Larmes De Sang



Je n’aurais pas dû fuir, accepter de retourner à l’ombre… Tous ces humains rassemblés devant moi et il aurait fallu si peu pour qu’ils m’écoutent et qu’ils sachent enfin la réalité de ce monde. Comment en suis-je arrivé là ? Moi qui parcourais les ténèbres avec délectation autrefois… J’aurais mieux fait de me dresser face à eux et de leur crier l’extase du sang et les profondeurs de la nuit.
Je l’ai senti tout de suite, sa présence à elle, derrière moi. Elle dégage cette aura de force qui la rend incomparable. Mais je pouvais lutter, me rendre sourd à son murmure, à ses signaux mentaux tout tissés d’imprécations pressantes. J’ai dû faillir, oh juste une seconde, mais suffisamment pour permettre à son bras de saisir ma taille et d’enserrer mon corps. Je n’ai pas su lutter, cette fois encore, je me suis laissé emporter comme un nouveau-né par son étreinte puissante. Je me suis serré contre elle, gémissant sur mon propre désespoir. Par l’enfer, elle était magnifique ! Elle a une beauté étrange, attirante et malsaine, elle semble une de ces statues d’albâtre poli par un grand maître et pourtant curieusement anguleuse. Sa peau est d’une blancheur d’opaline, presque transparente, mais ceci est le fait de notre race, elle y ajoute des traits d’une finesse exquise, ciselés dans la matière. Sa bouche est un trait mince, rehaussé de carmin, son nez si petit lui donne une singularité fascinante, ses yeux sont deux grands lacs d’eau orageuse, quelque part entre bleu et gris, enfin, s’il faut encore un détail pour parfaire le masque, entourons son terrible visage aux canines saillantes de longs cheveux gris et bouclés, relevés dans une classe très Ancien Empire. Telle est Jézabelle, si puissante parmi les vampires, qui serait encore enclose dans un couvent si je n’avais pas eu la folie de la ramener dans le monde. Elle a tant de siècles derrières elle que je serais bien incapable d’imaginer tout ce qu’elle a pu voir ou faire, moi qui me fais déjà fort de mes deux cent ans. Et alors que je marche devant elle, comme un automate échappé de l’atelier de son maître, j’en suis encore à me demander quelle est la nature exacte de nos relations. Bien sûr, elle a été et sera encore mon amante, froide et consumante de beauté, dominatrice et touchante à vous arracher des larmes de sang. Elle est aussi ma Mère, mon Sire, celle qui par un matin froid fit de moi son semblable. Elle est… mais son être importe moins que ses paroles en ce moment.
Pendant qu’elle m’entraînait à l’écart de la foule réuni là pour l’office, troupeau d’humains inconscients de la proximité de la révélation dont j’aurais été l’auteur, les mots qu’elle me chuchotait luttaient pour atteindre mon cerveau. Il était question des autres, de tous ces autres suceurs de sang stupides et bornés qui refusaient obstinément de me comprendre. Une grande part de ceux qui me connaissent m’a toujours considéré comme hérétique et dangereux, et voilà que je fournissais l’excuse idéale à leur courroux. Cette idée délirante de vouloir crier mon appartenance obscure était pour eux le comble de la dissidence. Comme ils n’avaient pas réussi à me tuer par accident et qu’aucun n’osait s’en prendre à moi directement, ma douce Jézabelle étant une ombre suffisamment forte pour les faire reculer, ils avaient trouvé moyen de me punir assez chèrement à leur goût. En vérité, je refusais les dires de Jézabelle dans l’espoir de nier la réalité monstrueuse dont elle me faisait part. Non, ils n’avaient pu faire ça… s’en prendre à eux, à mes chers petits, à ces incarnations d’angelots…
Ivre de peine et de rage, voilà que je remontais les rues dépeuplées avec toute la vitesse dont j’étais capable dans mon état d’hébétude actuelle. J’entendais les pas réguliers de Jézabelle derrière moi, et son calme m’était odieux. Je la sentais bien légèrement peinée pour moi, mais dans le fond elle était davantage curieuse de m’observer et un rien réprobatrice envers ma façon de m’amouracher ainsi de jeunes humains.
Quand j’atteignis enfin le portail de la demeure où vivaient mes jeunes anges, j’étais plus mort que vif, ce qui était autant dû, sans doute, à mon affreuse peine qu’à mon jeun de sang prolongé, ce que j’étais loin d’être prêt à reconnaître. Je secouais frénétiquement le portail, trouvant presque du réconfort à me complaire dans ma tragédie. Le regard tranchant de Jézabelle me rappela à la raison, je me recomposais une attitude digne et sautais l’obstacle lestement, il m’en coûtait tout de même de présenter une figure si peu avantageuse devant cette vampire si maîtresse d’elle-même. Me fondant dans la nuit, ma compagne sur mes talons, je rejoignais en quelques enjambées la fenêtre du petit salon qui jouxtait la chambre de mes bien aimés. Elle était entrouverte, quoi que le contraire ne m’eut pas été un frein, je me glissais donc à l’intérieur sans bruit.
L’odeur m’assaillie tout de suite, sel et métal jusqu’à l’écœurement. Comment un liquide aussi enivrant pouvait-il tout à coup paraître à ce point insupportable ? Mes yeux de prédateur percèrent la nuit et je crois que je n’aurais retenu mon cri si Jézabelle ne m’avait intimé le silence. D’un pas, je me retrouvais entre deux élégants canapés de velours rouge qui se faisaient face, et qui constituaient leur charmant petit salon, où tant de fois je les avais observés lire ou étudier. Et voilà qu’à présent leurs corps délicats y reposaient, étendus dans l’abandon de la mort. Je tombais à genoux entre leurs dépouilles fraternelles. Ce que je voyais me soulevait le cœur, je ne pouvais croire à tant de cruauté… comment mes semblables, mes propres semblables avaient-ils pu… ? Car ils ne s’étaient pas contentés de voler leurs vies comme nous savons le faire, dans une danse de mort presque mystique, féroce et amoureuse, extatique. Oh non, ils n’avaient pas bu leur sang et apprécié de sentir leurs petits corps chauds se révulser sous la morsure, les transformant en statues de marbre, froides et ravissantes, si seulement… Mais ils étaient des barbares de la pire espèce, qui n’espéraient que ma souffrance et ma perte. Je contemplais avec une fascination dégoûtée leurs fragiles cous, dont les chairs avaient été déchirées sous le fil glacé de la lame, et tout ce sang… imprégnant leurs vêtements, les coussins, la moquette… ce sang qui semblait remplir toute la pièce et me faisait saliver à vomir. Je percevais Jézabelle, en retrait près de la fenêtre, qui me scrutait avec intérêt, qui devait n’avoir qu’une envie, goûter sans remord la saveur enfantine. Mes doigts en tremblant s’enroulèrent dans les cheveux blonds, tendrement bouclés, de ma douce Emily, ces rayons de miel que j’avais eu tant de joie à parcourir il y avait si peu de temps… ils étaient encore doux et brillants sur le dessus, j’avais envie de me perdre dans leurs innombrables ondulations. Et de l’autre côté, la peau douce de mon fier petit lord, le courageux Charley. Mes ongles de verre s’attardaient sur les courbes juvéniles de leurs visages, j’étais presque rendu saoul par l’odeur âpre du sang qui commençait à sécher.
« Pourquoi tu ne le fais pas ? Rien ne t’en empêche, Anton. »
La question de Jézabelle, lâchée dans un souffle aux accents espiègles m’électrisa alors que mes doigts s’aventuraient sur la blessure ouverte de ma petite beauté blonde. Je reculais, comme pris en faute ou menacé par la foudre.
Je revivais ces heures, ces jours à observer de loin mes deux petits humains. Je les avais aperçus un soir qu’ils rentraient de promenade et que je me languissais dans les rues du quartier, ressassant ma pauvre vie dénuée d’aventures véritables depuis bientôt un quart de siècle. Peut-être était-ce l’éclat de la chevelure d’Emily qui avait attiré mon regard, ou bien les perles de leurs rires abandonnés… Je m’étais pris à les suivre jusqu’à leur demeure, m’émerveillant à chaque pas de la pureté de leurs pensées et de leur superbe candeur. Si mon premier mouvement fut qu’il serait follement excitant de me nourrir de ces jeunes êtres, il m’apparut rapidement comme les étudier et entrer en quelque sorte dans leurs vies aurait été encore davantage séduisant. C’est ce que je fis, m’investissant chaque jour un petit peu plus, décidant de tout apprendre sur leurs vies, sondant leurs esprits, détaillant leurs habitudes, conscient et attiré par tout le péril que cela contenait. J’aimais à les voir étudier à la tombée de la nuit, lire et jouer à la lueur d’une bougie vacillante quand leur père les croyait couchés, je trouvais délicieux l’émerveillement naturel d’Emily et touchante la bravoure rebelle de son frère aîné. Obnubilé par ses deux petits êtres, et malgré les menaces déguisées de mes congénères que je percevais aux alentours comme un halo malfaisant, j’en oubliais vite de me nourrir, jusqu’à décider de moi-même de ne plus attenter à la vie humaine… si ce n’était à la leur. Cela pourrait paraître fort curieux de la part d’un vampire, mais il faudrait être bien peu au fait du monde de l’ombre pour ignorer qu’après plus d’une centaine d’année d’immortalité, les besoins en sang diminuent constamment. La difficulté était au fond moins physique qu’instinctive, j’avais tellement l’habitude de puiser la sève de mon existence contre les nervures palpitantes des cous humains que l’envie me donnait des sueurs froides. Mais quelle n’était pas la contrepartie, et douce la perspective de retrouver inchangés à mon réveil ces personnifications d’anges ! Et comme une juste succession des choses, vint le jour, si peu éloigné de ce soir et qui me semble déjà si lointain, où j’osais frapper à leur fenêtre. Je me tenais en équilibre sur une branche de l’arbre qui faisait face à leur petit salon, cela afin de ne pas trop les effrayer de mes pouvoirs surnaturels. Je revois encore le visage terrifié et en même temps mêlé de curiosité de la ravissante Emily, et la manière toute chevaleresque dont son frère s’était dressé pour faire rempart de son corps, ses terribles yeux noirs me défiant sombrement. Je ne saurais dire à quoi tint la confiance innocente qui m’accorda rapidement la petite fille, était-ce mon assurance feinte, la tendresse avec laquelle je les contemplais, le naturel de mes paroles ? Elle s’avança vers moi et déclara dans l’instant : « tu es un ange, n’est-ce pas ? Il faut toujours bien traiter les créatures du Seigneur et les inviter à notre table, cela je l’ai bien appris. Entre. » C’était si inattendu et si touchant que je du lutter pour retenir un éclat de rire, je m’exécutais néanmoins, trop heureux de l’offre, et devint dans l’heure leur secret ami divin. Que de moments partagés, moi leur contant les chroniques du monde qu’ils recueillaient dans un religieux silence ! Souvent les rôles s’inversaient et mes jeunes mortels prenaient des accents inspirés pour me dépeindre leur univers… Ils étaient à moi, en mon entier pouvoir, tout comme j’étais corps et âme à eux seuls, l’écrin clos de la nuit rapprochant nos fronts en une douce étreinte au point que rien d’autre au monde ne semblait plus exister. Mais quand de mon côté je regagnais les ténèbres de mon sarcophage, eux entraient pleinement dans la vie, au grand jour, découvrant des plaisirs que je me savais à jamais étrangers. Oh oui, j’ai jalousé tous ceux qui les approchaient, j’ai maudis leurs noms, et j’ai haï la société regorgeant de vices quand j’aurais rêvé de les garder purs pour toujours. Je ne sais jusqu’où tout cela aurait pu aller… combien de fois me suis-je vu happer la vie de leur père, être maudis qui avait tout leur amour ? Je ne voulais pas les transformer, les faire mes semblables, car alors ils m’auraient échappé, sans doute, ou bien seraient devenu fous étant si jeunes encore. M’enfuir avec eux, à l’autre bout du globe, les choyer, les adorer dans l’ombre, voilà ce que je caressais, sans me convaincre jamais de leur faire subir un tel sort… peut-être qu’en fin de compte, quand ils auraient fini par se faire sourd à mes conseils ou trop sensibles au grand monde, peut-être, oui, qu’il m’aurait fallu les faire miens à jamais, et boire le nectar délicat de leurs tendres veines.
Le rire de Jézabelle me ramena au présent, à l’infâme présent, à ces petits corps violentés et privés de vie, et j’ôtais vivement le bout de mon doigt de ma bouche, tout maculé du divin sang d’Emily. Mon regard allait de l’un à l’autre, et je me sentais éperdu, recroquevillé sur le sol, gémissant de douleur, ignorant désespérément le rire coupable de ma compagne. A peine tentais-je de mettre un semblant d’ordre dans mes pensées, que la porte du petit salon s’ouvrit lentement. Je sentis les mains puissantes de la traîtresse me saisir rudement pour me tirer en arrière, je résistais à ses assauts, déterminé par diable sait quelle folie à ne pas quitter mes chers enfants et à affronter n’importe qui. Des lampes à pétrole étaient portées par deux hommes, un serviteur supposais-je et le père de mes chérubins, que j’identifiais rapidement. Jézabelle disparue dans un souffle, avec la rapidité de l’éclair, et je doutais fort que les deux hommes aient pu la voir, du moins suffisamment pour ne pas croire à une étrange hallucination. Les yeux du duc de Sandford se posèrent d’abord sur moi, les humains n’ont pas nos facultés et sans doute l’odeur du sang n’atteignait pas ses narines. Je lisais au fond de ses pupilles comme dans le flot de ses pensées ce qu’il pensait de la singulière vision que je représentais. Je me détachais curieusement dans l’obscurité, d’une pâleur qui touchait à la porcelaine, renforcée par ma longue privation de nourriture. Mes yeux luisaient comme ceux d’un prédateur, obsidienne infusée d’absinthe, mes cheveux noirs, raides et un peu longs accentuant encore mon visage peint de lune et de clairs-obscurs. Je sus tout de suite qu’il me trouvait attirant, fascinant, contre son propre gré, il s’approcha d’un pas. Alors seulement le halo de sa lampe révéla les sillons de sang qui parcheminaient mes joues, sang des larmes que j’avais versé sans m’en rendre compte sur la dépouille de ses propres enfants. Il eut comme un sursaut, peur primale et électrique, je savourais la pureté du sentiment, comme à chaque fois. Mais ce soir il n’était pas question de tueries, bien que l’idée d’abréger ses souffrances et ma faiblesse par la même me traversa l’esprit en un éclair que je repoussais résolument. Il fit un pas de plus, refusant de comprendre, d’admettre, et pourtant mû par la curiosité, l’humain est une créature prévisible et étrange, qui ne cessera contre toute attente de me surprendre.
Les reflets jaunes de la flamme tombèrent sur les petits cadavres abandonnés. Le temps se suspendit alors que l’information n’en finissait pas de parvenir à son cerveau. La lampe s’écrasa sur le sol, dans un bruit de verre brisé et un souffle de feu. Je reculais instinctivement dans l’ombre, voyant l’homme se précipiter sur le corps froid d’Emily, puis de Charley, scrutant ses larmes, entendant à peine ses cris de douleur. Je le trouvais beau, perclus de souffrance, son visage noble sculpté au burin rayonnait de désespoir, devenant un masque tragique alors que son monde s’écroulait en ruines sanglantes. Je restais là sans bouger, admirant.
Le domestique était parti en courant, affolé par la mort des enfants, par ma présence, par la réaction abandonnée de son maître, et par le feu enfin qui menaçait de tous nous emporter. Alors, le duc se redressa et me considéra avec toute la rage qui pouvait l’habiter. Je voyais comme à travers une vitre le chemin de ses pensées, moi l’étranger aux joues pâles ravinées de sang, eux ses amours aux cous ouverts dans un collier mortuaire.
Assassin.
Je saisis le mot au vol et me sentis curieusement glacé.
Meurtrier.
La haine brûlait dans son regard, et il n’était même plus utile de sonder son esprit pour en deviner le contenu.
Tueur.
Ce n’était que de très justes affirmations, je comptais à mon actif plus de morts qu’il ne pourrait sans doute jamais l’imaginer, alors pourquoi cela me blessait-il aussi durement ?
Mes anges… Criminel.
Je les avais aimés, tous les deux, de toute mon âme de non mort, j’aurais donné tout ce que j’avais, et plus encore, pour les voir grandir à mes côtés.
Infanticide.
Dans toute l’inconstance de ma race, je souffrais pourtant en cette minute autant que lui, le père souvent absent, le duc qui les connaissait sûrement moins que moi.
Monstre !
Il s’avançait vers moi, déterminé à en finir dusse t’il y laisser la vie, et cela plus que tout m’impressionna, moi qui étais toujours si attaché à mon existence malgré mes deux cent ans. Monstre. Il avait visé juste. Précisément, et au-delà de ses pires cauchemars. Un instant j’envisageais de me redresser, d’étaler devant lui ma funeste nature, et pourquoi pas de boire son sang jusqu’à la lie, dans un grandiose final, entourés comme nous l’étions de flammes. Cela aurait eu le mérite de mettre fin à ses souffrances. Et je me trouvais vengé de l’injustice dont il m’accablait dans le même coup. Eh bien, Anton, c’est le moment ou jamais, où est donc passé ton sens du théâtral ? Mais voilà, pour la première fois dans ma vie vampirique, quelque chose m’arrêta. Etait-ce cela la conscience, ou la douleur m’égarait-elle ? Quand son poing s’abattit sur mon visage, je ne réagis pas. Il eut un moment d’hésitation, presque surpris, puis se déchaîna. Les coups se succédaient, je sentais un filet de sang couler de ma lèvre inférieure et j’étais presque étonné d’en avoir encore dans les veines. Je le laissais me meurtrir en silence. La souffrance physique irradiait de tout mon être et semblait une curieuse consolation à ma peine, je m’observais moi-même à l’agonie, ce qui ne manquait pas de piquant.
Je le comprenais. Etrangement, je ne lui en voulais plus de tenter de me tuer, et j’étais presque déçu pour lui que toute cette rage se dépense en vain. S’il avait eu connaissance des véritables meurtriers, qu’aurait-il pu faire ? Je voyais déjà son chemin tout tracé s’il ne m’avait pas trouvé pour apaiser son courroux, il se serait mis à boire, éperdument, et aurait sillonné le pays à la recherche des coupables, sans jamais apaiser son mal, au point d’en oublier même son origine. Il n’avait aucune chance contre des vampires, et de toute façon n’aurait jamais pu imaginer leur existence… peut-être aurait-il fini tuer dans une ruelle quelconque. Mais je changeais la donne, sans le vouloir, par ma seule présence en ces lieux, je transformais son malheureux avenir. Je lui offrais une vengeance. Ma mort pour sa paix. Par l’enfer, je peux vous dire qu’il ne ménageait pas sa peine ! Mais la douleur m’était bénéfique, il y avait trop longtemps que rien n’avait meurtri ma peau d’immortel. Un tourbillon de douleur m’enveloppait, je ne voyais que ses yeux et les flammes dansant tout près, à peine conscient qu’il me fallait fuir pour ne pas finir sur un bûcher bien malheureux. Mon goût du tragique n’allait pas jusqu’à mourir consumé par mégarde. De très loin me parvenaient les signaux mentaux pressant de Jézabelle, cette idiote serait bien capable de venir me cherchait au lieu de me laisser à ma flamboyante autodestruction, et accessoirement mon acte d’altruisme inattendu, dont je me souviendrais fort longtemps en l’ourlant de bien plus de gloire qu’il n’en comportait malheureusement.
Enfin, rompu, le duc cessa de s’employer à faire de moi une masse sanglante. Dans un sursaut désespéré il jeta des regards perdus sur le feu qui allait croissant, sur mes chérubins qui allaient disparaître en cendre, et courut auprès d’eux. Je me désespérais en mon fort intérieur du comportement humain… voulait-il périr dans les flammes à rester à pleurer ainsi ? Je n’avais pas fais tout cela pour rien… monstre d’égoïsme que j’étais ! Voilà qu’il espérait sortir les dépouilles avec lui, comme s’il avait une seule chance d’en sortir vivant ! Les hommes ont ce besoin étrange et insupportable de se recueillir sur les tombes aimées, de savoir leurs morts reposer sous terre. Les cercueils sont bien la chose la plus monstrueuse qu’il m’a été donné de connaître, je parle ici des cercueils de dessous terre, je revois encore mes efforts terribles pour tenter de me sortir de là, mon angoisse insupportable… Laissez les donc disparaître dans les flammes, leurs corps léchés par le brasier brûlant dans l’étreinte amoureuse qu’ils ne sauraient jamais connaître à présent. Je serais le garant de leur existence, le gardien de leur innocence et de leur passage, je les pendrais de mes mains surnaturelles et coucherais leurs visages entre les arabesques de mes lignes. Oh oui, tous les siècles des siècles ne pourront plus les effacer, je me garderais jamais de disparaître pour honorer leur mémoire. Rien ne leur fera perdre leur magnifique candeur, éternels ils seront, tout comme moi, unis à mon cœur, liés à ma vie, je marcherais sur le monde leurs fantômes accrochés à mes pas.
Peut-être a-t-il compris, ou bien son élan de vie reprend t’il le dessus, mais voici mon duc qui interpelle les serviteurs venus éteindre l’incendie pour qu’ils le sorte de là. Tout convaincus de la brièveté de leur existence, les humains ne sont pas différents de nous, ils tiennent toujours plus à leur vie qu’à n’importe quoi à l’aube du dernier souffle. Celui-là s’en sortira, il a la détermination implacable qui sauve. Eh bien, il suffisait d’être patient, sautant à travers les flammes, couvert de l’eau dont ses gens l’ont aspergé, le sus nommé seigneur de Sandford donne à sa vie une seconde chance, même si elle risque d’être teintée d’un goût bien amer. Quand à moi… puisque je me dérobe à présent à leur vue, il serait bon que je m’en aille sans me retourner. Ou que je brûle avec eux, contre eux, pour eux, victimes ensembles de la trahison cruelle de mon ignominieuse race. Un feu diabolique, immense et purificateur… je ne vois ni ne sens plus que lui, le feu partout, qui court et mord, qui s’élève le long des murs aussi fier que Satan lui-même, qui consomme et détruit, rend la matière à sa plus simple expression. La cendre à la cendre, la poussière pour la vie. Je voudrais… être flamme moi aussi, d’une beauté absolument pure, d’une vigueur constante, mortellement séduisant. Et c’est ce que je suis, n’est-ce pas ? C’est pour cela que j’arpente la terre et qu’ils viennent à moi, pour cela que je refuse obstinément de mourir, je suis mon propre idéal comme celui de chacun, je suis un ange oublié des cieux, létal et terrifiant, je suis éternel, mais je ne suis plus un homme. Une créature. Et même bien pire que cela. Un non sens en acte. La souffrance qui entrave mon corps est insupportable. Et je ne mourrai pas. Rien n’abrégera mes souffrances. Rien. Jamais. Je suis déjà mort. Mort. Vivant. Je ne suis qu’une utopie. Un conte pour enfant. Un anathème. Je suis celui que l’on craint. Celui qui obsède. Une légende. Une pauvre légende devenue le jouet d’un amour contre nature et d’une trahison de ses faux frères. Seul le feu, celui qui m’entoure et qui a dû infuser notre race, à le pouvoir de me détruire. Je ne finirais pas ainsi.
A peine la résolution prise, j’essaie péniblement de me mettre debout. Je ne suis plus qu’un brouillon de chairs meurtries, mais je dois sortir d’ici. Tout à coup cela m’apparaît comme une urgence, une frénésie, je dois sortir, atteindre la fenêtre, ne plus jamais approcher ce lieu de perdition, mes fantômes avec moi, je n’en aurais plus aucune raison. La fenêtre, bien, très bien, l’air frais s’y engouffre, mais le feu ne me talonne t’il pas ? Ne veut il pas me rappeler à lui, moi sa progéniture, faire corps avec moi ainsi que mes pensées l’ont ébauché ? Il est là, il me veut, il ne désire que moi qui suis déjà cendre, ses bras s’allongent vers moi comme des serpents vicieux. Ne pas se retourner, ne pas écouter le grésillement de la chair, le bruissement des os que sont devenus mes amours. Fuir. Se dérober à l’appel, à jamais, car je suis Anton, car je suis maudit, pétrit d’orgueil et d’égoïsme, aimant passionnément mon existence invivable.
Le vide, et l’herbe sous mon dos. Le rugissement du feu impuissant. Fermer les yeux, dedans le sang, rouge. Les bras de ma maîtresse, éternelle Jézabelle, fille de la séduction, m’emportent au loin, ma tête doucement ballote dans le vide alors que mon esprit sombre dans l’inconscience. Quelque part, fidèles, deux fantômes m’accompagnent. Trahit pour l’affront d’être moi, mais pour toujours indestructible, je suis Anton.


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