Larmes De Sang
Je n’aurais pas dû fuir, accepter de retourner à l’ombre… Tous ces humains
rassemblés devant moi et il aurait fallu si peu pour qu’ils m’écoutent et
qu’ils sachent enfin la réalité de ce monde. Comment en suis-je arrivé là ? Moi
qui parcourais les ténèbres avec délectation autrefois… J’aurais mieux fait de
me dresser face à eux et de leur crier l’extase du sang et les profondeurs de
la nuit.
Je l’ai senti tout de suite, sa présence à elle, derrière moi. Elle dégage
cette aura de force qui la rend incomparable. Mais je pouvais lutter, me rendre
sourd à son murmure, à ses signaux mentaux tout tissés d’imprécations
pressantes. J’ai dû faillir, oh juste une seconde, mais suffisamment pour
permettre à son bras de saisir ma taille et d’enserrer mon corps. Je n’ai pas
su lutter, cette fois encore, je me suis laissé emporter comme un nouveau-né
par son étreinte puissante. Je me suis serré contre elle, gémissant sur mon
propre désespoir. Par l’enfer, elle était magnifique ! Elle a une beauté étrange,
attirante et malsaine, elle semble une de ces statues d’albâtre poli par un
grand maître et pourtant curieusement anguleuse. Sa peau est d’une blancheur
d’opaline, presque transparente, mais ceci est le fait de notre race, elle y
ajoute des traits d’une finesse exquise, ciselés dans la matière. Sa bouche est
un trait mince, rehaussé de carmin, son nez si petit lui donne une singularité
fascinante, ses yeux sont deux grands lacs d’eau orageuse, quelque part entre
bleu et gris, enfin, s’il faut encore un détail pour parfaire le masque,
entourons son terrible visage aux canines saillantes de longs cheveux gris et
bouclés, relevés dans une classe très Ancien Empire. Telle est Jézabelle, si
puissante parmi les vampires, qui serait encore enclose dans un couvent si je
n’avais pas eu la folie de la ramener dans le monde. Elle a tant de siècles
derrières elle que je serais bien incapable d’imaginer tout ce qu’elle a pu
voir ou faire, moi qui me fais déjà fort de mes deux cent ans. Et alors que je
marche devant elle, comme un automate échappé de l’atelier de son maître, j’en
suis encore à me demander quelle est la nature exacte de nos relations. Bien
sûr, elle a été et sera encore mon amante, froide et consumante de beauté,
dominatrice et touchante à vous arracher des larmes de sang. Elle est aussi ma
Mère, mon Sire, celle qui par un matin froid fit de moi son semblable. Elle
est… mais son être importe moins que ses paroles en ce moment.
Pendant qu’elle m’entraînait à
l’écart de la foule réuni là pour
l’office,
troupeau d’humains inconscients de la proximité de la
révélation dont j’aurais
été l’auteur, les mots qu’elle me chuchotait
luttaient pour atteindre mon
cerveau. Il était question des autres, de tous ces autres
suceurs de sang
stupides et bornés qui refusaient obstinément de me
comprendre. Une grande part
de ceux qui me connaissent m’a toujours considéré
comme hérétique et dangereux,
et voilà que je fournissais l’excuse idéale
à leur courroux. Cette idée
délirante de vouloir crier mon appartenance obscure était
pour eux le comble de
la dissidence. Comme ils n’avaient pas réussi à me
tuer par accident et
qu’aucun n’osait s’en prendre à moi
directement, ma douce Jézabelle étant une
ombre suffisamment forte pour les faire reculer, ils avaient
trouvé moyen de me
punir assez chèrement à leur goût. En
vérité, je refusais les dires de
Jézabelle dans l’espoir de nier la réalité
monstrueuse dont elle me faisait
part. Non, ils n’avaient pu faire ça… s’en
prendre à eux, à mes chers petits, à
ces incarnations d’angelots…
Ivre de peine et de rage, voilà que je remontais les rues dépeuplées avec toute
la vitesse dont j’étais capable dans mon état d’hébétude actuelle. J’entendais
les pas réguliers de Jézabelle derrière moi, et son calme m’était odieux. Je la
sentais bien légèrement peinée pour moi, mais dans le fond elle était davantage
curieuse de m’observer et un rien réprobatrice envers ma façon de m’amouracher
ainsi de jeunes humains.
Quand j’atteignis enfin le portail de la demeure où
vivaient mes jeunes anges,
j’étais plus mort que vif, ce qui était autant
dû, sans doute, à mon affreuse
peine qu’à mon jeun de sang prolongé, ce que
j’étais loin d’être prêt à
reconnaître. Je secouais frénétiquement le portail,
trouvant presque du
réconfort à me complaire dans ma tragédie. Le
regard tranchant de Jézabelle me
rappela à la raison, je me recomposais une attitude digne et
sautais l’obstacle
lestement, il m’en coûtait tout de même de
présenter une figure si peu
avantageuse devant cette vampire si maîtresse
d’elle-même. Me fondant dans la
nuit, ma compagne sur mes talons, je rejoignais en quelques
enjambées la
fenêtre du petit salon qui jouxtait la chambre de mes bien
aimés. Elle était
entrouverte, quoi que le contraire ne m’eut pas été
un frein, je me glissais
donc à l’intérieur sans bruit.
L’odeur m’assaillie tout de suite, sel et métal jusqu’à l’écœurement. Comment
un liquide aussi enivrant pouvait-il tout à coup paraître à ce point
insupportable ? Mes yeux de prédateur percèrent la nuit et je crois que je
n’aurais retenu mon cri si Jézabelle ne m’avait intimé le silence. D’un pas, je
me retrouvais entre deux élégants canapés de velours rouge qui se faisaient
face, et qui constituaient leur charmant petit salon, où tant de fois je les
avais observés lire ou étudier. Et voilà qu’à présent leurs corps délicats y
reposaient, étendus dans l’abandon de la mort. Je tombais à genoux entre leurs
dépouilles fraternelles. Ce que je voyais me soulevait le cœur, je ne pouvais
croire à tant de cruauté… comment mes semblables, mes propres semblables
avaient-ils pu… ? Car ils ne s’étaient pas contentés de voler leurs vies comme
nous savons le faire, dans une danse de mort presque mystique, féroce et
amoureuse, extatique. Oh non, ils n’avaient pas bu leur sang et apprécié de
sentir leurs petits corps chauds se révulser sous la morsure, les transformant
en statues de marbre, froides et ravissantes, si seulement… Mais ils étaient
des barbares de la pire espèce, qui n’espéraient que ma souffrance et ma perte.
Je contemplais avec une fascination dégoûtée leurs fragiles cous, dont les
chairs avaient été déchirées sous le fil glacé de la lame, et tout ce sang…
imprégnant leurs vêtements, les coussins, la moquette… ce sang qui semblait
remplir toute la pièce et me faisait saliver à vomir. Je percevais Jézabelle,
en retrait près de la fenêtre, qui me scrutait avec intérêt, qui devait n’avoir
qu’une envie, goûter sans remord la saveur enfantine. Mes doigts en tremblant
s’enroulèrent dans les cheveux blonds, tendrement bouclés, de ma douce Emily,
ces rayons de miel que j’avais eu tant de joie à parcourir il y avait si peu de
temps… ils étaient encore doux et brillants sur le dessus, j’avais envie de me
perdre dans leurs innombrables ondulations. Et de l’autre côté, la peau douce
de mon fier petit lord, le courageux Charley. Mes ongles de verre s’attardaient
sur les courbes juvéniles de leurs visages, j’étais presque rendu saoul par
l’odeur âpre du sang qui commençait à sécher.
« Pourquoi tu ne le fais pas ? Rien ne t’en empêche, Anton. »
La question de Jézabelle, lâchée dans un souffle aux accents espiègles
m’électrisa alors que mes doigts s’aventuraient sur la blessure ouverte de ma
petite beauté blonde. Je reculais, comme pris en faute ou menacé par la foudre.
Je revivais ces heures, ces jours à observer de loin mes deux petits humains.
Je les avais aperçus un soir qu’ils rentraient de promenade et que je me
languissais dans les rues du quartier, ressassant ma pauvre vie dénuée
d’aventures véritables depuis bientôt un quart de siècle. Peut-être était-ce
l’éclat de la chevelure d’Emily qui avait attiré mon regard, ou bien les perles
de leurs rires abandonnés… Je m’étais pris à les suivre jusqu’à leur demeure,
m’émerveillant à chaque pas de la pureté de leurs pensées et de leur superbe
candeur. Si mon premier mouvement fut qu’il serait follement excitant de me
nourrir de ces jeunes êtres, il m’apparut rapidement comme les étudier et
entrer en quelque sorte dans leurs vies aurait été encore davantage séduisant.
C’est ce que je fis, m’investissant chaque jour un petit peu plus, décidant de
tout apprendre sur leurs vies, sondant leurs esprits, détaillant leurs
habitudes, conscient et attiré par tout le péril que cela contenait. J’aimais à
les voir étudier à la tombée de la nuit, lire et jouer à la lueur d’une bougie
vacillante quand leur père les croyait couchés, je trouvais délicieux
l’émerveillement naturel d’Emily et touchante la bravoure rebelle de son frère
aîné. Obnubilé par ses deux petits êtres, et malgré les menaces déguisées de
mes congénères que je percevais aux alentours comme un halo malfaisant, j’en
oubliais vite de me nourrir, jusqu’à décider de moi-même de ne plus attenter à
la vie humaine… si ce n’était à la leur. Cela pourrait paraître fort curieux de
la part d’un vampire, mais il faudrait être bien peu au fait du monde de
l’ombre pour ignorer qu’après plus d’une centaine d’année d’immortalité, les
besoins en sang diminuent constamment. La difficulté était au fond moins
physique qu’instinctive, j’avais tellement l’habitude de puiser la sève de mon
existence contre les nervures palpitantes des cous humains que l’envie me
donnait des sueurs froides. Mais quelle n’était pas la contrepartie, et douce
la perspective de retrouver inchangés à mon réveil ces personnifications
d’anges ! Et comme une juste succession des choses, vint le jour, si peu
éloigné de ce soir et qui me semble déjà si lointain, où j’osais frapper à leur
fenêtre. Je me tenais en équilibre sur une branche de l’arbre qui faisait face
à leur petit salon, cela afin de ne pas trop les effrayer de mes pouvoirs
surnaturels. Je revois encore le visage terrifié et en même temps mêlé de
curiosité de la ravissante Emily, et la manière toute chevaleresque dont son
frère s’était dressé pour faire rempart de son corps, ses terribles yeux noirs
me défiant sombrement. Je ne saurais dire à quoi tint la confiance innocente
qui m’accorda rapidement la petite fille, était-ce mon assurance feinte, la
tendresse avec laquelle je les contemplais, le naturel de mes paroles ? Elle
s’avança vers moi et déclara dans l’instant : « tu es un ange, n’est-ce pas ?
Il faut toujours bien traiter les créatures du Seigneur et les inviter à notre
table, cela je l’ai bien appris. Entre. » C’était si inattendu et si touchant
que je du lutter pour retenir un éclat de rire, je m’exécutais néanmoins, trop
heureux de l’offre, et devint dans l’heure leur secret ami divin. Que de
moments partagés, moi leur contant les chroniques du monde qu’ils recueillaient
dans un religieux silence ! Souvent les rôles s’inversaient et mes jeunes
mortels prenaient des accents inspirés pour me dépeindre leur univers… Ils
étaient à moi, en mon entier pouvoir, tout comme j’étais corps et âme à eux
seuls, l’écrin clos de la nuit rapprochant nos fronts en une douce étreinte au
point que rien d’autre au monde ne semblait plus exister. Mais quand de mon
côté je regagnais les ténèbres de mon sarcophage, eux entraient pleinement dans
la vie, au grand jour, découvrant des plaisirs que je me savais à jamais
étrangers. Oh oui, j’ai jalousé tous ceux qui les approchaient, j’ai maudis
leurs noms, et j’ai haï la société regorgeant de vices quand j’aurais rêvé de
les garder purs pour toujours. Je ne sais jusqu’où tout cela aurait pu aller…
combien de fois me suis-je vu happer la vie de leur père, être maudis qui avait
tout leur amour ? Je ne voulais pas les transformer, les faire mes semblables,
car alors ils m’auraient échappé, sans doute, ou bien seraient devenu fous
étant si jeunes encore. M’enfuir avec eux, à l’autre bout du globe, les choyer,
les adorer dans l’ombre, voilà ce que je caressais, sans me convaincre jamais
de leur faire subir un tel sort… peut-être qu’en fin de compte, quand ils
auraient fini par se faire sourd à mes conseils ou trop sensibles au grand
monde, peut-être, oui, qu’il m’aurait fallu les faire miens à jamais, et boire
le nectar délicat de leurs tendres veines.
Le rire de Jézabelle me ramena au présent, à l’infâme présent, à ces petits
corps violentés et privés de vie, et j’ôtais vivement le bout de mon doigt de
ma bouche, tout maculé du divin sang d’Emily. Mon regard allait de l’un à
l’autre, et je me sentais éperdu, recroquevillé sur le sol, gémissant de
douleur, ignorant désespérément le rire coupable de ma compagne. A peine
tentais-je de mettre un semblant d’ordre dans mes pensées, que la porte du petit
salon s’ouvrit lentement. Je sentis les mains puissantes de la traîtresse me
saisir rudement pour me tirer en arrière, je résistais à ses assauts, déterminé
par diable sait quelle folie à ne pas quitter mes chers enfants et à affronter
n’importe qui. Des lampes à pétrole étaient portées par deux hommes, un
serviteur supposais-je et le père de mes chérubins, que j’identifiais
rapidement. Jézabelle disparue dans un souffle, avec la rapidité de l’éclair,
et je doutais fort que les deux hommes aient pu la voir, du moins suffisamment
pour ne pas croire à une étrange hallucination. Les yeux du duc de Sandford se
posèrent d’abord sur moi, les humains n’ont pas nos facultés et sans doute
l’odeur du sang n’atteignait pas ses narines. Je lisais au fond de ses pupilles
comme dans le flot de ses pensées ce qu’il pensait de la singulière vision que
je représentais. Je me détachais curieusement dans l’obscurité, d’une pâleur
qui touchait à la porcelaine, renforcée par ma longue privation de nourriture.
Mes yeux luisaient comme ceux d’un prédateur, obsidienne infusée d’absinthe,
mes cheveux noirs, raides et un peu longs accentuant encore mon visage peint de
lune et de clairs-obscurs. Je sus tout de suite qu’il me trouvait attirant,
fascinant, contre son propre gré, il s’approcha d’un pas. Alors seulement le
halo de sa lampe révéla les sillons de sang qui parcheminaient mes joues, sang
des larmes que j’avais versé sans m’en rendre compte sur la dépouille de ses
propres enfants. Il eut comme un sursaut, peur primale et électrique, je
savourais la pureté du sentiment, comme à chaque fois. Mais ce soir il n’était
pas question de tueries, bien que l’idée d’abréger ses souffrances et ma
faiblesse par la même me traversa l’esprit en un éclair que je repoussais
résolument. Il fit un pas de plus, refusant de comprendre, d’admettre, et
pourtant mû par la curiosité, l’humain est une créature prévisible et étrange,
qui ne cessera contre toute attente de me surprendre.
Les reflets jaunes de la flamme tombèrent sur les petits cadavres abandonnés.
Le temps se suspendit alors que l’information n’en finissait pas de parvenir à
son cerveau. La lampe s’écrasa sur le sol, dans un bruit de verre brisé et un
souffle de feu. Je reculais instinctivement dans l’ombre, voyant l’homme se
précipiter sur le corps froid d’Emily, puis de Charley, scrutant ses larmes,
entendant à peine ses cris de douleur. Je le trouvais beau, perclus de
souffrance, son visage noble sculpté au burin rayonnait de désespoir, devenant
un masque tragique alors que son monde s’écroulait en ruines sanglantes. Je
restais là sans bouger, admirant.
Le domestique était parti en courant, affolé par la mort des enfants, par ma
présence, par la réaction abandonnée de son maître, et par le feu enfin qui
menaçait de tous nous emporter. Alors, le duc se redressa et me considéra avec
toute la rage qui pouvait l’habiter. Je voyais comme à travers une vitre le
chemin de ses pensées, moi l’étranger aux joues pâles ravinées de sang, eux ses
amours aux cous ouverts dans un collier mortuaire.
Assassin.
Je saisis le mot au vol et me sentis curieusement glacé.
Meurtrier.
La haine brûlait dans son regard, et il n’était même plus utile de sonder son
esprit pour en deviner le contenu.
Tueur.
Ce n’était que de très justes affirmations, je comptais à mon actif plus de
morts qu’il ne pourrait sans doute jamais l’imaginer, alors pourquoi cela me
blessait-il aussi durement ?
Mes anges… Criminel.
Je les avais aimés, tous les deux, de toute mon âme de non mort, j’aurais donné
tout ce que j’avais, et plus encore, pour les voir grandir à mes côtés.
Infanticide.
Dans toute l’inconstance de ma race, je souffrais pourtant en cette minute
autant que lui, le père souvent absent, le duc qui les connaissait sûrement
moins que moi.
Monstre !
Il s’avançait vers moi, déterminé à en finir dusse t’il y laisser la vie, et
cela plus que tout m’impressionna, moi qui étais toujours si attaché à mon
existence malgré mes deux cent ans. Monstre. Il avait visé juste. Précisément,
et au-delà de ses pires cauchemars. Un instant j’envisageais de me redresser,
d’étaler devant lui ma funeste nature, et pourquoi pas de boire son sang
jusqu’à la lie, dans un grandiose final, entourés comme nous l’étions de
flammes. Cela aurait eu le mérite de mettre fin à ses souffrances. Et je me
trouvais vengé de l’injustice dont il m’accablait dans le même coup. Eh bien,
Anton, c’est le moment ou jamais, où est donc passé ton sens du théâtral ? Mais
voilà, pour la première fois dans ma vie vampirique, quelque chose m’arrêta.
Etait-ce cela la conscience, ou la douleur m’égarait-elle ? Quand son poing
s’abattit sur mon visage, je ne réagis pas. Il eut un moment d’hésitation,
presque surpris, puis se déchaîna. Les coups se succédaient, je sentais un
filet de sang couler de ma lèvre inférieure et j’étais presque étonné d’en
avoir encore dans les veines. Je le laissais me meurtrir en silence. La
souffrance physique irradiait de tout mon être et semblait une curieuse
consolation à ma peine, je m’observais moi-même à l’agonie, ce qui ne manquait
pas de piquant.
Je le comprenais. Etrangement, je ne lui en voulais plus de tenter de me tuer,
et j’étais presque déçu pour lui que toute cette rage se dépense en vain. S’il
avait eu connaissance des véritables meurtriers, qu’aurait-il pu faire ? Je
voyais déjà son chemin tout tracé s’il ne m’avait pas trouvé pour apaiser son
courroux, il se serait mis à boire, éperdument, et aurait sillonné le pays à la
recherche des coupables, sans jamais apaiser son mal, au point d’en oublier
même son origine. Il n’avait aucune chance contre des vampires, et de toute
façon n’aurait jamais pu imaginer leur existence… peut-être aurait-il fini tuer
dans une ruelle quelconque. Mais je changeais la donne, sans le vouloir, par ma
seule présence en ces lieux, je transformais son malheureux avenir. Je lui
offrais une vengeance. Ma mort pour sa paix. Par l’enfer, je peux vous dire
qu’il ne ménageait pas sa peine ! Mais la douleur m’était bénéfique, il y avait
trop longtemps que rien n’avait meurtri ma peau d’immortel. Un tourbillon de douleur
m’enveloppait, je ne voyais que ses yeux et les flammes dansant tout près, à
peine conscient qu’il me fallait fuir pour ne pas finir sur un bûcher bien
malheureux. Mon goût du tragique n’allait pas jusqu’à mourir consumé par
mégarde. De très loin me parvenaient les signaux mentaux pressant de Jézabelle,
cette idiote serait bien capable de venir me cherchait au lieu de me laisser à
ma flamboyante autodestruction, et accessoirement mon acte d’altruisme
inattendu, dont je me souviendrais fort longtemps en l’ourlant de bien plus de
gloire qu’il n’en comportait malheureusement.
Enfin, rompu, le duc cessa de s’employer à faire de moi
une masse sanglante.
Dans un sursaut désespéré il jeta des regards
perdus sur le feu qui allait
croissant, sur mes chérubins qui allaient disparaître en
cendre, et courut
auprès d’eux. Je me désespérais en mon fort
intérieur du comportement humain…
voulait-il périr dans les flammes à rester à
pleurer ainsi ? Je n’avais pas
fais tout cela pour rien… monstre d’égoïsme
que j’étais ! Voilà qu’il espérait
sortir les dépouilles avec lui, comme s’il avait une seule
chance d’en sortir
vivant ! Les hommes ont ce besoin étrange et insupportable de se
recueillir sur
les tombes aimées, de savoir leurs morts reposer sous terre. Les
cercueils sont
bien la chose la plus monstrueuse qu’il m’a
été donné de connaître, je parle
ici des cercueils de dessous terre, je revois encore mes efforts
terribles pour
tenter de me sortir de là, mon angoisse insupportable…
Laissez les donc
disparaître dans les flammes, leurs corps léchés
par le brasier brûlant dans
l’étreinte amoureuse qu’ils ne sauraient jamais
connaître à présent. Je serais
le garant de leur existence, le gardien de leur innocence et de leur
passage,
je les pendrais de mes mains surnaturelles et coucherais leurs visages
entre
les arabesques de mes lignes. Oh oui, tous les siècles des
siècles ne pourront
plus les effacer, je me garderais jamais de disparaître pour
honorer leur
mémoire. Rien ne leur fera perdre leur magnifique candeur,
éternels ils seront,
tout comme moi, unis à mon cœur, liés à ma
vie, je marcherais sur le monde
leurs fantômes accrochés à mes pas.
Peut-être a-t-il compris, ou bien son élan de vie reprend
t’il le dessus, mais
voici mon duc qui interpelle les serviteurs venus éteindre
l’incendie pour
qu’ils le sorte de là. Tout convaincus de la
brièveté de leur existence, les
humains ne sont pas différents de nous, ils tiennent toujours
plus à leur vie
qu’à n’importe quoi à l’aube du dernier
souffle. Celui-là s’en sortira, il a la
détermination implacable qui sauve. Eh bien, il suffisait
d’être patient,
sautant à travers les flammes, couvert de l’eau dont ses
gens l’ont aspergé, le
sus nommé seigneur de Sandford donne à sa vie une seconde
chance, même si elle
risque d’être teintée d’un goût bien
amer. Quand à moi… puisque je me dérobe à
présent à leur vue, il serait bon que je m’en aille
sans me retourner. Ou que
je brûle avec eux, contre eux, pour eux, victimes ensembles de la
trahison
cruelle de mon ignominieuse race. Un feu diabolique, immense et
purificateur…
je ne vois ni ne sens plus que lui, le feu partout, qui court et mord,
qui
s’élève le long des murs aussi fier que Satan
lui-même, qui consomme et
détruit, rend la matière à sa plus simple
expression. La cendre à la cendre, la
poussière pour la vie. Je voudrais… être flamme moi
aussi, d’une beauté
absolument pure, d’une vigueur constante, mortellement
séduisant. Et c’est ce
que je suis, n’est-ce pas ? C’est pour cela que
j’arpente la terre et qu’ils
viennent à moi, pour cela que je refuse obstinément de
mourir, je suis mon
propre idéal comme celui de chacun, je suis un ange
oublié des cieux, létal et
terrifiant, je suis éternel, mais je ne suis plus un homme. Une
créature. Et
même bien pire que cela. Un non sens en acte. La souffrance qui
entrave mon
corps est insupportable. Et je ne mourrai pas. Rien
n’abrégera mes souffrances.
Rien. Jamais. Je suis déjà mort. Mort. Vivant. Je ne suis
qu’une utopie. Un
conte pour enfant. Un anathème. Je suis celui que l’on
craint. Celui qui obsède.
Une légende. Une pauvre légende devenue le jouet
d’un amour contre nature et
d’une trahison de ses faux frères. Seul le feu, celui qui
m’entoure et qui a dû
infuser notre race, à le pouvoir de me détruire. Je ne
finirais pas ainsi.
A peine la résolution prise, j’essaie péniblement de me mettre debout. Je ne
suis plus qu’un brouillon de chairs meurtries, mais je dois sortir d’ici. Tout
à coup cela m’apparaît comme une urgence, une frénésie, je dois sortir,
atteindre la fenêtre, ne plus jamais approcher ce lieu de perdition, mes
fantômes avec moi, je n’en aurais plus aucune raison. La fenêtre, bien, très
bien, l’air frais s’y engouffre, mais le feu ne me talonne t’il pas ? Ne veut
il pas me rappeler à lui, moi sa progéniture, faire corps avec moi ainsi que
mes pensées l’ont ébauché ? Il est là, il me veut, il ne désire que moi qui
suis déjà cendre, ses bras s’allongent vers moi comme des serpents vicieux. Ne
pas se retourner, ne pas écouter le grésillement de la chair, le bruissement
des os que sont devenus mes amours. Fuir. Se dérober à l’appel, à jamais, car
je suis Anton, car je suis maudit, pétrit d’orgueil et d’égoïsme, aimant
passionnément mon existence invivable.
Le vide, et l’herbe sous mon dos. Le rugissement du feu impuissant. Fermer les
yeux, dedans le sang, rouge. Les bras de ma maîtresse, éternelle Jézabelle,
fille de la séduction, m’emportent au loin, ma tête doucement ballote dans le
vide alors que mon esprit sombre dans l’inconscience. Quelque part, fidèles,
deux fantômes m’accompagnent. Trahit pour l’affront d’être moi, mais pour
toujours indestructible, je suis Anton.