1. Renommée.

- Lorsque j’ai dit aux marchands que je les protégerai moyennant finances, ils ont ri.
- Pourquoi ?
- Sans doute à cause de ma taille fluette.
- Et qu’ont-ils répondu quand tu leur as proposé tes tarifs ?
- Ils ont fait venir leurs valets avec leurs bâtons. Le dos m’en cuit encore.
- C’est normal. Je t’ai déjà dit qu’il fallait que tu te fasses d’abord une réputation, avant de vouloir racketter les gens.

Ainsi parle le maître voleur aveugle à Cordi. Un Cordi bien déprimé de tant de déconvenues présentes et à venir. Qu’il est dur de fonder sa guilde de bandits. Alexe n’est pas encore revenue des Iles Anciennes avec Viale et Nadia. Sans la présence des deux aventurières chevronnées, il a beaucoup de mal à faire respecter son autorité. Seul le vieillard aveugle et un mendiant infirme lui sont restés fidèles parmi la bande de chenapans qu’il a fait libérer.

- Ecoute mon expérience. A défaut de méchanceté, il te faut réaliser un coup d’éclat, qui te fera respecter de tous.
- Mais quoi ?
- Quel est le plus féroce bandit de la région ?
- Si j’osais, je dirais le prince Corn.
- Il te faut le défier.
- C’est de la folie !
- Mais d’une telle manière qu’il ne puisse t’attaquer sans se ridiculiser. Le ridicule est parfois plus efficace que la force bestiale.
- Mais comment ?
- Approche ton oreille et écoute-moi bien...

La nuit venue, une silhouette sombre s’avance dans les ruelles obscures de Tirlili, en direction de l’hôtel de ville.
- Halte ! Qui va là?
- Mais à qui parles-tu donc ?
- J’ai cru voir quelqu’un, par-là.
- Tu as dû rêver, l’heure est propice aux spectres de l’imagination.
- Tu as probablement raison.
Les deux gardes s’en retournent continuer leur ronde. L’ombre en profite pour sortir de sa cachette, et entreprend l’escalade du beffroi.

Arrivée à la dernière fenêtre, en prise seulement avec ses deux pieds et sa main gauche, elle utilise un crochet métallique manié par sa main libre pour soulever le battant.

Toujours en silence, elle entre dans la pièce. Deux ronflements sourds en émanent. C’est le bourgmestre et sa femme qui dorment là. Le premier citoyen de la ville utilise le lit le plus élevé de la région. De ce nid d’aigle il règne sans partage sur ses administrés.

L’ombre s’approche, se penche sur les corps endormis, sort une dague et la brandit...

Le lendemain, le bourgmestre aura la surprise de découvrir cette arme plantée dans le bois de lit au-dessus de sa tête. Il y a aussi deux parchemins qui y sont épinglés.

- " Si vous désirez en savoir plus, payez le prix, demain à l’auberge des trois moulins ", lit le bourgmestre. Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?
- Que dit le deuxième parchemin ? demande sa femme.
- C’est un vieux bout de tissu. On y voit des monstres difformes, et des rayons de soleil. C’est horriblement mal dessiné.
- Montre-moi.
- Tiens. J’ignore quel est l’auteur de cette plaisanterie, mais il le paiera cher!
- Ce ne sont pas des monstres, mais des hommes tordus de douleur, et ce sont des éclairs de foudre.
- Qu’importe ! Holà! Ma garde !

Le soir venu, le bourgmestre fait encercler l’auberge des trois moulins, puis ordonne l’assaut.
- Il n’y avait que l’aubergiste, sa femme, trois vieillards alcooliques et un infirme qui mendiait là, rend compte le capitaine une fois sa mission terminée.
- Malédiction ! Vous les avez laissés s’enfuir. Vous êtes des incapables !
- Faites excuses, je crois plutôt que c’est vous qui avez donné l’ordre trop tôt.
- Silence ! Vous êtes destitué ! Faites venir l’aubergiste.
- Pardon, mais à qui ordonnez-vous cela ?
- A vous !
- Mais je suis destitué !
- !!!
Avant que le bourgmestre ne s’étouffe de colère, un garde intervient.
- Capitaine ! Vous parlez au premier citoyen de la ville. Vous lui devez obéissance. Si vous refusez le service, d’autres en seront fort honorés à votre place.
- Bien dit ! Quelle est votre ancienneté dans la milice, jeune homme ?
- J’ai été recruté ce matin même. Il manquait de gardes pour boucler le quartier.
- Parfait ! J’aime les idées neuves. Je vous nomme capitaine à la place de cet imbécile.
- Mais...
- Silence, vous ! Vous êtes destitués !

Tandis que le milicien s’en va en maugréant contre la politique, les politiciens et les bourgeois, son remplaçant fait venir l’aubergiste. Mais son interrogatoire ne donne rien. Il n’a vu personne ce soir, hormis les gens que la milice a capturés par erreur.
- Tant pis ! Je suis entouré d’incapables, fulmine le bourgmestre. Au fait, jeune homme, quel est votre nom ?
- La Flèche, pour vous servir, messire.
- Parfait ! La Flèche, faites quérir maintenant un maçon et un ferronnier.

Jusqu’à tard dans la nuit, les artisans confectionnent une grille à la fenêtre de la chambre de la tour.
- Très bien. Cela m’a l’air solide, déclare le bourgmestre en chemise de nuit après avoir fait partir ses gens.
Il éprouve encore de la main la résistance des barreaux.
- C’est bon. Mais la nuit est déjà fort avancée. Ma mie, allons nous coucher. Bien malin celui qui pourra encore perturber notre sommeil.
- Mon doux sire...
- Quoi d’autre, ma mie ?
- Je crains qu’il ne vous faille réviser votre jugement...

En se retournant, le bourgmestre découvre sa femme, menacée par une inconnue qui vient de faire éruption de derrière le paravent d’aisance.
- Pas un mot, pas un geste, ou je saigne la bourgeoise !
- Que nous voulez-vous, bafouillent le malheureux.
- Je crois que cette affaire dépasse votre jugeote. Vous deviez en référer à moins sot que vous.
- Qui ?
Mais avant d’entendre la réponse, le bourgmestre sombre dans le coma, assommé par-derrière par un deuxième inconnu.

Tard dans la matinée, le nouveau promu capitaine, inquiet de ne pas avoir de réponses malgré ses appels, fait enfoncer la porte. Il découvre alors le bourgmestre et sa femme, ligotés, bâillonnés, et allongés sur le lit.

Après avoir été libéré, le premier citoyen de la ville montre son effroi devant ce nouvel attentat.
- Dois-je faire fouiller toute la ville, monsieur ?
- C’est inutile. Ces gens là sont des démons !
Holà, vous autres, demande le capitaine aux gardes. Avez-vous vus quelqu’un d’étranger au service ?
- Nous avons bien vu entrer et sortir une jeune femme.
- Et vous ne l’avez pas arrêtée ?
- Hélas ! Nous n’y avons même pas songé. Elle a dû nous ensorceler.
- C’est bien ce que je disais, s’exclame le bourgmestre. Ce sont des démons ! Que faire ?
- Si nous demandions l’aide des prêtres-guerriers du prince ? propose le capitaine.
- J’ai même une meilleure idée, s’exclame le bourgmestre. Adressons une requête au prince lui-même. Après tout, je suis son représentant dans cette ville. C’est donc son autorité qu’on bafoue en m’agressant.
- Que voilà une brillante idée, et qui montre fort bien votre génie politique. Mais qu’est-ce que ceci ? demande le capitaine en désignant du doigt un morceau de tissu sur la table de chevet.
- C’est encore une de leurs maudites missives !
- On y voit, cette fois-ci, un sorcier lançant des éclairs de feu, répond sa femme après observation. Le sorcier a un masque de dragon. Ce doit être la suite de l’autre tissu. Mais oui ! Regardez ! Les morceaux coïncident.
- L’ouvrage semble bien usé, fait remarquer le capitaine. Peut-être est-il ancien ?
- Mais oui ! Si c’est une relique, cela intéressera sûrement notre prince!
- Que voilà une seconde brillante idée ! Mais par acquit de conscience, nous devrions interroger les cieux.

Ils font venir l’augure, qui est le second citoyen de la ville.
- Je suis d’accord avec vous, confie le bourgmestre en aparté à son capitaine. Mais, voyez-vous, ce prêtre me jalouse. Il ne perdrait pas une occasion de me nuire.
- Voulez-vous que je l’interroge à votre place ? J’ai l’habitude des interrogatoires.

L’augure se présente.
- Que désirez-vous ?
- Nous voudrions interroger les cieux à propos de ce parchemin.
- Il vous faut sacrifier un objet de valeur. Il vous en coûtera une perle fine.
- Pourquoi pas plutôt une pierre fantaisie ? marchande le bourgmestre. C’est que la mer est loin, et que les perles sont rares ici.
- J’ai dit une perle fine. Celle que vous portez au petit doigt fera l’affaire.
- Celle là ?
- Celle là même !
- Messire, finissons-en, chuchote le capitaine à l’oreille du récalcitrant. Donnez-lui ce qu’il veut.
- C’est bon. Mais le personnage m’est insupportable. Vous parlerez à ma place.

Le prêtre plonge la perle dans une coupe de vinaigre, puis la présente aux cieux, et boit le liquide.
- Vous n’avez droit qu’à une seule question. Quelle est-elle ?
- Allez-y ! dit le bourgmestre à son capitaine en le poussant du coude.
- Ces deux fragments de tissus datent-ils des temps anciens ?
- Est-ce là votre question ?
- Datent-ils de l’époque mystérieuse de l’âge d’or ? intervient la femme du bourgmestre, n’y tenant plus.
Le prêtre se concentre sur le fond de sa coupe, murmure quelque chose en fermant les yeux, puis clame à l’assistance :
- Zor, maître de la pluie, de l’orage et de la vie, m’a répondu. C’est oui!
- Oui ? C’est tout?
- Oui !
Puis l’augure s’éloigne, suivi de ses trois acolytes.
- Qui va se charger de porter la missive au prince, ainsi que les deux tissus ?
- Vous !
- Moi ? Mais c’est trop d’honneur, et...
- Hélas, je ne vois que vous de suffisamment digne de confiance pour cette mission.

Le capitaine part donc à cheval dans la journée. Les jours s’écoulent alors paisiblement dans la petite ville de Tirlili, et son bourgmestre oublie presque cette affaire, lorsque, quinze jours après, son messager revient.
- Il arrive !
- Qui ?
- Mais le prince Corn, voyons !
- Le prince ? Dieux du ciel, pourvu qu’il ne considère pas que je l’ai dérangé pour rien.
- Mais pas du tout. Il a eu l’air enthousiaste au contraire !
- Comment cela s’est-il passé ?
- J’ai remis le pli et les deux dessins à son intendant, en lui précisant bien la réponse de l’augure. Puis, tandis que je me restaurais, il est revenu me donner l’ordre du prince.
- L’avez-vous vu en personne ?
- Comme il fallait faire diligence, je suis revenu ici à brides abattues.
- Préparons-nous à l’accueillir dignement, conclut la femme du bourgmestre.

- Et maintenant, comment allons-nous nous sortir de cette affaire, demande Cordi à son maître aveugle dans leur lieu de rendez-vous secret.
- Nous seulement nous allons nous en sortir, répond celui-ci. Mais en plus nous allons en tirer profit. Réjouissons-nous d’abord que notre stratagème aie marché.
- Explique-moi donc pourquoi. J’ai fait ce que tu as dit, mais je sais très bien que les peintures ne soient pas authentiques, puisque c’est moi-même qui les ai exécutées.
- Si les dessins ne l’étaient pas, la soie, elle, l’était. Je l’ai arrachée du mur d’un temple abandonné des environs, qui date de l’ère ancienne. L’aventure fut d’ailleurs fort périlleuse.
- Mais comment un prêtre de Zor s’est-il laissé prendre au piège ?
- La question était suffisamment bien tournée pour être ambiguë, et je me doutais qu’il ne verrait aucun avantage à lever cette ambiguïté. Comme il ne trahissait pas littéralement sa parole, il s’est prêté à notre jeu.
- Pourquoi ? Et pourquoi le prince Corn s’y prête-t-il aussi ?
- Qu’importe. Il est là. C’est l’essentiel. A nous de trouver son point faible.
- Parce que tu n’as pas encore idée de la suite ? Nous sommes tous en péril par ta faute !
- Je compte sur ta sagacité, et sur celle de ta compagne, pour trouver la solution...

Un grand banquet en l’honneur du prince Corn a été organisé. Parmi les notables de la ville, seul l’augure a refusé l’invitation.
- Je vous remercie de votre accueil, bourgmestre.
- Tout l’honneur est pour moi, et pour ma ville, monseigneur.
- Vous êtes fort civil.
- Désirez-vous encore un peu de vin, ou de ce cuissot ?
- Votre chère est délicieuse, mais je me contente de peu. Je vous remercie néanmoins. Quand nous occuperons-nous de votre affaire ?
- Je n’osais espérer qu’un seigneur tel que vous puisse s’occuper d’une si mince histoire.
- Cet individu masqué, capable de foudroyer une armée, devait posséder une grande magie. Nous ne connaissons que si peu de choses sur les temps anciens.
- Il est vrai qu’un personnage de votre rang ne peut qu’avoir de l’intérêt pour un si grand pouvoir.
- Disons plutôt que je me soucie de l’ordre et de la prospérité du royaume. Il est donc naturel que je m’inquiète d’une telle source de menace potentielle.
- Veuillez m’excuser, je me suis mal exprimé. Il est vrai que vous êtes le protecteur de la civilisation, et nul n’ignore votre... euh...
- Altruisme ?
- C’est cela même.
- Mais venons-en aux faits.
- Hélas, je crains qu’il ne nous faille attendre le bon vouloir de ces brigands.
- J’attendrai.
- Je vous ai réservé ma propre chambre. Vous y serez à l’aise.

Le lendemain, le prince sort du palais pour aller visiter sa ville, et se faire acclamer des habitants.
- J’ai fait doubler le service d’ordre. Nul bandit ne vous approchera!
- Je l’espère cependant. Sinon comment pourrais-je en savoir plus ?
- Je vais donner de nouveaux ordres en conséquences, répond le bourgmestre en rougissant de sa bévue.
Il va revoir son capitaine, tandis que le prince distribue quelques aumônes.
- Voilà ! Ils ont ordre de tenir un filet suffisamment lâche pour ne laisser passer que les voleurs, mais suffisamment serré pour se refermer sur eux s’ils tentent de s’enfuir.
- Je crois que c’est inutile. Voyez !
Le prince montre un bout de tissu.
- C’est un nouveau fragment de notre énigme ! Qui vous l’a donné ?
- Un infirme qui s’était infiltré parmi les mendiants.
- Où est-il ? Qu’on le capture !
- Au contraire, ne tarissons pas notre seule source de renseignements. Laissons-le libre.

- Alors, où en sommes-nous ? demande l’aveugle à Cordi dans leur repaire secret.
- Hélas ! Nulle part, j’en ai peur.
- Comment a réagi le prince aux différentes pièces que nous lui avons fournies ?
- Il est resté de marbre. Son œil n’a pas semblé briller plus que d’accoutumée à la vue de l’homme à la tête de dragon surmontant un tas d’or. Il n’a pas non plus semblé plus affecté par la scène ou le mage est entouré par des courtisants prosternés, ni celle où ce sont de jeunes vestales nues.
- Et celle avec les anges déchus ?
- Il n’a même pas souri. Et maintenant il ne nous reste plus qu’un seul fragment de tissu.
- Depuis qu’il est là, ne s’est-il pas enivré, ou n’a-t-il pas montré de gourmandise pour un met particulier ?
- Rien.
- Fait-il venir des femmes la nuit ?
- Que nenni.
- Il ne montre même pas d’intérêt pour les jeunes pages ?
- Rien te dis-je. Cet homme est un ermite, qui ne vit que de sa propre puissance.
- Alors je ne vois plus qu’une solution. Il faut envoyer Diane.
- Pardon ?
- Sur l’oreiller, un homme se confie parfois.
- Mais je ne suis pas du tout d’accord !
- Laisse, intervient la prêtresse. Tu n’es pas mon premier amant, et, par Fafir, j’espère que tu ne seras pas le dernier. L’expérience me semble même plaisante.
- Et mon honneur alors ?
- Lorsque la situation est réciproque, tu ne parles jamais d’honneur !
- Mais ce n’est pas pareil pour un homme !
- Allons, ne fais par l’enfant, conclut-elle en lui donnant un baiser sur le nez. Je te promets de ne penser qu’à toi au moment crucial.

Après s’être mis d’accord, Diane s’aventure dans les couloirs de l’hôtel de ville. Grâce à son sortilège d’invulnérabilité des innocents, nul ne semble la remarquer.
- Halte ! Que faites-vous là ?
Un prêtre guerrier vient néanmoins de s’interposer devant elle. Celui-là est plus difficile à duper que les autres. Que faire ?
- Dors !
Le sorcier s’effondre. Par chance il était sensible à la Voix. Sans doute n’est-il qu’un novice. Diane le rattrape de justesse avant que son armure ne résonne au sol, et le dépose dans une encoignure. Puis elle tourne trois fois sur elle-même en présentant son talisman au plafond.
- Je suis obligée d’utiliser mon dernier sortilège. Comment vais-je faire pour sortir après cela? se demande la prêtresse. Mais elle se rassure bien vite : Fafir y pourvoira !

Elle parvient jusqu’à la porte de la chambre du prince, et y frappe doucement de son index, sous l'œil indifférent des deux gardes.
- Entrez !
Elle pousse la porte.
- Ma maîtresse m’envoie quérir si vous ne manquez de rien.
- J’ai tout ce qu’il me faut pour l’instant. Remerciez votre maîtresse.
- Je peux aller chercher de l’eau si vous avez soif, des fruits si vous avez faim, ou même du vin ou plus, insiste-t-elle.
- Et que pourriez-vous faire d’autre ?
- Je peux chanter ou danser pour vous distraire, et je sais même jongler.
- Jongler ?
- Oui, que votre seigneurie daigne me lancer une à une les pommes qui sont dans cette coupe.
Le prince s’exécute. Un à un, Diane rattrape les fruits, et les relance en l’air, puis les reçoit de l’autre main et les relance de nouveau. A la fin ils forment une ronde impressionnante au-dessus de sa tête, jusqu’à ce que l’un d’eux échappe à sa vigilance, et que tous tombent à terre.
- Ah ! Ah ! rit le prince. Mais venez donc, jolie jongleuse, jouer à d’autres jeux, ajoute-t-il en s’allongeant sur le lit et en tapotant la place libre à ses côtés.
- Je suis votre humble servante, répond Diane en laissant choir sa robe sur le tapis...

Plus tard, tous deux nus et détendus, elle ose interroger le prince, tout en lui caressant une mèche de cheveux.
- Etes-vous un homme si parfait, que vous ne possédiez aucune faiblesse ?
- Si parfait ? Voyons... Ah ! Je me souviens ! J’ai en fait un horrible défaut...
- Vous, monseigneur ? cela m’étonnerait. Quel est-il ?
- J’adore me jouer des petites prêtresses du prince du Chaos, surtout quand elles croient me duper !
Diane a un mouvement de recul, et porte instinctivement la main à sa poitrine.
- Le talisman de Fafir ! Vous me l’avez pris par traîtrise !
Mais avant qu’elle ne lui arrache les yeux, le prince la frappe de la paume de sa main. Elle est projetée en l’air, et retombe à quelques pas de là.
- Et maintenant, vous allez me révéler où se cachent vos complices ! dit Corn en la pointant de son index.
La prêtresse se tord alors de douleur, dévorée par une souffrance intérieure.
- Jamais, parvient-elle à murmurer, le souffle court.
- Trop tard ! Vous venez de penser à la réponse, et je l’ai lu dans vos pensées. Gardes !

Le lendemain, ils organisent un banquet pour l’occasion. Le bourgmestre félicite le prince pour sa victoire.
- Vous avez triomphé des brigands. Grâce aux indications de la diablesse, nous avons pu capturer toute la bande.
- Presque. Il reste votre capitaine. Ce fameux Cordi, dit La Flèche, a pu prendre la fuite.
- Ce n’est qu’une question de temps. Mes hommes et les vôtres patrouillent dans toute la ville à sa recherche...

Soudain les portes s’ouvrent avec fracas, et l’augure, accompagné de ses trois acolytes, apparaît.
- Corn ! Je viens réclamer la liberté des gens que tu as injustement condamnés cette nuit !
- Ces gens m’avaient défié. J’ai usé de mes prérogatives, répond calmement le prince. Mais toi, de quel droit viens-tu réclamer justice ? D’après nos accords, ton dieu doit se tenir hors de toute politique.
- A cause de vos manigances, à toi et à Uhr, Zor n’est maintenant plus adoré que comme un dieu agraire. Mais prends garde ! Il se pourrait qu’il redevienne le dieu de la guerre !
- Me défierais-tu toi aussi ?
Les prêtres-guerriers qui entourent le prince s’avancent, menaçants. Pour toute réponse, l’augure jette son bâton au sol. Celui-ci explose dans un grand nuage de fumée, qui se dissipe rapidement et laisse place à un majestueux lion doré. Il mesure bien sept pieds au garrot, et son rugissement fait trembler les murs de la salle. Mais avant que les échos ne s’éteignent, le prince a lui aussi jeté un bâton pris à un de ses courtisans. Le bout de bois se transforme alors en un gigantesque cobra royal.

Le fauve se jette sur le reptile. La lutte est acharnée. Mais le sournois serpent a raison du roi des animaux, et réussit à le mordre à la patte. Le lion s’effondre, foudroyé par le venin.

Les prêtres-guerriers exultent.
- Sauvez-vous, maître. Nous allons protéger votre fuite avec mes compagnons, dis l’un de ses assistants à l’augure.
- C’est inutile, répond ce dernier. Même s’il n’y avait pas ses sbires, il resterait Corn.
- Je crois que tu as perdu, cette fois-ci. Daigne donc accepter mon hospitalité, ironise le prince. Gardes ! Conduisez ces seigneurs à la geôle municipale, et enfermez-les dans la cellule la plus profonde.

Pendant ce temps, Cordi se désespère. Tous ses amis sont en prison. Que faire ? Il ne peut attaquer à lui tout seul l’hôtel de ville. Mais il reprend bien vite courage. Il a déjà connu des moments de doute encore plus affreux. Tout d’abord, il faut s’introduire de nouveau dans le palais.

Il guette la sortie de l’auberge du Coin Perdu, et attend son heure. Enfin le voilà, l’officier du prince qu’il a choisi comme victime. Il est seul. Tant pis pour lui.

Le voleur s’approche en silence dans son dos, l’arme levée.
- Halte ! Qui va là !
Malédiction ! Cordi a fait trop de bruit. L’officier s’est retourné au dernier moment et a pu éviter le coup.
- Mais qui voici ? Celui que tout le monde recherche. C’est une belle prime pour moi en perspective. Je sens que je n’ai pas perdu ma soirée.
Notre héros tourne la tête à gauche et à droite, cherchant une issue. Une issue par où ne débouleraient pas des cohortes de gens d’armes lorsque l’officier alertera le guet.
- Mais avant de te ferrer, je sens que je vais m’amuser un peu. En garde !

Le duel commence. Cordi a beau être très adroit, que peut-il contre un professionnel de la guerre ? De surcroît il n’est protégé que par une rudimentaire armure de cuir, alors que son adversaire est équipé d’une solide armure de fer. Le voleur est rapidement blessé à la cuisse, puis au bras.
- Et maintenant, le coup de grâce ! Je vais te tailler les oreilles!
Mais, par un coup désespéré, Cordi réussit enfin à le toucher à son tour. Oh ! Ce n’est qu’une toute petite estafilade au poignet !
- Qu’est-ce que ceci ? Tu oses me résister?...Mais ? Ah !
Le soldat s’effondre subitement. Cordi lui subtilise son épée et son armure, tout en remerciant silencieusement son précepteur de lui avoir fait part du secret du poison dont il a précédemment enduit sa lame. Puis il cache le cadavre derrière une charrette...

Le prince s’apprête à se coucher, content de sa journée. Quand soudain il aperçoit, sur la table de chevet, un nouveau fragment de tissu !

Il tourne vivement la tête et cherche du regard celui qui est à l’origine de ce nouvel affront. Personne !

- Ne cherchez plus. Je suis là !

Cordi, déguisé dans la tenue de l’officier qu’il vient d’assassiner, sort de l’ombre où il se tenait coi, et apparaît.
- Prenez donc la peine d’examiner le dernier fragment de tapisserie que je vous propose.

Le prince jette un coup d'œil. On y voit le mage, désormais débarrassé de son masque, affublé cette fois-ci de tresses blondes et d’une jupe, en train de bercer une poupée.

Corn se précipite vers son lit et soulève l’oreiller. Vide !

- Je vois que vous avez compris.
- Infâme !
- Je récapitule tout de même. Hier soir, j’étais embusqué ici, peu importe comment. Après la capture de Diane, j’ai pu vous voir en train d’adorer la petite poupée que vous cachiez sous votre édredon. Une bien hideuse chose, si vous voulez mon avis, mais tous les goûts sont dans la Nature. Bref, si vous désirez retrouver votre bien, et si vous ne souhaitez pas que tout le monde civilisé se moque du grand prince Corn, qui s’adonne en secret à des jeux de fillette, vous devrez en passer par mon bon plaisir. Sachez tout de même que j’ai pris mes précautions, et que...
Mais Cordi, sur un geste du prince, se tait et s’immobilise, soudain paralysé.
- Vous avez pris vos précautions, dites-vous, mais cela ne m’empêche pas d’essayer tout de même. Voyons, où avez-vous dissimulé ma poupée ? Ah ! Vous avez fermé votre esprit à temps, tout comme votre maître, ce vieillard aveugle qui a refusé jusqu’à son dernier souffle de me livrer son secret. Mais il me reste d’autres ressources dont vous ignorez tout.
Le prince lève subitement les bras, prononce une formule magique, puis brandit son index droit dans toutes les directions, lentement.
- J’ai décidément affaire à quelqu’un de très rusé, déclare-t-il après avoir fait un tour sur lui-même. J’ignorais que vous cachiez mon trésor si près. Il est vrai que l’on ne voit jamais ce qui est au bout de son nez.
Il s’approche du voleur, et passe une main sous sa cuirasse, puis en extirpe la poupée.
- Et maintenant que les choses sont de nouveau à leur place, laissez-moi vous conter l’histoire de ce que vous avez pris pour un vulgaire jeu de fillette. Lorsque les hommes arrivèrent sur cette terre, ils adorèrent Aana, source de tous bienfaits ici. Ils adorèrent Zor, source de toute vie. Ils adorèrent même Kita, source des plaisirs les plus honteux. Et puis certains moururent, face aux monstres de la région, aux maladies, et aux années. Alors ils adorèrent Lyr, gardien des âmes, et maître de l’au-delà.
Le prince, avec emphase, dresse alors la poupée au-dessus de sa tête.
- Ceci est la première effigie dédiée au dieu de la Mort, et est la source de mon pouvoir dans ce monde !
Le sortilège d’immobilité s’épuise, et Cordi est libre de se ratatiner au sol, terrifié par les éclairs noirs qui émanent maintenant de la poupée, et par les grondements de la voix du prince.
- Mais ne compte pas trop révéler à d’autres ce que tu as appris aujourd’hui. Je sais maintenant que tu n’as plus d’alliés, je viens de le lire dans ta terreur. De plus, n’espère même pas qu’un nécromancien puisse te redonner la parole après la mort, car Lyr commande aux âmes défuntes, et peut les faire taire à jamais ! Tu ne peux donc me faire chanter.
- Pourquoi ne pas nous avoir tués plus tôt ? demande le voleur.
- Tu cherches à retarder ta fin en posant des questions. Mais je vais te répondre. J’ai vite découvert que les dessins n’étaient que de vulgaires faux. Mais en enquêtant un peu plus, j’ai su que leur support était vrai. Il s’agit d’une antique tapisserie, faite à l’origine de motifs géométriques, n’est-ce pas ? Mais ce que vous aviez pris pour de simples décorations mathématiques est en fait un langage, qui donne la clef des secrets des mondes anciens.
Cordi relève la tête à cette nouvelle.
- J’ai donc besoin du reste de la tapisserie. Comme l’aveugle a refusé de me dire sa provenance avant de mourir, je te charge donc de la trouver. Tu ne resteras en vie qu’à cette condition.

Le lendemain, Cordi se retrouve, bien malgré lui, en train de fouiller un à un tous les temples abandonnés de la région. Il s’approche du dernier, qui est aussi celui à l’aspect le plus terrifiant, et qu’il avait espéré éviter. Mais les autres temples étaient vides. Il faut donc bien se résoudre à l’expédition.

Après avoir examiné les sinistres sculptures de la façade, il tente de sonder l’obscurité de la seule ouverture du temple, épiant le moindre bruit. Soudain il entend le frôlement d’une grande paire d’ailes s’abattre sur lui.

Il a juste le temps de plonger dans l’ouverture et de s’enfuir. C’est une gargouille, qui a pris subitement vie et a tenté de le surprendre. Elle est dotée de grandes ailes et de crocs acérés. Sitôt relevée, elle part à la poursuite du voleur.
- Où te caches-tu, petit humain ? Viens donc, que je sente l’odeur de ton sang. Ah !

Cordi a réussi à se faufiler silencieusement dans son dos, au gré des couloirs obscurs du temple, et à surprendre à son tour son agresseur.
- Que tu es présomptueux, petit humain ! Tu crois pouvoir abattre Vrpmmfv d’un seul coup ? Mais tu m’as fait mal. Quelle est donc cette épée pour m’atteindre ?
- C’est l’épée d’un officier du prince Corn. Elle est magique, et peux te tuer.
- Ote donc la pointe de la direction de mon œil droit, et laisse-toi mourir.
- Viens me chercher !
- Tu l’auras voulu !

Vrpmmfv bondit, mais Cordi est le plus vif, et enfonce jusqu’à la garde sa lame dans la tête de la créature.

Néanmoins celle-ci respire encore.
- Qu’il est triste de finir sa longue vie devant un si faible adversaire ! soupire-t-elle. Si j’avais pu te mordre, je gage que je t’aurais tué du premier coup.
- C’est probable. Mais cette victoire, bien qu’elle me réchauffe le cœur, ne résout cependant pas mon problème.
- Si tu m’épargnes, je pourrais te donner mon trésor.
- A quoi bon ?
- Je pourrais te confier mon secret.
- Parle toujours.
- ....
Puis Cordi retire son épée de la tête du monstre.

A peine quelques heures plus tard, il se présente devant la poterne principale de l’hôtel de ville. On le fait monter vivement : le prince a donné ses consignes.
- Alors ? M’amènes-tu ce que je désire?
- Non.
- Comment oses-tu ?
- Mais je vais vous raconter une histoire en échange.
- Souhaite qu’elle me plaise ! Parle!
- Il était une fois, avant le temps de dieux et des grandes batailles, avant même le temps de l’âge d’or, un petit peuple de gens débonnaires. Oh ! Ils vivaient et mourraient comme des mortels, mais ils étaient libres, et n’en demandaient pas plus, car personne ne leur en demandait plus. Mais un jour P’tha les découvrit.
- Petit peuple, que puis-je pour vous, moi qui suis le centre de tout, et le créateur de toutes choses ? leur demanda-t-il.
- Rien, vénéré dieu, répondirent-ils, craintifs.
- Sauf, peut-être, que tu te retires du soleil. Tu nous fais de l’ombre, ajouta le fou du petit peuple.
- Le dieu en pris ombrage, continue de narrer Cordi, et les condamna à se transformer en de grotesques créatures de pierre, tout juste digne d'orner les temples. Ce sont les gargouilles.
- Et qu’ai-je à voir avec cette légende, demande le prince.
- Il se trouve que je connais bien l’un d’eux. Un dénommé Vrpmmfv, ou quelque chose d’imprononçable comme cela. Je lui ai narré notre petit secret.
- ???
- Même qu’il l’a trouvé si drôle qu’il l’a répété à tous ses congénères.
- Maudit sois-tu !
- Si jamais il te venait à l’envie de me détruire, sache qu’aussitôt toutes les gargouilles du monde répéteraient notre secret aux passants. De plus tu ne peux rien contre elles, car elles existaient déjà bien avant la naissance de Lyr.

Le lendemain, le prince Corn et toute sa clique quittent précipitamment la ville.
- Jamais je n’ai douté de toi, mon garçon ! déclare l’aveugle à Cordi, après leurs retrouvailles.
- Je note néanmoins que Corn, s’il t’a ressuscité, ne t’a pas rendu la vue comme promis.
- C’est moi qui lui ai demandé de ne pas le faire. Sinon, tu m’aurais certainement mis au travail malgré mon grand âge.
- Mais quel bénéfice avons-nous tiré de l’aventure ? interroge Diane. Le prince n’a rien voulu donner de plus que nos vies et notre liberté.
- Mais j’ai maintenant sa protection passive, et j’ai ceci :
Il exhibe un diamant de la taille d’un œuf.
- Ca faisait partie du trésor de Vrpmmfv. A sa seule vue, plusieurs marchands m’ont aussitôt ouvert leur bourse, et sans gages!
- L’argent appelle l’argent ! Nous sommes maintenant renommés dans toute la région. A nous d’en tirer profit !

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