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Rubrique : écologie
La preuve que l ‘écologie est conciliable avec le progrès et le développement économique

Un architecte écologiste célèbre l'abondance, les usines vertes et la prochaine révolution industrielle
17 mai 2002

Selon William McDonough, créateur-dessinateur de renommée internationale et seul particulier qui ait reçu le Prix présidentiel du développement durable en 1996, tout, depuis les véhicules jusqu'aux centres urbains, peut être conçu de manière à ne jamais polluer.

Article paru dans Dossiers Mondiaux, Revue électronique du département d'État des États-Unis (avril 2002)

Le cabinet d'architecture William McDonough & Associates a conçu des campus industriels pour Nike Europe et the Gap Incorporated et a construit une usine pour le fabricant de meubles Herman Miller. À Oberlin College, dans l'État de l'Ohio, McDonough & Associates a créé un centre d'études environnementales qui purifie son eau et qui fonctionne sur le principe qu'un bâtiment peut produire plus d'énergie qu'il n'en consomme. En 1999, le cabinet a conclu un accord avec la Ford Motor Company pour dessiner les nouveaux plans de son immense usine de River Rouge, à Dearborn (Michigan), vieille de 80 ans. Il s'agit là d'une restauration industrielle et environnementale des plus ambitieuses, la première en son genre, qui exigera 20 ans de travaux. En 1995, l'architecte s'est associé au chimiste allemand Michael Braungart pour former une entreprise, dénommée McDonough Braungart Design Chemistry, qui se spécialise dans les matériaux de construction respectueux de l'environnement et qui travaille avec des clients tels que Nike, Ford, BASF et BP pour lancer ce que William McDonough appelle « la prochaine révolution industrielle ». Jim Fuller, rédacteur attaché aux Dossiers mondiaux, a interviewé M. McDonough.

Question - Votre cabinet souligne le fait que la croissance est possible sans polluer l'environnement. Pourriez-vous nous donner des détails ?

Réponse - Nous voulons suivre les lois de la nature, et dans ce contexte, la croissance est une bonne chose. Un arbre qui pousse, c'est une bonne chose. Un enfant qui grandit, c'est une bonne chose. Et néanmoins, les êtres humains s'inquiètent et considèrent que la croissance est un phénomène négatif. Cela provient de ce que la plupart des choses que les humains produisent actuellement présentent des problèmes ; c'est le cas notamment de l'asphalte. Les entreprises déclarent que la croissance est nécessaire pour maintenir le commerce, alors que les écologistes disent qu'il faut arrêter la croissance parce qu'elle détruit la Terre. Et c'est parce que la croissance n'est pas conforme aux lois de la nature. Mais qu'en serait-il si la croissance était positive ? Qu'en serait-il si les usines de textiles purifiaient l'eau et produisaient de l'oxygène ? La question n'est pas de savoir si l'on veut ou non la croissance. La question est de savoir ce que l'on veut développer. Voulez-vous les maladies ou la santé ? La pauvreté ou la prospérité ? Comme le fait remarquer Michael Braungart, pour chaque cas de leucémie, nous créons environ neuf emplois. Est-ce cela notre programme de création d'emplois ?

Pour nous, il ne s'agit pas de choisir entre ce qui est mauvais et ce qui l'est moins : nous voulons tout simplement créer de bonnes choses dont les gens et la nature pourront bénéficier. Nous voulons être fabuleux en tout, fabuleux aux plans social, économique et écologique. Nous ne cherchons pas à voir adopter des règlements officiels plus stricts. Pour nous, un règlement est l'indication d'un défaut quelconque au niveau de la mise au point. Nous pensons que tout, depuis les véhicules et les ordinateurs jusqu'aux centres urbains, peut être conçu de manière à ne jamais polluer. Nous ne voulons pas minimiser les déchets : nous voulons éliminer le concept de déchets. Imaginez une usine automobile qui serait alimentée à 100 % par l'énergie solaire ou même qui produirait de l'énergie supplémentaire. Imaginez des usines qui n'auraient pas besoin de traitement des déchets liquides parce qu'elles recycleraient et assainiraient leurs eaux constamment. Donc, nous célébrons une croissance positive qui suit les lois de la nature. C'est là notre principe stratégique fondamental.

Question - Comment vos principes sont-ils appliqués dans votre plan de transformation des installations vieillissantes de Ford à River Rouge pour en faire un modèle d'usine moderne non délétère pour l'environnement ?

Réponse - L'usine de River Rouge a été la première installation industrielle de très grande envergure à intégration verticale. Elle était considérée comme étant à la pointe du progrès quand Henry Ford a introduit la technologie du travail à la chaîne en 1927. C'était en quelque sorte le point de départ de la révolution industrielle. Le minerai de fer et le charbon entraient à un bout et il sortait des automobiles à l'autre bout. Il y entrait des matières premières, il en sortait des produits manufacturés. Avec 440 hectares, c'était l'un des plus grands sites industriels américains du début du XXe siècle. Cinquante ans plus tard, le complexe était devenu en grande partie obsolète et contaminé, et aujourd'hui il contient les déchets de 80 ans de production. Vous pouvez imaginer dans quel état sont les sols.

Si la réfection complète du site est un projet étalé sur 20 ans, la première phase de la modernisation, la construction d'une nouvelle unité de montage à la pointe du progrès, sera terminée d'ici 2003. Les nouvelles unités seront extrêmement adaptables. Elles seront dotées de plates-formes interchangeables pour produire différents modèles de véhicules et réagir plus rapidement aux exigences des marchés. Les nouveaux ateliers auront de nombreux espaces ouverts et seront largement éclairés par la lumière du jour ; ils n'auront plus rien à voir avec les locaux sombres que nous connaissons aujourd'hui.

Mais nous voulons que l'usine soit non toxique pour l'environnement à long terme. Et nous en revenons pour cela au site. Nous allons essayer de redonner aux sols et à l'eau leur qualité d'origine. C'est un acte de restauration, un acte sain. Nous voulons un site qui produise de l'oxygène. Pour l'instant tout ce qu'il produit, ce sont des particules de poussière contaminées. La nouvelle usine Ford fera 42.000 mètres carrés et elle aura un toit « vert », ce que l'on appelle un « toit habitat », peut-être le plus grand toit vivant au monde. Formé de minces couches de matériaux absorbants, de nutriments et de plantes, le toit absorbera l'eau de pluie, captera les particules en suspension dans l'air et isolera l'usine, et les oiseaux s'y plairont. Donc au lieu que la pluie frappe une surface dure, elle tombera sur une surface souple, l'eau sera filtrée et purifiée, et au bout de trois jours, elle sera redéversée dans la rivière Rouge. À l'heure actuelle, il faut moins de 10 minutes pour que l'eau reparte à la rivière, chargée de substances chimiques et toxiques.

Les plantes produisent également de l'oxygène ; elles absorbent le gaz carbonique et les particules, améliorant ainsi la qualité de l'air. Les plantes nettoient l'atmosphère. Et si un bâtiment est assimilable à un arbre, imaginez toute une ville qui deviendrait une véritable forêt. Quelle y serait la qualité de l'air ? Quelle serait la température dans une ville qui aurait des jardins suspendus sur tous les toits au lieu de revêtements en goudron noir ? Peut-être que la température y serait réduite de un ou deux degrés en été et qu'un petit vent frais y soufflerait.

Les nouvelles aires de stationnement de la nouvelle usine Ford sont conçues pour être poreuses. Elles seront en graviers de taille très régulière pour former une surface qui assimilera et, en fait, filtrera l'eau. Elles ressembleront à des éponges, mais seront très souples et très durables. Les parkings absorberont donc l'eau, comme des réservoirs géants, et la relâcheront lentement dans l'ensemble de terres humides artificielles qui entoureront le complexe industriel, en la purifiant tout au long de son parcours. Des rigoles de drainage et des bassins de rétention de l'eau de pluie viendront également régulariser la circulation de l'eau.

Question - Quel sera le coût de ce projet pour Ford ?

Réponse - Les nouvelles installations vont en fait permettre à Ford de réaliser des économies en réduisant ses coûts pour l'énergie, pour le traitement des déchets et pour se conformer aux dispositions réglementaires sur l'environnement. Les toits habitats, les pavages poreux et les terres humides coûteront environ 13 millions de dollars. Mais ils permettront à Ford d'économiser les frais de pose de canalisations souterraines et de construction de stations de traitement des déchets chimiques qui seraient nécessaires pour respecter les normes établies par l'Agence de protection de l'environnement (EPA) des États-Unis, frais qui s'élèveraient à 48 millions de dollars. Si bien que Ford pourra sans doute économiser 35 millions de dollars et se retrouver, en prime, avec un très beau parc.

Question - Est-ce que d'autres entreprises sont disposées à investir des millions pour obtenir des bénéfices semblables intangibles par la suite ?

Réponse - Je pense que tout PDG intelligent sait que la santé, la sécurité et la productivité de ses employés sont les avoirs les plus précieux de l'entreprise. Cela peut faire une différence énorme d'avoir des employés satisfaits et productifs. L'usine de meubles Herman Miller à Holland (Michigan), que nous avons terminée en 1995, est abondamment éclairée à la lumière naturelle et largement aérée à l'air frais. Elle a remporté le premier prix intitulé « Le bon design est bon pour les affaires » attribué par le magazine Business Week et l'Institut américain d'architecture. Des capteurs placés sur le toit acheminent la lumière du soleil vers les ateliers, et des terres humides artificielles aménagées autour des installations recueillent les eaux de pluie qui ruissellent, les retiennent et les purifient. L'usine consomme également moins d'énergie qu'une usine normale du fait de l'utilisation de la lumière naturelle. Une fois que le personnel s'est installé dans les nouveaux locaux, la productivité de l'entreprise a augmenté de 25 %. Cette augmentation de productivité se traduit par une augmentation de la production évaluée à 60 millions de dollars par an pour Herman Miller. Le nouveau bâtiment a coûté 15 millions de dollars et l'entreprise réalise maintenant des bénéfices considérables puisque sa production a augmenté avec le même nombre d'employés. Demandez à n'importe quel chef d'entreprise s'il accepterait un rendement du capital investi de plus de 100 %. Tous les ans. C'est extraordinaire.

Nous avons également conçu le campus de l'entreprise The Gap à San Bruno en Californie. C'est un édifice lumineux, recouvert d'un toit fait de pelouse aux larges ondulations qui capte et filtre l'eau de pluie et assure une isolation thermique et acoustique. Il y a aussi des déflecteurs qui renvoient la lumière du jour vers les espaces intérieurs. On a fait une utilisation nouvelle des planchers surélevés pour ordinateurs dans tout le bâtiment. Un système de ventilateurs fait circuler l'air sous les planchers pendant toute la nuit, amenant de l'air frais dans le bâtiment. Le matin, les dalles de ciment du bâtiment sont froides et refroidissent l'air acheminé dans les locaux. De cette manière, nous rafraîchissons la masse du bâtiment comme cela se passait dans les vieilles haciendas. Au lieu de consommer de l'énergie pour la climatisation, nous obtenons le même effet avec moitié moins d'équipement et à un tiers des coûts. L'entreprise de services publics Pacific Gas & Electric a décerné un prix spécial au bâtiment du Gap en tant que l'un des nouveaux bâtiments de Californie les plus efficaces au plan énergétique. Les autres bâtiments primés pour leur faible consommation d'énergie avaient très peu de lumière ou d'air frais. Nous, nous donnions 100 % d'air frais et de lumière du jour à chacun des employés de l'usine du Gap. Notre produit était donc très supérieur pour le même prix, mais nous avions tout simplement déployé nos ressources de manière différente.

Question - Vos idées peuvent-elles s'appliquer aux pays en développement ?

Réponse - Certainement. En fait, je suis coprésident du Centre Chine-États-Unis pour le développement durable. Les idées pour le monde en développement sont les mêmes qu'ici ; il s'agit simplement de choisir des technologies différentes selon les circonstances. Nous ne disons donc pas que nous voulons apporter notre technologie, telle quelle, à d'autres cultures. Nous disons simplement que les lois de la nature s'appliquent à tous et que nous devons trouver les moyens de célébrer ces lois compte tenu du contexte local.

L'une des choses que nous essayons d'encourager, c'est le mini-franchisage des techniques solaires. Nous sommes en train de mettre au point de nouvelles technologies solaires qui peuvent être produites par les populations locales avec les moyens locaux. Nous pourrions, par exemple, donner à de jeunes entrepreneurs 500 collecteurs solaires qui produiront de l'électricité. Ils utiliseront cette électricité pour faire tourner une petite usine de fabrication de collecteurs solaires. En contrepartie, nous leur demanderons de faire don des premiers collecteurs qu'ils produiront à quelqu'un d'autre. Nous obtenons ainsi un effet multiplicateur. Il sera possible de fabriquer ses propres collecteurs solaires, lancer de petites entreprises, et ensuite aider d'autres gens à créer de nouvelles entreprises qui se développeront rapidement.

Question - Pouvez-vous parler de vos idées sur les changements à apporter à nos méthodes de fabrication, pour prévoir dès le départ un usage productif des matériaux une fois la vie utile du produit terminée ?

Réponse - Étant donné que les activités humaines sont si destructives, nous pensons qu'il faut essayer de devenir plus rationnels ou moins destructifs. Mais prenez l'exemple du cerisier. Il n'est pas rationnel : il produit des milliers de fleurs uniquement pour qu'un autre arbre puisse germer. La profusion de cet arbre est utile et sans danger. Une fois tombées sur le sol, les fleurs retournent à la terre et deviennent des nutriments pour l'environnement avoisinant. Chaque particule contribue d'une certaine manière à la santé d'un écosystème prospère. C'est pourquoi nous préférerions être rationnels plutôt qu'efficaces. Nous voudrions faire bien ce qui est utile, et non pas faire bien ce qui n'est pas approprié. Le premier principe de notre prochaine révolution industrielle est « Déchets = aliments ». Mais l'industrie de l'homme, à l'heure actuelle, est sujette à de strictes limites parce qu'elle suit généralement une voie de fabrication linéaire, à sens unique, allant du berceau à la tombe, dans laquelle on crée des choses pour finir par les mettre au rebut, généralement dans un incinérateur ou une décharge municipale. Contrairement aux déchets de la nature, les déchets de l'industrie de l'homme ne deviennent pas des aliments. En fait, ce sont souvent des poisons.

Il y a quelques années, je me suis associé à un chimiste allemand du nom de Michael Braungart et nous avons fondé une firme de recherche que nous avons appelée McDonough Braungart Design Chemistry. Nous pensons qu'il existe deux types de métabolismes fondamentaux dans le monde : l'un biologique, l'autre technique. Nous considérons que les choses devraient être conçues soit pour retourner à la terre, sans danger, soit pour retourner dans l'industrie. Et il ne faudrait fabriquer rien d'autre. Les nutriments biologiques, par exemple, devraient être conçus pour retourner dans le cycle organique, pour être complètement réabsorbés par les micro-organismes et les animaux qui vivent dans le sol. La plupart des emballages, qui représentent plus de 50 % du volume de nos déchets solides, devraient être composés de nutriments biologiques. Ce devrait être des matériaux que l'on peut jeter sur le sol où ils se biodégraderaient. On n'a nullement besoin que des objets tels que les bouteilles de shampooing, les cartons de jus de fruit ou autres emballages durent pendant des décennies, voire des siècles, bien plus longtemps que les produits qu'ils contiennent.

À cette fin, nous collaborons avec BASF, la société de produits chimiques allemande, pour créer une nouvelle fibre de nylon qui serait réellement recyclable. On la tisserait pour en faire des tapis, par exemple, qui, chaque fois que vous referez le décor de votre maison, pourraient être renvoyés à l'usine où ils seraient recyclés et réincarnés. Nous avons également aidé une compagnie suisse, Rohner Textile, a créer un tissu d'ameublement absolument sans danger, pratiquement mangeable. Le tissu est fabriqué à partir de coton et de laine, un mélange inoffensif de plantes sans pesticide et de fibres animales. Pour trouver des teintures sans danger pour les tissus, nous avons examiné plus de 8.000 produits chimiques utilisés dans l'industrie textile et en avons éliminé 7.962. Le tissu a été créé en n'utilisant que 38 produits chimiques. Lorsqu'il est retiré du cadre après la durée de l'existence d'une chaise, le tissu et ses passementeries se décomposent naturellement et servent de paillage pour jardins. On a constaté que l'eau qui sort de l'usine textile Rohner, après avoir été filtrée au travers du tissu pendant la fabrication, est aussi propre que l'eau potable qui alimente l'usine.

Question - Dans la perspective du Sommet mondial sur le développement durable qui aura lieu à Johannesburg en Afrique du Sud, quels sont à votre avis les progrès qui peuvent être accomplis dans le monde en vue du développement durable ?

Réponse - Nous devons apprendre à célébrer l'abondance de la Terre au lieu d'en déplorer simplement les limites. Il y a une abondance de soleil, d'eau et d'enfants. Pourquoi ne célébrons-nous pas cela ? Trouvons donc des manières intelligentes de le faire ! Tant que nous ne pensons qu'à exploiter le monde, les limites de la croissance traditionnelle sont nos seules préoccupations. Il faut voir plus loin. Il faut célébrer la croissance des bonnes choses, telles que l'énergie solaire et les nourritures saines, célébrer l'intelligence humaine. D'un point de vue environnemental, cela signifie que nous ne devons plus regarder la naissance d'un enfant en Inde et parler d'explosion démographique. Parce que dès que nous faisons une remarque de ce genre, les droits de l'homme cessent d'exister. Les environnementalistes, les organismes officiels et les hommes d'affaire ne devraient donc pas s'alarmer, crier bien haut que nous avons une explosion démographique et qu'il n'y a pas assez de ressources pour nourrir tout le monde. Ils devraient dire : « Comment pouvons-nous aimer chacun de ces enfants ? » Et ce n'est pas la seule question que nous devons nous poser, parce que si nous commençons à honorer les lois de la nature, nous devons également honorer les femmes comme des partenaires égales. Et comme nous l'avons vu dans de multiples exemples, quand la société honore les femmes, quand celles-ci sont traitées sur un pied d'égalité avec les hommes et qu'elles ont des chances égales d'être éduquées, la démographie se stabilise et les questions démographiques ne sont plus insurmontables.


Jim Fuller est le rédacteur en chef adjoint de ce numéro des Dossiers mondiaux. Il rédige fréquemment des articles ayant trait à l'environnement. Les opinions exprimées dans le présent article ne reflètent pas nécessairement les vues ou la politique du gouvernement des États-Unis.