toujours affolé par l'odeur du sang sans cesse renouvelée, lèche de plus belle.
- Avec un peu de patience, il finira par se rendre exsangue, espère le voleur en calant l'épée avec ses pieds...

Georg a retrouvé Laura. Il sort sa dague et une épée prise à un Quilan pour combattre le gorille, car la lame lui parait mieux affûtée que la sienne. Le combat est sauvage. Mais le guerrier, malgré quelques blessures, a le dessus sur l'animal. Puis il se tourne vers Laura.
- O Georg, cette lutte m'a toute émoustillée. Faisons l'amour.
- ???
- Je t'en prie.
- Aide-moi à enlever mon armure.

A la tombée de la nuit, Cordi peut enfin sortir de son trou. Le monstre gît, haletant, à quelques pas de là. Le voleur s'avance doucement, évaluant le point faible de la créature. La base du cou, c'est là le centre moteur, si toutefois cette bête a un cerveau.

L'animal, dans un ultime réflexe, se débat et griffe l'homme cruellement. Mais celui-ci a bien ajusté le coup fatal.

Il revient vers le fleuve, épuisé mais heureux de sa victoire.

Il y retrouve Georg, Laura, Diane et les autres. Ils ont achevé un radeau. Le vétéran Eric est mort entre temps. Ils font un grand bûcher funéraire et recueillent ses cendres.

- Peut-être Barras le ressuscitera-t-il, dit Diane.
- Si Fafir le veut bien, réplique sa sœur.

Que dire d'autre ? Le lendemain ils traversent l'Ove et sa brume mystérieuse, retrouvent la civilisation, et l'hiver qui est tombé.

En évitant tout contact avec les autorités du prince Corn, ils parviennent à pied aux Etats Libres, puis au duché de Patatras.

Ils sont assez penauds de n'avoir pas ramené le corps de leur maître. Mais quelle n'est pas leur surprise : le duc lui-même vient les accueillir !
- Vous voilà enfin ! Je vous croyais perdus. Vige ! Du vin, des danseurs, de la viande ! Fêtons ça ! Mais admirez ce que j'ai trouvé dans la tour, par la grâce de Fafir : une épée !
Le duc brandit une arme finement ciselée, prononce un mot magique, et la lame s'enflamme.
- Et en plus elle parle ! Mais racontez-moi plutôt vos aventures.

Au cours du banquet ils relatent leur retour, le vieil homme, les serpents, le gorille...
- A la réflexion, je pense qu'il ne s'agissait pas d'un véritable animal, mais plutôt d'une espèce mi-homme, mi-bête. Il semblait avoir de l'affection pour moi, déclare Laura.
- Quoi qu'il en soit, homme ou bête, je suis heureux de t'avoir retrouvée, ajoute Georg.
- Parle-nous de ton escapade, Cordi, et pourquoi tu es revenu si tard.
Et le voleur raconte. Puis Barras prend la parole.
- Un sort a été jeté sur cette contrée. Le temps d'aujourd'hui n'y a plus sa place, aussi est-elle semblable à la jungle des origines. Sans doute s'agit-il de monstres qui, autrefois, peuplaient la Terre.

Chacun médite sur ceci, puis parle d'autre chose. A la fin du banquet, Cordi prend Georg en aparté.
- J'ai découvert ceci. Qu'en penses-tu? dit-il en lui tendant un billet.
- Je te rappelle que je ne sais pas lire. Où l'as tu trouvé ?
- Sur la patte d'un pigeon voyageur, que j'ai abattu d'une balle de fronde pour m’entraîner. Elle décrit en détail la dernière épée de Patatras.
- Je pense qu'il y a un espion à la solde du prince Corn ici.
- Si nous le découvrons, nous pourrons rentrer chez nous.
- Ne cherchez plus, je sais qui c'est, intervient le duc, arrivant par surprise, et qui a surpris leur conversation.
- Et qui ?
- Vige, car qui d'autre cela pourrait-il être ? Mais n'en dites surtout rien. Comme espion, que peut-il apprendre que je ne connaisse déjà ? Et comme intendant, il est irremplaçable. Allons, vous êtes les bienvenus ici, mes filles ne me contrediront point. Georg, que dirais-tu si nous nous entraînions à la lutte demain matin ?

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