LE TERRITOIRE 

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LE TERRITOIRE A L'AUBE DE L'ÉCONOMIE SOLIDAIRE :

LE POLE D'INITIATIVES CITOYENNES DU PAYS ROANNAIS [1]

 

 

 

 

 

            Bien qu'elle dispose d'une vitrine institutionnelle de poids (le secrétariat d'Etat à l'économie solidaire), l'économie solidaire reste une réalité sociologique méconnue. Il faut dire que le terme même d'économie solidaire rassemblent plusieurs phénomènes hétéroclites et  donne donc lieu à des acceptions différentes. Tout d'abord, l'économie solidaire peut être perçue comme étant un engagement politique puisque elle  vise à replacer "l'homme au cœur du système économique". Engagement qui ne surgit pas ex nihilo puisqu'il s'inscrit dans une tradition historique qui primo reprend les valeurs de solidarité défendues par le secteur de l'économie sociale (associations, coopératives, mutuelles) et qui fait sienne la notion de "développement durable" soutenue depuis longtemps par les ONG écologistes. Cependant on peut faire une lecture plus socio économique de ce phénomène, ainsi pour des chercheurs comme Bernard Eme et Jean-Louis Laville (Eme et Laville, 1995), l'économie solidaire est une économie hybride qui assure le financement de projets sociaux en croisant un financement par le marché, du bénévolat et des aides des collectivités territoriales. Ces projets sociaux prennent des formes multiples (régies de quartier,  systèmes d'échanges locaux, jardins de cocagne, etc. ) et sont mises en oeuvre par des acteurs divers qui, ne limitant pas l'économie à l'échange monétaire, cherchent à dépasser les situations d'exclusion au profit d'un lien de solidarité voulu qui favorise l'invention sociale. Enfin, et ce sera notre partis pris, on peut analyser l'économie solidaire comme étant une économie relationnelle et territorialisée. Relationnelle puisqu'elle se fonde sur la co-construction de l'offre et de la demande, réclame de la confiance et de l'entraide et ne se conçoit que dans un projet collectif. Territorialisée, elle prend appui sur les richesses du territoire, met en relation tous ceux qui désirent contribuer à son développement et offre un cadre d'action permettant de canaliser les énergies. L'objet de ce texte est d'analyser un processus social issu de cette économie relationnelle et territorialisée : le Pôle d'initiatives citoyennes du pays Roannais (appellation que, pour des questions de style nous réduirons à l'acronyme PIC). Notre étude se décomposera en trois temps : une étude descriptive qui cherchera à cerner les contours du PIC, une analyse politique et communicationnelle de cette initiative et, enfin, s'appuyant sur cette matière empirique une réflexion plus théorique sur les évolutions de l'espace public et les rapports entre communication, territoire et réseaux sociaux.

 

I- DESCRIPTION SUBJECTIVE D'UN PROCESSUS NON ACHEVE

 

            Le texte présenté ici n'est pas le fruit d'une recherche menée par un scientifique extérieur au territoire et à l'action. Il s'agit, au contraire, du point de vue subjectif d'un acteur utilisant les outils conceptuels de la communication politique pour analyser rétrospectivement une démarche dont il est l'un des initiateurs. Loin d'être une recherche/action conçue et développée comme telle, il s'agit plutôt d'une action/recherche, c'est-à-dire d'une démarche militante analysée à travers des outils théoriques préexistants. Autrement dit, l'analyse qui suit décrit un processus, de l'intérieur, à travers le regard subjectif d'un acteur stratégique, elle ne présente pas un point de vu extérieur paré de toutes les vertus de la "neutralité axiologique". Pour le dire autrement, nous proposons une reconstruction subjective d'un processus et non une dé-construction objective d'un objet. Dès lors, avant de décrire le PIC, il convient d'apporter plusieurs précisions méthodologiques.

 

Une analyse réflexive qui s'inscrit dans le cadre de la communication politique

           

            Pour que le lecteur puisse tout à la fois, s'appuyer avec confiance sur l'analyse présentée et garder une nécessaire distance critique avec une étude si fortement empreinte de subjectivisme,  il est nécessaire de souligner les points suivants :

-L'analyse ne porte pas sur l'ensemble du processus, mais sur une période de 2 ans : d'avril 98 à mai 2000. Cette période est celle qui correspond à la mobilisation du territoire. L'analyse de cette courte période empêche de prendre la mesure des temps sociaux longs expliquant certaines caractéristiques du Roannais (notamment la présence simultanée d'une forte tradition ouvrière et d'un patronat chrétien très actif), mais autorise une lecture précise et détaillée des différentes étapes de la mobilisation.

-La démarche est compréhensive et non systémique. Un acteur impliqué dans un système social ne peut que difficilement percevoir l'ensemble des tenants et aboutissants du système social dans lequel il se déploie et qui contraint, bien plus qu'il ne peut ou ne veut l'admettre, certains de ces choix. Par contre, il semble possible de rendre compte, certes de manière partielle, des intentions et des motivations des acteurs rencontrés.

-Les outils théoriques mobilisés sont ceux de l'action collective, des sciences de la communication et de la philosophie politique. Il ne s'agit pas d'une étude qui, dans la tradition des recherches sur les politiques publiques se placerait du côté des institutions pour analyser les nouvelles "gouvernances" locales, mais d'une enquête qui se place du point de vue des citoyens organisés collectivement pour étudier certaines évolutions contemporaines de l'espace public.

-Les acteurs ne sont pas identifiés individuellement, mais par leur réseau d'appartenance. Ce parti pris méthodologique obéit à une option théorique forte : les citoyens ne sont ni des sujets rationnels libres de toutes déterminations sociales, ni des agents prisonniers de structures sociales, mais des acteurs qui s'organisent collectivement pour tenter de modifier leur cadre de vie. Mais ce parti pris obéit également à une contrainte éthique primordiale : ne pas dévoiler des faits pouvant nuire aux individus.

-La partie descriptive du texte s'appuie sur des entretiens semi-directifs diffusés aux acteurs impliqués dans la démarche. Aucun de ces comptes-rendus ne fut contesté en réunion par les participants, ce qui en fait une source beaucoup plus fiable qu'une reconstruction historique s'appuyant sur la seule mémoire d'un acteur. Par ailleurs, cette partie descriptive a été soumise à 9 acteurs impliqués dans la constitutions du PIC. Leurs remarques critiques ont étés intégrées dans le texte, si bien que ce dernier, s'il ne peut se prévaloir de toutes les garanties de l'objectivité scientifique, peut au moins se détacher des présomptions d'inexactitudes graves venant ôter tout crédit à l'analyse.

 

Le pôle d'initiatives citoyennes : un concept novateur porté par une pluralité d'acteurs

 

            Le concept de "Pôle des initiatives citoyennes" ne surgit pas du néant, il s'ancre dans des expériences de terrain (les pôles d'économie solidaire) et bénéficie du travail conjoint du Gril et du Comité de réflexion.

 

A) LES POLES D'ECONOMIE SOLIDAIRE

 

            Le concept de "pôles d'économie solidaire" est né, en 1996, d'une rencontre entre des élus locaux et le Réseau pour une économie alternative et solidaire qui a déposé cette appellation. Dans un mémoire universitaire, Jean Philippe Magnen, qui est à l'origine de la constitution de deux pôles d'économie solidaire, en donne la définition suivante : "initiatives socio-économiques pour accompagner des projets de création d'activité. Ils prônent des principes de fonctionnement originaux: coopération entre les différents milieux socio-économiques, mixité des ressources et articulation entre le développement personnel et développement territorial" (Magnen, 1998, p. 60). Il existe, en France, une dizaine de Pôles (Dijon, Chalon, Châteauroux, Pantin, Audincourt, etc.) et une dizaine d'autres sont en gestation. Les pôles ne sont pas du développement local économique classique. Ils constituent une dynamique citoyenne qui mobilise un territoire et qui redonne le goût d'entreprendre tout en tissant de nouvelles solidarités. La mutualisation collective qui est à l'oeuvre dans les pôles conduit souvent à l'émergence de projets conjuguant rentabilité et utilité sociale.

 

B) LE GROUPE DE RECHERCHE SUR LES INITIATIVES LOCALES

 

            Le Groupe de Recherches sur les Initiatives Locales est un organe conventionné par l'Institut Universitaire de Technologie de Roanne et l'Université sans distance du Roannais. Il est composé de 8 chercheurs provenant d'horizons divers (économie, communication, informatique, management, etc.) qui, en plus de leur activité de recherche principale, mettent en oeuvre, au niveau local, des programmes de recherche/action dédiés aux initiatives solidaires. Ce groupe de recherches est donc une structure souple et ouverte permettant de s'affranchir des carcans disciplinaires et administratifs afin de comprendre et de participer au développement du territoire dans lequel les chercheurs vivent. Depuis sa naissance officielle, en 1996, le GRIL a initié une dynamique de mutualisation entre les différentes initiatives solidaires de l'agglomération roannaise à travers quatre opérations :

a) Conception et rédaction d'un annuaire des initiatives solidaires : ce guide, réalisé collectivement par les chercheurs du Gril avec l'aide d'étudiants de l'IUT de Roanne ne s'appuyait pas sur une définition théorique préalable de l'économie solidaire. Il s'agissait d'un travail préalable à une mise en réseau de tous les acteurs agissant dans le domaine de la solidarité (cf. point suivant).

b) Organisation d'un Forum des initiatives solidaires : ce forum s'est tenu sur trois jours en septembre 1998. Il poursuivait trois objectifs : permettre une interconnaissance entre les différentes initiatives solidaires, faire connaître les initiatives solidaires aux élus, au public roannais, entamer une réflexion sur la notion "d'économie solidaire". Ce forum a connu un certain succès local car les chercheurs du gril et les initiatives solidaires qui avaient conçu l'opération ont fait jouer leurs relations afin d'assurer à l'opération un soutien logistique sans faille et une fréquentation ciblée mais conséquente (une cinquantaine de participants : travailleurs sociaux, responsables associatifs, fonctionnaires en charge des questions d'insertions, etc.)

c) Animation et réflexion sur la constitution d'un pôle d'initiatives citoyennes (28/09/98): afin de donner une suite concrète au forum, le Gril a décidé, avec les acteurs locaux ayant participé à ce Forum, de réfléchir à la perspective de constituer à Roanne un "Pôle d'économie solidaire". Vocable qui, la pensée du comité de réflexion se précisant, s'est transformé en "Pôle d'initiatives citoyennes".

d) La conception et l'animation d'une journée nationale de l'économie solidaire (09/12/99). Le Gril a été la cheville ouvrière d'une journée nationale de l'économie solidaire, placé sous le patronage de Hugues Sibille, Délégué interministériel à l'innovation sociale et à l'économie sociale. Journée qui s'est déroulée en trois parties un séminaire pluridisciplinaire permettant à des chercheurs, des élus et des responsables associatifs d'échanger leurs points de vue, une conférence publique où le maire de Roanne, Jean Auroux, et le Délégué interministériel ont présenté les raisons de leurs soutiens à l'économie solidaire et quatre ateliers thématiques réunissant chacun une trentaine de personnes venues de toute la France.

 

C) LE  COMITE DE REFLEXION

 

            Issu de l'expérience concrète des pôles d'économie solidaire, le pôle des initiatives citoyennes du pays Roannais n'est ni une action ponctuelle d'une organisation spécifique ni une nouvelle institution. C'est une démarche sociale, politique et économique réunissant des responsables associatifs, des élus, des chercheurs, des représentants du monde économique. Pour le dire autrement, le pôle n'est pas un projet normé une fois pour toutes, mais une dynamique participative de développement territorial qui se construit peu à peu grâce au travail mené par un comité de réflexion. Ce dernier est un collectif informel rassemblant des chercheurs, des citoyens, des représentants de chambres consulaires et des membres d'associations travaillant dans le domaine caritatif, culturel, sanitaire et social ou de l'insertion par l'économique. Ces différents acteurs se sont rencontrés à la suite du Forum des initiatives solidaires, mais le comité de réflexion s'est peu à peu élargi en intégrant, notamment, des acteurs issus du monde politique et économique. Deux points permettent de décrire ce collectif informel :

a) Sa Composition :  le Comité, au premier janvier 2000, comprenait trente personnes qui étaient venues au moins deux fois participer aux réunions, dans les douze derniers mois. Toutefois, ce comité se centre autour d'un noyau dur d'une quinzaine de personnes comprenant: un représentant des chambres consulaires, un élu régional, un représentant du Conseil général, un adjoint au maire, l’auteur de ces lignes, un représentant de la régie de quartier, deux dirigeants d'entreprise d'insertion, quatre responsables associatifs, et deux citoyens membres d'une cigale ([2]).

b) Son fonctionnement : Le Comité de réflexion se réunit environ une fois par mois à l'initiative du Gril. Les décisions se prennent, en théorie, à la majorité simple, mais jusqu'ici toutes les décisions importantes sont adoptées à l'unanimité. Un compte-rendu invitation est envoyé à toutes les personnes ayant participé au moins une fois à ce Comité ainsi qu'à toutes les personnes identifiées par ce Comité comme devant être tenues informées de la démarche.

Après plus de 18 mois de réflexion, le comité de pilotage a décidé, (le 3/04/2000) d'organiser une assemblée générale extraordinaire d'une association au nom provisoire d' EPICEAS (entente pour des initiatives citoyennes d'économie alternative et solidaire) qui serait ouverte à tous les citoyens adhérant à une charte collective (cf. annexe I) et qui serait chargée de faire naître le PIC en continuant à mobiliser le territoire et en gérant les éventuelles subventions (notamment celles inscrites dans le contrat d'agglomération). Assemblée constitutive qui devrait se dérouler le 4 mai 2000.

 

II - ANALYSE POLITIQUE DU PIC

 

            Le PIC du pays Roannais, qui pour l'instant n'est pas une réalité empirique, se veut une démarche participative de développement territorial ascendant. Au delà de cette qualification, le travail  conjoint du Gril et du comité de pilotage a permis de passer d'un concept flou à un projet aux contours précis, de fixer un cadre d'action, de sensibiliser un territoire et de constituer un nouveau réseau socio-politique. En résumé le PIC a été l'occasion pour des acteurs locaux de se constituer en force politique dessinant et promouvant un projet politique d'intérêt général.

 

A) Les contours d'un Projet

 Les différentes réunions du comité de pilotage ont donné chair à la notion flou de PIC. Dans l'esprit de ces initiateurs ce dernier est tout à la fois :

-Un lieu convivial d'écoute et  d'accueil des porteurs de projets (quelle que soit la nature du projet, réaliste ou utopique, économique ou culturel).

-Un espace de formation collective où des bénévoles, le chargé de mission et, éventuellement, des formateurs professionnels accompagnent les projets, les font évoluer, et les chargent petit à petit en sens.

-Une instance de médiation entre les citoyens, les élus et les administrations.

-Un outil de valorisation du travail économique et social effectué par le monde associatif.

-Une coordination d'initiatives ascendantes qui permet de trouver des synergies et des complémentarités entre des projets qui, isolés les uns des autres, pourraient se nuire ou se concurrencer.

-Une mise en réseau. En effet, il s'agit de faire travailler collectivement des porteurs de projets, de les mettre en relation avec un réseau de bénévoles et des acteurs de l'épargne solidaire, tout en associant à la démarche (au travers d'un comité de pilotage, par exemple) le monde associatif, syndical, les chambres consulaires, les élus et les services administratifs.

-Un atelier où se tissent de nouvelles solidarités. En travaillant de manière collective, les porteurs de projets apprennent le travail de groupe, mais surtout tissent de nouvelles solidarités -Un moyen de drainer la petite épargne de proximité vers des projets locaux. En favorisant la naissance d'outil d'épargne solidaire comme les Cigales ([3]) ou les "Cagnottes solidarité emploi", le pôle permet de diriger l'épargne locale vers des micro projets concourant au développement du territoire.

 

B) DETERMINATION D'UN CADRE D'ACTION

           

            Après 1à  --- mois de réflexion Les membres du Comité de réflexion ont fixé (le 26/10/99) à l'unanimité le cadre d'action suivant :

  a) Territoire d'action : Le pôle a vocation à initier une dynamique participative dans l'ensemble du Pays Roannais. Cependant, afin d'éviter la dispersion, le Pôle, dans un premier temps, se centrera sur les communes du district de Roanne en sensibilisant à son action les communautés de commune de l'arrondissement de Roanne.

  b) Public visé. Le pôle accueillera tous les porteurs de projets qui concourent au développement du pays Roannais, quels que soient leurs statuts (salariés, chômeurs, etc.) ou le lieu de leur résidence.

  c) Domaines d'activité. Le pôle est une démarche ascendante qui vise à l'émergence de tous types de projets (économiques, mais aussi sociaux et culturels). Il ne s'agit ni de se cantonner à l'accueil de personnes en difficulté ni de concurrencer les structures existantes, mais de créer de nouvelles activités en complémentarité et en partenariat avec les initiatives existantes.

  d) Temporalité. Le pôle n'est pas une solution miracle à effet garanti. Il doit faire la preuve de son utilité socio-économique. Cependant, vu l'originalité de la démarche et la nécessité d'établir des liens de confiance avec des citoyens parfois désabusés, il est nécessaire que le pôle bénéficie de trois ans pour faire la preuve de son apport au développement local (bien entendu, chaque année un bilan annuel évaluera et réorientera son action).

 

C) LA SENSIBILATION D'UN TERRITOIRE

 

            Pour faire connaître leur initiative dans le pays Roannais et rallier à leurs idées hommes politiques, membres des chambres consulaires et citoyens, le GRIL et le comité de réflexion ont utilisé les moyens suivants :

-La création d'événements : en septembre 98 puis le 9 décembre 99 ont été mis sur pieds deux réunions publiques (le forum des initiatives solidaires et la journée nationale de l'économie solidaire) qui ont permis la rencontre d'initiatives solidaires qui s'ignoraient parfois, de nouer un dialogue entre acteurs économiques, politiques et scientifiques, attirer l'attention de la presse locale sur l'économie solidaire, de nouer des partenariats avec des acteurs régionaux comme par exemple la Fonda Rhône Alpes chargée de l'animation de l'atelier "mise en réseau" lors de la journée du 9 décembre.

-Les relations avec la presse : les deux événements ont donnés lieux à des conférences de presse auxquelles ont participé les deux principaux médias locaux (la Tribune le progrès et le Pays Roannais). De plus de nombreux dossiers de presse ont été constitués et envoyés à 16 médias locaux ([4])si bien que de nombreux articles ([5]) ont été consacrés à la démarche initiée par le Gril.

-Les comptes-rendus invitations. A partir de l'annuaire des initiatives locales, une série de mailing a été envoyée aux initiatives solidaires du Roannais. Une dizaine d'entre elles se sont engagées dans le comité de pilotage du Forum des initiatives solidaire, puis dans le comité de réflexion du PIC. Ce dernier, au fur et à mesure de l'avancement du projet a vu l'intégration de nouveaux membres, tandis que d'autres se sont mis en retrait de la démarche tout en souhaitant être tenus au courant des évolutions de la démarche. Tant et si bien, qu'en avril 2000, le compte-rendu initiation du PIC était envoyé à 80 destinataires ([6]).

-Les outils de la télécommunication. Ces outils furent essentiellement utilisés pour coordonner les événements : le courrier électronique (diffusion de la problématique du séminaire et réponse des chercheurs sollicités) a permis d'organiser le séminaire de la journée du 9 décembre dans un temps relativement bref (2 mois), le téléphone et le fax ont surtout été utilisés par les membres du comité de pilotage qui, ne pouvant se rendre à une réunion, voulait s'excuser ou faire part de leurs réflexions sur les questions à l'ordre du jour.

-Le bouche à oreille. Chaque membre du comité de réflexion a fait jouer ses réseaux pour faire connaître la démarche auprès d'acteurs institutionnels (administrations, élus, syndicats, etc.) et pour convaincre de nouveaux acteurs de participer au comité de pilotage. Démarche qui a permis au PIC de se trouver auditionné (sans qu'une demande officielle soit faite) par les élus chargés de mettre en forme le contrat d'agglomération et qui a permis au comité de pilotage d'intégrer pratiquement à chaque séance de nouvelles personnalités.

 

E) LA CONSTITUTION D'UN NOUVEAU RESEAU SOCIOPOLITIQUE

 

            Le travail de sensibilisation du territoire s'est traduite par la constitution d'un réseau d'acteurs comprenant une quinzaine de personnes appartenant au monde de la recherche, de la politique, des organisations d'insertion. Ce réseau, issu du Comité de réflexion est composé d'acteurs appartenant à plusieurs autres réseaux locaux, régionaux et nationaux. Ainsi,  certains appartiennent déjà à des organisations locales membres de réseaux nationaux comme la  CIGALE "solidarité" (affiliée à la Fédération nationale des cigales), la régie de quartier (membre du Comité de liaison national des régies de quartier), le réseau MB2 ([7]). Réseau MB2 au sein duquel l'acronyme PIC a été prononcé pour la première fois et qui a permis l'essaimage en Lorraine du concept développé à Roanne. Par ailleurs, les membres du Gril sont en contact avec l'Université de la vie associative, nouvelle structure de formation et de recherche de l'Université Jean Monnet (St Etienne), ce qui permet de renforcer les liens entre monde universitaire et monde associatif. De plus, le Gril joue le rôle d'interface entre l'inter réseau d'économie solidaire en Rhône Alpes (dont le secrétariat est assuré par la Fonda Rhône Alpes) et les initiatives solidaires du Roannais. Enfin, deux des membres du réseau militent au sein du PS ce qui a permis la sensibilisation de certains élus, tandis qu'un autre est très membre de l’UDF ce qui limite considérablement l'hostilité de certains autres.

 

            On le voit, au 30 avril 2000, le PIC n'est pas encore une réalité sociologique. Pourtant c'est déjà un projet politique formalisé qui s'appuie sur une minorité active aux ramifications multiples qui mobilise les réseaux sociaux du Roannais et parvient à diffuser ses idées dans l'espace public local.

 

III - PENSER LE TERRITOIRE HORS DES MODES INTELLECTUELLES

           

            L'analyse politique et communicationnelle d'une initiative citoyenne inscrite dans un territoire clairement identifié (le pays Roannais) invite à sortir des sentiers battus des modes intellectuelles régissant les sciences politiques et les sciences de la communication. En effet, le fait d'être dans la position d'un  acteur revisitant sous l'angle scientifique une action militante présente au moins l'avantage de ne pas s'enfermer dans un carcan conceptuel qui, dans bien des cas, consiste à trouver dans le terrain analysé la confirmation empirique de présupposés théoriques. En posant, à priori, la question de l'apparition d'une nouvelle "gouvernance locale" ou celle d'une recomposition territoriale liée au NTIC, un chercheur extérieur au processus décrit n'auraient pas manqué, en déconstruisant son objet d'analyse, de noter les points étayant peu ou prou ces affirmations de départ ([8]). Or, si la lecture des lignes précédents ne permet pas de prendre parti dans les débats théoriques à la mode, elle autorise un retour sur un concept sans doute moins novateur, mais certainement plus heuristique : l'espace public.

 

L'espace public analysé sous l'angle de l'économie solidaire

 

            L'espace public est un espace de médiation entre la sphère privée et l'Etat qui est régi par le principe de publicité (Habermas, 1978). Or, le développement des initiatives se réclamant de l'économie solidaire, dont le PIC n’est qu’un exemple paradigmatique, permet d'enrichir doublement l'analyse de l'espace public. Premièrement, l'économie solidaire apporte un éclairage nouveau à l'espace public en montrant comment se constituent de nouveaux lieux de médiation entre les mondes économiques (entreprises, chambres consulaires), sociaux (associations, syndicats) et politiques (élus et fonctionnaires) sous l'impulsion d'acteurs (ici, des chercheurs, ailleurs des travailleurs sociaux ou des militants politiques) qui jouent le rôle de catalyseurs. Observation qui rejoint  celle d'une enquête sur les initiatives locales européennes qui se sont développées avec succès où les auteurs notaient la présence concomitante de trois critères : un réseau social promoteur ( à Roanne, le Comité de réflexion), un partenariat de projet avec les institutions (le contrat d'agglomération) et un entrepreneur qui situe "son action économique dans la référence à un modèle de société" (Laville, Gardin, 1997, P. 59). L'apparition de ces nouveaux lieux de médiation s'accompagne d’un l'élargissement du "répertoire d'action" (Tilly, 1986) de la société civile : des pratiques politiques comme l'épargne solidaire montre que l'action économique devient un levier de la participation à la vie de la cité. Deuxièmement, d’un point de vue plus épistémologique, l’économie solidaire souligne une dimension trop oubliée de l'espace public : sa dimension économique. En effet, l’espace public ne possède pas qu'une dimension politique, il possède également une dimension culturelle (l'espace public et le lieu où se construisent les normes esthétiques et où s'organisent les cohabitations culturelles) et une forte dimension psychosociale (l'espace public est tout à la fois le lieu de la mise en scène de soi-même, est le moyen d'objectiver une identité collective) qui sont mises en lumière par de nombreux travaux (Plino Wlader-Prado, 1991, Winkin, 1996, Quéré, 1992, Katz, Dayan, 1996). Mais, l’espace public possède également une dimension économique puisque les initiatives solidaires permettent de penser l'espace public comme étant un espace de co-construction du développement local. En effet le projet du PIC ( il en va de même pour les régies de quartier ou les pôles d'économie solidaire) est de provoquer un débat public pour que les initiatives des citoyens soient validées par la communauté locale au travers d'un accompagnement collectif du projet, mais aussi par l'intermédiaire du Comité de pilotage réunissant des représentants des citoyens, du monde économique et des institutions. Le but est donc de développer un entrepreunariat collectif guidé par une logique de développement territorial. Cette dernière n'étant ni monolithique ni confinée aux sphères administratives, mais résultant d'un compromis public entre trois logiques d'actions différentes : celle des acteurs économiques, celle des institutions et celles des citoyens.

 

Espace public, territoire et réseaux sociaux

 

            Les différentes dimensions théoriques de l’espace public ne doivent pas empécher de penser ces liens concrets avec le territoire. En effet, comme le montrent les travaux de l'anthropologie politique (Abèles, 1998), tout espace public s'inscrit dans un territoire. Ce qui ne veut pas dire, comme l'attestent régulièrement les débats sur la mondialisation que l'espace public soit symétrique du territoire, mais plutôt, comme le rappelle E. Tassin "qu'il dérive génétiquement " (Tassin, 1991) d'un territoire commun. Dans le cas présent, le PIC fait référence à un pays clairement identifié : le pays Roannais. Celui-ci n'est pas qu'une référence historique ou administrative (les communes dont Roanne est sous-préfecture), mais une référence identitaire qui s'incarne chaque semaine dans un hebdomadaire (le pays Roannais) dont la santé florissante s'oppose à la crise économique que traverse le territoire. En effet, le Roannais est confronté à la crise de son industrie dominante : le textile (50% des salariés du bassin d'emploi) qui s'est vu, en quinze ans, amputé de prés de la moitié de ses emploi. Crise accentuée par la fermeture programmé de GIAT Industrie qui, pendant plusieurs années, fut le premier employeur de la ville de Roanne. Or, comme le signale Patrick Ternaux, la crise économique permet parfois de dépasser les divergences d'intérêts pour faire naître des "solidarité territoriales" qui "sont des formes de coordination spécifiques capables de cimenter d'une manière durable les liens sociaux entre acteurs" (Ternaux, 1996, p. 210). Or, effectivement, le PIC  rassemble des acteurs qui ont des partis pris politiques différents, des logiques d'action dissemblables, mais qui parviennent à s'entendre sur un objectif commun : enrayer la crise qui secoue le pays Roannais. C'est d'ailleurs pour "montrer qu'il y a des forces vives dans le Roannais" que s'est constitué le GRIL, cheville ouvrière du PIC et c’est, en partie, parce qu'il possède de la famille à Roanne et qu'il est très attaché à ce territoire que Hugues Sibille a accepté de parrainer la journée nationale de l'économie solidaire. Mais, ces solidarités territoriales sont aussi dues à l'étroitesse du cadre d'action. Attaché à ce territoire, les acteurs politiques et économiques locaux, sont bon gré mal gré, amenés à coopérer, à faire bloc, pour faire entendre leurs revendications face aux entités administratives (le département, la région, le gouvernement) naturellement tournés vers les deux grandes agglomérations que sont Lyon et St.-Etienne. En plus, de cet intérêt bien compris et de cet attachement territorial, un troisième facteur peut expliquer le succès de la dynamique engendré par le PIC : la multi appartenance sociale des acteurs. Dans un territoire comme le pays Roannais, les mêmes acteurs occupent plusieurs fonctions et appartiennent à des réseaux sociaux multiples. C'est ainsi que, parmi les membres du Comité de réflexion, on rencontre un  responsable de structure d'insertion qui se trouve être également un membre influent d'une chambre consulaire, qu'un membre du conseil d'administration de la régie de quartier est également adjoint au maire,  qu'un conseiller régional dirige une association d'entraide, etc. Du coup, l'informel joue, en bien ou en mal, un rôle principal et devient, souvent, le principal vecteur d'information, puisque les acteurs locaux influants ont toujours, dans leurs relations, une personne faisant partie d'une initiative nouvelle.

 

            Ce dernier point appelle un petit commentaire. En effet, le lecteur aura remarqué le faible poids accordé aux réseaux technologiques dans ce texte. En effet, si ces réseaux furent des aides précieuses dans l'organisation des événements promouvant localement l'économie solidaire, ils ne furent à aucun moment déterminants dans la dynamique participative du PIC. Observation qui recouvre d'autres enquêtes menées sur les usages politiques des NTIC par les citoyens organisés collectivement montrant que des outils comme Internet sont des instruments renforçant les capacités organisationnelles des acteurs politiques, mais ne sont aucunement des instruments permettant de développer la participation politique (Bissio, 1996; Dacheux, 1998,  O'Donnell, Trench, Ennals, 1998). En fait, cette constatation empirique n'a rien de surprenant, les NTIC ne sont que des outils. Comme tout instrument, les outils technologiques ne peuvent être utilisés de manière efficiente qu'au service d'un projet politique préexistant. De même que le motoculteur le plus perfectionné ne sert nullement celui qui ne veut pas jardiner, aucune plate-forme technologique ne peut entraîner une mobilisation citoyenne, si elle ne s'inscrit pas dans un projet politique dont elle n'est que le moyen et n'a pas la finalité ou le point de départ. Par ailleurs, l'objectif même de l'économie solidaire (développer des activités concourant au développement territorial en tissant des liens sociaux), explique la prédominance des contacts directs (formels ou informels). En effet, la communication par des réseaux techniques contribue, comme le souligne Jacques Bouveresse à transformer une société ouverte en  une société "abstraite" ou les relations interpersonnelles cèdent le pas à des rapports fonctionnel (Bouveresse, 2000). Pour le dire dans les termes de Philippe Breton les NTIC concourent à rendre la société "fortement communicante et faiblement rencontrante". (Breton, 1992). D'un point de vue plus épistémologique, le PIC invite à nuancer les thèses de Bruno Latour sur la place centrale des réseaux socio-techniques dans la constitution du social (Latour, 1991). En fait, l'expérience du PIC souligne la pertinence des thèses de Nicolas Dodier : toute société se construit en lien avec les réseaux techniques, mais aucune société ne dérive des réseaux techniques. Autrement dit, le plus important dans les réseaux socio-techniques, ce sont les hommes. Même si, les objets techniques enregistrent, diffusent et pérennisent des interactions sociales, ils restent subordonnés à des référents symboliques, produits de la psychologie humaine : "l'action politique ne peut s'abstraire de la toute référence au collectif" conclut Nicolas Dodier (Dodier, 1997, p. 14). Conclusion confirmée par la constante invocation du ‘pays Roannais ” par les différents acteurs impliqués dans le PIC. Cette invocation, parfois plus stratégique que spontanée, montre l'importance du territoire dans la mobilisation des acteurs. Mais cette ressource symbolique qu'offre un territoire clairement circonscrit dans la mobilisation des acteurs, doit être mise en parallèle avec des réseaux d'acteurs qui eux, traversent les frontières du Roannais. C'est, en effet, l'appartenance à un réseau nationale d'économie solidaire (le réseau MB2) que l'acronyme PIC a été adopté par le comité de réflexion, de même des membres du comité de réflexion travaillent dans le pays Roannais, mais habitent dans le département voisin de l'Allier. En fait, c'est par la présence de réseaux sociaux nationaux et régionaux que la mobilisation territoriale ne débouche pas, dans le cas du PIC sur un égoïsme local, mais sur une expérimentation profitant des actions similaires menées dans d'autres territoires (les pôles d'économie solidaire) et inspirant de nouvelles actions locales (en Lorraine, par exemple). Parce qu'il offre un cadre concret où le discours politique peut se transformer en action politique, le territoire offre à des réseaux sociaux, une référence symbolique permettant de dépasser des logiques politiques et organisationnelles différentes, au service d'un projet politique commun. Reste que pour émerger, ce projet nécessite un lieu de médiation où différents individus appartenant à des réseaux différents puissent se rencontrer. Cet espace de médiation où s'échangent des informations et où se co-construit un projet d'intérêt général doit s'ouvrir à l'espace public local (via les médias ou les réunions publiques) afin de susciter un large débat venant légitimer le projet. Ce débat dans l’espace public est d’autant plus nécessaire que la discussion publique d’un projet impliquant tous les habitants d’un territoire donné renforce l’identité politique de ce territoire : l’espace public est le creuset de la communauté politique rappelle E. Tassin (Tassin, 1991). Malgré les modes intellectuelles, espace public, territoire et réseaux sociaux restent des concepts heuristiques dont les interactions permettent de décrire les mutations de la démocratie locale.

 

Eric dacheux, IUT de roanne, GRIL

 

 


BIBLIOGRAPHIE

 

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[1] Eric dacheux, article paru dans l’ouvrage collectif D. Pagés et N. Pelissier – Territoires sous influences   T. 2. – L’Harmattan, 2001.

 

[2] Club d'investissement pour une gestion alternative locale et solidaire.

[3] Quatre membres du comité de pilotage ont constitué une CIGALE, dénommée "solidarité" qui comprend, aujourd'hui, neuf membres.

[4] 1 agence de presse (AFP St Etienne), 11 journaux locaux (6 éditons de la tribune le progrès,  2 éditions des Echos de la Loire, le pays Roannais, l'Essor, la Petite affiche de la Loire, 1 télévision (FR3), 3 radios (Europe 2, Chérie FM, NRJ).

[5] 6 articles dans la Tribune le progrès, 4 dans le pays Roannais, 1 dans les Echos de la Loire. Alternatives économiques et le Nouvel observateur ont publié des brèves la tenu de la journée nationale de l'économie solidaire, ce qui a eu pour effet d'accroître la notoriété locale du Gril.

[6] 41 associations, 14 institutions (ANPE, Mission locale, etc.), 9 élus, 8 particuliers, 4 syndicats, 4 organes de presse.

[7] Association nationale d'économie solidaire issue de l'association des Correspondants locaux du REAS, aujourd'hui dissoute.

[8] Par exemple, en montrant comment un groupes d'intérêt privés (le Comité de réflexion) a réussi à mettre sur l'agenda politique local la notion d'économie sociale et solidaire, ou en insistant sur l'utilisation du courrier électronique dans la réussite de la journée nationale de l'économie solidaire du 9 décembre 1999.