Documents sur l’édition de la correspondance de Guy
Debord
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¶ ALICE DEBORD & PATRICK MOSCONI, Autour de l’héritage
de Guy Debord (Le Monde, 1er novembre 1996)
¶ Comme de l’huile sur le feu (septembre 1997), préface de
Jean-François Martos
à sa Correspondance avec Guy Debord
¶ JEAN-FRANÇOIS MARTOS, Sur l’interdiction de ma «
Correspondance avec Guy Debord
» (septembre 1999)
¶ Avertissement d’Alice Debord au premier volume de la
Correspondance de Guy
Debord
¶ À propos d’« Une étrange guerre »
¶ Présentation du deuxième volume de la
Correspondance de Guy Debord, par Alice Debord
Au courrier du « Monde »
Autour de l’héritage de Guy Debord
Le Monde, 1er novembre 1996
Dans les couloirs de l’édition, on entend
évoquer depuis peu, pour des raisons commerciales mal dissimulées, des questions d’héritages
et de légitimité autour de Debord et de son œuvre. Il n’y a pas de problème
d’héritage Debord. Il n’y a qu’un problème Debord. Plus que jamais, on sait à quel point il
gêne et empêche de danser en rond tous les négationnistes-staliniens-prolongés,
tous les néo-penseurs-de-la-politique — correctement — révisée et une poignée
de gauchistes-repentis.
Mais voilà, il n’y a rien à faire
fructifier, ni réhabiliter, ni embellir, ni falsifier. Il n’y a pour finir que Debord, son art et son temps tels
qu’il les a
révélés, et c’est évidemment beaucoup plus
que n’en peuvent supporter tous ces gens.
Quant à ceux — très peu — qui se sont
trouvés effectivement, à un moment ou à un autre, sur sa route, on a bien vu comment ils ont continué
seuls, et ce qu’ils sont devenus. Ils le savent d’ailleurs mieux que personne et
préféreront le faire oublier.
Si l’on parle encore d’eux, c’est naturellement grâce à
Debord, et non le contraire. Il n’y a pas d’héritiers. C’est Debord qui doit hériter
de Debord. On y veille.
ALICE DEBORD, PATRICK
MOSCONI,
Comme de l’huile sur le feu
Jean-François Martos, Correspondance avec Guy
Debord
Le fin mot de l’Histoire, Paris, 23 septembre 1998
« Que ceux qui ignorent apprennent, que ceux
qui savent aiment à se ressouvenir. »
(HÉNAULT)
LES LETTRES de Madame de Sévigné, qui
n’étaient pas destinées à être
publiées, sont le premier exemple, en France, d’une correspondance privée
devenant « œuvre littéraire ». On sait qu’il fallut pour cela les
édulcorer, et que sa petite-fille, puis le gendre de celle-ci, brûlèrent l’ensemble de ces
lettres afin d’effacer toute trace de leur contenu originel. Ce n’est que deux siècles, ou
presque, après sa mort, que les lettres de Marie de Rabutin-Chantal furent rétablies
dans une édition non maspérisée, c’est-à-dire dans leur
vérité initiale, grâce à une copie
retrouvée.
Plus récemment, et pour rester dans la
pratique artisanale, un universitaire pouvait introduire une fausse lettre d’un peintre, évoquant un
tableau, dans les archives de ce dernier conservées à la Tate Gallery, et
ce afin d’authentifier un faux du même, Giacometti en l’occurrence, pour une vente aux
enchères.
De la même façon, mais à plus
grande échelle, les archives du KGB continuent de distiller d’étranges nouvelles ou de surprenants documents sur
d’estimables personnes, généralement considérées comme
exemptes de telle ou telle ignominie. C’est que les néo-staliniens, version repentie ou recyclée,
tentent de faire oublier leur propre ignominie originelle en faisant circuler l’idée que,
finalement tout le monde a eu les mains sales. Les révélations ad hoc sur George
Orwell, véhiculées en 1996 par le Guardian, s’inscrivent dans une même perspective.
Si aucune de ces mésaventures ne risque
d’arriver à la présente correspondance, ce n’est pas, pour ne citer que la première, parce que toutes
les conventions d’un quelconque « genre littéraire » ont
été heureusement ruinées depuis belle lurette : c’est d’abord, et cette raison vaut naturellement pour les suivantes,
parce que je publie cette correspondance avec Guy Debord de mon vivant.
Éviter une édition tardive, c’est
savoir ne pas se borner au nécessaire témoignage historique, quand partout fait rage la debordologie
à son stade intégré — il suffit de voir derrière quel micro, devant quelle
caméra, dans quel journal, bref de quel cloaque parlent ceux qui aujourd’hui citent Guy Debord
ouvertement ou par la bande, et à tout propos, après l’avoir
délibérément ignoré jusque-là ; mais
toujours dans le même but.
Intervenir dans le présent offre aussi
l’intérêt non négligeable d’attiser plusieurs sujets encore brûlants. Et au-delà de cette
évidence qu’une correspondance est à elle-même son propre but, ces lettres constituent
objectivement une espèce de rapport, relatif notamment aux diverses façons de mieux
perturber une si misérable époque.
On n’est jamais si bien servi que par soi-même
: si ce n’est qu’en 1932 que l’on put commencer à lire en français la correspondance entre
Marx et Engels, le lecteur aura sensiblement moins attendu pour la présente. Comme je m’en
suis occupé, il peut être sûr de son contenu : les aléas de
l’écriture virtuelle, comme ses rectificatifs bien réels, n’auront aucune prise en la matière. En
outre, l’état actuel de délabrement de l’édition fait que les éditeurs
sont de moins en moins adéquats, quand ils ne sont pas franchement douteux ; aussi est-il souvent judicieux de
s’auto-éditer chaque fois que cela est possible.
Parmi le tombereau d’inepties sur le sujet, je
relève au hasard, dans Le Monde du 16 mars 1997, sous la signature d’un certain Jacques Buob : «
Jacques Chirac, qui a
conservé le même conseiller en communication, Jacques
Pilhan (lui adjoignant, outre sa fille Claude, le secrétaire général de
l’Élysée Dominique de Villepin), s’est engagé sur la même voie de la politique spectacle. (…)
Voilà la méthode Pilhan, enfant de Guy Debord et de Jacques Séguéla. Tout y est :
refuser l’initiative aux médias, ne pas leur laisser le choix du lieu, ni du moment, ni
du sujet, créer un effet d’attente et de curiosité, (…) Pour lui, en bon
ex-situationniste, l’important, c’est l’image. » Cette insinuation lourdaude d’un «
ex-situationniste » conseillant Jacques Chirac ne tient évidemment pas une seconde. Il suffit de
consulter le tableau précis et complet des effectifs de l’I.S. dans L’Internationale
situationniste, publié par Jean-Jacques Raspaud et Jean-Pierre Voyer aux
Éditions Champ Libre en 1972. Mais Guy Debord lui-même n’avait-il pas auparavant
été dénoncé comme l’inspirateur secret de François Mitterrand, comme agent du KGB,
ou membre de la CIA ?
Et son livre, La Société du spectacle, n’avait-il pas
été condamné comme étant « le guide secret de la conduite de tous les gouvernements constitués
depuis sa parution » (Préface à la quatrième édition italienne
de « La Société du spectacle ») ? Un moraliste-pessimiste affirmait plaisamment : « Il est incroyable
que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une
vie. » Faut-il pour autant seguire il suo corso, e lasciar dir le genti ? On peut avoir
beaucoup de détracteurs, et même être assassiné de quatre
balles dans la tête au fond d’un parking, comme Gérard Lebovici.
Je ne doute pas un instant que l’on soit
parfaitement fondé à réagir, et ce à chaque fois qu’on l’estime utile, ou nécessaire. « Toutes
les billevesées de la métaphysique ne valent pas un argument ad hominem »
(Diderot). La critique ad hominem est au cœur de l’intention stratégique de « Cette mauvaise
réputation… » (Gallimard), livre contre ses détracteurs par lequel Guy Debord visait, en
1993, à torpiller la suite prévisible. Il y affirmait, s’en prenant là
à Georgina Dufoix : « il n’est en fin de compte pas difficile, si l’on y pense avec une vigilance
suffisante, de supprimer radicalement par avance, grâce à de tels
contre-feux, beaucoup des pires possibilités qui auraient autrement pu être
abandonnées à la calomnie. »
La critique ad hominem se montre aussi comme chez
elle, tout au long de cette Correspondance avec Guy Debord. Dans plusieurs cas, les mêmes
personnages se retrouveront épinglés publiquement, par exemple dans
« Cette mauvaise réputation… » ; mais ce sera alors, à la différence d’un dialogue
épistolaire qui progresse dans le temps, dans la formulation qui convient au public le plus large.
De la même façon, le lecteur attentif
se doutera que quelques individus, ou quelques aspects de l’époque, évoqués dans telle
ou telle lettre, ont pu inspirer —
mais c’est nécessairement plus implicite — certains passages ou
se reflètent dans certaines conclusions des Commentaires sur la société du
spectacle. Je resterai volontairement très vague à ce propos : aujourd’hui
encore, il faut « surtout prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui ».
Enfin, j’ai souvent constaté que l’abandon de
la critique ad hominem est le prélude à l’abandon de toute critique, quand il n’est pas
l’indice de la transformation ultérieure de tel ou tel subversif affiché
en renégat. Ceux qui voulaient d’abord éviter que la critique s’applique à
eux-mêmes, qui avaient encore quelque chose à défendre dans le spectacle, n’ont jamais
été en peine de justifier cet abandon initial (aux attaques « superficielles » ou aux
« questions de personnes », cet extrémisme-modérantiste saura opposer son
sens de la mesure contre ce qui est excessif, comme le sérieux de sa pseudo-objectivité).
Mais que serait la critique radicale sans argument ad hominem ? Ceux-là ont
préféré oublier que « la théorie est capable de saisir les masses lorsqu’elle argumente ad hominem, et elle
argumente ad hominem lorsqu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir
les choses à leur racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même.
» (Marx)
Les débuts de l’aventure situationniste
avaient surtout rencontré le silence, tout au plus ses excès étaient taxés de folie.
À partir de 1968, le phénomène commence à être pris au sérieux : le confusionnisme
et la calomnie sont alors de mise, comme d’ailleurs une surveillance croissante… Qu’en est-il
aujourd’hui ? Le désastre extrême où nous a plongé la
démocratie spectaculaire, en confirmant encore plus lourdément les conclusions de Guy Debord, a en bonne part
convaincu l’ennemi de la vérité de ses jugements. Le système dominant,
qui navigue à vue, aimerait bien avoir l’usage d’un tel sens stratégique, qui lui fait tant
défaut. En même temps, il lui faut intensifier le brouillage de la théorie critique, en la
banalisant, en la morcelant, en la falsifiant et en la stérilisant1. Car il sait
que la situation n’a jamais été aussi objectivement révolutionnaire,
qu’il doit surtout éviter tout réveil de la subversion, et qu’il est partout des colères
éparses qui ne demandent qu’à s’affranchir de leurs limites. « L’atmosphère à
Gjirokastër est folle. La révolte populaire se transforme en anarchie totale, il n’y a plus de police,
plus d’État, plus de règle. La ville s’enthousiasme, s’épanouit, se
prend au jeu de la rébellion. » (Le Monde du 11 mars 1997)
Lors de la disparition d’Alexandre le Grand on a pu
dire, à propos des Diadoques, qu’à la mort du lion les hyènes se partagent son empire.
Il n’y a rien de tel pour Guy Debord, rien à partager ni à hériter : les
hyènes du spectacle se servent mal des idées qu’elles récupèrent, et les
précautions ont été prises pour qu’elles ne puissent faire usage de quelques autres. Elles pourront tout au plus
profiter encore quelque temps de l’éparpillement de la négation. Le
destin de la théorie du spectacle appartient d’abord à ceux qui savent être « de leur
temps », qui cherchent et expérimentent dans l’époque, à ceux qui vont
retrouver individuellement et collectivement les idées d’anti-hiérarchie, de
cohérence, de contestation globale, à ces hommes et femmes nouveaux qui se chargeront de reprendre la vieille
question de l’auto-émancipation ; et même au-delà, à
l’humanité prolétarisée, lorsqu’elle entreprendra la liquidation sociale, supprimant et réalisant la
philosophie et l’art.
De certaines morts, on a dit qu’elles faisaient
honte à la vie. Comment ne pas penser alors à Guy Debord, lui qui sut si bien rendre la honte
de cette vie plus honteuse encore en la livrant à la publicité ? Et pour
moi, « peut-il y avoir de la honte ou de la mesure dans le regret d’une tête si chère ?
» (Horace)
Le lecteur verra aussi dans ces pages comment
commence une amitié, et comment elle s’arrête. Ce qui a joué également, et qui
transparaît, je pense, dans cette correspondance, c’est le sens de l’amitié qu’avait Guy Debord :
non pas un simple rapport politique au sens traditionnel du mot, c’est-à-dire
coupé du reste de la vie courante, mais bien plutôt une relation où chaque aspect
mis en jeu trouve sa vérité par référence à l’ensemble de la vie que l’on
s’est choisie ; et finalement, cette relation est naturellement une critique de la politique. C’est alors
seulement que la sensation de l’écoulement du temps peut se diluer — le vin
aidant — dans la qualité d’un moment, par la passion partagée d’un projet commun. «
Et quelques rencontres, seules, furent comme des signaux venus d’une vie plus intense, qui n’a
pas été vraiment trouvée. »
Je tiens à dissiper ici la fâcheuse
impression que pourrait avoir le lecteur, en s’étonnant de constater parfois quelque lacune, ou plutôt
une espèce de discontinuité dans cette correspondance. Qu’il n’aille pas l’imaginer tronquée
: c’est que le dialogue continue alors, évidemment, mais cette fois de vive
voix. Et lorsqu’on se voit, à quoi bon s’écrire ?
Thoreau dit quelque part que « la plupart des
hommes vivent dans un désespoir tranquille ». Voilà ce qu’il faut ruiner. Rien n’est
éternel, et encore moins le sommeil des masses. Une autre vie est possible, libre de toute
aliénation. Quant à moi, je trouve plutôt exaltant d’avoir brûlé tous
les ponts, pour avancer à marches forcées sous le canon du temps.
(septembre 1997)
JEAN-FRANÇOIS MARTOS
1. « Tous debordiens : Léotard, le
président, la droite de droite et celle de gauche, les ministères, les finances, tous
débordisés de pied en cap. Debord a pourfendu le capitalisme, le communisme, le gauchisme ; l’extrême
droite, on n’en parle pas ; l’Église, c’est une évidence ; les
institutions, cela va de soi, les impostures révolutionnaires, ce fut comme une mission, le
travail, la réputation, les patrons, les papes et les sous-papes, et ils l’adorent. (…)
Aujourd’hui, sa pensée est réduite à ce qu’elle dénonce. Ses ennemis sont
prévus par le logiciel. Il y a un désir de Debord qui dit tout. Accidents d’auto sous le tunnel,
momeries papales, servent de leurre. On n’y apprend rien. » — Francis Marmande,
Debord d’abord (Le Monde du 26 septembre 1997). [Note de J.-F.M.]
Jean-François Martos
Sur l’interdiction de ma « Correspondance avec
Guy Debord »
Le fin mot de l’Histoire, Paris, décembre 1999
« Dire à voix haute ce qui est. »
(ROSA LUXEMBOURG)
À LA FIN SEPTEMBRE 1998, j’ai publié
ma correspondance avec Guy Debord. L’éditeur Fayard, en parfaite complicité avec Alice Debord,
déclencha aussitôt un procès pour interdire mon livre. Cet éditeur venait d’acheter, par une
avance sur droits de 480.000 francs, une « Correspondance complète de Guy
Debord ».
Un premier « référé
d’heure à heure », réclamant la saisie et de
copieux dommages et intérêts, fut refusé par le juge, ce qui permit
au livre de circuler quelque temps librement. Puis, Fayard et Alice Debord ayant fait appel de cette
décision, l’interdiction fut ordonnée le 16 décembre 1998, et
confirmée par le jugement au fond du 13 janvier de l’année suivante.
Pour mieux saisir le sens d’une telle mesure, il
faut d’abord rappeler la pratique de Guy Debord, et des situationnistes, en matière
d’anti-copyright : « Tous les textes publiés dans “Internationale Situationniste” peuvent
être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication
d’origine. » Cette mention figure en tête de chacun des douze numéros de la revue
dont Guy Debord fut directeur de publication. Elle signifie aussi que la propriété
intellectuelle ou artistique est dénuée de fondement dans un mouvement qui avait
d’emblée épousé la cause de la dévaluation de l’art (la peinture industrielle fut par exemple
ce procédé par lequel les situationnistes ont cherché à dévaloriser
l’usage traditionnel de la peinture : l’inflation quantitative de ces interminables rouleaux de toile peints
à l’aide de machines visait à détruire la valeur marchande de l’art).
Cette position fut évidemment maintenue tout au long de sa vie par Guy Debord :
« Je ne défends certes pas le principe de la propriété littéraire. Comme
disait Brecht, “toute chose appartient à qui l’améliore.” » (Correspondance
avec Guy Debord)
Même lorsqu’il s’agissait d’ennemis, c’est une
semblable cohérence qui doit être soulignée. Dans une réponse publique à une lettre
adressée à Guy Debord par un éditeur stalinien, l’I.S. a ainsi pu affirmer : « Les
révolutionnaires, quant à eux, ont toujours pu reproduire tout ce qu’ils voulaient des textes de
l’I.S. : et nous ne nous sommes jamais opposés en aucune façon aux multiples
éditions-pirates, faites dans dix pays, de nos textes et de nos livres. Mais la maison
d’édition Feltrinelli n’est même pas digne de l’édition-pirate. Et même
vous, par ailleurs, si vous passiez outre à notre refus, vous pouvez être assurés que
nous ne nous y opposerions par aucune voie juridique et bourgeoise. » (Correspondance avec un
éditeur) Une lettre de l’I.S. cosignée par Guy Debord, et s’attaquant cette fois aux
falsifications de l’éditeur De Donato, déclare pareillement : « Il est
sûr que l’organisation révolutionnaire au nom de laquelle nous parlons ne s’abaissera
pas à engager contre toi une quelconque poursuite devant la justice bourgeoise. » (Les
faux de De Donato, publié dans Internazionale Situazionista n° 1). Lorsque Guy
Debord dut faire une unique exception à la règle qu’il s’était
fixée (quelques journaux l’ayant accusé d’avoir assassiné, ou fait assassiner, son ami Gérard
Lebovici), c’est néanmoins en ces termes qu’il s’exprima : « J’ai toujours négligé la
presse. Jamais je n’ai tenté d’y exercer un droit de réponse, et moins encore aurais-je voulu
intenter une action en justice contre des gens qui n’ont pas cessé de me diffamer,
aussi loin que ma mémoire remonte. » (Considérations sur l’assassinat de
Gérard Lebovici) Ou encore, et il s’en prenait là au mauvais traitement infligé à La
Société du spectacle par une kyrielle de traducteurs spécialement indélicats : « Ce
traitement n’est pas non plus particulièrement réservé aux ouvrages subversifs,
parce que dans ce cas les falsificateurs au moins n’ont pas à craindre d’être
assignés par l’auteur devant les tribunaux. » (Préface à la quatrième
édition italienne de « La Société du
spectacle »)
L’anti-copyright ne se conçoit pas sans le
rejet de la justice bourgeoise. Aux misérables conventions de la propriété
littéraire, qui voudraient réduire toute expression, et donc la théorie critique, à une simple
valeur d’échange, les situationnistes ont toujours opposé la seule appropriation qui
vaille, celle de la valeur d’usage de cette théorie, par ceux qui seuls peuvent en
vérifier l’effectivité en la pratiquant.
L’ensemble de ce qui précède montre
déjà suffisamment que l’interdiction de mon livre s’inscrit en contradiction totale avec l’esprit même et la
pensée de Guy Debord. Mais ce n’est pas tout, puisque celui-ci a également
affirmé (je venais alors de terminer l’Histoire de l’I.S., qu’il m’avait demandé
d’écrire) : « Comme il est bien possible que tu deviennes l’historien qui “fait autorité”
sur ces questions, et comme les menteurs persisteront sûrement dans des inventions
imprévisibles, je te fais maintenant une liste rapide de la totalité de [mes]
pseudonymes : c’est-à-dire que tout autre serait ultérieurement inventé (…) »
(lettre de Guy Debord à Jean-François Martos du 27 juillet 1988, publiée dans
Correspondance avec Guy Debord). Ou encore, et il faut noter qu’il s’agit là de la dernière
lettre qu’il m’a écrite : « Je te remercie, encore une fois, pour les documents que tu me
transmets. Et je n’oublie pas plusieurs années, durant lesquelles je n’avais
réellement gardé de contact avec personne d’autre ; et combien a été précieuse
alors cette seule aide. (…) Comme tu es, par excellence, mon historien (car je me méfie beaucoup
des autres, on le sait bien), je te communique un texte semi-confidentiel (…) » (lettre
de Guy Debord à Jean-François Martos du 26 décembre 1990, publiée
dans Correspondance avec Guy Debord).
Il est clair que de fréquentes informations, ou des documents,
m’étaient communiqués par Guy Debord pour que je les rende publics
ultérieurement. La justice peut interdire l’historien, elle n’interdira pas le jugement de
l’Histoire.
Si la volonté de ne pas prendre en
considération les notions de propriété littéraire ou de copyright émerge très tôt
(le détournement, « se heurtant de front à toutes les conventions mondaines et juridiques », est ainsi
caractérisé en 1956, dans le n° 8 de Les Lèvres nues : « Dans son ensemble,
l’héritage littéraire et artistique de l’humanité doit être utilisé à des fins
de propagande partisane (…) À vrai dire, il faut en finir avec toute notion de propriété
personnelle en cette matière. ») chez Guy Debord, on a vu que cette même volonté s’est
affirmée sans aucune exception pendant près de quarante ans, et ce par conséquent bien
au-delà de la date à laquelle il avait rédigé son testament (1973). Cette
volonté était si forte chez lui qu’elle était également devenue celle de son principal
éditeur et ami, Gérard Lebovici. En 1980 par exemple, ce dernier écrivait aux Éditions
Nautilus : « Nous laissons toute liberté à tous les éditeurs-pirates pour faire
toutes leurs bêtises, qui ne nous engagent en rien. » (Correspondance de Champ Libre Vol. I).
Aucune édition-pirate d’un livre de Debord n’a jamais été contestée ni
poursuivie ; certaines furent seulement critiquées, lorsqu’il le fallait. La critique est une
arme de révolutionnaires, la poursuite judiciaire est une arme de
possédants. Les termes du testament de 1973, invoqué lors du procès, n’entrent
aucunement en contradiction avec tout ce qui précède : la cession de droits que Guy Debord
possédait lui-même de son vivant n’implique en aucune manière la modification de l’usage
que Debord en faisait lui-même de son vivant. Personne ne conteste qu’Alice Debord ait
hérité de droits : ce qui est contesté c’est l’usage qu’elle en fait.
Présumant qu’Alice Debord défendait
toujours nos positions communes antérieures, je ne pouvais certes imaginer un tel retournement, où elle
prendrait le rôle de « l’
intervenante volontaire » dans un procès contre moi. C’est
dans un tel contexte qu’il faut goûter pleinement cette bouffonnerie venant se pavaner dans
un journal : « Dans les couloirs de l’édition, on entend évoquer depuis peu,
pour des raisons commerciales mal dissimulées, des questions d’héritages
et de légitimité autour de Debord et de son œuvre. Il n’y a pas de problème
d’héritage Debord. Il n’y a qu’un problème Debord. (…) il n’y a rien à faire fructifier (…)
Il n’y a pas d’héritiers. C’est Debord qui doit hériter de Debord. » (Alice Debord
et Patrick Mosconi, Le Monde du 1er novembre 1996).
L’assignation en référé d’heure
à heure affirme : « Fin septembre 1998, Madame Alice Debord a eu la surprise de découvrir en librairie un
ouvrage de Jean-François Martos intitulé “Correspondance avec Guy Debord” (…) ».
N’est-ce pas feindre l’étonnement que de se prétendre surpris par la publication
de ma correspondance ? Je ne parle pas seulement là du fait que la publication de
correspondances ait été une constante, chez les situationnistes et autres radicaux, comme arme
d’intervention critique dans les débats du moment (il suffit par exemple de
parcourir les volumes de la Correspondance des Éditions Champ Libre, comme diverses
publications situationnistes, ou encore le Débat d’orientation de
l’ex-Internationale situationniste, d’ailleurs spontanément édité par
d’autres). Mais aussi, tout simplement, je dirai qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que
je fasse ce que j’ai toujours fait. J’ai ainsi publié, en 1971, Les ouvriers italiens
et la révolte de Reggio de Calabre, traduction d’une brochure de la section italienne de
l’I.S. J’ai réédité en 1972 le Rapport sur la construction des
situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste
internationale, texte de Guy Debord de 1957 ; et ensuite, vers 1976, Pour la forme, livre
d’AsgerJorn à l’origine édité par l’Internationale situationniste en
1958. Ces textes étaient joyeusement édités à perte, ayant pour seul but de
répandre des vérités critiques.
Lorsque je l’ai rencontré, Guy Debord se montra naturellement
heureux de voir pratiqué ce qu’il avait toujours encouragé. Je ne crois
d’ailleurs pas avoir eu là de grand mérite, car nous étions alors nombreux à
assurer la reproduction et la distribution d’écrits subversifs. Plus
généralement l’état d’esprit était tel, en matière d’édition révolutionnaire, que personne ne
s’avisait de venir chicaner sur des questions de copyright ou de propriété
littéraire, sous peine d’être la risée générale ou d’essuyer des insultes. Il est vrai
qu’à l’époque, la restauration qui suivit Mai 68 n’avait pas encore parachevé sa glaciation, aussi
les marchands n’osaient-ils pas trop la ramener.
Toujours dans le domaine de l’édition
contestataire ou radicale d’alors, j’ajouterai un exemple encore plus frappant de cet état d’esprit.
En 1976, lorsque
Mustapha Khayati voulut s’opposer à la réédition
par Champ Libre de La Misère en milieu étudiant, Gérard Lebovici lui répondit :
« J’ai en effet décidé de rééditer La
Misère en milieu étudiant, sans demander votre avis, pas
plus que celui de son premier éditeur, l’U.n.e.f. Si vous aviez été, en
toute indépendance, le seul auteur de cet opuscule, je vous aurais tout de même répondu (…)
que toutes ces tentatives de censure obscurantistes seront toujours à traiter avec le
même mépris. (…) Votre nostalgique prétention est vaine envers un document qui
appartient à l’histoire (…) ». Cette lettre, publiée dans le Volume I de la
Correspondance des Éditions Champ Libre, était ainsi commentée par Guy Debord dans ce
même volume : « Tu as très justement reconnu mon style (…) dans la lettre aux ratgebistes
signée de Lebovici, qui n’est pas sous cette forme écrite par moi, mais où il
a placé nombre d’éléments de réponse que je lui avais fournis. » Que penserait Guy
Debord2 des censeurs obscurantistes d’aujourd’hui, qui n’ont même pas écrit ce
qu’ils interdisent ? Quel au-delà du mépris leur réserverait-il ?
Alice Debord n’a donc pas à se
déclarer surprise de la publication de ma correspondance. C’est bien plutôt moi qui suis surpris de son
revirement.Entre autres arguments l’éditeur Fayard,
défendant son bout de gras, a mis en avant le préjudice commercial qu’il aurait subi. Bien
qu’étant totalement indifférent aux querelles d’épiciers, je répondrai à ce
propos, puisque l’on m’attaque, que mon édition n’avait aucunement la possibilité, ni même
d’ailleurs l’intention, de nuire à celle de Fayard ; et pas seulement parce que ma Correspondance avec Guy
Debord est un projet bien distinct, dans la forme, la disposition du contenu, les
visées, d’une Correspondance complète de Guy Debord en six volumes. Mais aussi
parce que seul un fragment, présenté, ordonné et annoté
différemment, peut être commun à mon édition
et au tome VI de celle à venir de Fayard, lequel tome, aux dires du
contrat, ne devrait pas paraître avant 2004 au plus tôt. C’est pourquoi tout
lecteur intéressé par la correspondance de Guy Debord en général (ce qu’il pourra
y trouver est une autre question, que j’évoque plus loin) se procurera ce sixième
volume, qu’il ait ou non lu ma propre édition. Plus encore, une lecture de mon livre ne peut
que contribuer à aiguiser positivement l’intérêt du lecteur pour une
correspondance plus élargie, ce qui rend encore plus absurdes les angoisses commerciales de Fayard se
lamentant que « les lecteurs potentiels ne sont pas si nombreux ». Voilà
qui traduit plutôt l’étrange manque de confiance de cet éditeur dans sa publication à
venir.
J’ai d’ailleurs toujours pensé qu’en ces
domaines diversité ne nuit pas. Je me souviens par exemple qu’en 1980, lorsque j’ai publié ma
traduction de Du terrorisme et de l’État, de Gianfranco Sanguinetti, paraissait
simultanément une édition grenobloise. Chacune des deux publications sut trouver son chemin parmi
ses lecteurs (une notable partie s’étant même procuré les deux
éditions pour les comparer), et je me suis dit tranquillement que la meilleure gagnerait.
Pour en revenir à ce Goliath de
l’édition qui veut me faire passer pour le David qui vient l’abattre, menaçant son réseau de distribution
avec un livre différent auto-édité à trois mille exemplaires et
auto-diffusé principalement dans quelques librairies parisiennes, je dois dire que, sans mésestimer mes
capacités, j’aurais trouvé parfaitement risible une si époustouflante
accusation s’il ne s’était agi d’une affaire si sinistrement sérieuse.
Quant à « l’exclusivité »
d’Alice Debord et de Fayard que je n’aurai pas respecté par ma « publication intempestive » (ai-je jamais
cherché à être convenable ?), je rappellerai simplement que la critique radicale ne raisonne pas en
termes d’exclusivité mais de nécessité historique. C’est
naturellement là une nécessité qui exclut l’exclusivité.
J’ai également été
accusé de « contrefaçon », et là je
dois avouer que je trouve cette accusation résolument swiftienne. En publiant simplement
ma correspondance à ma façon, j’ai donc réussi à « contrefaire
» des années à l’avance un livre non encore publié et, je le répète, forcément autre
(« L’Éditeur confie à Madame Alice Debord et Monsieur Patrick Mosconi, qui acceptent, le soin d’écrire le
texte original d’un livre (…) », affirme le contrat). On pourra peut-être
bientôt, selon une conception si remarquablement avancée de la contrefaçon, interdire
n’importe lequel des livres qui paraissent, sous prétexte que les suivants seront eux aussi
composés de lettres de l’alphabet. Et pourquoi pas, puisque l’on voit aujourd’hui des
producteurs de cinéma acheter à l’avance des paysages pour des films
qu’ils envisagent de faire tourner, déniant le droit à d’autres d’y filmer quoi que
ce soit sous peine d’être traîné devant un tribunal.
Un autre grief qui m’est reproché
mérite une attention particulière : je n’ai « pas hésité à publier (…) plusieurs photographies
de Guy Debord, dont une où il est représenté avec Madame Alice Debord dans une scène
d’intimité familiale, les seins nus. Cette reproduction constitue une atteinte intolérable
à l’intimité de la vie privée de Madame Debord et à son droit à l’image.
» (Assignation à jour fixe) Je remarquerai d’abord que l’utilisation de photographies de personnes
privées est constante à travers toute la vie de Guy Debord, et qu’elle ne
s’est jamais souciée de notions telles que la propriété artistique ou
intellectuelle. La désinvolture délibérée avec laquelle les photographies ont
été publiées dans les diverses publications situationnistes traduit notamment le refus d’une
distinction entre vie publique et vie privée, distinction qui n’a jamais eu cours en
milieu radical. Nombre d’individus ont été exclus d’organisations et leur
exclusion annoncée comme telle en raison de faits relevant de ce que le Droit considère comme
étant la « vie privée ».
Les situationnistes ont résumé leur point de vue en
définissant la vie privée comme « une vie privée de tout ». Si donc
cette distinction
n’avait pas cours, ce n’est pas par négligence mais bien d’une façon
consciente et
délibérée : et il est tout à fait surprenant et insolite de voir Madame
Debord invoquer à
présent publiquement, pour les besoins de sa mauvaise cause, une
distinction qu’elle avait
auparavant toujours traitée avec le plus grand mépris. Il en va de même
de la notion « d’intimité familiale », invoquée à présent et passant
il n’y a pas si longtemps pour parfaitement risible. Enfin, alors
qu’elle apparaît publiquement
nue et dans des positions « suggestives » dans le film La
société du spectacle, Alice Debord est malvenue de venir s’offusquer
pudibondement des photographies, sous cet
angle parfaitement anodines d’ailleurs, que j’ai publiées. Mais
l’essentiel n’est bien sûr pas là : si j’ai publié ces photographies,
c’est d’abord,
tout simplement, parce qu’elles font partie intégrante de la
correspondance, etqu’elles y
sont commentées. Mais c’est aussi parce que ce type de document
présente en
même temps une signification bien particulière, clairement exprimée par
Guy Debord : « Le tome second [du Panégyrique] contient une série de
preuves
iconographiques. Les tromperies dominantes de l’époque sont en passe de
faire oublier que la
vérité peut se voir aussi dans les images. L’image qui n’a pas été
intentionnellement séparée de sa signification ajoute beaucoup de
précision et de certitude au
savoir. (…) L’illustration authentique éclaire le discours vrai (…) On
saura
donc enfin quelle était mon apparence à différents âges ; et
quel genre de visages m’a toujours entouré : et quels lieux j’ai
habités. Ces circonstancesrassemblées et considérées pourront parfaire
le jugement. » Lorsque cette vérité, ce
savoir, le jugement sont rendus impossibles par un usage abusif et
aberrant du « droit à
l’image », c’est la nécessité du témoignage authentique et de
l’information vraie, et donc finalement l’histoire, qui passent à la
trappe.
À propos du refus par Guy Debord des notions
de copyright et de propriété littéraire, le jugement du 13 janvier 1999 décrète
: « de son vivant Guy Debord a adopté une position davantage philosophique — relevant de sa
manière d’appréhender son vécu —, que juridique ». Dans cette logique du
séparé, qui oppose un Debord philosophique àun Debord juridique, je vois surtout qu’il
importe d’affirmer un Debord amuseur pour la galerie, dont les positions publiquement
proclamées sa vie durant ne devraient aucunement être prises au sérieux.
Quand on sait que la cohérence entre la théorie et la pratique fut au centre de
l’activité révolutionnaire de Guy Debord, je vois aussi à quoi sert une telle affirmation, et
quels intérêts, pas seulement économiques, elle exprime.
Dans la même décision du 13 janvier,
les juges considèrent que la qualité de destinataire d’une lettre ne rend pas celui-ci propriétaire du
contenu intellectuel
de ladite lettre, dont il ne possède que l’entité
matérielle. Voilà qui est aller bien vite en besogne : outre le fait que ces lettres appartiennent
à l’histoire, c’
est à nouveau la logique de la séparation qui est ici
à l’œuvre. En effet, le destinataire d’une lettre n’est pas seulement le détenteur de
son support matériel : en tant que destinataire, il est très souvent l’inspirateur de
la lettre, soit au sens où son correspondant lui répond et se situe sur le
terrain qu’il avait lui-même défini, soit au sens où son correspondant loue par
exemple ses qualités personnelles, ou encore le critique (ou toute autre interaction qui constitue la
dynamique même d’une correspondance). Dès lors, le destinataire d’une lettre est,
à ce titre comme aussi au titre d’auteur des lettres qu’il adresse en retour, à
considérer comme coauteur d’une correspondance qui est, elle, à considérer
comme un tout. La séparation artificielle d’une correspondance, qui est par
définition une réalité vivante et intersubjective, afin de constituer des fragments de
réalité auxquels on peut dès lors trouver de légitimes propriétaires
pouvant user et abuser de leurs droits, est la violation flagrante d’une telle réalité,
et doit être considérée comme destruction volontaire du contenu réel de cette correspondance.
Mon édition est manifestement, jusqu’à
nouvel ordre, la seule que l’on puisse qualifier de rigoureusement « complète » (ce qui n’a
pu être publié, on imagine assez
aisément pourquoi, représentant une part infime),
à l’intérieur du cadre qu’elle s’est fixé comme dans la période qu’il parcourt. Cette
édition livre au lecteur tout ce qui est disponible pour lire les lettres, c’est-à-dire pour les
comprendre, à savoir notamment toutes les lettres de et à Guy Debord.
L’édition prévue par Fayard (l’Assignation devant la Cour d’Appel affirme : « la correspondance
de Guy Debord est très volumineuse, et ne pourrait être publiée telle
quelle sans sélection (…) » ; c’est moi qui souligne) est manifestement une édition qui se veut
intégrale, au sens de la chronologie, mais incomplète par principe même,
puisqu’elle ne contiendra, très vraisemblablement, que les lettres écrites par Guy Debord, et ni
celles auxquelles il répond ni celles qui répondent aux siennes : nous aurions
alors l’illustration d’une conception parfaitement falsifiante de toute correspondance. Le lecteur
ne pourrait plus lire c’est-à-dire comprendre les lettres qu’il tiendra
entre ses mains, et celles-ci, devenues simple objet de collection, perdraient une grande
partie de leur lisibilité (la succession incompréhensible et
unilatérale qu’est une non-correspondance s’intitulant fallacieusement Correspondance
complète). Est-ce ainsi que l’ennemi du fétichisme finirait en fétiche ?
En 1972, les Éditions Champ libre ont
publié un livre dont la couverture est
constituée par l’inscription suivante, au recto et en pleine
page : La véritable
scission dans l’Internationale, circulaire publique de l’Internationale
situationniste, Paris, 1972. Il s’agit du détournement, y
compris dans le graphisme,
de la couverture d’une brochure de la première Internationale,
reproduite
symétriquement au verso de ce même livre de Champ Libre,
et toujours en pleine page :
Les prétendues scissions dans l’Internationale, circulaire
privée du Conseil général
de l’Association Internationale des Travailleurs, Genève, 1872.
Ce détournement de
couverture fut, naturellement, reproduit tel quel lors de la
deuxième édition de ce
livre par Champ Libre, en 1981, et de même ensuite lors d’une
troisième édition,
pirate cette fois. Quelle ne fut pas ma stupéfaction en tombant
sur l’édition de
1998, par Fayard, du même livre : le détournement avait
complètement disparu, et le
titre, amputé, transformé en La Veritable Scission (ce
qui n’empêche pas cette
édition d’affirmer : « Le texte qu’on lira ici est celui
de l’édition originale »).
Ce qui est déjà parfaitement intolérable pour un
texte historique prend toute son
ampleur quand on connaît l’importance centrale du concept de
détournement chez Guy
Debord (comme sa volonté clairement exprimée ici dans
l’Avertissement pour la
troisième édition française de « La
Société du Spectacle » : « Le livre, auquel
je
n’ai jamais changé un seul mot, a été
réédité dès 1971 (…) La présente
édition, elle
aussi, est restée rigoureusement identique à celle de
1967. La même règle commandera
d’ailleurs, tout naturellement, la réédition de
l’ensemble de mes livres chez
Gallimard. Je ne suis pas quelqu’un qui se corrige. »).
Dans la préface à mon livre interdit,
j’ai donné quelques exemples de trucage ou
de falsification : à propos de la correspondance de Madame de
Sévigné ; puis au sujet
d’une fausse lettre introduite dans les archives d’un peintre en renom
; ou encore
concernant de surprenants documents opportunément extraits des
archives du KGB afin
de discréditer certains. Considérant que l’on n’est
jamais si bien servi que par soi
-même, j’affirmais, à propos de ma correspondance et
à l’adresse du lecteur : « Comme
je m’en suis occupé, il peut être sûr de son contenu
: les aléas de l’écriture
virtuelle, comme ses rectificatifs bien réels, n’auront aucune
prise en la matière.
En outre, l’état actuel de délabrement de
l’édition fait que les éditeurs sont de
moins en moins adéquats, quand ils ne sont pas franchement
douteux ; aussi est-il
souvent judicieux de s’auto-éditer chaque fois que cela est
possible. » J’évoquais là
clairement l’extension des trucages que permet l’informatisation
accélérée, d’où l’
utilité d’une autogestion bien comprise en matière
d’édition. Je pensais alors à d’
autres et à de futures publications (par exemple, mais pas
seulement, à de possibles
faux, prétendument écrits par Guy Debord, qu’il m’avait
demandé de dénoncer le cas
échéant — Correspondance avec Guy Debord, page 112) et
non pas à celle prévue par
Alice Debord, projet bien différent du mien ; et je n’aurais
jamais voulu nuire en
quoi que ce soit à une véritable correspondance
complète de Guy Debord, dont l’
importance et la nécessité ne peuvent échapper
à aucun lecteur sérieux. Mais
aujourd’hui, quand je vois pointer à l’horizon une
correspondance fayardisée de Guy
Debord (c’est-à-dire unilatérale), comme après la
maspérisation de La véritable
scission dans l’Internationale, il est piquant, si l’on peut dire, de
constater à
quel point ce que j’affirmais ci-dessus dans Comme de l’huile sur le
feu doit
concerner aussi maintenant l’édition Alice Debord-Fayard.
L’opération « correspondance »
n’était évidemment pas innocente. Préface, notes,
disposition, documents ont contribué ensemble à faire de
mon livre une intervention
critique à chaud (« Éviter une édition
tardive (…) ne pas se borner au nécessaire
témoignage historique (…) attiser plusieurs sujets encore
brûlants », amener des
informations utiles, des éclaircissements notables), laquelle
eut le temps de créer
quelque effet avant l’interdiction et malgré l’omertà
généralisée de la presse sur sa
possibilité imminente, à la quasi-exception
d’Hélène Hazera dans Libération.
« Jamais censure n’a été plus
parfaite. » (Commentaires sur la société du
spectacle) Jamais autant de livres n’ont été interdits ou
sous le coup de procédures
judiciaires. Le procédé a atteint une telle perfection
qu’un livre peut être interdit
avant même qu’il ne soit écrit, comme ce fut le cas en
octobre 1998 (à propos de la
biographie d’un acteur de cinéma). Avec cet habit neuf qui sied
si bien au
spectaculaire intégré, voici revenu le temps des
autodafés.
Le procès « commercial » qui m’a
été intenté n’aboutit pas seulement à nier
ma
liberté d’expression, il débouche immédiatement
sur une censure politique. À quoi
sert cette interdiction, son enjeu comme ses effets, qui elle
réjouit ou qui en est
soulagé, voilà qui n’est que trop clair.
Il me semble que l’interdiction d’un livre doit
faire horreur à tout libertaire
authentique. Parmi les correspondants de Guy Debord, plusieurs se
considèrent
aujourd’hui encore comme libertaires. Et n’exigeront-ils pas, à
juste titre, une
correspondance réellement complète ?
Il est une chanson qui vient d’être
rééditée, d’Alice Becker-Ho justement. Elle
fut écrite en 1968, et dit notamment :
« Le vieux monde et
ses séquelles,
Nous voulons les balayer.
Il s’agit d’être
cruels,
Mort aux flics et aux
curés. »
Et en voici une autre, de Boby Lapointe cette fois,
et qui dit :
« Ton cœur n’a plus la
chaleur
Que j’aimais
Il bat au rythme du fric
Il vit à l’ombre des
flics. »
Elle s’appelle Ça va… ça vient, et
elle est extraite d’un disque intitulé :
Comprend qui peut.
¡Anda jaleo!
(septembre 1999)
JEAN-FRANÇOIS MARTOS
2. Que penserait-il aussi de sa biographie
autorisée, réalisée par Philippe
Sollers ? À propos de l’émission
télévisuelle Un siècle d’écrivains,
consacrée à Guy
Debord, je lis en effet, dans Le Figaro du 22 juillet 1999 : «
Philippe Sollers a
obtenu l’autorisation de la veuve de Guy Debord pour réaliser ce
document ». Ça
promet du spectacle. [Note de J.-F.M.]
Avertissement
Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957 -
août 1960
Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre
1999
Sous le titre de Correspondance paraîtront, en
six volumes, les lettres de Guy
Debord dont il avait lui-même conservé les doubles.
D’autres, qui nous ont été
généreusement communiquées (soit par leurs
destinataires ou ayants droit, soit par les institutions auxquelles
elles avaient été
confiées pour leur conservation) sont venues les
compléter.
Quelques refus dus à des dissensions
demeurées vivaces, des réticences vagues
plus ou moins justifiées3, des destructions, mais aussi
naturellement la perte pure
et simple de ce type d’écrit, nous priveront parfois à
jamais de lettres dont le
nombre ne peut être a priori évalué. Ce manque est
particulièrement tangible s’
agissant des années les plus reculées par lesquelles nous
avions envisagé de
commencer cette publication.
Nous avons donc décidé de faire
paraître dans le volume I les lettres de Guy
Debord depuis la fondation de l’Internationale situationniste à
la Première
Conférence de Cosio d’Arroscia (Italie) en juillet 1957
jusqu’à la Quatrième
Conférence tenue à Londres en septembre 1960.
Toutes les lettres se reportant à la
période précédente (époque de l’
Internationale lettriste) seront rassemblées dans le dernier
volume, augmentées des
lettres supplémentaires qui nous seront parvenues d’ici
là.
Pour aider à la compréhension, des
notes succinctes seront portées — toutes les
fois que le besoin s’en fera sentir et dans la mesure de nos propres
connaissances —
qui restitueront les faits et les personnes dans leur contexte
historique. Chaque
année sera, en outre, précédée d’une liste
chronologique des évenements marquants.
Cette correspondance globale, riche d’enseignements
sur la personnalité et le
rôle actif qu’il a tenu durant ces quarante années4, prend
ainsi sa place dans l’
œuvre complète de Guy Debord. Elle orientera peut-être
différemment le nombre
toujours croissant des biographes pressés de tirer des
conclusions hâtives à partir
de toutes sortes de légendes qui n’ont pas manqué de
courir autour de quelqu’un dont
on s’est spécialement plu à entretenir la notoire
mauvaise réputation.
ALICE DEBORD
3. Hormis des lettres d’injures spécifiques,
Guy Debord a toujours conservé
envers ceux avec qui il échangeait une correspondance — et la
preuve en apparaîtra
tout au long de cette publication — un ton amical dont certains se sont
par la suite
prévalus. Ceux-ci savent cependant qu’un arrêt brutal et
définitif — souvent sans la
moindre explication — marquait la fin d’une relation dont beaucoup ont
préféré garder
mystérieuses les raisons véritables. [Note d’A.D.]
4. Guy Debord avait 25 ans en 1957. [Note d’A.D.]
À propos d’Une étrange guerre
Céline Rafestin, chargée de
production, à Jean-François Martos
Paris, le 11 Avril 2000
M. Jean-François
MARTOS
(…)
MONSIEUR,
Faisant suite à notre conversation
téléphonique de ce jour, je vous récapitule
notre demande. M.F.P. (Méditerranée Film Production),
filiale de France 3, prépare un
documentaire de 45 minutes environ sur Guy Debord, dans le cadre de
l’émission de
Bemard Rapp « Un siècle d’écrivains »5
Il s’agit d’un film de Philippe Sollers et
d’Emmanuel Descombes, écrit en
collaboration avec Jacques Forgeas.
Le réalisateur, Emmanuel Descombes, souhaite
utiliser quelques photographies
prises par vous en respectant les cadres jaunes indiqués sur les
photocopies ci-
jointes.
Les photos prises en extérieur de Champot
vont être montées pendant 15 secondes
avec des prises de vue du bâtiment et des champs alentours
effectuées par Emmanuel
Descombes lors du tournage.
Les trois photographies en intérieur sont
montées à la suite pendant 15 secondes
afin d’avoir des différentes photos de Guy Debord.
Comme vous pouvez l’imaginer, il n’a pas
été facile d’obtenir des documents sur
Guy Debord et nous avons donc essayé d’utiliser au maximum tout
ce que nous pouvions
trouver.
À ce titre nous vous demandons l’autorisation
d’utiliser vos photographies, et ce
dans quelles conditions ?
Les droits de diffusion concédés
à France 3 sont les suivants :
• Droits de diffusion par
voie hertzienne terrestre sur le territoire
français (métropole et Dom-Tom) = 2 multidiffusions sur 3
ans à compter de la date
d’acceptation par France 3 de la copie antenne.
• Droits câble et/ou
satellite = 1 multidiffusion sur 2 ans à compter de l’
acceptation de la copie antenne.
Dans l’attente de votre réponse, je vous prie
d’agréer, Cher Monsieur, l’
expression de mes meilleurs sentiments.
CÉLINE RAFESTIN
Chargée de Production
*
Photocopies jointes à la lettre de
Céline Rafestin6
*
Notes de l’Éditeur
5. Ce pauvre film, Une étrange guerre,
réalisé par Philippe Sollers avec Patrick
Mosconi comme conseiller, et dont Alice Debord est partie prenante, a
été projeté le
19 octobre 2000 sur France 3.
6. Rectangle noir apposé par l’Éditeur
: photo interdite par décision de justice
du 13 janvier 1999 ; cf. Sur l’interdiction de ma «
Correspondance avec Guy Debord »,
Jean-François Martos, Le fin mot de l’Histoire, Paris 1999.
*
Jean-François Martos à Céline
Rafestin
Recommandé A.R.
Madame Céline Rafestin
Chargée de Production
EURAL-MFP
23 rue Linois
75015 Paris
Paris, le 12 avril 2000
MADAME,
Vous me demandez l’autorisation de reproduire mes
photos de Guy Debord — de
surcroît préalablement truquées par vos soins —
dans sa biographie filmée autorisée
par Alice Debord et réalisée par Philippe Sollers pour
une quelconque chaîne de
télévision.
Vous n’êtes pas sans savoir que ces photos
figurent dans ma « Correspondance avec
Guy Debord » qu’Alice Debord a fait interdire ; pour publier
ensuite une
correspondance sans correspondant, c’est-à-dire falsifiée
; falsifiée comme ces
photos de Guy Debord sur des livres à son sujet ;
falsifiée comme le deviendraient
mes photos si je vous laissais faire. Cette révision
grossière, qui cherche d’abord à
couper Guy Debord de tout son environnement historique, s’inscrit plus
généralement
dans le courant actuel de stérilisation de ses idées,
mises en spectacle pour mieux
les désamorcer.
Vous n’ignorez pas non plus ce que je pense de
Philippe Sollers, ni ce qu’en
pensait Guy Debord : « ce n’est qu’insignifiant, puisque
signé Philippe Sollers » (et
c’est encore bien en dessous de ce qu’il pouvait m’en dire verbalement).
Je vous refuse donc catégoriquement le droit
de reproduire ces photographies.
Surtout ne persistez pas à vouloir me les
acheter. Même pour tout l’or du monde
vous ne les auriez pas : je ne mange pas de ce pain-là.
À l’inventeur du cinéma sans images,
vous me donnez l’occasion de faire l’hommage
d’une biographie sans mes images. En potlatch de
réciprocité, je vous accorde par
contre bien volontiers l’autorisation de reproduire la présente
lettre dans votre
film, au moyen d’un carton et en caractères blancs sur fond
noir, et bien lisibles
s’il vous plait.
Avec les salutations qui
conviennent,
JEAN-FRANÇOIS MARTOS
*
« Non seulement ils nous fusillent, mais ils
nous fouillent les poches »,
remarquait déjà Degas l’impressionniste. Mais cette fois
c’est raté : au fond de la
poche les truqueurs sont tombés sur un cactus.
Présentation
Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre
1960 - décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14
février 2001
Avec ce deuxième volume, la correspondance de
Guy Debord se poursuit sur une
période qui va de septembre 1960 à décembre 1964.
Le processus si décrié de la rupture,
qui a caractérisé le mouvement
situationniste et que l’on a vu s’amorcer dans le premier volume, va se
développer en
se précisant. « La pratique de l’exclusion me paraît
absolument contraire à l’
utilisation des gens : c’est bien plutôt les obliger à
être libres seuls — en le
restant soi-même — si on ne peut s’employer dans une
liberté commune. […] Je l’ai
déjà dit — écrit : je ne veux travailler
qu’à un “ordre mouvant”, jamais construire
une doctrine ou une institution. […] De Simondo aux spuristes, toutes
les fractions
situationnistes en appelaient à la liberté, mais en
réalité c’est clairement leur
position qui était un choix restrictif excluant la masse des
possibles de notre
recherche, alors que la position que j’ai défendue n’excluait
même pas leur position.
Mais seulement des gens devenus spécialistes d’un seul but.
(Sans vouloir distinguer
ici entre ceux pour qui le but unique était “noble”, et ceux
pour qui il était
visiblement plus mesquin.) J’espère bien que je montrerai
à l’avenir que mon rôle
tend effectivement à ceci », écrivait Guy Debord,
le 23 août 1962, à l’ami
indéfectible Asger Jorn.
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A.D.