1905
OU LE PROLOGUE DE LA REVOLUTION SOCIALISTE INTERNATIONALE |
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L’intelligentsia petite-bourgeoise - et dans cette catégorie
on doit inclure les publicistes des grandes organisations ouvrières
- n’a pratiquement rien à dire, un siècle après
l’apparition des conseils ouvriers (soviets) dans le cours de la
première révolution russe de 1905, laquelle devait poser
à l’épreuve des faits, pour tous les pays, les questions
de tactique et de programme dans la lutte du prolétariat pour le
pouvoir dans la perspective du socialisme.
Ces questions restent d’une actualité brûlante alors
que la survie du régime capitaliste, à l’échelle
mondiale, met partout aux prises les forces antagoniques du capital et
du travail, menaçant toutes les positions acquises par la classe
ouvrière. Il est vrai que la période actuelle de décomposition
du mouvement ouvrier s’accompagne d’un mépris général
des bureaucraties qui le dominent, tant vis-à-vis de l’histoire
même de la révolution prolétarienne que de toutes
les questions théoriques que l’avant-garde ouvrière
se doit d’assimiler afin de permettre à la classe ouvrière
de conquérir, dans tous les pays, le pouvoir politique, sans l’exercice
duquel il ne saurait être question de renverser le régime
de l’impérialisme, stade suprême du capitalisme pourrissant.
Mais ces messieurs se moquent bien des perspectives, ils se refusent à
ouvrir la voie du combat pour le socialisme alors que le maintien du système
capitaliste mondial ne peut conduire l’humanité qu’à
la barbarie.
Les bureaucraties petites-bourgeoises des partis ouvriers bourgeois et
celles des syndicats sont à tel point intégrées à
la société bourgeoise que toute évocation de l’actualité
des combats révolutionnaires du passé, du point de vue des
leçons à en tirer pour le présent, les font frémir
d’horreur. Les lieux communs démocratiques que déverse
la classe dominante sont pour eux le dernier mot de la pensée politique.
Aux traditions révolutionnaires de la classe ouvrière et
à la nécessité de l’armement politique dans
son combat pour le socialisme, les dirigeants ne cessent de rabâcher
les mérites et les vertus des institutions de la démocratie
parlementaire.
Depuis 1914, la social-démocratie a constamment montré qu’elle
ne saurait envisager un instant de séparer son sort de celui des
possédants. Quand la société bourgeoise entre en
crise au point que les masses la portent au pouvoir, la social-démocratie
ne gouverne toujours qu’avec l’assentiment du capital financier
afin de préserver les positions de la classe ennemie au nom des
valeurs de la « démocratie ».
Les partis ex-staliniens qui suivent depuis longtemps le même chemin
sont plus respectueux que jamais des « bienfaits »
de la démocratie bourgeoise. Il y a quelques années, sans
doute pour mettre en accord ses actes et ses écrits, le PCF a renoncé
formellement à la dictature du prolétariat, montrant le
chemin à son ombre portée, la LCR qui, abandonnant à
son tour la perspective du pouvoir de la classe ouvrière (lors
de son dernier congrès, en 2003), réclame ainsi sa place
dans le concert des partis « démocratiques »,
au titre d’opposition loyale à la bourgeoisie dans le cadre
de ses institutions politiques.
REVOLUTION PROLETARIENNE DANS UN PAYS ARRIERE SEMI-FEODAL
Or qu’est-ce que la révolution russe de 1905 sinon la deuxième
tentative de la classe ouvrière, après la Commune de Paris,
de renverser le vieux monde d’oppression et d’exploitation
? Une révolution qui éclata alors que le développement
tempétueux des forces productives du capitalisme s’accomplissait
avec retard dans le dernier grand pays arriéré d’Europe
dont le régime d’absolutisme politique plongeait ses racines
dans les résidus de la barbarie médiévale, régime
insupportable à toutes les classes ravalées au rang de nullités
politiques (bourgeoisie, prolétariat, paysannerie).
C’est le paradoxe de la révolution de 1905 qui est entrée
dans l’histoire sous la forme d’un puissant mouvement de grèves
en masse et de grèves générales de la classe ouvrière
dans tout l’empire des tsars, alors que la révolution était
nécessaire pour que soient satisfaites les revendications purement
démocratiques, ouvrant la voie au développement de la société.
Dès les premiers pas du parti ouvrier social-démocrate russe,
dans la dernière décade du 19e siècle, la question
s’est ainsi posée du caractère de la révolution
et du mécanisme de ses forces internes. Qui devait prendre la tête
des luttes de classes à venir, la bourgeoisie libérale,
la paysannerie opprimée par les seigneurs et le capital, ou le
prolétariat tout nouveau arrivé sur l’arène
sociale, afin que soit mise à bas l’autocratie, réglée
la question de la terre, celle des nationalités opprimées
et instaurées les libertés démocratiques ?
C’est précisément au cours de l’année
1905 que la réalité vivante de la révolution russe
a posé ouvertement ces questions auxquelles le mouvement ouvrier
a tenté d’apporter une réponse au sein de la social-démocratie
(dénomination du parti ouvrier de l’époque), constituée
sur la base du marxisme dans le cadre de la 2e Internationale. Mais 1905
n’est que le sommet d’un immense mouvement révolutionnaire,
le premier de cette envergure qui se soit affronté à l’Etat
tsariste sur plusieurs années, mouvement qui a revêtu essentiellement
la forme de la grève de masse et cela dès les années
1896-97 à St Pétersbourg jusqu’à l’écrasement
de toute résistance des masses dans les deux à trois années
qui ont suivi 1905.
Trotsky brosse dans sa biographie de Staline, un saisissant tableau du
mouvement révolutionnaire étalé sur ces dix années
:
« Le début des grèves de masse dans les années
1896-1899 avait annoncé l’approche de la révolution.
Pourtant, le nombre moyen de grévistes n’avait pas même
atteint 50.000 par an. En 1905, leur nombre s’éleva soudain
à 2.750.000 ; en 1906, il descendait à un million ; en 1907,
à trois quarts de million, y compris naturellement les hommes ayant
participé à plusieurs grèves ! En 1908, s’ouvre
la période de réaction : le nombre des grévistes
tombe immédiatement à 174.000 ; en 1909 à 64.000
; en 1910 à 50.000. Mais alors que le prolétariat se replie
si rapidement, les paysans, éveillés par lui, poursuivent
et redoublent même leur offensive. Dans les mois de la première
Douma, les mises à sac de propriétés foncières
prirent une ampleur considérable. Il y eut une série de
troubles parmi les soldats. Après que les tentatives de soulèvements
de Sveaborg et de Kronstadt (juillet1906) eurent été écrasés,
la monarchie s’enhardit, introduit les cours martiales, falsifie,
à l’aide du Sénat, le droit de vote, mais n’atteint
pas par ces moyens-là les résultats voulus ; la deuxième
Douma s’avère plus radicale que la première.
« En février 1907, Lénine caractérise la situation
politique du pays en ces termes : « L’arbitraire le plus sauvage,
le plus éhonté… La loi électorale la plus réactionnaire
d’Europe, la composition de la représentation populaire la
plus révolutionnaire d’Europe dans le pays le plus arriéré
! » D’où la conclusion : « Nous avons devant
nous une nouvelle crise révolutionnaire encore plus formidable
». La conclusion s’avéra erronée. La révolution
était encore assez forte pour se faire sentir sur l’arène
du pseudo-parlementarisme tsariste. Mais elle était déjà
brisée. Ses convulsions étaient de plus en plus faibles
».
Lénine, au cours de cette même année 1907, devait
rapidement tirer la véritable conclusion : la première révolution
russe de 1905, qui avait abouti à une défaite provisoire,
constituait en réalité, selon ses propres termes, la «
répétition générale » d’une nouvelle
révolution à venir, inéluctable, laquelle mettrait
à bas le vieil édifice vermoulu, discrédité
quoique restauré, de l’autocratie tsariste, pilier de l’ordre
européen depuis près d’un siècle.
GREVES EN MASSE ET GREVE GENERALE
La révolution de 1905 ne se résume pas à l’histoire
d’une grève générale ayant abouti en décembre
à l’insurrection ouvrière de Moscou. Rosa Luxembourg
analysant en détail le mouvement de la classe ouvrière russe
de ces années, écrit dans sa brochure Grève générale,
parti et syndicats :
« Les grèves générales advenues en Russie offrent
une telle diversité de réalisation, qu’il est absolument
impossible de parler de « la » grève générale,
d’une grève schématique abstraite. Chacun des éléments
de la grève en masse, aussi bien que son caractère, ne diffère
pas seulement selon les villes et les régions, mais surtout son
caractère général s’est lui-même plusieurs
fois modifié au cours de la Révolution ».
Sans pouvoir refaire ici en détail l’histoire du mouvement
ouvrier russe au cours ces dix années, essayons d’en retracer
les grandes articulations.
La première grève générale inaugurant la montée
révolutionnaire éclate en 1896 à St Pétersbourg
d’abord comme une lutte partielle, purement économique, pour
une question de salaire. A l’occasion du couronnement du tsar Nicolas
II, trois jours de chômage forcé non payés, sont le
prétexte d’un mouvement contre les patrons du textile dans
la capitale. Décidée le 24 mai par 300 ouvriers, la grève
en rassemble 40.000 une semaine plus tard, chose inouïe en Russie
à cette époque, note Rosa Luxembourg, qui voit dans cette
lutte déclenchée de façon fortuite et spontanée,
« toute une révolution en petit ».Ecrasée,
la grève des ouvriers du textile s’affirma comme un événement
politique de premier ordre et rebondit dès janvier de l’année
suivante, en 1897, obtenant un succès éclatant : l’établissement
de la journée de 11 heures et demi dans toute la Russie. Dans la
foulée se développe une lutte intensive d’organisation
syndicale (illégale) et d’agitation politique.
La grève ressurgit en mars 1902 au Caucase sous forme d’une
explosion des travailleurs du pétrole de Batoum, 400 ouvriers en
entraînant des milliers d’autres dans une protestation en
masse contre le chômage, avec démonstrations de rues, bientôt
suivies d’arrestations, d’un massacre et d’un procès
politique, ce dernier nourrissant le flux du mouvement révolutionnaire.
Celui-ci s’affirme à nouveau en novembre 1902 sous la forme
d’une grève générale à Rostov-sur-le-Don,
à l’initiative des cheminots qui entraînent rapidement
tous les autres métiers. Bientôt, de gigantesques meetings
politiques de 15 à 20.000 ouvriers se tiennent en plein air où
les orateurs social-démocrates interviennent ouvertement, pour
la première fois en Russie. Le droit de réunion et la liberté
de parole arrachés pour un temps à l’absolutisme s’accompagnent
une fois de plus de massacres et de combats de rues. Mais les ouvriers
du Don, vaincus, ont été entendus dès le printemps
2003 par les prolétaires de Russie méridionale, à
Bakou, Tiflis, Batoum, Elisavetgrad, Odessa, Kiev, Nicolaïev.
Rosa Luxembourg résume :
« Telle fut la grandiose grève générale
du Midi de la Russie dans l’été 1903. De mille petits
canaux de luttes économiques partielles et de petits incidents
« fortuits » se forma rapidement une mer puissante, changeant
pour quelques semaines tout le Sud de l’empire des tsars en une
bizarre république ouvrière révolutionnaire ».
En 1904, l’autocratie se lance dans l’aventure de la guerre
contre le Japon, ce qui marque pour un temps une pause dans le déferlement
des grèves en masse. Le patriotisme officiel tient le haut du pavé,
aux applaudissements de la bourgeoisie libérale, un moment «
réconciliée » avec le régime. Mais pas pour
longtemps. De graves revers militaires se succèdent (défaite
de la flotte russe à Port-Arthur, suivie de terribles échecs
de l’armée sur la terre ferme en Extrême-Orient), révélant
la faiblesse du régime au bord de la débâcle. Le gouvernement,
en d’autres termes, la bureaucratie de l’Etat tsariste, tente
alors de se concilier les bonnes grâces de la bourgeoisie libérale
rassemblée dans les institutions locales et municipales des zemstvos
et des doumas, toutes empressées à jurer fidélité
au trône honni par les masses.
S’ouvre alors la courte période, dite du « printemps
» gouvernemental sous l’égide du médiocre prince
Sviatopolk-Mirsky, saluée avec enthousiasme par l’opposition
libérale. Le programme du prince tentait de garder le juste milieu
: l’autocratie, mais adoucie par la légalité ; la
bureaucratie, mais appuyée sur les forces sociales des possédants.
Une campagne de banquets, de motions, de déclarations, de protestations,
de mémoires et de pétitions prépare le congrès
(semi-légal) des zemstvos (assemblées locales aux mains
des possédants), lequel réclame en novembre les libertés
publiques, l’inviolabilité de l’individu et une représentation
populaire avec participation au pouvoir législatif, sans prononcer
toutefois le mot tabou de constitution. Cette agitation politique aboutit
à deux grandes manifestations de rues des étudiants et d’une
élite peu nombreuse du prolétariat, à Pétersbourg
le 28 novembre, à Moscou les 5 et 6 décembre. Mais la bourgeoisie
effrayée s’empresse bientôt de désavouer ses
« enfants radicaux » abandonnés aux cosaques et à
la gendarmerie du prince libéral. Telle était le climat
politique à la veille de la nouvelle année 1905.
La révolution prend d’une certaine façon son élan
décisif en décembre 1904 lors de la grève générale
des travailleurs du pétrole de Bakou, soulevés contre le
chômage et qui se déroule sur plusieurs semaines, mettant
le parti social-démocratie en première ligne et gagnant
la sympathie du prolétariat dans tout l’empire.
Trotsky résume en ces termes, dans le chapitre de son livre sur
1905 consacré au « printemps » la période de
1902 à 1904 qui marque l’ouverture des écluses de
la révolution :
« Les troubles se développaient avec une puissante régularité,
s’étendaient inexorablement, fortifiaient leurs positions
et arrachaient les obstacles qui s’opposaient à leur passage
; et sur le fond de ce grand ouvrage, devant son rythme intérieur,
devant son génie inconscient, apparaissent les petits bonhommes
du pouvoir qui promulguent des lois, contractent de nouvelles dettes,
tirent sur les ouvriers, ruinent les paysans et, pour finir, plongent
de plus en plus le pouvoir qu’ils voudraient sauver dans l’impuissance
et la colère ».
LE DIMANCHE SANGLANT DE SAINT-PETERSBOURG
La marche des événements dans la capitale, en janvier 1905,
semble se dérouler selon un développement implacable. Elle
eut dès le lendemain du 9 janvier un immense écho, non seulement
dans toute la Russie et les nationalités opprimées de l’empire
russe (Pologne, Finlande, pays baltes, Caucase…) mais aussi au sein
du mouvement ouvrier international, en Europe et en Amérique.
Le 3 janvier, la grève éclata dans la métallurgie
à l’usine Poutilov pour un motif minime, contre le renvoi
de deux ouvriers appartenant à l’association « légale
» du policier Zoubatov, « autorisée » par l’Etat.
Le 7 janvier, les grévistes étaient 140.000 dans la capitale,
en lutte pour la journée de 8 heures, le droit de coalition, la
liberté de la parole et de la presse… Ces revendications
démocratiques qui s’opposaient à la phraséologie
confuse des résolutions libérales, sont celles-là
même qui sont inscrites dans la pétition ouvrière
du 9 janvier dressant immédiatement l’un contre l’autre
le prolétariat et la monarchie, comme deux mortels ennemis. Le
champ de bataille met face à face 200.000 manifestants derrière
le pope Gapone, foule pacifique qui avance les mains nues face à
la redoutable garde du tsar. Le pope n’est qu’un élément
décoratif qui, tout comme l’association de Zoubatov, débordée,
a canalisé la menace des ouvriers qui gronde à travers la
supplique des sujets :
« Souverain, nous, les ouvriers, nos enfants, nos femmes et
nos vieillards débiles, nos parents, nous sommes venus vers toi,
souverain, pour demander justice et protection. Nous sommes réduits
à la misère, on nous opprime, on nous accable de travail
au-dessus de nos forces, on nous injurie, on ne veut point reconnaître
en nous des hommes, on nous traite comme des esclaves qui doivent endurer
leur sort et se taire. Nous avons patienté mais on nous précipite
de plus en plus dans l’abîme de l’indigence, de l’asservissement
et de l’ignorance. Le despotisme et l’arbitraire nous écrasent,
nous étouffons. Les forces nous manquent, souverain ! La limite
de la patience est atteinte ; pour nous, voici venu le terrible moment
où la mort vaut mieux que le prolongement d’insupportables
tourments ».
Et la mort, en effet, ne les épargna pas. Le soldats tirèrent
toute la journée. Les cadavres se comptèrent par centaines,
les blessés par milliers sans qu’on puisse en établir
le nombre exact, la police enlevant les corps pendant la nuit. Le comte
Witte, ministre de l’intérieur qui passait pour « libéral
» demanda, en vain, le 11 janvier en conseil des ministres que des
mesures soient prises pour prévenir de nouveaux massacres. Mais,
écrit Trotsky dans 1905 :
« Le conseil des ministres ignora le début de la révolution
russe, parce que cette révolution n’était pas inscrite
à l’ordre du jour de sa séance ». Et Trotsky
de préciser : « La signification essentielle du 9 janvier
ne réside pas dans le cortège symbolique qui s’avança
vers le Palais d’Hiver ; la soutane de Gapone n’était
qu’un accessoire. Le véritable acteur, c’était
le prolétariat. Il commence par une grève, s’unifie,
formule des exigences politiques, descend dans la rue, attire à
lui toutes les sympathies, tout l’enthousiasme de la population,
se heurte à la force armée et ouvre la révolution
russe ».
La bourgeoisie libérale qui sortait d’une stérile
campagne de banquets et de pétitions fut prise à l’improviste
et députa auprès du gouvernement des intellectuels, «
pitoyables » selon Trotsky, « dans l’espoir,
écrivait sa presse ; d’éclairer la question de telle
manière qu’on n’eût pas à employer la
force armée ».
Ainsi le 9 janvier balaya le « printemps » libéral
de l’autocratie par l’établissement de la dictature
militaire du général Trepov. Les éléments
les plus clairvoyants de cette même bourgeoisie libérale,
épouvantée par les conséquences du dimanche rouge,
tiraient la conclusion qui s’imposait. L’influent hebdomadaire
libéral Pravo (« Le Droit ») écrivait
:
« Est-ce maintenant, après les sanglantes journées
de janvier, que l’on peut mettre en doute l’idée de
la mission historique du prolétariat de Russie ? Evidemment, cette
question, du moins pour le moment historique actuel, est résolue,
non par nous, mais par les ouvriers qui, en ces mémorables journées
d’horreur et de sang, ont inscrit leur nom dans le livre d’or
du mouvement social russe ».
Mais c’est avant tout au sein du prolétariat de toute la
Russie que le massacre de janvier ouvrit les vannes au déploiement
de l’énergie révolutionnaire. Dans les deux mois qui
suivirent, une vague de grandioses grèves en masse déferla
d’un bout à l’autre de l’empire. D’après
les statistiques approximatives de l’époque, la grève
remua en profondeur cent vingt-deux villes et localités, s’étendit
à plusieurs mines du Donetz et à dix compagnies de chemins
de fer. A chaque fois, les organisations social-démocrates prirent
partout les devants, par des appels, des manifestations, des discours,
des affrontements avec la troupe. Pourtant, il ne s’agit pas là
d’actions organisées mais de soulèvements spontanés
de la masse ouvrière qui définit avec les partis ouvriers
ses exigences politiques. La grève politique est la forme particulière
que prend alors la révolution russe. Et dans le même mouvement,
partout où cela est possible, les revendications « économiques
» sont arrachées : la durée de la journée de
travail (10, 9, parfois 8 heures), un salaire minimum fixe, l’organisation
des syndicats qui s’organisent tout au long du printemps et de l’été,
etc.
Rosa Luxembourg, qui n’utilise pas le mot soviet mais parle de la
chose, écrit dans sa brochure :
« Dans les plus grandes usines de tous les centres importants se
sont constitués spontanément des comités ouvriers,
avec lesquels seul le patron traite et qui décident de tous les
conflits ».
Ainsi la grève politique, forme et produit de la fournaise révolutionnaire,
cherche le moyen de se doter d’une force organisée rassemblant
toute la masse combattante, plus largement que ne peuvent le faire les
partis et syndicats ouvriers. S’appuyant sur les comités
de grève et les syndicats, les premiers comités ouvriers
commencent à apparaître. Dès le mois de mai 1905,
la grève d’Ivanovo-Voznessensk fait surgir un organe dirigeant
qui présente déjà les traits essentiels d’un
soviet de députés ouvriers. Mais il faudra attendre la grande
grève générale d’octobre pour que les soviets
se constituent dans les deux grands centres industriels de Moscou et de
Pétersbourg ainsi que dans plusieurs dizaines d’autres villes,
comme les organes unificateurs de la lutte d’ensemble de tout le
prolétariat, mettant alors à l’ordre du jour la question
de l’insurrection armée.
La révolution se déploie selon son rythme propre. Le dimanche
sanglant de janvier ouvre une période de développement tempétueux
de grèves de masse et de grèves générales
dans tout l’empire et se donne ses premières formes d’organisation
élémentaires, en la personne des syndicats. Mais la masse
ouvrière sent elle-même que les syndicats ne sont pas suffisants
dans la guerre sans merci qu’elle livre contre l’absolutisme.
Sans qu’elle le sache clairement, la question du pouvoir est posée,
c’est à dire de la chute du régime tsariste.
LE ROLE PARTICULIER DU PROLETARIAT DANS LA REVOLUTION RUSSE
Comment la social-démocratie envisage-t-elle la question ? Est-elle
prête à diriger le soulèvement ouvrier et à
prendre elle-même le pouvoir ? Répondre à cette question,
c’est définir quelles sont les forces motrices de la révolution
russe qui a pour tâche immédiate d’arracher les revendications
démocratiques fondamentales.
La particularité de la Russie consiste en un énorme retard
de son développement économique alors que l’Europe
occidentale est parvenue à un stade industriel qui constitue déjà
la base matérielle de la future économie socialiste. Cela
signifie-t-il que la Russie doit passer, pendant un siècle ou deux,
par toutes les phases d’un développement capitaliste «
classique » ? Les intellectuels, comme Plékhanov
qui, vers 1880, ont introduit la pensée marxiste en Russie dans
une lutte acharnée contre le populisme, n’envisageaient comme
perspective révolutionnaire que la conquête des libertés
politiques. Une fois la Russie devenue une république bourgeoise,
alors seulement, quoique dans un futur indéterminé, le prolétariat
pourrait engager la lutte pour ses objectifs socialistes. Telle était
la conception de la fraction des mencheviks au sein du parti ouvrier social-démocrate
russe. Elle caractérisait la révolution à venir comme
bourgeoise et se refusait à mettre en avant les revendications
propres du prolétariat, de peur de rejeter la bourgeoisie russe
dans le camp de la réaction. Le principal tacticien du menchévisme,
Axelrod, résumait clairement en ces termes la nécessité
de subordonner la lutte du prolétariat à celle du libéralisme
:
« Les rapports sociaux de la Russie ne sont mûrs que pour
la révolution bourgeoise. Avec l’arbitraire politique général
qui règne chez nous, il ne peut être question d’un
combat immédiat du prolétariat contre les autres classes
pour conquérir le pouvoir politique… Il lutte pour établir
les conditions d’un développement bourgeois. Les conditions
objectives vouent notre prolétariat à une collaboration
inévitable avec la bourgeoisie dans sa lutte contre l’ennemi
commun ».
Les bolcheviks, avec Lénine, se refusaient résolument à
reconnaître à la bourgeoisie russe toute capacité
pour mener à son terme la révolution démocratique.
L’apparition, en quelques années, d’un prolétariat
très concentré et des plus combatif, effrayait mortellement
cette bourgeoisie qui s’était développée dans
le cadre de l’Etat tsariste garant de l’ordre social. Déjà,
en 1848, les bourgeoisies d’Europe occidentale n’avaient-elles
pas manifesté leur couardise en France et en Allemagne notamment,
préférant la restauration de l’ancien régime
au déferlement de la révolution ouvrière ? Pour Lénine,
il n’était pas question pour le prolétariat d’appuyer
la bourgeoisie russe, mais de faire alliance, contre les libéraux
épouvantés par les soulèvements, avec la paysannerie
porteuse d’une immense réserve d’énergie révolutionnaire
dans sa lutte pour l’appropriation de la terre.
« Le nœud de la révolution russe, explique
Lénine inlassablement, c’est la question agraire. Il
faut conclure à la défaite ou à la victoire de la
révolution selon la manière dont on apprécie la situation
des masses dans la lutte pour la terre ».
En dépit du caractère bourgeois de la révolution
agraire, la bourgeoisie russe manifeste une hostilité résolue
à l’expropriation de la grande propriété foncière
et s’efforce d’arriver à un compromis avec la monarchie.
A la tactique menchévique d’une alliance du prolétariat
avec la bourgeoisie libérale, Lénine oppose l’idée
d’une alliance du prolétariat avec la paysannerie. Pour briser
la résistance des possédants (nobles et bourgeois), la collaboration
révolutionnaire de ces deux classes devra, pense-t-il, aboutir
à une « dictature démocratique des ouvriers et
des paysans ». Cette dictature, comme celle des Jacobins dans
la révolution française, resterait de nature bourgeoise
car, soulignait Lénine, « comment une révolution
paysanne victorieuse serait-elle possible sans que la paysannerie révolutionnaire
prît le pouvoir ? »
Trotsky, dès la fin de 1904, montrait le point faible de la conception
de Lénine dans le fait que la paysannerie ne forme pas une classe
homogène par ses rapports sociaux, ne saurait avoir de politique
indépendante et donc prendre la tête de la révolution.
En politique, le paysan suit le bourgeois ou l’ouvrier. Lénine
a raison de refuser tout soutient à la bourgeoisie et d’estimer
que la victoire de la révolution en Russie, alors que l’économie
mondiale forme un tout, donnerait une forte impulsion à la révolution
socialiste en Occident. Mais sa position aboutit à maintenir le
prolétariat russe dans le cadre étroit de la société
bourgeoise, donc à une auto-limitation de son énergie révolutionnaire.
A la conception de Lénine, il opposait la perspective de la révolution
permanente. La victoire complète de la révolution démocratique
en Russie n’était concevable qu’au moyen d’une
dictature du prolétariat appuyée sur la paysannerie. Le
pouvoir révolutionnaire mettrait non seulement à l’ordre
du jour la conquête des droits démocratiques mais aussi les
tâches socialistes et donnerait en même temps une puissante
impulsion à la révolution socialiste internationale sans
laquelle il serait impossible de mener en Russie l’édification
socialiste à son terme.
La révolution de 1905 eut le mérite de poser sur le terrain
de la lutte l’incompatibilité radicale des programmes du
menchévisme et du bolchevisme. Mais comme elle n’aboutit
pas au renversement du tsarisme, la perspective de Lénine ne put
recevoir la sanction des faits. Il fallut attendre la révolution
de février 1917 qui devait donner naissance à un régime
bourgeois chaotique incapable de régler aucune tâche démocratique,
pour que puisse triompher la conception de Trotsky.
Il n’en reste pas moins qu’en 1905 et jusqu’en 1907,
la première révolution russe se développa sous la
forme d’une multitude de soulèvements ouvriers. La paysannerie
ne commença à entrer en mouvement qu’après
la défaite de la révolution dans les grands centres industriels.
Il fallut ainsi attendre plus de dix ans pour soumettre la théorie
à la sanction de la réalité.
LA GREVE GENERALE D’OCTOBRE
Pourtant 1905 n’a pas été qu’une succession
de grèves ouvrières en masse. La révolution qui n’a
pas vaincu a néanmoins donné le maximum de ses possibilités
au cours des mois décisifs d’octobre à décembre.
Jusqu’à l’automne, les grèves de masse ne cessent
de se succéder mais sans parvenir à renverser le régime
de l’absolutisme pourtant fortement ébranlé. Dans
la capitale, le mouvement se donne pour objectif de rassembler toutes
ses forces afin de livrer bataille en janvier, pour l’anniversaire
du dimanche sanglant et la convocation de la Douma d’Etat prévue
le 10. Mais la grève générale d’octobre surprit
tout le monde.
Elle commença chez les typographes de Moscou le 19 septembre à
l’imprimerie Sytine sur des revendications de salaire et la diminution
des heures de travail. La police se plaint bientôt de ne pouvoir
empêcher l’action d’une Union des ouvriers typo-lithographes
de Moscou. Le 24, 50 imprimeries sont en grève. Le 25, on élabore
un programme de revendications et l’autorité s’effraie
de l’activité naissante du conseil (soviet) des députés
des typographes. La grève gagne dès lors d’autres
branches de l’industrie et semble s’essouffler le 1er octobre.
Pourtant le 2, les compositeurs des imprimeries de Pétersbourg
entrent en grève pour trois jours. La grève ne s’étend
pas encore, elle hésite. Mais l’assemblée des députés
ouvriers, des corporations de l’imprimerie, de mécanique,
de la menuiserie, du tabac et d’autres, prend la résolution
de constituer un conseil (soviet) général des ouvriers de
Moscou. Puis le travail reprend. Rien ne peut faire prévoir ce
qui va se passer.
En réalité, la grève n’attendait qu’une
occasion pour se déployer dans toute son ampleur. En raison de
l’effervescence sur les lignes de chemins de fer du réseau
de Moscou, le bureau central des cheminots décida d’avancer
le mot d’ordre de grève générale prévue
pour janvier. Le 7 octobre fut une journée décisive, la
grève paralysa toutes les lignes et formula ses mots d’ordre
: la journée de 8 heures, les libertés civiques, l’amnistie,
l’Assemblée constituante. Trotsky écrit dans 1905
:
« La grève s’étend maintenant à tout
le pays et le domine. Elle se défait de toutes ses hésitations.
A mesure que le nombre de grévistes augmente, leur assurance devient
plus grande. Au-dessus des revendications professionnelles s’élèvent
les revendications révolutionnaires de classe. En se détachant
des cadres corporatifs et locaux, la grève commence à sentir
qu’elle est elle-même la révolution, et cela lui donne
une audace inouïe ».
En quelques jours, toute l’armée des cheminots arrête
le travail : 700.000 hommes. Entraînant d’abord le télégraphe
dans son mouvement, la grève manifeste partout son emprise. Le
10 octobre, une grève politique générale commence
à Moscou et dans des dizaines d’autres villes de tout l’empire.
La vie industrielle s’arrête. Des meetings grandioses s’organisent.
Pour la première fois depuis janvier, la grève montre que
la révolution peut désormais soulever au même moment
tous les centres industriels de Russie. Elle n’est pas une protestation
passive des bras croisés. Elle se défend et de la défensive,
passe à l’offensive, notamment dans plusieurs villes du Midi
où elle élève des barricades, s’arme et résiste
aux pogromes sanglants perpétrés par les groupes réactionnaires
avec la bienveillance des autorités. C’est le cas à
Kharkov, Ekaterinoslav dans l’Oural, à Odessa où ont
lieu des combats de rues. Trotsky écrit :
« Mais dans leur ensemble, les journées d’octobre
ne furent qu’une grève politique, une grande manœuvre
pour la révolution, une revue simultanée de toutes les forces
; ce ne fut pas une véritable insurrection. Et cependant, l’absolutisme
céda ».
Il céda en accordant le 17 octobre un manifeste constitutionnel
qui promettait catégoriquement toutes les libertés, plus
le droit de légiférer pour la Douma ainsi que l’extension
du droit électoral. Mais en attendant, tout restait en place, la
bureaucratie, les lois, l’armée et les officiers détestés
qui faisaient donner la troupe contre la grève et les ouvriers
soulevés. Pour la réaction, il s’agissait de gagner
du temps. L’autocratie, en tant que fait matériel, subsistait
intégralement. Les autorités reçurent l’ordre
d’appliquer les lois de l’absolutisme « dans l’esprit
» du manifeste du 17 octobre. En réalité, et bien
qu’ayant revêtu le masque du libéralisme, le gouvernement
préparait la contre offensive. Il lui fallut deux mois pour parvenir
à l’essentiel : détruire l’organisation qui
rassemblait toute l’énergie révolutionnaire du prolétariat,
les soviets des députés ouvriers.
Dans la capitale, une des deux organisations de la social-démocratie,
rapporte Trotsky dans son livre sur 1905 (en réalité, l’initiative
vint des… menchéviks, beaucoup plus à gauche à
la base que leurs dirigeants) prit le 10 octobre l’initiative de
créer une administration autonome révolutionnaire ouvrière
alors que la plus grande des grèves s’annonçait. La
première séance eut lieu le l3 avec une quarantaine de délégués
qui décidèrent sur le champ d’appeler à la
grève politique générale à Pétersbourg
et à l’élection des délégués.
Ainsi, en élargissant la grève, le soviet s’élargissait
et s’affermissait lui-même. Toute usine qui cessait le travail
y nommait un député ouvrier. A la seconde séance,
le 14 octobre, quarante grosses usines étaient déjà
représentées et trois syndicats. La réaction piaffait,
le général Trepov interdisait les réunions et faisait
occuper les rues. Le soviet ne pouvait en appeler qu’à une
grève offensive et formula dès le début les revendications
suivantes à l’adresse de la douma municipale :
1. prendre des mesures immédiates pour réglementer l’approvisionnement
des masses ouvrières ;
2. ouvrir des locaux pour les réunions ;
3. suspendre toute attribution de provisions, de locaux, de fonds à
la police, à la gendarmerie, etc.
4. assigner les sommes nécessaires à l’armement du
prolétariat de Pétersbourg qui lutte pour la liberté.
Aux exigences de cet embryon de programme d’un gouvernement ouvrier,
la douma municipale refusa de satisfaire et exprima sa confiance à
la police, protectrice de l’ordre.
Beaucoup plus qu’un parlement, le soviet, dès ses premiers
actes, se comportait comme un gouvernement et avait l’air d’un
« conseil de guerre », selon Trotsky qui participa
à ses travaux dès le 14 octobre. Le soviet concentrait toute
la force de la classe ouvrière en lutte. Né d’un besoin
pratique, celui de regrouper les multitudes disséminées
et dépourvues de liaison, il s’emparait de l’arme de
la grève générale politique avec une claire conscience
de ses buts formulés dès l’appel lancé lors
de sa première séance :
« Dans quelques jours, des événements décisifs
doivent s’accomplir en Russie. Ils détermineront pour de
nombreuses années le sort de la classe ouvrière ; nous devons
donc aller au-devant des faits avec nos forces disponibles, unifiées
sous l’égide de notre commun soviet… »
« Nous déclarons la grève politique, proclamait
l’usine Oboukhov, une des citadelles de la révolution,
et nous lutterons jusqu’au bout pour la convocation d’une
assemblée constituante sur la base du suffrage universel, direct
et secret, dans le but d’instaurer en Russie la république
démocratique ».
Ainsi l’appel à la grève générale politique
posait inéluctablement la question du pouvoir. La situation devenait
intenable pour la monarchie aux abois qui ne put faire autrement que concéder
le manifeste constitutionnel du 17 octobre. Une course de vitesse s’engageait
entre le prolétariat et le régime menacé.
Le tsar nommait le « libéral » Witte à la tête
du gouvernement, à la satisfaction des banquiers, la Russie «
constitutionnelle » étant placée sous le contrôle
d’un ministre autocrate. Mais la situation du comte Witte était
sans cesse menacée tant que la grève se développait
et que les soviets concentraient l’énergie révolutionnaire
des masses. Pourtant la révolution ne se montra pas assez forte
pour mettre à bas la vieille machine gouvernementale et en reconstruire
une autre avec ses ressources propres. L’armée resta dans
les mêmes mains, tous les vieux administrateurs choisis pour le
service de l’autocratie conservèrent leurs postes. L’absolutisme
maintenait intégralement ses positions. La grève générale
ne pouvait vaincre par elle-même.
Mais le soviet s’organisait. Le jour même de la publication
du manifeste, les députés ouvriers exigèrent : l’amnistie,
le désistement de la police du haut en bas, l’éloignement
des troupes de la capitale, la création d’une milice populaire.
La lutte pour la libération des prisonniers politiques prit un
caractère grandiose. A Moscou, le 18 octobre, une foule énorme
obtint leur élargissement du général gouverneur,
sous le contrôle d’une députation du comité
de grève. Le même jour, le peuple brisait les portes des
prisons de Simferopol. A Odessa et Reval, les manifestants obtinrent aussi
l’ouverture des cachots. A Bakou, les tentatives amenèrent
une échauffourée avec les troupes ; il y eut des morts et
des blessés. Dans la capitale, le tsar est contraint de signer
le 22 octobre une amnistie partielle qui ne satisfait personne.
Les Izvestia, l’organe du soviet, écrit :
« Nous avons obtenu une constitution. Nous avons la liberté
de nous réunir, mais nos réunions sont cernées par
la troupe. Nous avons la liberté de nous exprimer, mais la censure
n’a pas changé. Nos personnes sont inviolables, mais les
prisons sont bondées. Nous avons Witte mais on nous a laissé
Trepov. Nous avons une constitution mais l’autocratie est toujours
là ».
Le soviet adopte une décision : la grève générale
continue. Il obtient ses premiers succès en faisant libérer
une partie des prisonniers. Mais voici que la province reprend le travail
: Moscou termine la grève le 19. Le soviet de Pétersbourg
fixe la reprise du travail au 21 octobre à midi et à l’heure
dite, des milliers et des milliers d’ouvriers reprennent leurs outils.
Le soviet est beaucoup plus que l’émanation des comités
de grève d’où il a surgi. Il est l’autorité
politique incontestée de la classe ouvrière toute entière.
Il poursuit la lutte en fixant au 23 octobre une manifestation générale
à l’occasion des obsèques de tous ceux qui ont péri
depuis le dimanche sanglant. Witte se cache derrière Trepov qui
menace : aucune démonstration sur le terrain politique ne saurait
être tolérée. Que faire ? Risquer un nouveau massacre
? Le soviet était conscient de marcher à un conflit et ne
voulait pas en hâter la venue. Le 22 octobre, Trotsky proposa au
soviet de renoncer à la manifestation projetée. La motion
adoptée à une écrasante majorité concluait
:
« Le soviet décide de remplacer les obsèques solennelles
par d’imposants meetings en divers endroits de la ville ; on se
rappellera en outre que les militants tombés sur le champ de bataille
nous ont laissé, en mourant, la consigne de décupler nos
efforts pour nous armer et pour hâter l’approche du jour où
Trepov, avec toute sa bande policière, sera jeté au tas
d’immondices dans lequel doit s’ensevelir la monarchie ».
Si les masses dans la capitale parvinrent à éviter un nouvel
affrontement sanglant, l’autocratie se déchaîna en
province par des pogromes contre les ouvriers. Il y eut, au cours de la
grève d’octobre, dans cent villes, de trois à quatre
mille personnes massacrées et dix mille mutilées. Portraits
du tsar en tête, des détachements de bandits des bas-fonds
encadrés et encouragés par l’armée et le clergé
se livrent au pillage et aux meurtres contre des ennemis désignés
: juifs, étudiants, ouvriers. En un grand nombre de villes, les
ouvriers organisèrent des compagnies armées qui résistèrent
aux bandits. « Si la troupe de son côté, écrit
Trotsky, avait gardé au moins la neutralité, les milices
ouvrières n’auraient eu aucune peine à réprimer
les débordements des voyous ».
A Pétersbourg, où des préparatifs de massacre s’étaient
faits ouvertement, il n’y eut pas de pogromes du fait que les ouvriers
entreprirent de s’armer comme ils le purent. Dans les faubourgs
de la Neva et les quartiers des usines, s’organisa une véritable
milice forte de six mille hommes avec des services de nuit réguliers.
Le pouvoir impérial aux abois lança contre les miliciens
une campagne d’interdiction et de confiscation d’armes, toutefois
sans pouvoir aller jusqu’à l’affrontement. Mais celui-ci
n’était que différé.
LA GREVE POLITIQUE DE NOVEMBRE ET LES SOLDATS
Les 26 et 27 octobre éclata à Cronstadt, tout près
de la capitale, une mutinerie militaire. Le 28, l’état de
siège était déclaré et l’émeute
fut écrasée. Le même jour, sous prétexte de
volonté séparatiste, le gouvernement décrétait
l’état de siège en Pologne. Certains cantons de Russie
où s’étaient déclarés des troubles agraires
furent également mis en état de siège. Dès
le 29 octobre, de grands meetings eurent lieu dans la plupart des usines
de Pétersbourg réclamant du soviet d’énergiques
mesures de protestation.
Le soviet répondit le 1er novembre par un appel à la grève
politique générale pour l’abrogation de la loi martiale
et de la peine de mort dans toute la Russie. Elle fut encore plus puissante
que celle d’octobre terminée depuis à peine deux semaines.
Quoique pris au dépourvu, le gouvernement du comte Witte s’imagina
apaiser le prolétariat par de nouvelles promesses. Il vaut la peine
de citer la réponse du soviet publiée le 4 novembre :
« Le comte Witte signale la gracieuse sollicitude du souverain
à l’égard du peuple ouvrier. Le soviet des députés
ouvriers rappelle au prolétariat de Pétersbourg le Dimanche
rouge du 9 janvier.
« Le comte Witte nous prie de lui donner « le temps nécessaire
» et nous promet de faire pour les ouvriers « tout le possible
». Le soviet des députés ouvriers sait que Witte a
déjà trouvé « le temps » de livrer la
Pologne aux bourreaux militaires et le même soviet ne doute pas
que le comte Witte ne fasse « tout le possible » pour étouffer
le prolétariat révolutionnaire.
« Le comte Witte déclare être un homme qui nous veut
du bien et qui a pour nous de la sympathie. Le soviet des députés
ouvriers déclare qu’il n’a nul besoin de la sympathie
des favoris du tsar. Il exige un gouvernement populaire sur la base du
suffrage universel, égalitaire, direct et secret ».
Le 5 novembre, le gouvernement capitulait devant la grève et rapportait
l’application de la loi martiale à Cronstadt et en Pologne.
Dans la soirée, le soviet appelait à terminer la grève,
affirmant sa volonté de gagner la sympathie des soldats et de l’armée,
alors que « le flot révolutionnaire monte sans cesse
et que le moment n’est pas loin où il déferlera sur
le régime de l’autocratie ».
Le lundi 7 novembre à midi, suivant la décision du soviet,
la grève s’arrêta avec ensemble, comme elle avait commencé.
Allant plus loin que celle d’octobre, elle prit la défense
des soldats qu’elle commença à remuer. Des meetings
eurent lieu dans les casernes de la garnison de Pétersbourg et
les premiers délégués de la troupe commencèrent
à participer aux travaux du soviet. Une lutte à mort s’engageait
au sein de l’armée et les soldats se tournaient de plus en
plus vers le soviet qui lança vers la fin de son existence, début
décembre, son appel fameux connu nous le nom de Manifeste aux
soldats :
« Un grand nombre de régiments nous envoient leurs députés.
(…)
« Les ouvriers tiennent toujours pour les soldats honnêtes.
(…)
« C’est par un puissant élan de toute la masse que
nous balaierons l’arbitraire et l’autocratie du sol de notre
patrie.
« Qui peut se charger de cette grande tâche ?
« Le peuple ouvrier uni avec les soldats ses frères »
.
La révolution, en organisant les soldats autour des soviets ouvriers
et en incorporant leurs délégués, se dotait d’une
force révolutionnaire dirigée contre l’existence même
de l’autocratie. L’insurrection devenait inéluctable.
LA LUTTE POUR LA JOURNEE DE HUIT HEURES
Dès la reprise du travail, après la grève générale
d’octobre, les ouvriers de la capitale qui continuaient la lutte
sous de multiples formes, ne supportaient plus les interminables et épuisantes
journées de travail qui les empêchaient de participer pleinement
à la révolution. Où donc était l’issue
? Dans la journée de huit heures. Ce fut partout le vœu unanime.
Cette revendication apparemment « économique », dont
les masses exigeaient la satisfaction immédiate, allait concentrer
rapidement la question du pouvoir effectif du soviet de plus en plus irréductible
à celui du gouvernement du comte Witte.
Tout commença en dehors du soviet. Le 26 octobre, les délégués
d’un quartier ouvrier de Péterbourg décident de réaliser
dans leurs usines la journée de huit heures par la voie révolutionnaire.
Dès le 28, les grosses usines métallurgiques ne travaillent
plus que huit heures. A l’autre bout de la ville, la revendication
est satisfaite « de force » dans trois grandes usines.
Le soviet prend alors la décision d’inviter toutes les entreprises
à établir de leur propre chef la journée de huit
heures, suscitant des transports d’enthousiasme. Le 1er novembre,
le mouvement s’étend à presque toutes les usines métallurgiques
et les plus importantes des entreprises textiles.
Alors que le patronat s’était, depuis janvier, cas par cas,
engagé dans la voie des concessions sur cette question, il se montra
brusquement intraitable : la journée de huit heures ne serait pas
accordée. Frayant la voie aux lock-out des établissements
privés, le gouvernement prit l’initiative de fermer les usines
de l’Etat. Mais la masse ouvrière n’acceptait pas même
d’entendre parler d’un retour au travail dans les anciennes
conditions. Le soviet eut recours à un compromis, la revendication
cesse d’être obligatoire pour tous et la lutte ne doit continuer
que là où il existe quelque espoir de succès. Le
mouvement risquait de se diviser en de multiples escarmouches, si bien
que le 12 novembre, après quatre heures de débats, le soviet
ordonna de battre en retraite. La résolution signalait que «
la coalition du capital avec le gouvernement avait transformé la
question des huit heures, applicables à Pétersbourg, en
une question d’intérêt général pour tout
le pays ». C’était laisser entendre que cette
revendication « économique » centrale ne pourrait être
satisfaite que si la révolution parvenait à imposer un nouveau
gouvernement sur les ruines du pouvoir tsariste.
Telle est la leçon que Trotsky tire dans son livre sur 1905 :
« Certes, la journée normale pour le seul Pétersbourg,
est une absurde prétention. Mais la tentative de la capitale, dans
l’esprit du soviet, devait soulever le prolétariat du pays
entier. Naturellement, la journée de huit heures ne peut être
instaurée qu’avec le concours du pouvoir gouvernemental.
Mais le prolétariat, à cette époque, luttait précisément
pour la conquête du pouvoir (…). Les résultats pratiques
de cette campagne furent bientôt réduits à néant
par les entrepreneurs. Mais les résultats politiques laissèrent
une trace ineffaçable dans la conscience des masses. (…)
En se heurtant à la résistance organisée du capital
derrière lequel se dressait le pouvoir de l’Etat, la masse
ouvrière revint à l’idée du coup d’Etat
révolutionnaire, de l’inéluctable insurrection, de
l’armement indispensable ».
LA REVOLTE DES MOUJIKS ET DE LA FLOTTE
Si les événements décisifs se déroulaient
dans les villes, les campagnes ne restaient pas silencieuses et l’agitation
pour la terre commença à mobiliser les masses, surtout après
la grève d’octobre. Dans le gouvernement de Saratov, tous
les paysans se soulevèrent. Les propriétaires quittent leurs
manoirs, tous les biens meubles sont mis en partage, on emmène
le bétail, les ouvriers sont payés et l’incendie finit
par ravager le domaine dans le but d’empêcher le retour des
maîtres. Des compagnies armées se placent à la tête
des « colonnes » paysannes, paralysant gardes et gendarmes.
Les paysans rédigent en commun un « jugement » qui
remet la terre au « mir », c’est-à-dire à
la communauté agraire indivisible qui reçoit aussi en dépôt
l’argent et les biens confisqués. En peu de temps, plus de
deux mille manoirs furent brûlés et détruits dans
le pays. Là où sont présents des militants socialistes,
les assemblées villageoises demandent l’abolition de la propriété
privée de la terre et la convocation de représentants du
peuple.
Au mois d’août s’assemblèrent près de
Moscou plus de cent représentants de vingt-deux gouvernements lors
du premier congrès des paysans. Ainsi prit forme pour la première
fois l’idée d’une Union pan-russe des paysans.
Après le 17 octobre, les libéraux des villes s’efforcent
de canaliser le mouvement au nom de l’harmonie des classes. Mais
dans maints cantons, les Unions paysannes, avec l’aide des militants
socialistes et parfois avec la sympathie de la troupe, prennent les choses
en main : la terre est saisie, l’impôt n’est plus payé.
Le 6 novembre s’ouvrit à Moscou le 2e congrès de l’Union
paysanne qui préconisa « la propriété commune
de toutes les terres », exigeant « qu’elles
ne soient utilisées que par ceux qui travaillent la terre eux-mêmes,
en famille ou en association ». Le congrès en appela
à la future Constituante qui, selon ses vœux, «
devait être convoquée au mois de février 1906 »
pour que « soit établi un système équitable
d’exploitation des terres ». Il prévenait qu’en
cas de refus des autorités, les campagnes se verraient nécessairement
contraintes à entrer dans une insurrection générale.
L’expropriation des terres apparut imminente aux yeux du gouvernement
et de la noblesse qui jetèrent un cri d’alarme.
Le 12 novembre, le congrès des paysans clôturait ses travaux
et le l4 le bureau de l’Union à Moscou était mis en
arrestation. Le ministre de l’intérieur n’y allait
pas par quatre chemins et, face aux troubles des campagnes, annonçait
à la fin du mois « l’extermination des émeutiers
par la force armée et dans le cas de résistance, l’incendie
des habitations » de centaines et de milliers d’hommes.
L’ère de la contre-révolution qui s’ouvrait
dans les villes s’étendait simultanément aux campagnes.
Mais la révolte qui dévastait les domaines sur la terre
de Russie alors que les villes dressaient la classe ouvrière contre
le régime au moyen de grèves et de manifestations de rues,
s’accompagna aussi de grèves de policiers et finit par gagner
les matelots et les soldats dans une sorte de désagrégation
totale, de chaos. Au sein de ce chaos se manifestait déjà
le besoin d’un ordre nouveau. Ainsi des meetings incessants sortaient
de nouvelles députations des masses, y compris des soldats dont
le mouvement culmina en novembre lors de la révolte militaire de
Sébastopol, là même où les marins insurgés
du cuirassé Potemkine croupissaient dans les bagnes depuis la révolte
de juin. La grève d’octobre ouvrit dans la ville une période
de grandioses meetings où les matelots, suivis d’une partie
des soldats d’infanterie, se rassemblèrent par dizaines de
milliers, prirent la parole, s’organisèrent. Le 11 novembre,
le commandement de la flotte interdit toutes les réunions. Dans
le tumulte, un matelot tua un officier supérieur. Les marins agirent
sans délai et tous les officiers de service furent arrêtés,
désarmés et enfermés bien que libérés
le lendemain. Le mouvement s’élargit bientôt aux soldats
d’infanterie de la forteresse dont les officiers subirent le même
sort que ceux des marins. Soldats et matelots prirent possession de la
ville, dans un ordre exemplaire avec fanfare en tête et drapeaux
rouges. Ils élirent une commission qui siégeait en permanence,
élaborant les revendications particulières aux soldats et
aux marins (les matelots du Potemkine furent libérés) qu’on
joignit aux exigences politiques générales. La grande affaire
était de parvenir à désarmer les officiers de tous
les navires et des casernes. Le 13 au soir, le lieutenant Schmidt prit
la direction militaire de la révolte et s’adressa au tsar
en ces termes :
« La glorieuse flotte de la mer Noire exige de vous, souverain,
la convocation immédiate d’une assemblée constituante
et cesse d’obéir à vos ministres ».
Un ordre arriva de Pétersbourg par télégraphe : «
Ecraser la révolte ».
L’heure décisive était venue. La ville et la forteresse
furent déclarées en état de siège et les troupes
gouvernementales réussirent à prendre le dessus. En plus
de nombreux massacres, plus de 2.000 matelots furent arrêtés.
Un amiral tout juste libéré télégraphiait
au tsar : « La tempête militaire s’est apaisée,
la tempête révolutionnaire continue ».
Pour Trotsky, la révolte de Sébastopol qui a constamment
recherché l’ordre et l’unité d’action
représente un immense pas en avant depuis la mutinerie des marins
de Cronstadt un mois plus tôt. La ville se rendit au bout de cinq
jours sans avoir épuisé toutes ses ressources révolutionnaires.
Les marins et les troupes du génie, composés d’ouvriers,
ne faiblirent pas devant les officiers. Mais l’irrésolution
des régiments d’infanterie composés de paysans les
paralysèrent et leur fut fatale. Le gouvernement put reprendre
la dessus en s’appuyant sur la méfiance et la passivité
du soldat inculte, du moujik.
DECEMBRE : LA CONTRE-REVOLUTION PASSE A L’OFFENSIVE
Alors qu’en octobre, la bourgeoisie avait tenté d’arracher
quelques concessions à la monarchie, en s’appuyant sur la
grève, après la révolte de Sébastopol, la
tendance qui domine chez les libéraux est la recherche d’un
accord immédiat avec le ministère de Witte. Le passage de
toutes les classes possédantes dans le camp de l’ordre avait
commencé début novembre au moment de la grande grève
spontanée et inattendue des postes et télégraphes
où le droit de former des syndicats restait interdit aux fonctionnaires.
Devant la suspension des communications postales, la bourgeoisie, les
marchands et boursiers s’affolèrent. Touchés à
l’endroit sensible, le porte-feuille, les capitalistes penchaient
de plus en plus vers la réaction.
Néanmoins, la contre-offensive de l’autocratie restait encore
paralysée. Le 23 novembre, les cheminots se remirent en grève
(celle de la poste continuait) en solidarité avec le commandant
et les fonctionnaires de la forteresse de Kouchka, traduits en cour martiale
et condamnés à mort pour propagande révolutionnaire.
La sentence devait être exécutée le soir même.
La puissance de la grève conjointe des cheminots et des postiers
fit plier le gouvernement. La révolution remportait une dernière
victoire car tout indiquait que se préparait contre elle une attaque
forcenée. A Pétersbourg, le président du soviet,
Khroustalev, fut arrêté le 26 novembre.
Le même jour, le soviet élisait Trotsky à sa tête
et présentait une motion :
« Le 26 novembre, le gouvernement du tsar a mis en captivité
le président du soviet des députés ouvriers, notre
camarade Khroustalev-Nossar. Le soviet des députés ouvriers
élit un bureau temporaire et continue ses préparatifs pour
l’insurrection armée ».
La décision du soviet reçut dès le lendemain, en
plus de celui des soldats des bataillons finlandais, le soutien de l’Union
des paysans dont le congrès venait de refuser de payer l’impôt
et de livrer des recrues au gouvernement. La plupart des usines de la
capitale, les soviets de Moscou et de Samara ainsi que le bureau de l’Union
des syndicats affirmèrent une même détermination,
conscients de l’inévitable collision armée. La bourgeoisie
libérale affichant de plus en plus son hostilité au soviet
préparait le terrain pour que soit au plus vite restauré
l’ordre ancien.
Le temps était compté. Le 27 novembre, le soviet lança
un appel aux soldats et approuva le texte du Manifeste financier dont
les courts extraits suivants résument la portée :
« Il n’y a qu’une issue : il faut renverser le gouvernement,
il faut lui ôter ses dernières forces. Il faut tarir la dernière
source d’où il tire son existence : les recettes financières.(…)
On refusera d’effectuer tous versements de rachat des terres et
tous paiements aux caisses de l’Etat. (…) Nous décidons
de ne pas tolérer le paiement des dettes sur tous les emprunts
que le gouvernement du tsar a conclus alors qu’il menait une guerre
ouverte contre le peuple ».
L’affrontement violent des ouvriers et des forces de l’autocratie
paraissait imminent. Entre le 20 et le 30 novembre, la loi martiale fut
proclamée dans les villes de Kiev, Saratov, Simbirsk. Contre les
grèves des chemins de fer ou des postes on commença, en
province, à appliquer la « loi d’exception ».
Le 2 décembre, on confisque huit journaux ayant imprimé
le Manifeste financier du soviet et un règlement draconien (l’emprisonnement
pour grève jusqu’à quatre ans) s’attaque aux
syndicats des cheminots et des postiers. Le même jour et le lendemain
des désordres se produisent dans la garnison de Moscou, avec cortèges
de soldats dans les rues, expulsions d’officiers. Dans les provinces
le brasier des révoltes paysannes gagne un grand nombre de cantons.
Les capitalistes paniquent.
Le 3 décembre, le soviet relève le défi de l’absolutisme
et prépare une grève générale politique des
ouvriers s’appuyant sur les mouvements agraires et les révoltes
militaires. Mais il n’eut pas le temps de diriger le soulèvement
de décembre dans la capitale : ce jour-là, Witte fit arrêter
les députés ouvriers et soldats.
Le 4 décembre à Moscou, le soviet décide de déclarer
la grève générale pour le lendemain avec l’intention
de la transformer en insurrection armée. A Pétersbourg,
la grève s’ouvrit le 8, vit son apogée le 9 et déclina
dès le 12, ne rassemblant que les deux tiers des ouvriers. Tout
le monde savait qu’il s’agissait d’une lutte à
mort et le 9 janvier avait laissé une empreinte ineffaçable
dans l’esprit des masses. Les sinistres régiments de la garde
faisaient la loi dans la garnison et les ouvriers de la capitale ne pouvaient
prendre sur eux l’initiative de l’insurrection. Il fallait
une victoire en province pour engager l’action décisive.
Mais cette victoire ne vint pas et finalement, l’on battit en retraite.
Moscou est le centre du mouvement de décembre. Le 4, un soviet
des députés soldats se constitua qui se joignit au soviet
existant. Le bruit court que dans d’autres villes, l’armée
avait fait cause commune avec les ouvriers. Dans cette ambiance, la lutte
commença à Moscou le 7 avec 100.000 grévistes qui
étaient 150.000 dès le lendemain. Ce jour-là, le
soviet fit tout son possible pour faire la conquête de l’armée.
Mais il était trop tard. Les chefs militaires avaient fait entourer
les soldats réfractaires par des cosaques et des dragons qui les
ramenèrent aux casernes. La foule obtint d’abord la neutralité
des cosaques. Mais, le troisième jour de la grève, des rencontres
sanglantes eurent lieu entre les masses et l’armée. Les affrontements
durèrent cinq jours, la troupe ne parvenant pas à restaurer
l’ordre dans les rues qui commençaient à se couvrir
de barricades. Le l0, la ville fut systématiquement bombardée,
canons et mitrailleuses foudroyant les quartiers insurgés. En deux
ou trois jours, un revirement de la garnison la dressa brusquement contre
les révoltés. Pourtant, les 13 et 14 décembre, journées
critiques, virent les troupes mortellement lasses, refuser d’aller
au combat contre un ennemi insaisissable. Sur 15.000 soldats de la garnison,
on ne put « mettre en œuvre » que 5.000 hommes.
L’ordre fut alors donné d’expédier à
Moscou le régiment redoutable de la garde Semenovsky. Le 16 décembre,
le gouvernement se rendit maître de la situation, prit l’offensive
et débarrassa la ville de ses barricades. Le soviet et le parti
social-démocrate décidèrent de cesser la grève
le l9. L’insurrection à Moscou avait duré neuf jours
: du 9 au 17 décembre.
Trotsky fait remarquer l’insignifiance des cadres de combat du soulèvement
: seulement quelques centaines d’ouvriers armés. Mais une
population de 500.000 âmes s’était dressée comme
un corps vivant entre les francs-tireurs et les troupes régulières
qui ne bénéficiaient que de la sympathie de la couche supérieure
des capitalistes. La révolte coûta sans doute mille morts
et autant de blessés à la population. Puis s’ouvrit
l’ère des expéditions de répression. En deux
mois, rien que dans les provinces baltiques, sept-cent quarante-neuf personnes
furent mises à mort, plus de cent fermes et manoirs furent brûlés
ou détruits, d’innombrables victimes reçurent le fouet…
Du 9 janvier à la convocation de la première douma le 27
avril 1906, le gouvernement du tsar avait fait massacrer plus de 15.000
personnes et blessé environ 20.000 dont beaucoup moururent ; 70.000
autres furent arrêtées, déportées, incarcérées.
« Ce prix ne semblait pas trop élevé, conclut
Trotsky dans 1905, car l’enjeu n’était autre que l’existence
même du tsarisme ».
COMPRENDRE LES LEÇONS DE LA DEFAITE
Après l’arrestation du soviet de Pétersbourg et l’écrasement
de l’insurrection ouvrière de Moscou en décembre 1905,
le tsarisme n’a plus à craindre pour son existence. Il peut
dès lors se permettre de concéder, sans aucun dommage pour
l’autocratie, un régime politique pseudo-libéral au
profit exclusif de la bourgeoisie. C’est d’ailleurs en pleine
répression anti-ouvrière, le 11 décembre, qu’est
promulguée la loi électorale pour la convocation de la Douma
d’Etat qui ne fut jamais qu’un parlement octroyé. Dès
que la bourgeoisie (qui devait dominer quatre assemblées de 1906
à 1917) manifestait quelque volonté propre, le gouvernement
s’empressait de dissoudre la douma et les classes dominantes, respectueuses
des « institutions », ne manquaient pas de s’incliner
devant le diktat de la cour.
La révolution de 1905 avait déjà montré au
monde entier que la liquidation complète des décombres de
la féodalité ne serait possible en Russie que par une lutte
résolue du prolétariat, entraînant derrière
lui toutes les masses laborieuses. Les bolcheviks avaient toujours proclamé
cette vérité qu’à une époque où
le capitalisme avait définitivement constitué le marché
mondial, la bourgeoisie russe, arrivée tardivement dans l’arène
économique, étant entièrement dépourvue de
toute capacité révolutionnaire. Comme Trotsky devait l’exprimer
en 1932 dans son Histoire de la révolution russe :
« la Russie a accompli sa révolution bourgeoise si tard
qu’elle s’est trouvée forcée de la transformer
en révolution prolétarienne ».
Trotsky pensait déjà en 1905 que la classe ouvrière
ne pourrait se contenter de déblayer le terrain des vieilleries
féodales au compte de la nouvelle classe possédante mais
serait contrainte, en s’appuyant sur la paysannerie en lutte pour
la terre, de prendre elle-même le pouvoir. Les tâches de la
révolution démocratique se confondaient ainsi avec celles
de la révolution socialiste, la révolution russe ne pouvant
se maintenir durablement qu’avec l’aide et le secours de la
révolution prolétarienne en Europe.
Seuls les mencheviks, se refusant de tirer la principale leçon
du prologue révolutionnaire de 1905, persistaient à subordonner,
dans le cours de la révolution, la lutte du prolétariat
à la bourgeoisie libérale, estimant, comme Plékhanov,
en 1906, que « nous n’aurions pas dû nous battre
», autrement dit, que l’insurrection de décembre
1905 avait été une erreur.
C’était passer sur les positions de l’ennemi, pire
lui servir de relais au sein du mouvement ouvrier comme le montrera le
régime issu de la révolution de Février 1917. Sans
l’expérience des masses en 1905, l’autocratie tsariste
ne se serait pas effondrée en cinq jours, sous les coups de la
grève générale du prolétariat qui parvint
à gagner à sa cause, la masse des soldats de la garnison
de la capitale. Mais, en l’absence d’un parti révolutionnaire
(la plupart des cadres bolcheviks étant dispersés dans les
prisons, la déportation et à l’étranger), les
insurgés de février 1917 se virent confisquer leur victoire
par les partis ouvriers conciliateurs qui s’empressèrent
de remettre le pouvoir à la bourgeoisie. Il fallut huit mois aux
bolcheviks pour gagner le prolétariat à la claire compréhension
de ses tâches historiques et l’aider à se saisir du
pouvoir en Octobre.
De ce point de vue, la révolution de 1905 est bien le prologue
de celles de 1917 comme des révolutions qui suivirent en Europe.
Que ces dernières aient été défaites (en Allemagne,
en Hongrie, en Italie, en Chine, en Espagne…) n’a fait que
retarder, à l’échelle mondiale, le règlement
des comptes entre les deux classes fondamentales de la société.
Mais toutes ces défaites, comme la défaite de la révolution
de 1905, ne sont que des moments dans la crise historique sans issue de
la société bourgeoise. Et pour autant que les leçons
en soient tirées par la classe ouvrière, en terme de conscience,
c’est à dire de programme et d’organisation, alors
malgré l’accumulation des échecs, la victoire du socialisme
pourra se frayer son chemin en dépit de tous les obstacles.
Telle est le grand enseignement de la révolution russe de 1905
que Trotsky résume en quelques mots dans son Histoire de la
révolution russe :
« Les événements de 1905 furent le prologue des
deux révolutions de 1917 – celle de Février et celle
d’Octobre. Le prologue contenait déjà tous les éléments
du drame qui, cependant, n’étaient pas mis au point. La guerre
russo-japonaise ébranla le tsarisme. Utilisant le mouvement des
masses comme un repoussoir, la bourgeoisie libérale alarma la monarchie
par son opposition. Les ouvriers s’organisaient indépendamment
de la bourgeoisie, s’opposant même à elle, en des soviets
(ou conseils) qui naquirent alors pour la première fois. La classe
paysanne s’insurgeait sur une immense étendue de territoire,
pour la conquête des terres. De même que les paysans, des
effectifs révolutionnaires dans l’armée se trouvèrent
portés vers les soviets, lesquels, au moment où la poussée
de la révolution était la plus forte, disputèrent
ouvertement le pouvoir à la monarchie. Cependant, toutes les forces
révolutionnaires se manifestaient pour la première fois,
elles n’avaient pas d’expérience, elles manquaient
d’assurance. Les libéraux se détachèrent ostensiblement
de la révolution dès qu’il devint évident qu’il
ne suffirait pas d’ébranler le trône, mais qu’il
fallait le renverser. La brutale rupture de la bourgeoisie avec le peuple
– d’autant plus que la bourgeoisie entraînait dès
lors de considérables groupes d’intellectuels démocrates
– facilita à la monarchie son œuvre de désagrégation
dans l’armée, le triage des contingents fidèles et
de répression sanglante contre les ouvriers et les paysans. Le
tsarisme, quoique ayant quelques côtes brisées, sortait encore
vivant, suffisamment vigoureux, de ses épreuves de 1905. »
Fabrice LEFRANCOIS