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LE
VERITABLE ENJEU DU DEBAT SUR LA CONSTITUTION
Après
la difficile ratification du traité de Maastricht, le débat public sur la
construction européenne a « atteint », comme un virus tenace, tous
les pays membres. Mais, comme une mauvaise grippe, il s’en est allé, laissant
les citoyens à leur scepticisme et les élites européennes à leurs
interrogations. C’est, en tout cas, la leçon trop rapide que l’on pourrait
tirer d’une analyse confondant médiatisation et communication. En réalité,
nous l’avons vu dans les chapitres précédents, si aujourd’hui le débat
européen fait retour, avec la question turque et le traité constitutionnel,
c’est parce que, pendant près de dix ans, les réseaux associatifs européens,
les intellectuels européens et les institutions européennes ont conceptualisé
une démocratie européenne post nationale et délibérative, rappelé sans
cesse la nécessité d’associer plus étroitement les citoyens à la
construction politique de l’Europe et multiplié l’organisation de débats
européens. Ces derniers n’ont pas touché le grand public, mais ils ont
sensibilisé une partie de la presse, contribué à une européanisation de la
société civile et donné l’occasion de tester différentes formes de
rencontres publiques européennes. C’est sur ce terreau que se développe,
aujourd’hui, dans une Europe à 25, le débat sur la constitution européenne
ou, plus exactement, sur le Traité constitutionnel européen, la nuance est
d’importance ! I
– PRESENTATION SIMPLIFIEE
Une constitution est un texte juridique qui définit la forme du
gouvernement d’un Etat. Un traité est un accord juridique entre Etats
souverains. Autrement dit, l’utilisation du vocable « traité »,
signifie que l’Union européenne n’est pas une fédération, un super Etat
hiérarchiquement supérieur aux Etats qui la composent. L’Union résulte
d’un traité entre Etats qui ont accepté de transférer une partie de leur
souveraineté à une entité commune agissant dans des domaines limités. Et,
justement, un des enjeux de ce traité constitutionnel est de préciser, aux
yeux de tous, citoyens et gouvernants, quelles sont les compétences respectives
de l’Union et des Etats. Cette clarification des compétences est un enjeu
important, il n’est pas vital. La France vit en effet dans un « flou
artistique » quant aux compétences respectives de l’Etat, de la région,
du département et de la commune, sans que cela chagrine outre mesure les
citoyens français. Non, l’enjeu principal de ce traité constitutionnel (TC)
est ailleurs. Mais, avant d’aborder ce point central, il convient de présenter
ce texte. Précisons, toutefois, que nous ne sommes pas juriste. Nous n’avons
donc pas les compétences nécessaires à la mise en lumière de toutes les
innovations juridiques et politiques du TC, mais tel n’est pas notre propos.
Nous ne cherchons pas à présenter de manière exhaustive le TC et encore moins
à le défendre ou à le combattre, mais à définir l’objet du débat européen
actuel. Or, le TC en débat présente la double particularité d’être
complexe et de proposer des réformes juridiques conséquentes. Pour parler des
débats sur le TC, il convient donc de saisir cette complexité et de donner un
aperçu de la profondeur des modifications prévues. C’est l’objet de cette
présentation simplifiée qui, pour commencer, va revenir sur le fonctionnement
actuel des institutions européennes telles qu’elles sont définies,
aujourd’hui, par le Traité de Nice : traité actuellement en vigueur et
qui le restera si le TC n’est pas ratifié. Qui
fait quoi dans l’Union à l’heure du traité de Nice ?
Le schéma institutionnel de l’Union européenne est simple. Dans ses
grandes lignes, il n’est pas plus compliqué que le schéma français, italien
ou polonais. Simplement, il n’existe nulle par ailleurs : -1-
le Conseil européen (les chefs d’Etat et de gouvernement) fixe les grandes
orientations de la politique européenne. 2-Sur
la base de ces orientations, la Commission européenne (composée de
commissaires proposés par leur gouvernement) propose de légiférer. 3-En
partant des propositions de la Commission, le Conseil de l’Union (les
ministres) associé, de plus en plus souvent, avec le Parlement européen (les députés
élus au suffrage universel tous les 5 ans), rédigent des lois européennes. 4-La
Commission fait appliquer ces lois. Elle est donc l’organe exécutif de
l’Union. Rien
de bien sorcier, on le voit. Sauf que, contrairement à ce qui se passe dans les
pays membres, l’organe exécutif n’est pas le Conseil des ministres, mais la
Commission alors que le pouvoir législatif n’est pas l’apanage du Parlement
mais celui du Conseil des ministres (en association avec le Parlement). L’Union
européenne est donc un objet juridique non identifié. C’est le fruit d’un
compromis entre plusieurs traditions politiques, plusieurs visions de l’Europe
(fédérale, confédérale), plusieurs courants politiques (démocratie-chrétienne,
sociale-démocratie), si bien que les institutions européennes ne ressemblent
en rien à ce qui existe au niveau national, d’où le sentiment d’éloignement
et de complexité. Un schéma de base simple, un fonctionnement complexe
Bien sûr, tout schéma simplifie la réalité, et le fonctionnement des
institutions européennes est bien plus complexe. Mais, nous voudrions aussi
insister sur ce point, le fonctionnement réel des institutions nationales est
aussi très compliqué. Par exemple, la plupart des citoyens français ne savent
pas à quoi sert le Conseil d’Etat, quelles sont les « navettes »
entre le Sénat et l’Assemblée, comment se négocient les contrats de plan
entre l’Etat et la région, etc. Dans ces conditions, comment imaginer que
soit simple le fonctionnement d’une entité qui réunit vingt–cinq Etats qui
ont chacun un système institutionnel complexe – systèmes qui, de surcroît,
ne sont pas forcément compatibles entre eux : Monarchie et République,
Etat centralisé et Etat décentralisé, etc. ? Par rapport au schéma
simplifié que nous avons présenté, sept précisions doivent être apportées.
1-Ce schéma est partiel. Deux domaines importants, appelés « piliers »
dans le jargon européen, échappent à ce schéma : la politique étrangère
et de sécurité commune (PESC) qui constitue le deuxième pilier, et la Justice
et les affaires intérieures (JAI) qui forment le troisième pilier. Ces deux
piliers (JAI et PESC) ont été créés par le traité de Maastricht et sont régis
par la méthode dite « intergouvernementale », c’est-à-dire des négociations
diplomatiques où l’unanimité est la règle. Tous les autres domaines
composent le premier pilier, appelé « Communauté européenne ».
Communauté qui, aujourd’hui, possède seule la personnalité juridique (pour
signer des accords commerciaux internationaux par exemple).
2-Toutes les politiques du premier pilier n’obéissent pas à ce schéma.
Dans plusieurs domaines, le Conseil de l’Union (les ministres) a seul le
pouvoir législatif, tandis que le Parlement n’a qu’un simple avis à
donner. C’est le cas, par exemple, des questions liées aux luttes contre les
discriminations, à la propriété intellectuelle, à la politique agricole
commune, à la mise en oeuvre de la politique commerciale, etc. De plus, la définition
du budget suit une autre procédure, beaucoup plus longue et complexe. Au terme
de cette procédure, le Parlement européen a le dernier mot sur une minorité
du budget (les dépenses non obligatoires) et le Conseil sur la majorité du
budget (les dépenses obligatoires).
3-Ce schéma masque le rôle d’un organe méconnu : le COREPER. Le
comité des représentants permanents n’est pas une institution. C’est un
comité qui est composé de fonctionnaires nationaux représentant de manière
permanente leur pays à Bruxelles. Ces fonctionnaires se réunissent une fois
par semaine. Ils se connaissent bien et sont chargés de résoudre les problèmes
techniques. On les appelle les « sherpas », car ce sont eux qui
portent les dossiers. Concrètement, suite à un premier texte de la Commission
et à des discussions au sein des comités d’experts de cet organe, un texte
arrive devant le COREPER avec les points litigieux mis en avant. Le COREPER se réunit
et cherche à trouver un accord sur ces points. S’il y a accord sur tous les
points, le texte est ensuite transmis au Conseil qui l’adoptera tel quel.
C’est dire le poids de ce comité ! Sinon, le COREPER classe les
questions litigieuses en deux catégories : A (accord trouvé), B (les
points en suspens). Ce sont ces points qui seront débattus par le Conseil qui
devra trancher.
4-Plusieurs modalités de vote. Le Conseil de l’Union, l’organe législateur
majeur de l’Union, décide de trois manières : à la majorité simple,
à la majorité qualifiée, à l’unanimité. Ce sont les traités européens
qui décident, selon les questions, des modalités de vote. L’unanimité est
requise pour des questions sensibles (la fiscalité), la majorité simple pour
des questions techniques, la majorité qualifiée pour tout le reste.
5-Une modalité de vote dominante mais complexe : la majorité
qualifiée. Le principe est le suivant : chaque pays se voit doté d’un
nombre de voix en proportion de sa taille. Pour qu’un texte soit validé, il
faut qu’il recueille un pourcentage élevé de voix. Evidemment, toute la
question est de savoir quel est ce pourcentage et quelle est la différence de
voix attribuées aux petits, moyens et grands pays. C’est cette question qui a
été au cœur du Traité de Nice. Le résultat est complexe[1].
Au total, dans une Europe à 25, pour qu’une décision soit prise à la
majorité qualifiée, il faut trois conditions : premièrement, obtenir
plus de 73% des voix, deuxièmement, que ces votes représentent 62% de la
population de l’Union (concession à l’Allemagne) et troisièmement, que la
décision soit prise par une majorité d’Etat (concession faite aux petits
pays).
6-Présidence tournante de l’Union. L’Europe n’a pas de visage, il
n’y a pas une personne qui préside l’Union. En effet, tous les six mois, la
présidence de l’Union change. Elle est occupée par le chef d’Etat ou de
gouvernement du pays qui accueillera le Conseil européen[2]. Cette présidence
tournante permet à chaque pays d’exercer la présidence, mais pose des problèmes
de suivi de dossiers.
7-Une assise juridique illisible. Depuis le traité de Rome, les traités
européens et leurs innombrables déclarations annexes et protocoles ne se sont
pas substitués purement et simplement les uns aux autres, mais se sont empilés
les uns sur les autres. Si bien que même les juristes finissaient par ne plus
s’y retrouver. C’est pourquoi, une des missions de la Convention était,
justement, de simplifier les traités actuels et de rassembler tous les textes
en un seul. Le
rappel du dernier point évoqué montre la nécessité de revenir sur
l’histoire récente de la constitution pour comprendre à la fois les débats
sur la forme et sur le fond du TC. Historique
du TC
Il n’y a pas de leçon de l’histoire, juste des historiens qui font
la leçon. Cependant, décrire la généalogie du traité permet de comprendre
l’origine de sa complexité et donne une perspective de l’importance des réformes
proposées. Dans la présentation simplifiée du TC aux citoyens, la Commission
européenne rappelle que les trois premières réformes du traité de
Rome ont été uniquement des discussions diplomatiques. Face aux
blocages qui se sont fait jour lors du traité de Nice, rapporte toujours la
Commission, les institutions ont décidé de changer de méthode :
lancement d’un grand débat sur l’Avenir de l’Union (en mars 2001). Puis
adoption, au Conseil européen de Laeken, d’une déclaration donnant à une
Convention[3],
présidée par Valery Giscard d’Estaing, la mission de définir une Europe
plus démocratique en ouvrant la voie vers une Constitution. Cette Convention
s’est réunie, pour la première fois, le 28 février 2002. Elle s’est mise
au travail de manière transparente (tous les textes débattus étaient mis en
ligne[4])
et a pris le soin d’associer la société civile à ses tractations[5].
Après un an de débats, la Convention est parvenue à un consensus. Sur la base
de ce consensus présenté à Thessalonique, le 20 juin 2003, une conférence
intergouvernementale s’est réunie et, au bout de 8 mois de travaux, a adopté,
le 18 juin 2004, le TC qui est aujourd’hui[6]soumis
à la ratification des 25 pays membres. Cette histoire linéaire présentée par
la Constitution est très partielle. Trop ! Tout d’abord, il ne faut pas
oublier que, dans un premier temps, la conférence intergouvernementale n’a
pas trouvé d’accord. Le Conseil européen de Bruxelles (les 12 et 13 décembre
2003) se solda par un échec. Et il n’est pas sûr que, sans l’alternance
politique surprise en Espagne dans les circonstances que l’on sait[7],
les vingt-cinq aient pu trouver un compromis. De plus, le Conseil de Laeken
n’a pas expressément demandé à la Convention de rédiger un projet
constitutionnel. Il lui a simplement suggéré de répondre à quatre questions[8]
dont la dernière était tournée de la manière suivante : « Comment
simplifier les traités actuels, cette simplification peut-elle conduire à
l’adoption d’une Constitution européenne ? ». Autrement dit,
la Convention, comme beaucoup l’espéraient en nommant Giscard d’Estaing à
la tête de cet organe, a dépassé son mandat initial en proposant un projet de
constitution à la Conférence intergouvernementale. L’adoption du TC en cours
de discussion n’a donc pas été un long fleuve tranquille et consensuel, mais
résulte d’un coup de force (celui de la Convention) et d’un bras de fer
(entre les Etats). Or ce coup de force et ce bras de fer n’ont pu déboucher
sur un texte accepté par les vingt-cinq pays que parce que le terrain
constitutionnel avait été déjà bien labouré. Labouré par des intellectuels
qui de Rousseau à Habermas en passant par Kant et Saint-Simon ont, au cours des
siècles, porté l’utopie européenne en proposant, voire même en rédigeant,
des projets de constitution pour l’Europe unie (Faye, 1992, Habermas 2000).
Labouré aussi par les projets politiques avortés mais qui, du mémorandum
Briand[9]
(1930) au projet de constitution élaboré par le Parlement européen en 1984 en
passant par le projet de Communauté européenne de la défense[10]
(1954), ont tous marqué le désir des élites politiques européennes de doter
l’Europe d’une constitution. Labouré, enfin, par les réseaux associatifs
civiques proeuropéens qui, depuis le début du vingtième siècle, militent
pour une intégration européenne plus prononcée en diffusant dans l’espace
public des projets de charte et en réclamant, dans les enceintes des débats
publics européens qui se sont multipliés après Maastricht, l’adoption
d’une constitution européenne. Enfin, il faut resituer cet accord dans le
contexte d’une relance diplomatique du couple franco-allemand. Après une
brouille très forte, au moment du traité de Nice -
la France n’acceptant pas, dans le calcul de la majorité qualifiée,
de posséder moins de voix que l’Allemagne réunifiée pourtant le pays le
plus peuplé (80 millions d’habitants) - la France et l’Allemagne se sont
retrouvées sur la question irakienne. Puis, après l’échec du Conseil européen
de Bruxelles (2003), ces deux pays ont relancé l’idée d’un groupe pionnier
allant plus loin dans l’intégration européenne que les autres pays. L’idée
est la suivante : soit tous les pays avancent d’un petit pas, soit nous,
les deux plus grands pays d’Europe, avançons d’un grand pas. Alternative déjà
énoncée par Joschka Fischer, dans un discours célèbre qui allait fortement
contribuer à mettre la notion de constitution sur l’agenda politique des
institutions européennes. Le 12 mai 2000, en effet, le ministre des affaires étrangères
allemand, dans une conférence à l’université Humboldt de Berlin, fit part
de sa vision de l’Union (une fédération d’Etats-nations) et énonça
l’idée suivante : « Ou bien la majorité des Etats-membres
tente le « saut dans la pleine intégration » et se met d’accord
sur un traité constitutionnel européen portant création d’une Fédération
européenne ou bien, dans le cas contraire, un petit groupe d’Etats membres
constituera une avant-garde, c’est-à-dire un « centre de gravité »
comprenant plusieurs Etats prêts et capables, en Européens profondément
convaincus, de progresser sur la voie de l’intégration politique »
(Fischer, 2000). Les
principaux points du traité
Fruit d’une histoire particulière, le TC ne ressemble pas à ce que
l’on appelle, en France[11],
une constitution : un texte court fixant les valeurs et l’organisation
des pouvoirs publics. Elle se présente sous la forme d’un gros « pavé »
de 464 pages (format A4). Elle se décompose en 5 parties : -Un
préambule qui explique pourquoi les signataires ont voulu ce texte, et qui
nomme les chefs d’Etats de gouvernements et ministres qui ont signé ce traité
(8 pages). -Une
partie I qui donne les valeurs de l’Union et décrit le fonctionnement des
institutions (30 pages). Cette partie comporte 60 articles, regroupés en 8
« Titres » : Définitions et objectifs de l’Union ;
Droits fondamentaux et citoyenneté ; Les compétences de l’Union ;
Les institutions et organes de l’Union ; L’exercice des compétences de
l’Union ; La démocratie de l’Union ; Les finances de l’Union ;
L’Union et son environnement proche ; L’appartenance à l’Union. -Une
partie II qui intègre la Charte des droits fondamentaux de l’Union à la
Constitution (14 pages). Cette charte, dans le traité de Nice, était une
annexe sans statut juridique. Elle gagne donc en force juridique, même si dans
cette version, elle présente des « dispositions générales régissant
l’interprétation et l’application de la charte » qui restreignent
très fortement la possibilité pour les citoyens d’invoquer devant le juge
plusieurs des cinquante droits qui sont évoqués. -Une
partie III qui est consacrée aux politiques et au fonctionnement de l’Union
(131 pages). Cette partie compile et unifie les traités antérieurs, y compris
celui de Nice. La plupart du temps cette simplification de forme s’est faite
sans inclure de modification de fond. Toutefois, un certain nombre de nouveautés
ont été intégrées à la faveur de cet effort de clarification. -Une
partie IV qui comprend les dispositions générales et finales, les protocoles
et les annexes (262 pages). Cette partie est très technique, mais essentielle,
car elle précise comment doivent être entendus certains articles du TC et fixe
les modalités d’adoption du TC : pour entrer en vigueur, il doit être
ratifié par tous les Etats[12]. Ce
traité européen, comme tous ceux qui ont réformé le traité de Rome,
s’inscrit dans une dynamique politique que nous allons rappeler maintenant Un traité constitutionnel qui s’inscrit dans la dynamique
des traités précédents, mais…
Pour comprendre la portée politique du TC, il faut revenir à
l’Histoire. Au traité de Rome, plus précisément, qui est le traité
fondateur de l’Union actuelle. Or, dans ce traité, le Conseil européen
n’existait pas (il a été inventé dans les années soixante-dix) et le
Parlement, qui n’était pas élu au suffrage universel[13],
n’était qu’un organe consultatif. Dès lors, si l’on cherche à percevoir
une logique politique aux grandes réformes juridiques de ces trente dernières
années, on peut mettre en lumière une dynamique des traités européens. Cette
dynamique se développe en quatre points : renforcement des pouvoirs du
Parlement européen, augmentation du nombre des politiques votées à la majorité
qualifiée, développement de nouvelles compétences pour l’Union, création
de nouveaux droits pour les habitants. Le nouveau TC s’inscrit dans cette
dynamique et rejoint ainsi les traités précédents : 1-Renforcement
des pouvoirs du parlement. Le TC élève officiellement le Parlement au rang
de co-législateur. Certes, toutes les lois européennes ne seront pas votées
par lui[14],
mais on estime à près de 90 % le nombre de lois qui seront adoptées selon la
procédure législative ordinaire[15].
De plus, le Parlement européen élira le président de la Commission européenne.
Ce dernier sera proposé par le Conseil européen (les chefs d’Etats et de
gouvernement), mais cette proposition devra se faire en « tenant compte
des élections du Parlement européen » (art I-26). Autrement dit, les
partis politiques européens auront la possibilité de présenter, lors des élections
européennes, leur candidat pour la présidence de la Commission et le parti qui
gagnera pourra, comme pour les élections législatives en France, voir son
postulant devenir le chef de l’exécutif européen. Le but de cette réforme
étant, évidemment, de relancer l’intérêt des électeurs pour des élections
où les taux d’abstention atteignent 70% dans certains pays membres ! De
plus, troisième innovation de poids, le Parlement devra également ratifier les
accords internationaux de l’Union. Accords pour l’adhésion de nouveaux pays
comme c’est le cas actuellement, mais aussi accords sur les traités
commerciaux, y compris ceux négociés à l’OMC (organisation mondiale du
commerce). Enfin, le Parlement se verra reconnaître un droit d’initiative
pour la révision de la Constitution, au même titre que la Commission et le
Conseil de l’Union. 2-
Augmentation du nombre des politiques votées à la majorité qualifiée.
L’article I-23-3 du traité fait du vote à la majorité qualifiée la
pratique ordinaire du Conseil de l’Union : « Le Conseil statue
à la majorité qualifiée, sauf dans les cas où La Constitution en dispose
autrement ». La fiscalité et la protection sociale resteront à
l’unanimité, mais l’élection du président du Conseil de l’Union (cf.
infra) et les sept nouvelles politiques de l’Union seront décidées à la
majorité qualifiée. Seulement, en contrepartie de cette extension, le TC a
revu la définition de la majorité qualifiée. Il ne l’a pas forcément
simplifiée même si le système passant par un comptage de voix disparaît. A
partir de 2009, pour qu’un texte soit adopté par le Conseil de l’Union, il
devra réunir 55% des Etats-membres – comprenant au moins quinze d’entre eux !!
– représentant au moins 65% de la population de l’Union. C’est ce que
l’on appelle la double majorité. De plus, une minorité de blocage devra
comprendre au moins quatre pays (pour éviter que les trois plus grands ne
disposent d’un droit de veto[16]).
Enfin, si au moins les trois quarts d’une minorité de blocage (en terme de
population ou d’Etat) le réclament, on pourra reporter le vote au sein du
Conseil pendant un « délai raisonnable » ! 3-Développement
de nouvelles compétences pour l’Union. Grâce à la suppression de la
structure en trois piliers, l’Union voit, automatiquement, augmenter ses compétences
dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune et dans
celui de la sécurité de la justice et des affaires intérieures. Outre ces
deux piliers, le TC confie de nouvelles politiques à l’Union : énergie,
propriété intellectuelle, espace, aide humanitaire, sport, protection civile,
coopération administrative. 4-Créations
de nouveaux droits pour les habitants. Le traité de Maastricht avait
instauré une citoyenneté européenne, celui de Nice avait intégré, en
annexe, une Charte des droits fondamentaux. Le TC n’est pas en reste. Tout
d’abord, l’article I-2 consacré aux valeurs de l’Union intègre, c’est
une nouveauté, une référence explicite à l’égalité des sexes et
au respect des minorités[17].
Ensuite, la citoyenneté de l’Union qui « s’ajoute à la citoyenneté
nationale et ne la remplace pas »[18],
s’enrichit de nouveaux droits : s’adresser aux institutions dans une
langue nationale et recevoir une réponse dans cette même langue (art. I.10-2),
transparence des travaux des institutions (art. I-50), protection des données
à caractère personnel (art. I-51). Par ailleurs, pour la première fois, le TC
reconnaît le « Principe de démocratie participative » et
permet à un million de citoyens de soumettre une proposition de loi à la
Commission[19] (art I-47). Enfin, la
Charte des droits fondamentaux n’est plus une simple annexe, mais une partie
intégrante du TC, ce qui augmente sa force juridique, même si, nous l’avons
vu, de nombreuses dispositions visent à limiter cette nouvelle force. …qui marque en même temps une rupture profonde
Si le TC reprend la dynamique des anciens traités, il marque aussi une
rupture profonde. Contrairement aux autres, il ne vient pas s’ajouter aux
traités existants, mais les fusionne en un seul texte. Cette fusion n’est pas
neutre, elle s’est réalisée, comme le réclamait le Conseil européen de
Laeken, dans le but de « garantir davantage de démocratie, de
transparence et d’efficacité dans l’Union européenne ».
Reprenons ces trois objectifs. 1-Transparence.
Le TC consacre, nous l’avons vu, un article à la transparence des
institutions (I.50). Tout citoyen dispose d’un droit d’accès aux
informations, même s’il peut y avoir des dérogations à ce droit. De plus,
les délibérations du Parlement européen et celles du Conseil des ministres
(lorsqu’ils voteront une loi) seront publiques. Désormais, les citoyens vont
savoir ce que leurs représentants ont effectivement négocié. Il sera donc de
plus en plus difficile, pour les gouvernements nationaux, d’accuser « Bruxelles »
de la mise en place de lois qu’ils auront forcément discutées. 2-Efficacité.
Le TC, en supprimant les trois piliers, fait de l’Union une personnalité
juridique à part entière. Ce qui facilite la conclusion des accords
internationaux. De plus, le TC précise les compétences de l’Etat et de
l’Union. Il dresse trois listes : celle des compétences exclusives de
l’Union (qui ne sont donc plus du ressort de l’Etat)[20],
celle des compétences partagées (du ressort de l’Union et des Etats)[21]
et celle des actions d’appui, de coordination ou de complément[22].
Par ailleurs, la présidence du Conseil européen ne sera plus tournante. Le TC
prévoit la création d’un président du Conseil qui sera élu pour deux ans
et demi renouvelables. Ce président n’aura pas de mandat national et sera le
visage de l’Europe. Toujours dans un souci d’efficacité, le TC prévoit que
la règle des votes au Conseil de l’Union soit la majorité qualifiée,
l’unanimité ne devant être qu’une exception. Par ailleurs, différents éléments
de politique étrangère qui étaient éparpillés dans les trois piliers[23]
se trouvent regroupés dans un même domaine de compétence qui sera placé sous
la responsabilité d’un Ministre des affaires étrangères (MAE). Ce poste de
ministre est une création du TC qui lui fixe pour mission de veiller à la cohérence
de la politique extérieure de l’Union. Enfin, les pays de la zone euro (L’Eurogroupe)
n’auront plus une présidence tournante, mais un président élu, par les pays
membres de l’Eurogroupe, pour deux ans et demi. 2-Démocratie.
Nous l’avons vu, le traité précise les valeurs de l’Union, élargit le
contenu de la citoyenneté européenne, intègre la charte des droits
fondamentaux et crée un lien entre les citoyens et le président de la
Commission, via le Parlement européen. De plus, un protocole « sur le rôle
des parlements nationaux dans l’Union européenne », crée un mécanisme
d’alerte précoce. Si un tiers des parlements nationaux estime que le projet
de loi que propose la Commission ne respecte pas le principe de subsidiarité,
la Commission devra revoir sa copie. Or, justement, le TC (articleI-11) donne
une définition précise de ce principe : « […] dans les
domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union
intervient seulement si, dans la mesure où les objectifs de l’action
envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les Etats
membres […] ». Par ailleurs, le traité définit une suspension des
droits d’un pays membre en cas de violation des valeurs de l’Union (arrivée
d’un extrémiste au pouvoir, par exemple)[24].
Enfin, le traité précise les modalités d’entrée et de sortie de l’Union
ainsi que les procédures de modification du TC. L’adhésion requiert une
décision à l’unanimité du Conseil de l’Union, l’approbation du
Parlement européen et une ratification par tous les Etats-membres. A noter que
le TC ne donne toujours pas de définition claire des pays ayant vocation à intégrer
l’Union[25].
Tout Etat - c’est une nouveauté du TC, le traité de Nice ne prévoit rien de
tel - peut se retirer de l’Union. La révision du traité devra désormais être
préparée par une Convention. Cette dernière devra adopter une recommandation
par consensus. Cette recommandation sera transmise à une Conférence
intergouvernementale qui arrêtera d’un commun accord les modifications à
apporter. Les modifications n’entreront en vigueur qu’après avoir été
ratifiées par les Etats membres.
Le lecteur l’aura compris, le TC institutionnalise le procédé qui a contribué
à son élaboration. Toutefois, le TC innove en permettant des réformes plus
souples. Par exemple, l’extension du champ d’application du vote à la
majorité qualifiée réclame uniquement l’accord unanime du Conseil et
l’approbation du Parlement européen. Rappelons-le, il ne s’agit là que d’une présentation
schématique du TC. Notre objectif était de de replacer ce texte juridique dans
son contexte historique et d’apporter les éléments d’information
permettant de comprendre le débat politique qui se noue à son propos.
Justement, ce débat européen autour d’un traité qui a officiellement pour
objectif de garantir plus de démocratie, qui consacre plusieurs articles à la
citoyenneté et à la démocratie participative et qui se présente paré de la
force symbolique d’une constitution, peut-il remédier à la crise démocratique
qui traverse l’Union depuis Maastricht ? Tel est l’enjeu véritable de
ce débat, tel est l’objet de notre analyse.
[1] Les quatre grands pays Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni ont 29 voix chacun (même si l’Allemagne est de loin le pays le plus peuplé), l’Espagne et la Pologne ont obtenu 27 voix, les autres pays obtiennent entre 13 (Pays-bas) et 3 (Malte) voix. [2] Il y a, en temps ordinaire, deux Conseils européens ou « Sommets européens », en juin et en décembre. [3] La convention était dirigée par un Præsidium composé de 13 membres. Elle était composée, comme la Convention qui avait rédigé la Charte des droits fondamentaux, des membres des institutions européennes, des représentants de gouvernements et des parlementaires nationaux. Ces 105 personnalités provenant des 15 pays membres, mais aussi des 13 pays candidats à l’adhésion. [4] European-convention.eu.int [5] La convention a organisé une séance plénière consacrée à l’audition des ONG. De plus, ces dernières avaient la possibilité de déposer leurs propositions sur le site Futurum (Europa.eu.int/futurum). [6] Après sa signature officielle à Rome le 29 octobre 2004. [7] Le parti conservateur de José Maria Aznar, très hostile au projet de Constitution présenté par la Convention, était donné largement vainqueur des élections, avant que les attentats de Madrid ne viennent changer la donne. [8] Comment assurer une meilleure répartition des compétences de l’Union ? Comment simplifier les instruments permettant à l’Union d’agir ? Comment garantir davantage de démocratie, de transparence et d’efficacité dans l’Union européenne ? [9] A la suite d’un discours devant la Société des nations (SDN), ancêtre de l’ONU, le chef du gouvernement français A. Briand, qui était, par ailleurs, président d’honneur de l’association paneuropéenne, a rédigé un projet (un mémorandum) prévoyant un système avec trois structures : une conférence européenne composée des représentants des Etats européens membre de la SDN, un comité politique (l’organe exécutif) et un secrétariat. Ce texte ne fit pas consensus, beaucoup soulignant que l’idée de coopération économique était plus mûre que l’idée de coopération politique (Du Réeau, 1995, p. 104-116). [10] Le projet de Communauté européenne de la défense (CED) est une initiative française lancée, tout à la fois, pour éviter le réarmement de l’Allemagne voulu par les USA et offrir une protection à la RFA. Un traité est signé en 1952, mais en 1954 un vote au parlement français aboutit au rejet du texte. [11] Dans l’Union, il existe d’autres traditions juridiques. Par exemple, la constitution belge est un long texte de 198 articles découpés en 9 titres( dont le titre V « Des finances » et le titre VI « Force publique »). [12] Toutefois, l’Union s’est donnée une marge de manœuvre, en cas de refus par une très faible minorité (de un à cinq pays), c’est le Conseil européen qui, en 2006, avisera (art 30 de la déclaration finale). [13] Le Parlement est élu au suffrage universel depuis 1979. [14] Par exemple, les lois concernant l’impôt sur les sociétés, sur la sécurité sociale et la protection sociale ou les décisions concernant la politique étrangère et la défense commune sont du ressort du seul Conseil des ministres (Conseil de l’Union). [15] Vote au Conseil des ministres, puis au Parlement et jeu de navettes en cas de désaccord entre les deux institutions. [16] Les trois grands pays : Allemagne (82,6) France (61,7), Royaume-Uni (59,2) totalisent 203,5 millions d’habitants soit 44% de la population de l’Union. [17] Le texte intégral de l’article est le suivant : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». [18] Art. I.10. [19] Ce droit est assorti de deux restrictions : il faut que ces citoyens proviennent » d’un nombre significatif d’Etats membres ». La Commission n’a pas obligation de reprendre cette proposition. [20] Union douanière, règles de concurrence pour le marché intérieur, politique monétaire (pour les membres ayant adopté l’Euro), conservation des ressources biologiques de la mer (politique de la pêche), politique commerciale commune. [21] Marché intérieur, une partie de la politique sociale, cohésion économique, sociale et territoriale, l’agriculture et la pêche (sauf les ressources biologiques qui sont une compétence exclusive), l’environnement, la protection des consommateurs, les transports, les réseaux transeuropéens, l’énergie, l’espace de liberté, de sécurité et de justice, les enjeux communs de sécurité en matière de santé publique et dans certaines conditions restrictives : la recherche, la coopération au développement et l’aide humanitaire. [22] Protection et amélioration de la santé humaine, industrie, culture, tourisme, éducation, jeunesse sport et formation professionnelle, protection civile, coopération administrative. [23] La politique étrangère et de sécurité commune, la politique de sécurité et de défense commune, la politique commerciale commune, la coopération et l’aide humanitaire. [24] Il faut, tout d’abord, constater une violation grave et persistante (décision prise à l’unanimité du Conseil - sans compter l’Etat concerné - et approbation du Parlement européen). Puis, le Conseil peut, à la majorité qualifiée, suspendre les droits de l’Etat membre en question. [25] « L’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ces valeurs et qui s’engagent à les promouvoir en commun » (Art I-1-2). |
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