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5.4. Les jardins que l'on ne parcourt plus :
Après le super-naturalisme, le super-animisme, en commençant par les jardins secs zen du Japon qui proposent une lecture du même type 1+1 que celle des jardins à la française que nous venons d'envisager.
Le jardin de la Montagne-Bienheureuse dans le temple Zuiho'in, dépendant du temple Daitokuji à Kyôto, Japon Source de l'image : http://commons.wikimedia.org |
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Dans les jardins français, un arbre était un véritable arbre, plus une transformation artificielle de son apparence par l'esprit humain. Dans les jardins secs, un rocher est un rocher, mais il est aussi, à bien plus grande échelle, toute une montagne. Une étendue de mousse y est une véritable étendue de mousse mais, à bien plus grande échelle, elle est aussi toute une forêt. Un lit de graviers y est un véritable lit de graviers mais, à bien plus grande échelle, il est aussi les vagues de la mer ou le courant d'une rivière. À chaque fois il existe deux perceptions pour un même matériau minéral ou végétal, deux perceptions qui ne peuvent être simultanées puisqu'elles relèvent d'échelles de lecture complètement différentes et qu'elles sont donc incompatibles : il faut voir des graviers ou bien voir la mer, il faut voir des rochers ou bien voir des montagnes qui forment des îles sur la mer, il faut voir des mousses ou bien voir des forêts. Il importe, d'ailleurs, que de la vraie nature, celle qui est voisine dans le jardin ou celle qui est au-delà du mur, soit visible en même temps que la partie du jardin artificiellement mise en scène, car c'est le contraste entre la « vraie » nature et la nature « artificiellement arrangée » qui permet de se rendre compte du changement d'échelle à opérer pour lire le jardin artificiel, c'est ce contraste qui permet de percevoir que la montagne n'a pas la taille d'une vraie montagne et que la forêt n'a réellement la taille que d'une étendue de mousse.
Précédemment, en présentant de façon générale les jardins chinois et japonais, on a déjà donné l'exemple du Ryôanji de Kyôto qui répond à ce principe et auquel on renvoie. On donne maintenant un autre exemple, dans le jardin d'un autre temple de Kyôto, le Zuiho'in. Parmi les plus « secs » de tous les jardins « secs », on donne aussi l'exemple de cette cour du temple Daisen'in où l'abstraction est telle que même les montagnes sont faites en gravier. Étendue de graviers, mais aussi étendue de l'océan. Sillons dans le gravier, mais aussi vagues sur l'océan. Monticules de graviers, mais aussi montagnes formant îles dans l'océan. Et un arbre, dans un angle du parterre de graviers, pour forcer à lire aussi ce parterre en confrontation avec l'échelle des vrais arbres qui l'entourent.
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Au temple Daisen'in, dépendant du temple Daitokuji de Kyôto au Japon, l'un des jardins secs illustrant le thème du grand océan Source de l'image : |
Comme dans le jardin à la française, deux réalités se cumulent donc dans la même matière, deux réalités étrangères l'une pour l'autre et que l'on doit donc considérer séparément, l'une après l'autre, même si le décalage dans le temps entre ces deux perceptions est évidemment très fugace.
Cette fois, toutefois, à la différence du jardin à la française, le jardin sec japonais n'est pas fondamentalement l'équivalent d'une architecture dont on traverse la matière, c'est une suite de tableaux préparés par l'esprit humain que l'on contemple avec un peu de recul, par exemple depuis la galerie d'un bâtiment voisin. D'ailleurs, la matérialité même du jardin, l'aspect ratissé de son gravier, s'oppose à ce que l'on s'aventure à le parcourir, qu'on le traverse, car nos pas sur le gravier en déferaient le dessin, ils en effaceraient les vagues si soigneusement dessinées que même les pas du jardinier qui les a tracées ne doivent pas apparaître.
Danielle Elisseeff, dans son ouvrage « Jardins japonais » ([1]), décrit ainsi la naissance du jardin « que l'on ne parcourt plus », à l'époque Muromachi (1336-1573) : « la mode est donc à '' l'architecture de bibliothèque '', le bureau du lettré constituant dès lors le point le plus important de la maison. L'habitant idéal en est un homme d'étude, un érudit, passant ses journées devant sa table de travail, tout en contemplant le paysage qui s'encadre dans sa fenêtre : il s'y échappe, mais en esprit seulement. Le jardin se regarde désormais en étant assis, en non plus en le parcourant, comme on le faisait autrefois, à la grande époque du shinden. Et, puisque cet espace devient ainsi un tableau, le créateur travaille en modelant le végétal et les rochers comme le peintre use de son encre et de son papier : alors même qu'il crée en trois dimensions, il recherche, paradoxalement, des effets propres aux deux dimensions ».
Comme le jardin à la française, la lecture du jardin sec japonais relève donc d'une lecture du type 1+1, mais, comme le jardin à l'anglaise cette fois, il se lit comme une suite de tableaux préparés que l'on contemple avec quelque recul, et cela plus efficacement même que pour le jardin anglais que l'on peut parcourir pour aller d'un tableau à l'autre. Depuis la galerie de la maison ou du temple japonais, une grande étendue de graviers nous sépare d'ailleurs souvent des rochers, des mousses et des arbres situés au « fond du tableau », de telle sorte que nous ne pouvons pas les atteindre, seulement les contempler de loin.
Fréquemment, les divers tableaux qui sont proposés à la contemplation sont répartis entre des cours séparées qui font le tour du bâtiment ou qui s'intercalent entre les divers corps de bâtiment, à moins que, comme au temple Nanzenji, les larges baies du bâtiment ne servent de cadre à des tableaux qui sont successivement proposés à la vue.
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À gauche, au temple Nanzenji à Kyôto, la salle du thé et le jardin au-delà Source de l'image : |
Une cour du temple Nanzenji à Kyôto, vue depuis une galerie bordant le bâtiment. Une « mer » de graviers nous sépare de la partie principale du jardin, formée d'arbres, de rochers, de buissons et de mousses Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Nanzen-ji_%E2%85%A2.jpg |
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On a dit que l'aspect « miniature » du jardin avait besoin d'être toujours confronté avec un morceau de « vraie » nature, c'est-à-dire de nature à taille certainement normale afin que, par contraste, l'échelle réduite du paysage miniature soit rendue bien perceptible, mais la présence d'un paysage réel confronté au jardin sec ou mélangé à lui ne procure pas seulement un effet de contraste, il procure aussi un effet d'unité. Ou plutôt, il indique où se situe l'unité. Qui a-t-il de commun, en effet, entre le paysage miniature visiblement fabriqué par un esprit humain et le paysage réel d'apparence non artificielle qui lui est confronté, sinon, chaque fois, qu'il s'agit d'éléments de paysage, c'est-à-dire de matériaux végétaux ou rocheux ? Cela vaut pour les exemples déjà évoqués du Ryôanji ou de la scène du grand océan du Daisen'in : d'un côté, matière des graviers, des rochers et des mousses agencée pour former le jardin sec, de l'autre, matière des grands arbres qui cernent le jardin et se laissent voir au-dessus de son mur de clôture sans sembler agencés de façon spécialement artificielle par un esprit humain. Cela vaut aussi pour la vue que l'on a donnée d'une cour du temple Nanzenji de Kyôto où les arbres « naturels » ne sont pas seulement à l'extérieur de la cour, visibles au-dessus des murs et des bâtiments : il y a aussi des arbres « naturels » à l'intérieur même du paysage préparé réalisé à l'aide de rochers, d'étendues moussues et de buissons pouvant évoquer, grâce à leur petite taille, des montagnes miniatures recouvertes de végétaux.
Dans le cas du jardin anglais et dans celui du jardin français c'était l'évidence de l'intervention humaine qui procurait leur effet d'unité. Dans le cas du jardin anglais, parce que la nature y semblait policée, nettoyée, sélectionnée par un esprit humain, dans le cas du jardin français, parce que la nature semblait complètement conditionnée et autoritairement mise en forme pas un esprit humain. Dans le jardin sec japonais, cette fois, ce n'est pas l'esprit humain mais le caractère végétal, et donc matériel, de tous les aspects du jardin qui lui donne son unité.
Il reste à interpréter les différences et les ressemblances que l'on a observées entre les jardins secs et les jardins européens, ce qui sera résumé dans le schéma suivant :
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Ontologie du super-animisme, l'option du jardin sec zen : Appréhendé depuis le domaine de l'esprit, chaque aspect du jardin est considéré de 1+1 façons distinctes puisque selon 1+1 échelles de lecture incompatibles entre elles. Le caractère matériel de ces différents aspects est la source de l'unité ressentie |
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Dans un jardin sec zen, il est toujours évident que son organisation matérielle est l’œuvre d'un esprit humain. On retrouve là l'aspect « super » de l'ontologie en cause, aspect selon lequel la matière et l'esprit ne sont plus séparés mais doivent s'envisager en relation mutuelle. Cette fois, cependant, à la différence des jardins européens, c'est lorsque l'on est dans l'état d'esprit de lire le jardin comme une suite de tableaux que l'on est amené à utiliser la lecture en 1+1 : nature à 1 échelle + nature à 1 autre échelle incompatible avec la précédente. C'est que l'on est ici dans le cadre d'une ontologie animiste dans laquelle l'esprit s'appréhende par à-coups répétés (1+1) tandis que la matière s'y appréhende comme une totalité divisée en multiples parties (1/x). Puisque le mode de lecture utilisé pour une peinture ou une sculpture trahit l'organisation de l'esprit, on se trouve bien, avec le jardin zen, dans un cas de figure où l'esprit fonctionne en 1+1 comme devant un tableau peint animiste tandis que c'est la matière végétale ou rocheuse du paysage jardiné qui lui donne son unité.
Les circonstances de l'invention du jardin sec zen méritent aussi d'être mentionnées.
Son apparition date du début de la période Muromachi (1336-1573), époque dont Danielle Elisseeff dit qu'elle a vu la transformation des jardins que l'on parcourt en jardins que l'on regarde assis. Selon la périodicité que je propose, cette période correspond précisément au moment où l'ontologie super-animiste succède, au Japon, à l'ontologie analogiste. Le premier jardin conçu dans le style qualifié de zen, car fréquent dans les temples zen, aurait été la partie supérieure du « Jardin des Mousses » (Saihô-ji) de Kyôto, une partie qui était à l'époque entièrement recouverte de sable mais qui est devenue « recouverte de mousse » après un abandon de plusieurs siècles ayant permis à la nature de reprendre le dessus. L'aménagement sableux initial de cet éventuel premier jardin sec zen daterait de 1339 environ.
Tout comme en Chine, l'usage des « arrangements de pierres » dans les jardins japonais est toutefois beaucoup plus ancien que le XIVe siècle. Il remonte au moins jusqu'au Xe ou au XIe siècle, et les pierres y étaient déjà utilisées pour représenter des montagnes miniatures. La modification essentielle intervenue au XIVe siècle, outre la transformation du « jardin que l'on parcourt » en « jardin que l'on contemple », a été l'utilisation systématique de graviers pour simuler les plans d'eau. Ces deux modifications revenaient à mettre le jardin à distance pour le transformer en tableau composé pour le regard et comme support à la méditation mais, surtout, à l'artificialiser complètement, c'est-à-dire à forcer sa lecture sous deux aspects différents, d'une part comme matière naturelle végétale ou rocheuse, d'autre part comme construction artificielle de l'esprit humain. Ces deux points de vue incompatibles, nécessairement disjoints et donc successifs, relèvent du type de lecture 1+1, et comme le jardin est lu, dans ce cas, comme un tableau que l'on contemple et qui sert de support de méditation à l'esprit humain, c'est l'organisation de l'esprit que ce type de lecture trahit. Puisque l'on est ici dans le cadre de l'ontologie super-animiste, il était normal que l'organisation de l'esprit apparaisse sous cette forme, mais il était normal, aussi, que ce type de lecture ne caractérise pas l'époque précédente qui relevait de l'ontologie analogiste et impliquait une lecture du type 1/x, tant pour ce qui concernait la matière que ce qui concernait l'esprit.
Il se trouve que l'arrangement de pierres satisfait aussi bien une lecture analogiste (quand e est du type 1/x) qu'une lecture super-animiste (quand e est du type 1+1). Si la double lecture de type 1+1 de la matière par l'esprit des jardins à la française (matière naturelle selon son fonctionnement autonome + matière artificiellement agencée par l'esprit) n'était pas compatible avec l'ontologie analogiste des périodes antérieures, par contre, l'usage des effets d'échelles, tel un petit rocher servant à évoquer une grande montagne, n'était pas incompatible avec cette ontologie. Cet usage était même un procédé bien adapté pour une expression analogiste puisqu'il n'est autre que l'effet dit « d'autosimilitude d'échelle », c'est-à-dire l'effet par lequel on retrouve la même forme à différentes échelles, et donc une seule et même forme pour plusieurs échelles, soit 1/x.
Pour produire un effet d'autosimilitude d'échelle, il suffit donc qu'un rocher dans un jardin évoque une montagne entière pour suggérer qu'une même forme se retrouve dans le paysage entier ainsi que dans un détail de ce même paysage. À l'époque analogiste des arrangements de pierres, l'aspect nécessairement « artificiel » de ce petit rocher faisant un effet de grande montagne ne pouvait être évité, mais cet aspect était prêté de la même façon au petit rocher et à la grande montagne qu'il évoquait. Lorsque ce même effet est utilisé à l'époque super-animiste, la différence d'échelle acquiert cette fois une fonction différente puisqu'elle sert désormais à séparer le paysage de grande échelle du paysage de petite échelle : au-delà des murs du jardin, ou même à son intérieur, il y a la matière végétale et rocheuse d'échelle normale qui ne semble pas significativement transformée par l'intervention de l'esprit humain, tandis que, dans le jardin sec, à cause des sillons de graviers qui évoquent évidemment des vagues sur la mer, il y a des pierres dont on voit bien qu'elles ont été artificiellement choisies et placées là pour évoquer un paysage de plus grande échelle.
En réutilisant le principe des arrangements de pierre inventé à l'époque précédente pour les besoins de l'ontologie analogiste, l'ontologie super-animiste en a donc modifié la lecture. Au lieu de lire « une même forme sur différentes échelles du même paysage », on lit désormais : le paysage est coupé en deux parties, l'une d'aspect naturel à grande échelle qui semble vivre sa vie de façon autonome, l'autre à petite échelle et à l'aspect très artificiel qui a nécessairement dépendu d'un esprit humain pour être conçue et façonnée, et qui dépend toujours d'un esprit humain pour y dessiner au râteau sur son gravier, chaque jour, les motifs appropriés.
5.5. Promenades autour de la nature :
Dernière des quatre options possibles pour l'art des jardins relevant de l'ontologie « super », le jardin chinois.
Pour faire le pendant du jardin sec zen destiné à être contemplé comme on contemple une peinture, cette option correspond naturellement à un jardin relevant de l'ontologie super-animiste qui fonctionne comme une architecture. Très significativement, en chinois, on ne dit d'ailleurs pas « planter un jardin », mais « construire un jardin ».
Puisque l'on est dans une ontologie du type animiste, c'est la matière, et donc le jardin, qui est ressentie comme une unité close et compacte, et c'est l'esprit qui va y éprouver cet effet d'unité 1+1 fois de suite.
La pièce d'eau joue un rôle essentiel dans un jardin chinois. C'est elle qui donne corps à l'unité du jardin et qui matérialise la clôture continue que forment les éléments végétaux et les bâtiments qui se répartissent par groupes tout autour de ses berges. Le jardin du Maître du Filet de Suzhou, dont une vue en perspective a été donnée vers le début de ce chapitre, rend bien compte de cet échelonnement de végétaux et de bâtiments répartis tout autour de l'étang qui en forme le cœur. Lorsque l'étendue d'eau est très grande, elle se subdivise habituellement en pièces d'eau ayant chacune sa personnalité, ce qui relève alors du principe de la grande pièce d'eau qui se subdivise en plusieurs plus petites : 1/x.
Si, comme pour les trois cas précédents, on fait un croquis pour schématiser le fonctionnement du jardin chinois, celui-ci se conçoit simplement : il y a l'unité de la matière du jardin, l'esprit traverse le jardin comme on parcourt une architecture et, au fur et à mesure de son parcours, l'esprit ajoute 1+1 points de vue qui lui permettent chaque fois d’appréhender l'unité de cette matière liquide, végétale et rocheuse.
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Ontologie du super-animisme, l'option du jardin chinois : L'esprit considère depuis 1+1 points de vue successifs l'unité 1/x de la matière qui est jardinée comme s'il s'agissait d'une architecture |
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À partir de ce principe, on peut déduire, voire deviner, ce qu'est fondamentalement un jardin chinois : un parc dont l'unité globale est fondamentalement procurée par l'étendue d'eau qu'il cerne et que l'esprit du promeneur observe depuis 1+1 pavillons, 1+1 kiosques, 1+1 galeries, 1+1 ponts et 1+1 bâtiments. Alors que, dans un jardin à l'anglaise, les quelques bâtiments qui parsèment le paysage sont essentiellement faits pour être perçus depuis leur extérieur, et comme autant de marques apposées sur le paysage pour y apporter la griffe de l'esprit, les architectures qui parsèment beaucoup plus densément le jardin chinois sont, cette fois, autant de lieu à occuper de l'intérieur pour y contempler, selon la saison, à l'ombre ou à l'abri de la pluie, le jardin qui s'étend tout autour.
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Le calligraphe Wang Xizhi observant des oies (détail) - peinture de Qian Xuan (1235-1305) Source de l'image : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Wang_Xizhi_by_Qian_Xuan.jpg |
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On donne une peinture de Qian Xuan qui résume bien le principe du jardin chinois : un pavillon sert d'observatoire à un lac dont les rives sont encombrées de rochers tandis que, sur ses berges, poussent des bosquets de bambous, des touffes d'arbres ou d'arbustes, ainsi que des grappes de plantes sans aucune organisation ni aucune régularité repérable.
Ici, c'est un kiosque qui permet une vue panoramique sur le plan d'eau, mais ailleurs ce sera une galerie qui zigzaguera à travers les rochers ou à travers les plantations pour permettre de les visiter tour à tour. Ailleurs encore, ce sera une trouée en éventail dans un mur encadrant une vue pour y attirer notre attention. Ailleurs de nouveau, ce sera une galerie contournant un bâtiment pour nous emmener visiter l'autre partie d'une pièce d'eau. Ailleurs encore, un bâtiment en forme de bateau immobile nous offrira une vue plus panoramique du paysage depuis son étage, etc., etc.
Dans les cas extrêmes, lorsque les jardins sont petits ou fortement construits, on peut même en arriver à se demander où est le jardin, c'est-à-dire la végétation, tellement cela ressemble davantage à un parcours d'architecture autour d'un plan d'eau seulement agrémenté de quelques plantations ici ou là, ce qui confirme que dans un jardin chinois la matière végétale est fondamentalement conçue comme une architecture que l'on traverse.
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Une vue du jardin du Bosquet du Lion à Suzhou, Chine Source de l'image : https://commons. |
Un kiosque au Jardin de l'Humble Administrateur à Suzhou, Chine Source de l'image : https://commons. |
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Jardin de l'Humble Administrateur à Suzhou, Chine Source de l'image : http://lh3. |
En contraste, par différence avec le jardin sec zen ou avec le jardin à la française dessiné au cordeau, les morceaux de jardin que l'on découvre depuis des points de vue préparés par des éléments d'architecture n'apparaissent pas spécialement fabriqués par un esprit humain. Ils n'apparaissent pas, non plus, subtilement marqués du sceau de l'esprit comme l'est un jardin à l'anglaise. Ils semblent comme purement « naturel », même si, bien entendu, cette impression est le résultat d'un artifice et d'un arrangement volontaire.
Jardin de l'Attardez-vous à Suzhou, Chine Source de l'image : https://happytoursvn69.wordpress.com/2018/07/16/lam-vien-su-tu-noi-tieng-cua-to-chau/
L'agencement de pierres de Taihu que l'on trouve dans le Jardin des bambous de Yangzhou est un bon exemple de cette volonté de donner l'impression que la nature observée depuis les architectures du jardin est « une nature parfaitement naturelle ». Ces pierres calcaires trouvées dans le lac de Taihu étaient renommées pour leurs formes étranges et fortement creusées de cavités, car l'irrégularité absolue et l'étrangeté de ces formes impliquaient qu'elles ne pouvaient pas être des fabrications de l'esprit humain mais, à l'évidence, un pur produit des forces mystérieuses et insondables qui animent l'univers matériel. Dans les faits, les artisans aidaient parfois la nature dans son œuvre en sculptant eux-mêmes les rochers puis en les plongeant dans l'eau suffisamment longtemps pour qu'une patine se forme sur les parties sculptées afin que disparaisse toute trace de l'intervention d'un esprit humain.
L'arrangement de pierres du lac de Taihu pour former l'enrochement symbolisant l'été dans le Jardin des Bambous de Yangzhou (jardin Geyuan). L'édification de ce jardin a commencé en 1818
Source de l'image : https://www.usncgf.org/ge-crane-pavilion |
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Après avoir assemblé ces rochers comme s'il s'agissait d'une formation naturelle, des aménagements manifestement faits cette fois par des humains permettent de les examiner au mieux : un cheminement pour faire le tour de son bassin, un chemin au-dessus pour le franchir, une passerelle pour pénétrer dans une grotte, des bâtiments pour s'y reposer à proximité.
5.6. D'un jardin à l'autre :
Pour finir cette première approche de l'art des jardins, il est utile de souligner que, au sein de chaque ontologie, les deux options que l'on a présentées correspondent aux mêmes sociétés et qu'elles ne se succèdent pas historiquement. Ainsi, on peut remarquer que, dans son principe, le jardin sec japonais est contemporain du jardin chinois tel qu'on l'a envisagé, mais aussi que les attitudes qui conduisent à ces deux types de jardins se retrouvent de la même façon en Chine et au Japon.
Une partie du jardin Suizenji jojuen au Japon, dans la Préfecture de Kumamoto, avec sa reproduction en miniature du Mont Fuji.
Ce jardin se veut comme une réplique en miniature des paysages que l'on observe sur la route du Tôkaidô qui va de Edo à Kyôto Source de l'image : |
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Au Japon, tous les jardins ne sont pas zen et faits pour être contemplés assis depuis la galerie d'un bâtiment. Ainsi, le Suizenji jujuen à Kumamoto est un jardin commencé en 1632 qui est conçu comme une réplique en miniature de la célèbre route du Tôkaidô, une route longue de cinq cents kilomètres qui reliait Edo à Kyôto et qu'a immortalisé Hiroshige dans sa série d'estampes intitulée « Les Cinquante-trois Stations du Tôkaidô ». Fondamentalement, ce jardin est donc une promenade qui mène d'une scène reconstituée en miniature à une autre, la plus célèbre correspondant à la vue sur le Mont Fuji.
Ce qui donne ici son unité au matériau paysagé est le fait que toutes les vues qu'il nous propose se réfèrent au même paysage réel, celui qui va d'Édo à Kyôto, tandis que la promenade qu'il organise se décompose en 1+1 « stations », pour reprendre l'expression utilisée dans le titre des estampes d'Hiroshige.
Si certains jardins japonais, comme les chinois, peuvent donc se traverser et s'observer depuis une multitude de points de vue, inversement les jardins chinois font aussi usage, comme les jardins secs zen, de pierres posées qui semblent inséparablement naturelles et agencées par un esprit humain.
Leur caractère absolument naturel est donné, comme on l'a vu plus haut, par la forme souvent très étrange de ces pierres, lesquelles semblent résulter de circonvolutions insondables que seule peut insuffler l'énergie vitale qui parcourt l'univers. Quant à leur caractère artificiel, cette fois il est donné par la présentation des pierres comme s'il s'agissait de sculptures, soulignant ainsi qu'elles ont délibérément choisies, déplacées depuis leur lieu de « trouvaille », puis enfin mises en valeur par la mise en scène de leur présentation, très souvent en situation dressée.
Dans certains cas, elles sont carrément installées sur un socle comme dans l'exemple déjà donné au début de ce chapitre. Le plus souvent, elles sont seulement installées isolément, dressées pour qu'elles ressortent bien de leur voisinage, comme il en va sur la peinture du « Salut à la pierre de Mi-Fu » également donnée au début de ce chapitre.
Comme dans les jardins secs zen, par leur installation évidemment artificielle les pierres ainsi traitées dans les jardins chinois arborent simultanément deux aspects incompatibles, et comme ces aspects concernent chaque fois la totalité de leur apparence, ils doivent être perçus en deux temps séparés (1+1) : elles ont des formes étranges résultant certainement d'un processus naturel puisque lui seul peut être à l'origine de telles bizarreries, et elles sont évidemment mises artificiellement en situation, ce qui implique que leur présence et leur disposition à cet endroit ne peut résulter que de l'intervention d'un esprit humain.
On peut aussi évoquer la façon dont les ouvertures dans les murs cadrent de façon évidente une vue sur le jardin, par exemple en donnant à une ouverture une forme d'éventail comme on le voit sur l'une des photographies données du Jardin de l'Humble Administrateur de Suzhou. Ainsi cadrée, la végétation apparaît à la fois un phénomène naturel qui s'épanouit par l'effet propre de sa matière vivante et comme un morceau de nature artificiellement mis en évidence par un esprit humain.
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Une pierre dans le Jardin de la Contemplation à Nanjing, Chine Source de l'image : https://www.flickr.com/photos/copetan/8392309111/sizes/o/in/photostream/ (auteur : Copetan) |
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En Europe on trouve aussi la cohabitation des jardins à l'anglaise et des jardins à la française, et cela bien avant même l'apparition de ces deux notions.
Ainsi, du XVIe siècle, on peut donner l'exemple de la Villa Lante de Bagnaia qui combinait un parc à terrasses organisé de façon géométrique, à la française comme on le dira quelques siècles plus tard, et un « Barco » traité en parc de chasse dans lequel vivaient des animaux sauvages.
Probablement, comme le montre cette gravure, des allées droites avaient-elles été ouvertes à travers ce parc forestier pour permettre d'y circuler sans se perdre, mais les conventions graphiques utilisées ne rendent probablement pas justice à l'aspect plus spontané, plus indiscipliné, en un mot plus sauvage, que devait posséder ce bois à l'image des animaux sauvages qui y vivaient.
Il ne semble donc pas exagéré de dire que cette villa combinait, côte à côte, un ancêtre de jardin à la française et un ancêtre de jardin à l'anglaise.
Du XVIIe siècle, on ne garde à l'esprit que les jardins géométriques, car c'étaient eux qui étaient spécialement dessinés. Toutefois, tout comme à la Villa Lante, il faut probablement tenir compte des forêts voisines qui en étaient le complément et dans lesquelles étaient seulement ouverts des chemins pour l'accès.
Le jardin dit à l'anglaise date du début du XVIIIe siècle, mais de la même époque et en Angleterre même, on a vu l'exemple des jardins dessinés par Batty Langley qui, même s'ils sont dans un style rococo qui tranche avec la régularité des jardins à la Le Nôtre, n'en relève pas moins d'une géométrie systématique et « non naturelle » qui les apparentent au principe du jardin à la française. Du moins dans le sens que l'on a donné ici à cette expression.
Enfin, lorsque la mode du jardin anglais a gagné la France, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle puis dans une bonne part du XIXe siècle, il n'a jamais évincé complètement le jardin à la française. Bien des propriétés ont établi les deux styles côte à côte sur des parties séparées de leurs jardins.
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La Villa Lante de Bagnaia, Italie, selon une gravure de 1612-1614. À droite, son « Barco », parc entouré de hauts murs et peuplé d'animaux sauvages pour la chasse, créé vers 1514. À gauche, son jardin à terrasses, peut-être conçu par Vignole et qui date des alentours de 1575 Source de l'image : http://www.proprofs.com/flashcards/upload/q3625916.jpg |
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[1]Jardins japonais, nouvelles éditions SCALA - 2010, pages 46 et 47