Documents sur l’édition de la correspondance de Guy Debord                                                                       Retour
     

         ¶ ALICE DEBORD & PATRICK MOSCONI, Autour de l’héritage de Guy Debord (Le Monde, 1er novembre 1996)

            ¶ Comme de l’huile sur le feu (septembre 1997), préface de Jean-François  Martos à sa Correspondance avec Guy Debord

            ¶ JEAN-FRANÇOIS MARTOS, Sur l’interdiction de ma « Correspondance avec Guy Debord » (septembre 1999)

            ¶ Avertissement d’Alice Debord au premier volume de la Correspondance de Guy Debord

            ¶ À propos d’« Une étrange guerre »

            ¶ Présentation du deuxième volume de la Correspondance de Guy Debord, par Alice Debord


    Au courrier du « Monde »
    Autour de l’héritage de Guy Debord

    Le Monde, 1er novembre 1996

     

Dans les couloirs de l’édition, on entend évoquer depuis peu, pour des raisons commerciales mal dissimulées, des questions d’héritages et de légitimité autour de Debord et de son œuvre. Il n’y a pas de problème d’héritage Debord. Il n’y a qu’un problème Debord. Plus que jamais, on sait à quel point il gêne et empêche de danser en rond tous les négationnistes-staliniens-prolongés, tous les néo-penseurs-de-la-politique — correctement — révisée et une poignée de gauchistes-repentis.
Mais voilà, il n’y a rien à faire fructifier, ni réhabiliter, ni embellir, ni falsifier. Il n’y a pour finir que Debord, son art et son temps tels qu’il les a
révélés, et c’est évidemment beaucoup plus que n’en peuvent supporter tous ces gens.
Quant à ceux — très peu — qui se sont trouvés effectivement, à un moment ou à un autre, sur sa route, on a bien vu comment ils ont continué seuls, et ce qu’ils sont devenus. Ils le savent d’ailleurs mieux que personne et préféreront le faire oublier.
Si l’on parle encore d’eux, c’est naturellement grâce à Debord, et non le contraire. Il n’y a pas d’héritiers. C’est Debord qui doit hériter de Debord. On y veille.
        ALICE DEBORD, PATRICK MOSCONI,
        


    Comme de l’huile sur le feu

    Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord
    Le fin mot de l’Histoire, Paris, 23 septembre 1998

    « Que ceux qui ignorent apprennent, que ceux qui savent aiment à se ressouvenir. »
        (HÉNAULT)

 LES LETTRES de Madame de Sévigné, qui n’étaient pas destinées à être publiées, sont le premier exemple, en France, d’une correspondance privée devenant « œuvre littéraire ». On sait qu’il fallut pour cela les édulcorer, et que sa petite-fille, puis le gendre de celle-ci, brûlèrent l’ensemble de ces lettres afin d’effacer toute trace de leur contenu originel. Ce n’est que deux siècles, ou presque, après sa mort, que les lettres de Marie de Rabutin-Chantal furent rétablies dans une édition non maspérisée, c’est-à-dire dans leur vérité initiale, grâce à une copie retrouvée.

 Plus récemment, et pour rester dans la pratique artisanale, un universitaire pouvait introduire une fausse lettre d’un peintre, évoquant un tableau, dans les archives de ce dernier conservées à la Tate Gallery, et ce afin d’authentifier un faux du même, Giacometti en l’occurrence, pour une vente aux enchères.

 De la même façon, mais à plus grande échelle, les archives du KGB continuent de distiller d’étranges nouvelles ou de surprenants documents sur d’estimables personnes, généralement considérées comme exemptes de telle ou telle ignominie. C’est que les néo-staliniens, version repentie ou recyclée, tentent de faire oublier leur propre ignominie originelle en faisant circuler l’idée que, finalement tout le monde a eu les mains sales. Les révélations ad hoc sur George Orwell, véhiculées en 1996 par le Guardian, s’inscrivent dans une même perspective.

 Si aucune de ces mésaventures ne risque d’arriver à la présente correspondance, ce n’est pas, pour ne citer que la première, parce que toutes les conventions d’un quelconque « genre littéraire » ont été heureusement ruinées depuis belle lurette : c’est d’abord, et cette raison vaut naturellement pour les suivantes, parce que je publie cette correspondance avec Guy Debord de mon vivant.

 Éviter une édition tardive, c’est savoir ne pas se borner au nécessaire témoignage historique, quand partout fait rage la debordologie à son stade intégré — il suffit de voir derrière quel micro, devant quelle caméra, dans quel journal, bref de quel cloaque parlent ceux qui aujourd’hui citent Guy Debord ouvertement ou par la bande, et à tout propos, après l’avoir délibérément ignoré jusque-là ; mais toujours dans le même but.

 Intervenir dans le présent offre aussi l’intérêt non négligeable d’attiser plusieurs sujets encore brûlants. Et au-delà de cette évidence qu’une correspondance est à elle-même son propre but, ces lettres constituent objectivement une espèce de rapport, relatif notamment aux diverses façons de mieux perturber une si misérable époque.

 On n’est jamais si bien servi que par soi-même : si ce n’est qu’en 1932 que l’on put commencer à lire en français la correspondance entre Marx et Engels, le lecteur aura sensiblement moins attendu pour la présente. Comme je m’en suis occupé, il peut être sûr de son contenu : les aléas de l’écriture virtuelle, comme ses rectificatifs bien réels, n’auront aucune prise en la matière. En outre, l’état actuel de délabrement de l’édition fait que les éditeurs sont de moins en moins adéquats, quand ils ne sont pas franchement douteux ; aussi est-il souvent judicieux de s’auto-éditer chaque fois que cela est possible.

 Parmi le tombereau d’inepties sur le sujet, je relève au hasard, dans Le Monde du 16 mars 1997, sous la signature d’un certain Jacques Buob : « Jacques Chirac, qui a
conservé le même conseiller en communication, Jacques Pilhan (lui adjoignant, outre sa fille Claude, le secrétaire général de l’Élysée Dominique de Villepin), s’est engagé sur la même voie de la politique spectacle. (…) Voilà la méthode Pilhan, enfant de Guy Debord et de Jacques Séguéla. Tout y est : refuser l’initiative aux médias, ne pas leur laisser le choix du lieu, ni du moment, ni du sujet, créer un effet d’attente et de curiosité, (…) Pour lui, en bon ex-situationniste, l’important, c’est l’image. » Cette insinuation lourdaude d’un « ex-situationniste » conseillant Jacques Chirac ne tient évidemment pas une seconde. Il suffit de consulter le tableau précis et complet des effectifs de l’I.S. dans L’Internationale situationniste, publié par Jean-Jacques Raspaud et Jean-Pierre Voyer aux Éditions Champ Libre en 1972. Mais Guy Debord lui-même n’avait-il pas auparavant été dénoncé comme l’inspirateur secret de François Mitterrand, comme agent du KGB, ou membre de la CIA ?
Et son livre, La Société du spectacle, n’avait-il pas été condamné comme étant « le guide secret de la conduite de tous les gouvernements constitués depuis sa parution » (Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du spectacle ») ? Un moraliste-pessimiste affirmait plaisamment : « Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie. » Faut-il pour autant seguire il suo corso, e lasciar dir le genti ? On peut avoir beaucoup de détracteurs, et même être assassiné de quatre balles dans la tête au fond d’un parking, comme Gérard Lebovici.

 Je ne doute pas un instant que l’on soit parfaitement fondé à réagir, et ce à chaque fois qu’on l’estime utile, ou nécessaire. « Toutes les billevesées de la métaphysique ne valent pas un argument ad hominem » (Diderot). La critique ad hominem est au cœur de l’intention stratégique de « Cette mauvaise réputation… » (Gallimard), livre contre ses détracteurs par lequel Guy Debord visait, en 1993, à torpiller la suite prévisible. Il y affirmait, s’en prenant là à Georgina Dufoix : « il n’est en fin de compte pas difficile, si l’on y pense avec une vigilance suffisante, de supprimer radicalement par avance, grâce à de tels contre-feux, beaucoup des pires possibilités qui auraient autrement pu être abandonnées à la calomnie. »

 La critique ad hominem se montre aussi comme chez elle, tout au long de cette Correspondance avec Guy Debord. Dans plusieurs cas, les mêmes personnages se retrouveront épinglés publiquement, par exemple dans « Cette mauvaise réputation… » ; mais ce sera alors, à la différence d’un dialogue épistolaire qui progresse dans le temps, dans la formulation qui convient au public le plus large.

 De la même façon, le lecteur attentif se doutera que quelques individus, ou quelques aspects de l’époque, évoqués dans telle ou telle lettre, ont pu inspirer —
mais c’est nécessairement plus implicite — certains passages ou se reflètent dans certaines conclusions des Commentaires sur la société du spectacle. Je resterai volontairement très vague à ce propos : aujourd’hui encore, il faut « surtout prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui ».

 Enfin, j’ai souvent constaté que l’abandon de la critique ad hominem est le prélude à l’abandon de toute critique, quand il n’est pas l’indice de la transformation ultérieure de tel ou tel subversif affiché en renégat. Ceux qui voulaient d’abord éviter que la critique s’applique à eux-mêmes, qui avaient encore quelque chose à défendre dans le spectacle, n’ont jamais été en peine de justifier cet abandon initial (aux attaques « superficielles » ou aux « questions de personnes », cet extrémisme-modérantiste saura opposer son sens de la mesure contre ce qui est excessif, comme le sérieux de sa pseudo-objectivité). Mais que serait la critique radicale sans argument ad hominem ? Ceux-là ont préféré oublier que « la théorie est capable de saisir les masses lorsqu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem lorsqu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les choses à leur racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même. » (Marx)

  Les débuts de l’aventure situationniste avaient surtout rencontré le silence, tout au plus ses excès étaient taxés de folie. À partir de 1968, le phénomène commence à être pris au sérieux : le confusionnisme et la calomnie sont alors de mise, comme d’ailleurs une surveillance croissante… Qu’en est-il aujourd’hui ? Le désastre extrême où nous a plongé la démocratie spectaculaire, en confirmant encore plus lourdément les conclusions de Guy Debord, a en bonne part convaincu l’ennemi de la vérité de ses jugements. Le système dominant, qui navigue à vue, aimerait bien avoir l’usage d’un tel sens stratégique, qui lui fait tant défaut. En même temps, il lui faut intensifier le brouillage de la théorie critique, en la banalisant, en la morcelant, en la falsifiant et en la stérilisant1. Car il sait que la situation n’a jamais été aussi objectivement révolutionnaire, qu’il doit surtout éviter tout réveil de la subversion, et qu’il est partout des colères éparses qui ne demandent qu’à s’affranchir de leurs limites. « L’atmosphère à Gjirokastër est folle. La révolte populaire se transforme en anarchie totale, il n’y a plus de police, plus d’État, plus de règle. La ville s’enthousiasme, s’épanouit, se prend au jeu de la rébellion. » (Le Monde du 11 mars 1997)

  Lors de la disparition d’Alexandre le Grand on a pu dire, à propos des Diadoques, qu’à la mort du lion les hyènes se partagent son empire. Il n’y a rien de tel pour Guy Debord, rien à partager ni à hériter : les hyènes du spectacle se servent mal des idées qu’elles récupèrent, et les précautions ont été prises pour qu’elles ne puissent faire usage de quelques autres. Elles pourront tout au plus profiter encore quelque temps de l’éparpillement de la négation. Le destin de la théorie du spectacle appartient d’abord à ceux qui savent être « de leur temps », qui cherchent et expérimentent dans l’époque, à ceux qui vont retrouver individuellement et collectivement les idées d’anti-hiérarchie, de cohérence, de contestation globale, à ces hommes et femmes nouveaux qui se chargeront de reprendre la vieille question de l’auto-émancipation ; et même au-delà, à l’humanité prolétarisée, lorsqu’elle entreprendra la liquidation sociale, supprimant et réalisant la philosophie et l’art.

 De certaines morts, on a dit qu’elles faisaient honte à la vie. Comment ne pas penser alors à Guy Debord, lui qui sut si bien rendre la honte de cette vie plus honteuse encore en la livrant à la publicité ? Et pour moi, « peut-il y avoir de la honte ou de la mesure dans le regret d’une tête si chère ? » (Horace)

 Le lecteur verra aussi dans ces pages comment commence une amitié, et comment elle s’arrête. Ce qui a joué également, et qui transparaît, je pense, dans cette correspondance, c’est le sens de l’amitié qu’avait Guy Debord : non pas un simple rapport politique au sens traditionnel du mot, c’est-à-dire coupé du reste de la vie courante, mais bien plutôt une relation où chaque aspect mis en jeu trouve sa vérité par référence à l’ensemble de la vie que l’on s’est choisie ; et finalement, cette relation est naturellement une critique de la politique. C’est alors seulement que la sensation de l’écoulement du temps peut se diluer — le vin aidant — dans la qualité d’un moment, par la passion partagée d’un projet commun. « Et quelques rencontres, seules, furent comme des signaux venus d’une vie plus intense, qui n’a pas été vraiment trouvée. »

 Je tiens à dissiper ici la fâcheuse impression que pourrait avoir le lecteur, en s’étonnant de constater parfois quelque lacune, ou plutôt une espèce de discontinuité dans cette correspondance. Qu’il n’aille pas l’imaginer tronquée : c’est que le dialogue continue alors, évidemment, mais cette fois de vive voix. Et lorsqu’on se voit, à quoi bon s’écrire ?

 Thoreau dit quelque part que « la plupart des hommes vivent dans un désespoir tranquille ». Voilà ce qu’il faut ruiner. Rien n’est éternel, et encore moins le sommeil des masses. Une autre vie est possible, libre de toute aliénation. Quant à moi, je trouve plutôt exaltant d’avoir brûlé tous les ponts, pour avancer à marches forcées sous le canon du temps.
        (septembre 1997)
        JEAN-FRANÇOIS MARTOS


    1. « Tous debordiens : Léotard, le président, la droite de droite et celle de gauche, les ministères, les finances, tous débordisés de pied en cap. Debord a pourfendu le capitalisme, le communisme, le gauchisme ; l’extrême droite, on n’en parle pas ; l’Église, c’est une évidence ; les institutions, cela va de soi, les impostures révolutionnaires, ce fut comme une mission, le travail, la réputation, les patrons, les papes et les sous-papes, et ils l’adorent. (…) Aujourd’hui, sa pensée est réduite à ce qu’elle dénonce. Ses ennemis sont prévus par le logiciel. Il y a un désir de Debord qui dit tout. Accidents d’auto sous le tunnel, momeries papales, servent de leurre. On n’y apprend rien. » — Francis Marmande, Debord d’abord (Le Monde du 26 septembre 1997). [Note de J.-F.M.]

    Jean-François Martos
    Sur l’interdiction de ma « Correspondance avec Guy Debord »
    Le fin mot de l’Histoire, Paris, décembre 1999
  

    « Dire à voix haute ce qui est. »

         (ROSA LUXEMBOURG)

     

 À LA FIN SEPTEMBRE 1998, j’ai publié ma correspondance avec Guy Debord. L’éditeur Fayard, en parfaite complicité avec Alice Debord, déclencha aussitôt un procès pour interdire mon livre. Cet éditeur venait d’acheter, par une avance sur droits de 480.000 francs, une « Correspondance complète de Guy Debord ».

 Un premier « référé d’heure à heure », réclamant la saisie et de copieux dommages et intérêts, fut refusé par le juge, ce qui permit au livre de circuler quelque temps librement. Puis, Fayard et Alice Debord ayant fait appel de cette décision, l’interdiction fut ordonnée le 16 décembre 1998, et confirmée par le jugement au fond du 13 janvier de l’année suivante.

 Pour mieux saisir le sens d’une telle mesure, il faut d’abord rappeler la pratique de Guy Debord, et des situationnistes, en matière d’anti-copyright : « Tous les textes publiés dans “Internationale Situationniste” peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine. » Cette mention figure en tête de chacun des douze numéros de la revue dont Guy Debord fut directeur de publication. Elle signifie aussi que la propriété intellectuelle ou artistique est dénuée de fondement dans un mouvement qui avait d’emblée épousé la cause de la dévaluation de l’art (la peinture industrielle fut par exemple ce procédé par lequel les situationnistes ont cherché à dévaloriser l’usage traditionnel de la peinture : l’inflation quantitative de ces interminables rouleaux de toile peints à l’aide de machines visait à détruire la valeur marchande de l’art). Cette position fut évidemment maintenue tout au long de sa vie par Guy Debord : « Je ne défends certes pas le principe de la propriété littéraire. Comme disait Brecht, “toute chose appartient à qui l’améliore.” » (Correspondance avec Guy Debord)

 Même lorsqu’il s’agissait d’ennemis, c’est une semblable cohérence qui doit être soulignée. Dans une réponse publique à une lettre adressée à Guy Debord par un éditeur stalinien, l’I.S. a ainsi pu affirmer : « Les révolutionnaires, quant à eux, ont toujours pu reproduire tout ce qu’ils voulaient des textes de l’I.S. : et nous ne nous sommes jamais opposés en aucune façon aux multiples éditions-pirates, faites dans dix pays, de nos textes et de nos livres. Mais la maison d’édition Feltrinelli n’est même pas digne de l’édition-pirate. Et même vous, par ailleurs, si vous passiez outre à notre refus, vous pouvez être assurés que nous ne nous y opposerions par aucune voie juridique et bourgeoise. » (Correspondance avec un éditeur) Une lettre de l’I.S. cosignée par Guy Debord, et s’attaquant cette fois aux falsifications de l’éditeur De Donato, déclare pareillement : « Il est sûr que l’organisation révolutionnaire au nom de laquelle nous parlons ne s’abaissera pas à engager contre toi une quelconque poursuite devant la justice bourgeoise. » (Les faux de De Donato, publié dans Internazionale Situazionista n° 1). Lorsque Guy Debord dut faire une unique exception à la règle qu’il s’était fixée (quelques journaux l’ayant accusé d’avoir assassiné, ou fait assassiner, son ami Gérard Lebovici), c’est néanmoins en ces termes qu’il s’exprima : « J’ai toujours négligé la presse. Jamais je n’ai tenté d’y exercer un droit de réponse, et moins encore aurais-je voulu intenter une action en justice contre des gens qui n’ont pas cessé de me diffamer, aussi loin que ma mémoire remonte. » (Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici) Ou encore, et il s’en prenait là au mauvais traitement infligé à La Société du spectacle par une kyrielle de traducteurs spécialement indélicats : « Ce traitement n’est pas non plus particulièrement réservé aux ouvrages subversifs, parce que dans ce cas les falsificateurs au moins n’ont pas à craindre d’être assignés par l’auteur devant les tribunaux. » (Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du spectacle »)

 L’anti-copyright ne se conçoit pas sans le rejet de la justice bourgeoise. Aux misérables conventions de la propriété littéraire, qui voudraient réduire toute expression, et donc la théorie critique, à une simple valeur d’échange, les situationnistes ont toujours opposé la seule appropriation qui vaille, celle de la valeur d’usage de cette théorie, par ceux qui seuls peuvent en vérifier l’effectivité en la pratiquant.

 L’ensemble de ce qui précède montre déjà suffisamment que l’interdiction de mon livre s’inscrit en contradiction totale avec l’esprit même et la pensée de Guy Debord. Mais ce n’est pas tout, puisque celui-ci a également affirmé (je venais alors de terminer l’Histoire de l’I.S., qu’il m’avait demandé d’écrire) : « Comme il est bien possible que tu deviennes l’historien qui “fait autorité” sur ces questions, et comme les menteurs persisteront sûrement dans des inventions imprévisibles, je te fais maintenant une liste rapide de la totalité de [mes] pseudonymes : c’est-à-dire que tout autre serait ultérieurement inventé (…) » (lettre de Guy Debord à Jean-François Martos du 27 juillet 1988, publiée dans Correspondance avec Guy Debord). Ou encore, et il faut noter qu’il s’agit là de la dernière lettre qu’il m’a écrite : « Je te remercie, encore une fois, pour les documents que tu me transmets. Et je n’oublie pas plusieurs années, durant lesquelles je n’avais réellement gardé de contact avec personne d’autre ; et combien a été précieuse alors cette seule aide. (…) Comme tu es, par excellence, mon historien (car je me méfie beaucoup des autres, on le sait bien), je te communique un texte semi-confidentiel (…) » (lettre de Guy Debord à Jean-François Martos du 26 décembre 1990, publiée dans Correspondance avec Guy Debord).
Il est clair que de fréquentes informations, ou des documents, m’étaient communiqués par Guy Debord pour que je les rende publics ultérieurement. La justice peut interdire l’historien, elle n’interdira pas le jugement de l’Histoire.

 Si la volonté de ne pas prendre en considération les notions de propriété littéraire ou de copyright émerge très tôt (le détournement, « se heurtant de front à toutes les conventions mondaines et juridiques », est ainsi caractérisé en 1956, dans le n° 8 de Les Lèvres nues : « Dans son ensemble, l’héritage littéraire et artistique de l’humanité doit être utilisé à des fins de propagande partisane (…) À vrai dire, il faut en finir avec toute notion de propriété personnelle en cette matière. ») chez Guy Debord, on a vu que cette même volonté s’est affirmée sans aucune exception pendant près de quarante ans, et ce par conséquent bien au-delà de la date à laquelle il avait rédigé son testament (1973). Cette volonté était si forte chez lui qu’elle était également devenue celle de son principal éditeur et ami, Gérard Lebovici. En 1980 par exemple, ce dernier écrivait aux Éditions Nautilus : « Nous laissons toute liberté à tous les éditeurs-pirates pour faire toutes leurs bêtises, qui ne nous engagent en rien. » (Correspondance de Champ Libre Vol. I). Aucune édition-pirate d’un livre de Debord n’a jamais été contestée ni poursuivie ; certaines furent seulement critiquées, lorsqu’il le fallait. La critique est une arme de révolutionnaires, la poursuite judiciaire est une arme de possédants. Les termes du testament de 1973, invoqué lors du procès, n’entrent aucunement en contradiction avec tout ce qui précède : la cession de droits que Guy Debord possédait lui-même de son vivant n’implique en aucune manière la modification de l’usage que Debord en faisait lui-même de son vivant. Personne ne conteste qu’Alice Debord ait hérité de droits : ce qui est contesté c’est l’usage qu’elle en fait.

 Présumant qu’Alice Debord défendait toujours nos positions communes antérieures, je ne pouvais certes imaginer un tel retournement, où elle prendrait le rôle de « l’
intervenante volontaire » dans un procès contre moi. C’est dans un tel contexte qu’il faut goûter pleinement cette bouffonnerie venant se pavaner dans un journal : « Dans les couloirs de l’édition, on entend évoquer depuis peu, pour des raisons commerciales mal dissimulées, des questions d’héritages et de légitimité autour de Debord et de son œuvre. Il n’y a pas de problème d’héritage Debord. Il n’y a qu’un problème Debord. (…) il n’y a rien à faire fructifier (…) Il n’y a pas d’héritiers. C’est Debord qui doit hériter de Debord. » (Alice Debord et Patrick Mosconi, Le Monde du 1er novembre 1996).

 L’assignation en référé d’heure à heure affirme : « Fin septembre 1998, Madame Alice Debord a eu la surprise de découvrir en librairie un ouvrage de Jean-François Martos intitulé “Correspondance avec Guy Debord” (…) ». N’est-ce pas feindre l’étonnement que de se prétendre surpris par la publication de ma correspondance ? Je ne parle pas seulement là du fait que la publication de correspondances ait été une constante, chez les situationnistes et autres radicaux, comme arme d’intervention critique dans les débats du moment (il suffit par exemple de parcourir les volumes de la Correspondance des Éditions Champ Libre, comme diverses publications situationnistes, ou encore le Débat d’orientation de l’ex-Internationale situationniste, d’ailleurs spontanément édité par d’autres). Mais aussi, tout simplement, je dirai qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que je fasse ce que j’ai toujours fait. J’ai ainsi publié, en 1971, Les ouvriers italiens et la révolte de Reggio de Calabre, traduction d’une brochure de la section italienne de l’I.S. J’ai réédité en 1972 le Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale, texte de Guy Debord de 1957 ; et ensuite, vers 1976, Pour la forme, livre d’AsgerJorn à l’origine édité par l’Internationale situationniste en 1958. Ces textes étaient joyeusement édités à perte, ayant pour seul but de répandre des vérités critiques.

Lorsque je l’ai rencontré, Guy Debord se montra naturellement heureux de voir pratiqué ce qu’il avait toujours encouragé. Je ne crois d’ailleurs pas avoir eu là de grand mérite, car nous étions alors nombreux à assurer la reproduction et la distribution d’écrits subversifs. Plus généralement l’état d’esprit était tel, en matière d’édition révolutionnaire, que personne ne s’avisait de venir chicaner sur des questions de copyright ou de propriété littéraire, sous peine d’être la risée générale ou d’essuyer des insultes. Il est vrai qu’à l’époque, la restauration qui suivit Mai 68 n’avait pas encore parachevé sa glaciation, aussi les marchands n’osaient-ils pas trop la ramener.

 Toujours dans le domaine de l’édition contestataire ou radicale d’alors, j’ajouterai un exemple encore plus frappant de cet état d’esprit. En 1976, lorsque
Mustapha Khayati voulut s’opposer à la réédition par Champ Libre de La Misère en milieu étudiant, Gérard Lebovici lui répondit : « J’ai en effet décidé de rééditer La Misère en milieu étudiant, sans demander votre avis, pas plus que celui de son premier éditeur, l’U.n.e.f. Si vous aviez été, en toute indépendance, le seul auteur de cet opuscule, je vous aurais tout de même répondu (…) que toutes ces tentatives de censure obscurantistes seront toujours à traiter avec le même mépris. (…) Votre nostalgique prétention est vaine envers un document qui appartient à l’histoire (…) ». Cette lettre, publiée dans le Volume I de la Correspondance des Éditions Champ Libre, était ainsi commentée par Guy Debord dans ce même volume : « Tu as très justement reconnu mon style (…) dans la lettre aux ratgebistes signée de Lebovici, qui n’est pas sous cette forme écrite par moi, mais où il a placé nombre d’éléments de réponse que je lui avais fournis. » Que penserait Guy Debord2 des censeurs obscurantistes d’aujourd’hui, qui n’ont même pas écrit ce qu’ils interdisent ? Quel au-delà du mépris leur réserverait-il ?

 Alice Debord n’a donc pas à se déclarer surprise de la publication de ma correspondance. C’est bien plutôt moi qui suis surpris de son revirement.Entre autres arguments l’éditeur Fayard, défendant son bout de gras, a mis en avant le préjudice commercial qu’il aurait subi. Bien qu’étant totalement indifférent aux querelles d’épiciers, je répondrai à ce propos, puisque l’on m’attaque, que mon édition n’avait aucunement la possibilité, ni même d’ailleurs l’intention, de nuire à celle de Fayard ; et pas seulement parce que ma Correspondance avec Guy Debord est un projet bien distinct, dans la forme, la disposition du contenu, les visées, d’une Correspondance complète de Guy Debord en six volumes. Mais aussi parce que seul un fragment, présenté, ordonné et annoté différemment, peut être commun à mon édition et au tome VI de celle à venir de Fayard, lequel tome, aux dires du contrat, ne devrait pas paraître avant 2004 au plus tôt. C’est pourquoi tout lecteur intéressé par la correspondance de Guy Debord en général (ce qu’il pourra y trouver est une autre question, que j’évoque plus loin) se procurera ce sixième volume, qu’il ait ou non lu ma propre édition. Plus encore, une lecture de mon livre ne peut que contribuer à aiguiser positivement l’intérêt du lecteur pour une correspondance plus élargie, ce qui rend encore plus absurdes les angoisses commerciales de Fayard se lamentant que « les lecteurs potentiels ne sont pas si nombreux ». Voilà qui traduit plutôt l’étrange manque de confiance de cet éditeur dans sa publication à venir.

 J’ai d’ailleurs toujours pensé qu’en ces domaines diversité ne nuit pas. Je me souviens par exemple qu’en 1980, lorsque j’ai publié ma traduction de Du terrorisme et de l’État, de Gianfranco Sanguinetti, paraissait simultanément une édition grenobloise. Chacune des deux publications sut trouver son chemin parmi ses lecteurs (une notable partie s’étant même procuré les deux éditions pour les comparer), et je me suis dit tranquillement que la meilleure gagnerait.

 Pour en revenir à ce Goliath de l’édition qui veut me faire passer pour le David qui vient l’abattre, menaçant son réseau de distribution avec un livre différent auto-édité à trois mille exemplaires et auto-diffusé principalement dans quelques librairies parisiennes, je dois dire que, sans mésestimer mes capacités, j’aurais trouvé parfaitement risible une si époustouflante accusation s’il ne s’était agi d’une affaire si sinistrement sérieuse.

 Quant à « l’exclusivité » d’Alice Debord et de Fayard que je n’aurai pas respecté par ma « publication intempestive » (ai-je jamais cherché à être convenable ?), je rappellerai simplement que la critique radicale ne raisonne pas en termes d’exclusivité mais de nécessité historique. C’est naturellement là une nécessité qui exclut l’exclusivité.

 J’ai également été accusé de « contrefaçon », et là je dois avouer que je trouve cette accusation résolument swiftienne. En publiant simplement ma correspondance à ma façon, j’ai donc réussi à « contrefaire » des années à l’avance un livre non encore publié et, je le répète, forcément autre (« L’Éditeur confie à Madame Alice Debord et Monsieur Patrick Mosconi, qui acceptent, le soin d’écrire le texte original d’un livre (…) », affirme le contrat). On pourra peut-être bientôt, selon une conception si remarquablement avancée de la contrefaçon, interdire n’importe lequel des livres qui paraissent, sous prétexte que les suivants seront eux aussi composés de lettres de l’alphabet. Et pourquoi pas, puisque l’on voit aujourd’hui des producteurs de cinéma acheter à l’avance des paysages pour des films qu’ils envisagent de faire tourner, déniant le droit à d’autres d’y filmer quoi que ce soit sous peine d’être traîné devant un tribunal.

 Un autre grief qui m’est reproché mérite une attention particulière : je n’ai « pas hésité à publier (…) plusieurs photographies de Guy Debord, dont une où il est représenté avec Madame Alice Debord dans une scène d’intimité familiale, les seins nus. Cette reproduction constitue une atteinte intolérable à l’intimité de la vie privée de Madame Debord et à son droit à l’image. » (Assignation à jour fixe) Je remarquerai d’abord que l’utilisation de photographies de personnes privées est constante à travers toute la vie de Guy Debord, et qu’elle ne s’est jamais souciée de notions telles que la propriété artistique ou intellectuelle. La désinvolture délibérée avec laquelle les photographies ont été publiées dans les diverses publications situationnistes traduit notamment le refus d’une distinction entre vie publique et vie privée, distinction qui n’a jamais eu cours en milieu radical. Nombre d’individus ont été exclus d’organisations et leur exclusion annoncée comme telle en raison de faits relevant de ce que le Droit considère comme étant la « vie privée ».
Les situationnistes ont résumé leur point de vue en définissant la vie privée comme « une vie privée de tout ». Si donc cette distinction n’avait pas cours, ce n’est pas par négligence mais bien d’une façon consciente et délibérée : et il est tout à fait surprenant et insolite de voir Madame Debord invoquer à présent publiquement, pour les besoins de sa mauvaise cause, une distinction qu’elle avait auparavant toujours traitée avec le plus grand mépris. Il en va de même de la notion « d’intimité familiale », invoquée à présent et passant il n’y a pas si longtemps pour parfaitement risible. Enfin, alors qu’elle apparaît publiquement nue et dans des positions « suggestives » dans le film La société du spectacle, Alice Debord est malvenue de venir s’offusquer pudibondement des photographies, sous cet angle parfaitement anodines d’ailleurs, que j’ai publiées. Mais l’essentiel n’est bien sûr pas là : si j’ai publié ces photographies, c’est d’abord, tout simplement, parce qu’elles font partie intégrante de la correspondance, etqu’elles y sont commentées. Mais c’est aussi parce que ce type de document présente en même temps une signification bien particulière, clairement exprimée par Guy Debord : « Le tome second [du Panégyrique] contient une série de preuves iconographiques. Les tromperies dominantes de l’époque sont en passe de faire oublier que la vérité peut se voir aussi dans les images. L’image qui n’a pas été intentionnellement séparée de sa signification ajoute beaucoup de précision et de certitude au savoir. (…) L’illustration authentique éclaire le discours vrai (…) On saura donc enfin quelle était mon apparence à différents âges ; et quel genre de visages m’a toujours entouré : et quels lieux j’ai habités. Ces circonstancesrassemblées et considérées pourront parfaire le jugement. » Lorsque cette vérité, ce savoir, le jugement sont rendus impossibles par un usage abusif et aberrant du « droit à l’image », c’est la nécessité du témoignage authentique et de l’information vraie, et donc finalement l’histoire, qui passent à la trappe.

 À propos du refus par Guy Debord des notions de copyright et de propriété littéraire, le jugement du 13 janvier 1999 décrète : « de son vivant Guy Debord a adopté une position davantage philosophique — relevant de sa manière d’appréhender son vécu —, que juridique ». Dans cette logique du séparé, qui oppose un Debord philosophique àun Debord juridique, je vois surtout qu’il importe d’affirmer un Debord amuseur pour la galerie, dont les positions publiquement proclamées sa vie durant ne devraient aucunement être prises au sérieux. Quand on sait que la cohérence entre la théorie et la pratique fut au centre de l’activité révolutionnaire de Guy Debord, je vois aussi à quoi sert une telle affirmation, et quels intérêts, pas seulement économiques, elle exprime.

  Dans la même décision du 13 janvier, les juges considèrent que la qualité de destinataire d’une lettre ne rend pas celui-ci propriétaire du contenu intellectuel
de ladite lettre, dont il ne possède que l’entité matérielle. Voilà qui est aller bien vite en besogne : outre le fait que ces lettres appartiennent à l’histoire, c’
est à nouveau la logique de la séparation qui est ici à l’œuvre. En effet, le destinataire d’une lettre n’est pas seulement le détenteur de son support matériel : en tant que destinataire, il est très souvent l’inspirateur de la lettre, soit au sens où son correspondant lui répond et se situe sur le terrain qu’il avait lui-même défini, soit au sens où son correspondant loue par exemple ses qualités personnelles, ou encore le critique (ou toute autre interaction qui constitue la dynamique même d’une correspondance). Dès lors, le destinataire d’une lettre est, à ce titre comme aussi au titre d’auteur des lettres qu’il adresse en retour, à considérer comme coauteur d’une correspondance qui est, elle, à considérer comme un tout. La séparation artificielle d’une correspondance, qui est par définition une réalité vivante et intersubjective, afin de constituer des fragments de réalité auxquels on peut dès lors trouver de légitimes propriétaires pouvant user et abuser de leurs droits, est la violation flagrante d’une telle réalité, et doit être considérée comme destruction volontaire du contenu réel de cette correspondance.

 Mon édition est manifestement, jusqu’à nouvel ordre, la seule que l’on puisse qualifier de rigoureusement « complète » (ce qui n’a pu être publié, on imagine assez
aisément pourquoi, représentant une part infime), à l’intérieur du cadre qu’elle s’est fixé comme dans la période qu’il parcourt. Cette édition livre au lecteur tout ce qui est disponible pour lire les lettres, c’est-à-dire pour les comprendre, à savoir notamment toutes les lettres de et à Guy Debord. L’édition prévue par Fayard (l’Assignation devant la Cour d’Appel affirme : « la correspondance de Guy Debord est très volumineuse, et ne pourrait être publiée telle quelle sans sélection (…) » ; c’est moi qui souligne) est manifestement une édition qui se veut intégrale, au sens de la chronologie, mais incomplète par principe même, puisqu’elle ne contiendra, très vraisemblablement, que les lettres écrites par Guy Debord, et ni celles auxquelles il répond ni celles qui répondent aux siennes : nous aurions alors l’illustration d’une conception parfaitement falsifiante de toute correspondance. Le lecteur ne pourrait plus lire c’est-à-dire comprendre les lettres qu’il tiendra entre ses mains, et celles-ci, devenues simple objet de collection, perdraient une grande partie de leur lisibilité (la succession incompréhensible et unilatérale qu’est une non-correspondance s’intitulant fallacieusement Correspondance complète). Est-ce ainsi que l’ennemi du fétichisme finirait en fétiche ?

    En 1972, les Éditions Champ libre ont publié un livre dont la couverture est
constituée par l’inscription suivante, au recto et en pleine page : La véritable
scission dans l’Internationale, circulaire publique de l’Internationale
situationniste, Paris, 1972. Il s’agit du détournement, y compris dans le graphisme,
de la couverture d’une brochure de la première Internationale, reproduite
symétriquement au verso de ce même livre de Champ Libre, et toujours en pleine page :
Les prétendues scissions dans l’Internationale, circulaire privée du Conseil général
de l’Association Internationale des Travailleurs, Genève, 1872. Ce détournement de
couverture fut, naturellement, reproduit tel quel lors de la deuxième édition de ce
livre par Champ Libre, en 1981, et de même ensuite lors d’une troisième édition,
pirate cette fois. Quelle ne fut pas ma stupéfaction en tombant sur l’édition de
1998, par Fayard, du même livre : le détournement avait complètement disparu, et le
titre, amputé, transformé en La Veritable Scission (ce qui n’empêche pas cette
édition d’affirmer : « Le texte qu’on lira ici est celui de l’édition originale »).

Ce qui est déjà parfaitement intolérable pour un texte historique prend toute son
ampleur quand on connaît l’importance centrale du concept de détournement chez Guy
Debord (comme sa volonté clairement exprimée ici dans l’Avertissement pour la
troisième édition française de « La Société du Spectacle » : « Le livre, auquel je
n’ai jamais changé un seul mot, a été réédité dès 1971 (…) La présente édition, elle
aussi, est restée rigoureusement identique à celle de 1967. La même règle commandera
d’ailleurs, tout naturellement, la réédition de l’ensemble de mes livres chez
Gallimard. Je ne suis pas quelqu’un qui se corrige. »).

    Dans la préface à mon livre interdit, j’ai donné quelques exemples de trucage ou
de falsification : à propos de la correspondance de Madame de Sévigné ; puis au sujet
d’une fausse lettre introduite dans les archives d’un peintre en renom ; ou encore
concernant de surprenants documents opportunément extraits des archives du KGB afin
de discréditer certains. Considérant que l’on n’est jamais si bien servi que par soi
-même, j’affirmais, à propos de ma correspondance et à l’adresse du lecteur : « Comme
je m’en suis occupé, il peut être sûr de son contenu : les aléas de l’écriture
virtuelle, comme ses rectificatifs bien réels, n’auront aucune prise en la matière.
En outre, l’état actuel de délabrement de l’édition fait que les éditeurs sont de
moins en moins adéquats, quand ils ne sont pas franchement douteux ; aussi est-il
souvent judicieux de s’auto-éditer chaque fois que cela est possible. » J’évoquais là
clairement l’extension des trucages que permet l’informatisation accélérée, d’où l’
utilité d’une autogestion bien comprise en matière d’édition. Je pensais alors à d’
autres et à de futures publications (par exemple, mais pas seulement, à de possibles
faux, prétendument écrits par Guy Debord, qu’il m’avait demandé de dénoncer le cas
échéant — Correspondance avec Guy Debord, page 112) et non pas à celle prévue par
Alice Debord, projet bien différent du mien ; et je n’aurais jamais voulu nuire en
quoi que ce soit à une véritable correspondance complète de Guy Debord, dont l’
importance et la nécessité ne peuvent échapper à aucun lecteur sérieux. Mais
aujourd’hui, quand je vois pointer à l’horizon une correspondance fayardisée de Guy
Debord (c’est-à-dire unilatérale), comme après la maspérisation de La véritable
scission dans l’Internationale, il est piquant, si l’on peut dire, de constater à
quel point ce que j’affirmais ci-dessus dans Comme de l’huile sur le feu doit
concerner aussi maintenant l’édition Alice Debord-Fayard.

    L’opération « correspondance » n’était évidemment pas innocente. Préface, notes,
disposition, documents ont contribué ensemble à faire de mon livre une intervention
critique à chaud (« Éviter une édition tardive (…) ne pas se borner au nécessaire
témoignage historique (…) attiser plusieurs sujets encore brûlants », amener des
informations utiles, des éclaircissements notables), laquelle eut le temps de créer
quelque effet avant l’interdiction et malgré l’omertà généralisée de la presse sur sa
possibilité imminente, à la quasi-exception d’Hélène Hazera dans Libération.
    « Jamais censure n’a été plus parfaite. » (Commentaires sur la société du
spectacle) Jamais autant de livres n’ont été interdits ou sous le coup de procédures
judiciaires. Le procédé a atteint une telle perfection qu’un livre peut être interdit
avant même qu’il ne soit écrit, comme ce fut le cas en octobre 1998 (à propos de la
biographie d’un acteur de cinéma). Avec cet habit neuf qui sied si bien au
spectaculaire intégré, voici revenu le temps des autodafés.

    Le procès « commercial » qui m’a été intenté n’aboutit pas seulement à nier ma
liberté d’expression, il débouche immédiatement sur une censure politique. À quoi
sert cette interdiction, son enjeu comme ses effets, qui elle réjouit ou qui en est
soulagé, voilà qui n’est que trop clair.

    Il me semble que l’interdiction d’un livre doit faire horreur à tout libertaire
authentique. Parmi les correspondants de Guy Debord, plusieurs se considèrent
aujourd’hui encore comme libertaires. Et n’exigeront-ils pas, à juste titre, une
correspondance réellement complète ?

    Il est une chanson qui vient d’être rééditée, d’Alice Becker-Ho justement. Elle
fut écrite en 1968, et dit notamment :

        « Le vieux monde et ses séquelles,
        Nous voulons les balayer.
        Il s’agit d’être cruels,
        Mort aux flics et aux curés. »

    Et en voici une autre, de Boby Lapointe cette fois, et qui dit :

        « Ton cœur n’a plus la chaleur
        Que j’aimais
        Il bat au rythme du fric
        Il vit à l’ombre des flics. »

    Elle s’appelle Ça va… ça vient, et elle est extraite d’un disque intitulé :

Comprend qui peut.

        ¡Anda jaleo!

        (septembre 1999)
        JEAN-FRANÇOIS MARTOS


    2. Que penserait-il aussi de sa biographie autorisée, réalisée par Philippe
Sollers ? À propos de l’émission télévisuelle Un siècle d’écrivains, consacrée à Guy
Debord, je lis en effet, dans Le Figaro du 22 juillet 1999 : « Philippe Sollers a
obtenu l’autorisation de la veuve de Guy Debord pour réaliser ce document ». Ça
promet du spectacle. [Note de J.-F.M.]

     

    Avertissement

    Guy Debord, Correspondance, volume I, juin 1957 - août 1960
    Librairie Arthème Fayard, Paris, 13 octobre 1999

     

    Sous le titre de Correspondance paraîtront, en six volumes, les lettres de Guy
Debord dont il avait lui-même conservé les doubles.
    D’autres, qui nous ont été généreusement communiquées (soit par leurs
destinataires ou ayants droit, soit par les institutions auxquelles elles avaient été
confiées pour leur conservation) sont venues les compléter.

    Quelques refus dus à des dissensions demeurées vivaces, des réticences vagues
plus ou moins justifiées3, des destructions, mais aussi naturellement la perte pure
et simple de ce type d’écrit, nous priveront parfois à jamais de lettres dont le
nombre ne peut être a priori évalué. Ce manque est particulièrement tangible s’
agissant des années les plus reculées par lesquelles nous avions envisagé de
commencer cette publication.


    Nous avons donc décidé de faire paraître dans le volume I les lettres de Guy
Debord depuis la fondation de l’Internationale situationniste à la Première
Conférence de Cosio d’Arroscia (Italie) en juillet 1957 jusqu’à la Quatrième
Conférence tenue à Londres en septembre 1960.

    Toutes les lettres se reportant à la période précédente (époque de l’
Internationale lettriste) seront rassemblées dans le dernier volume, augmentées des
lettres supplémentaires qui nous seront parvenues d’ici là.


    Pour aider à la compréhension, des notes succinctes seront portées — toutes les
fois que le besoin s’en fera sentir et dans la mesure de nos propres connaissances —
qui restitueront les faits et les personnes dans leur contexte historique. Chaque
année sera, en outre, précédée d’une liste chronologique des évenements marquants.


    Cette correspondance globale, riche d’enseignements sur la personnalité et le
rôle actif qu’il a tenu durant ces quarante années4, prend ainsi sa place dans l’
œuvre complète de Guy Debord. Elle orientera peut-être différemment le nombre
toujours croissant des biographes pressés de tirer des conclusions hâtives à partir
de toutes sortes de légendes qui n’ont pas manqué de courir autour de quelqu’un dont
on s’est spécialement plu à entretenir la notoire mauvaise réputation.

        ALICE DEBORD


    3. Hormis des lettres d’injures spécifiques, Guy Debord a toujours conservé
envers ceux avec qui il échangeait une correspondance — et la preuve en apparaîtra
tout au long de cette publication — un ton amical dont certains se sont par la suite
prévalus. Ceux-ci savent cependant qu’un arrêt brutal et définitif — souvent sans la
moindre explication — marquait la fin d’une relation dont beaucoup ont préféré garder
mystérieuses les raisons véritables. [Note d’A.D.]

    4. Guy Debord avait 25 ans en 1957. [Note d’A.D.]

     

    À propos d’Une étrange guerre

    
    Céline Rafestin, chargée de production, à Jean-François Martos

        Paris, le 11 Avril 2000
        M. Jean-François MARTOS
        (…)

        MONSIEUR,

    Faisant suite à notre conversation téléphonique de ce jour, je vous récapitule
notre demande. M.F.P. (Méditerranée Film Production), filiale de France 3, prépare un
documentaire de 45 minutes environ sur Guy Debord, dans le cadre de l’émission de
Bemard Rapp « Un siècle d’écrivains »5
    Il s’agit d’un film de Philippe Sollers et d’Emmanuel Descombes, écrit en
collaboration avec Jacques Forgeas.

    Le réalisateur, Emmanuel Descombes, souhaite utiliser quelques photographies
prises par vous en respectant les cadres jaunes indiqués sur les photocopies ci-
jointes.

    Les photos prises en extérieur de Champot vont être montées pendant 15 secondes
avec des prises de vue du bâtiment et des champs alentours effectuées par Emmanuel
Descombes lors du tournage.

    Les trois photographies en intérieur sont montées à la suite pendant 15 secondes
afin d’avoir des différentes photos de Guy Debord.

    Comme vous pouvez l’imaginer, il n’a pas été facile d’obtenir des documents sur
Guy Debord et nous avons donc essayé d’utiliser au maximum tout ce que nous pouvions
trouver.
    À ce titre nous vous demandons l’autorisation d’utiliser vos photographies, et ce
dans quelles conditions ?
    Les droits de diffusion concédés à France 3 sont les suivants :
        • Droits de diffusion par voie hertzienne terrestre sur le territoire
français (métropole et Dom-Tom) = 2 multidiffusions sur 3 ans à compter de la date
d’acceptation par France 3 de la copie antenne.
        • Droits câble et/ou satellite = 1 multidiffusion sur 2 ans à compter de l’
acceptation de la copie antenne.
    Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer, Cher Monsieur, l’
expression de mes meilleurs sentiments.

        CÉLINE RAFESTIN
        Chargée de Production

    *
    Photocopies jointes à la lettre de Céline Rafestin6
    *
    Notes de l’Éditeur

    5. Ce pauvre film, Une étrange guerre, réalisé par Philippe Sollers avec Patrick
Mosconi comme conseiller, et dont Alice Debord est partie prenante, a été projeté le

19 octobre 2000 sur France 3.

    6. Rectangle noir apposé par l’Éditeur : photo interdite par décision de justice
du 13 janvier 1999 ; cf. Sur l’interdiction de ma « Correspondance avec Guy Debord »,
Jean-François Martos, Le fin mot de l’Histoire, Paris 1999.

    *

    Jean-François Martos à Céline Rafestin

        Recommandé A.R.

        Madame Céline Rafestin
        Chargée de Production

        EURAL-MFP

        23 rue Linois
        75015 Paris
        Paris, le 12 avril 2000

        MADAME,

    Vous me demandez l’autorisation de reproduire mes photos de Guy Debord — de
surcroît préalablement truquées par vos soins — dans sa biographie filmée autorisée
par Alice Debord et réalisée par Philippe Sollers pour une quelconque chaîne de
télévision.

    Vous n’êtes pas sans savoir que ces photos figurent dans ma « Correspondance avec
Guy Debord » qu’Alice Debord a fait interdire ; pour publier ensuite une
correspondance sans correspondant, c’est-à-dire falsifiée ; falsifiée comme ces
photos de Guy Debord sur des livres à son sujet ; falsifiée comme le deviendraient
mes photos si je vous laissais faire. Cette révision grossière, qui cherche d’abord à
couper Guy Debord de tout son environnement historique, s’inscrit plus généralement
dans le courant actuel de stérilisation de ses idées, mises en spectacle pour mieux
les désamorcer.
    Vous n’ignorez pas non plus ce que je pense de Philippe Sollers, ni ce qu’en
pensait Guy Debord : « ce n’est qu’insignifiant, puisque signé Philippe Sollers » (et
c’est encore bien en dessous de ce qu’il pouvait m’en dire verbalement).
    Je vous refuse donc catégoriquement le droit de reproduire ces photographies.
    Surtout ne persistez pas à vouloir me les acheter. Même pour tout l’or du monde
vous ne les auriez pas : je ne mange pas de ce pain-là.
    À l’inventeur du cinéma sans images, vous me donnez l’occasion de faire l’hommage
d’une biographie sans mes images. En potlatch de réciprocité, je vous accorde par
contre bien volontiers l’autorisation de reproduire la présente lettre dans votre
film, au moyen d’un carton et en caractères blancs sur fond noir, et bien lisibles
s’il vous plait.

        Avec les salutations qui conviennent,

        JEAN-FRANÇOIS MARTOS

    *

    « Non seulement ils nous fusillent, mais ils nous fouillent les poches »,
remarquait déjà Degas l’impressionniste. Mais cette fois c’est raté : au fond de la
poche les truqueurs sont tombés sur un cactus.

     

    Présentation

    Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 - décembre 1964
    Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001

     

    Avec ce deuxième volume, la correspondance de Guy Debord se poursuit sur une
période qui va de septembre 1960 à décembre 1964.
    Le processus si décrié de la rupture, qui a caractérisé le mouvement
situationniste et que l’on a vu s’amorcer dans le premier volume, va se développer en
se précisant. « La pratique de l’exclusion me paraît absolument contraire à l’
utilisation des gens : c’est bien plutôt les obliger à être libres seuls — en le
restant soi-même — si on ne peut s’employer dans une liberté commune. […] Je l’ai
déjà dit — écrit : je ne veux travailler qu’à un “ordre mouvant”, jamais construire
une doctrine ou une institution. […] De Simondo aux spuristes, toutes les fractions
situationnistes en appelaient à la liberté, mais en réalité c’est clairement leur
position qui était un choix restrictif excluant la masse des possibles de notre
recherche, alors que la position que j’ai défendue n’excluait même pas leur position.
Mais seulement des gens devenus spécialistes d’un seul but. (Sans vouloir distinguer
ici entre ceux pour qui le but unique était “noble”, et ceux pour qui il était
visiblement plus mesquin.) J’espère bien que je montrerai à l’avenir que mon rôle
tend effectivement à ceci », écrivait Guy Debord, le 23 août 1962, à l’ami
indéfectible Asger Jorn.                                                                                                                                                        Retour    

        A.D.