Chapitre premier![](../personnage_279.gif)
I l y avait, il y a fort
longtemps, un petit royaume couvert de forêts et de
broussailles, installé dans les contreforts des Alpes.
On l'appelait le Royaume de Boissansfin. Au coeur du
royaume, il y avait une grande forêt épaisse et
mystérieuse.
Au coeur de cette forêt,
il y avait une clairière...
Au centre de cette
clairière se trouvait une petite chaumière délabrée...
Et dans cette chaumière
vivait une sombre et cruelle sorcière.
Le matin
où débute notre histoire, cette sombre sorcière ruminait
de non moins sombres pensées. Rien d’étonnant n’a cela,
car la plupart des sorcières avaient des tendances
dépressives. Comment ne pas le devenir, au sein d'un
environnement tel que le leur? L'isolement, la solitude,
le logement insalubre, les cérémonies morbides de magie
noire, des animaux de compagnie horribles et
désagréables, et surtout, surtout, la laideur. On
reconnaissait en effet les sorcières essentiellement à
leur laideur. Personne n'aurait su dire pourquoi les
sorcières étaient si moches; les avis étaient partagés.
Certains prétendaient que leur laideur systématique
était due aux influences néfastes des forces
démoniaques, d'autres disaient que seules les laides
étaient capables de se lancer dans la sorcellerie. Or,
la sorcière de notre histoire était particulièrement
moche et vilaine, ce qui ne faisait qu'amplifier sa
rage. Heureusement, elle possédait un objet capable
d'apaiser son esprit tourmenté: un miroir magique. Ces
miroirs constituaient un loisir très populaire dans les
milieux sorciers. Ils permettaient à leur propriétaire
de connaître l'être le plus répugnant de l'univers. Cela
consolait les sorcières, qui pouvaient ainsi se dire
qu'il existait ailleurs quelqu'un de plus horrible
qu'elles. Gertrude (ainsi s'appelait notre sorcière)
décida donc d'aller consulter son miroir pour pouvoir
mépriser une autre abomination qu'elle même.
*
* *
L'intérieur de la chaumière paraissait encore plus
délabré que l'extérieur. Le sol n'était recouvert
d'aucun plancher ni d'aucun carrelage, ce n'était que de
la terre battue constellée de bosses et de nids de
poule. Le chaume était imbibé d'une multitude de
gouttières et en cette matinée d'été la lumière du
soleil filtrait parmi les trous dans la toiture. Les
rayons éclairaient un véritable capharnaüm : un fatras
d'objets hétéroclites et souvent irreconnaissables
submergeait les rares meubles de la masure. La cheminée,
prête à s'écrouler, soutenait une collection de fioles
et de potions diverses embaumées dans un réseau
inextricable de toiles d'araignée. Objets vaudous et
figurines sataniques tapissaient les murs, et le sol
commençait lui aussi à disparaître sous cet
amoncellement. Les seuls endroits épargnés par cette
pagaille étaient un vieux lit de chêne recouvert
d'étoffes assemblées tant bien que mal en une couverture
, sur lequel dormait un chat noir, et une petite table,
isolée dans un coin de la pièce, sur laquelle reposait
un miroir au cadre d'ébène richement sculpté.
La porte s'ouvrit dans un
grincement sinistre et Gertrude Vieillebranche entra.
Elle prit une chaise, enleva les pots qui la
recouvraient et alla s'asseoir devant la petite table au
miroir. Elle se racla la gorge, puis, les yeux rivés sur
le reflet opaque, elle déclara d'une voix solennelle:
"Miroir, ô mon
abominable Miroir, dis moi, qui est la plus laide?"
Une voix surgie des
profondeurs spectrales lui répondit:
"C'est Toi, Gertrude
Vieillebranche, sorcière des bois ténébreux, Détentrice
des secrets du Grand Livre Sombre, Gardienne des...
- Hé minute, qu... qu'est
ce que tu me racontes ? Je... Je ne suis pas....
- Excusez - moi, mais le
rituel n'est pas achevé. Je disais.... Gardienne des
portes du monde de...
- Ta gueule!!
- ??..Mais...
- Tu viens de dire que
c'était moi la plus moche?
- Euh... oui, madame.
Vous n'êtes pas sourde...
- Mais, mais enfin, hier,
hier pourtant c'était la Mère Chapouis, tu me l'avais
dit!
- C'est exact; elle vous
devançait de peu. Mais avec votre nouvelle carie
infectieuse, vous avez changé la donne.
- Hasarde encore un mot,
bâtard vitreux, et j'explose ta sale tronche de flaque
d'urine!
- Je ne comprends pas
votre attitude. Ce n'est pas de ma faute, moi, si vous
ne prenez pas soin de votre hygiène dentaire."
Ce furent les paroles de
trop. Fulminante, incapable de se contrôler, la sorcière
chercha un moyen de libérer sa rage. Elle saisit parmi
son bric à brac une statuette représentant Grumpf, le
dieu à tête de sanglier, et visa le miroir trop bavard.
"T... Toi mon gaillard,
tu vas voir... souffla-t-elle.
- Attendez! Non!gémit la
voix spectrale. Si vous me brisez c'est mille ans de
malheu "
Un fracas étourdissant
retentit, faisant trembler les murs de la petite
chaumière. Réveillé en sursaut, le chat noir partit
comme une flèche par la fenêtre ouverte. La sorcière
regarda, haletante, les débris du miroir magique et de
la statuette de Grumpf, le dieu à tête de sanglier,
éparpillés sur le sol à coté de la petite table.
"Merde", lâcha-t-elle.
*
* *
Gilles
Boinponsac, premier assistant du vice intendant du roi,
galopait dans les bois en direction de la chaumière. Il
détestait la forêt. C’était un endroit sombre, humide et
répugnant. Le sol était toujours couvert de feuilles
pourries, de mousse ou de champignons qui dégageaient
une odeur malodorante.Ce monde de moisissure grouillait
de bestioles immondes, comme les mille-pattes ou les
mouches, voire même pire...Il y avait aussi des loups,
et qui sait ce que pouvait encore dissimuler cet obscur
voile de verdure? Non, vraiment, il n'aimait pas aller
dans la forêt. Mais là, c'était un ordre du Roi, et
évidemment, on l'avait choisi pour mener à bien cette
mission. Comme à chaque fois. C'était toujours lui qui
héritait des corvées les plus idiotes, et il se gardait
bien de se plaindre, car il tenait à garder sa place. Un
gigantesque vacarme l'interrompit soudain dans ses
pensées.Cela ressemblait à un bruit de verre brisé, mais
en beaucoup plus fort.
"Mon
dieu, songea-t-il, qu'est ce que c'était que ce boucan?"
La peur l'avait saisi, lui nouant l'estomac. Il vit
passer en trombe un chat noir miaulant comme un damné.
De toute évidence, il fuyait la détonation, qui s'était
produite dans la direction que prenait le cavalier." Ca
porte malheur, ça!" frémit-il. Il commençait à ralentir
son allure en se demandant si il ne ferait pas mieux de
rebrousser chemin, lorsque il déboucha dans une petite
clairière, au centre de laquelle se tenait une
chaumière." Ce doit être là qu'habite la sorcière qu'ils
veulent que je leur ramène", supposa-t-il. Cette pensée
le rassura un peu. Il attacha son cheval à un frêne,
puis il se dirigea vers la petite maison.
C'était
une vieille chaumière aux murs fissurés, qui semblait
tenir debout par miracle. Le toit de chaume ressemblait
à un gros tas de paille ébouriffé et criblé de trous, et
la moitié des carreaux des fenêtres étaient cassés.
Quant aux volets, ils brillaient surtout par leur
absence. Selon toute vraisemblance, ce taudis était à
l'abandon. "Bah, on ne sait jamais.." pensa malgré tout
l'envoyé du roi, dans un sursaut de conscience
professionnelle. Il s'approcha de la porte d'entrée et
donna deux petits coups timides.
"Voyez
pas qu'c'est ouvert, non??"
Cette soudaine
altercation fit sursauter le vice intendant. Il se
ressaisit et fit lentement pivoter la porte sur ses
gonds en produisant un horrible grincement.
*
* *
Il
pénétra dans l'unique pièce du bâtiment et aperçut, au
milieu d'une montagne d'objets divers, une petite
vieille voûtée qui n'avait visiblement pas l'air de
bonne humeur. Son visage, enfoui dans un grand chapeau
pointu gris délavé, semblait être l'ultime incarnation
de la laideur. La peau ridée était recouverte par une
horde de verrues et de cicatrices, les bosses
parsemaient ce visage hideux et le faisaient ressembler
à une crêpe ratée. Son nez - crochu, évidemment -
surplombait une bouche sèche et entaillée dont la
dentition se limitait à quelques bouts d'émail jauni et
troué. Gilles resta tétanisé devant cette horreur
vivante. Pas de doute, c'était la sorcière. Mais comment
diable avait on pu se résigner à l'inviter au château?
Il articula tant bien que mal:
"B...Bonjour.
Euh.... Gertrude Vieillebranche, je présume?
- Qu'est c'vous m'voulez?
- Eh bien... Hum!
Je...Je suis venu pour vous conduire jusqu'au château.
- Ah bon! Et pourquoi
donc?"
Gilles fut interloqué.
Comment se faisait-il qu'elle ne soit pas au courant?
"Mais... Vous êtes
invitée pour le baptême du prince de Brivère, pour lui
donner un don, votre bénédiction, tout ça. Vous avez été
nommée officiellement marraine du nouveau-né. Mais,
euh... Vous auriez dû recevoir une invitation... Un
messager ne vous l'a pas apportée?...
- Y a un type qui est
venu me voir - ou plutôt me déranger- il y a cinq jours.
Je lui ai simplement mais fermement fait comprendre que
j'étais occupée, et il n'a pas insisté (Gilles
comprenait pourquoi) Il est reparti sur son canasson. Ca
devait être votre messager. Bon, en c'qui concerne votre
cérémonie, je suis un PEU... énervée, et je crois pas
être en mesure de pouvoir venir. Voilà. Sur ce, au
revoir monsieur." ajouta-t-elle avant de se retourner
pour aller chercher un balai et une pelle.
"Hum! Excusez-moi
d'insister, madame,
- Mademoiselle.
- ...Mademoiselle, mais
le Roy lui-même tient absolument à votre présence au
château, et il a été très clair sur ce point (on ne peut
plus clair, en effet, pensa Gilles : si il revenait
bredouille, c'était la potence.). Sans votre présence,
a-t-il déclaré, toute la cérémonie serait gâchée.
- Bon, bon... soupira la
sorcière, si il y tient tant que ça, je vais y aller, à
son foutu baptême!"
Gilles éprouva un immense
soulagement.
"Mada... Mademoiselle,
permettez moi de vous exprimer' du fond du coeur' mes
plus cordiyaux remerciements! Je...
- Oui, ça va, ça va!
C'est quand qu'y faut partir?
- Mais tout de suite, si
vous le voulez bien. Je peux vous confier mon cheval.
- Non merci, c'est pas la
peine", dit elle. Elle posa la pelle qu'elle avait dans
la main, mais garda le balai. Elle sortit puis s'adressa
au vice - intendant: "Je pars devant vous. On se reverra
peut être au château!" Elle enfourcha son balai, asséna
une forte claque au manche, et fila comme une flèche
dans les ténèbres de la forêt.
*
* *
La
matinée était bien avancée et le soleil grimpait
lentement vers le zénith, parcourant un ciel lavé de
tout nuage, éclatant d'un bleu profond et tonifiant. Au
milieu des faucons qui planaient à la recherche d'une
proie isolée, un balai déchirait l'air, tel une flèche
céleste décochée par les Dieux. Juchée tant bien que mal
sur ce balai, une sorcière luttait contre l'air qui
faisait danser ses cheveux gris et menaçait à tout
moment de l'éjecter de sa monture. Elle regrettait
d'avoir oublié ses lunettes et son casque. Le vent
l'obligeait à plisser constamment les yeux pour
distinguer le paysage qui s'étendait en dessous d'elle,
et elle avait un mal fou à empêcher sa robe de se
soulever et de lui masquer le visage. Elle volait
rarement en balai et c'était dans ces moments là qu'elle
maudissait ses rhumatismes, son lumbago et sa myopie.
C'est
ainsi, au milieu d'une série de jurons, qu'elle vit
apparaître dans son champ de vision le château de
Boissansfin.
Cet édifice faisait
d'emblée penser à un château de conte de fées
(remarquez, c'est normal). C'était en effet un château
tout a fait correct: herse, pont-levis, douves,
remparts, oubliettes, passages secrets, donjon,
chapelle, tours de guet, tour principale, tour royale,
tour de secours, tour surprise, rien n'y manquait.
L'ensemble, érigé sur une colline surplombant la vallée
boisée, avait un aspect massif et majestueux. Le fort
coût de l'édifice avait hélas contraint le Roy à réduire
le budget rénovations, et certaines parties du Burg se
délabraient et tombaient en ruine. Cependant, cela ne se
voyait pas de l'extérieur et la sorcière le vit paraître
à l'horizon dans toute sa gloire, ses toits d'ardoise
réfléchissant fièrement la lumière du soleil.
"Bon
alors, où est donc cette putain de cérémonie?", se
demanda-t-elle. Elle fit plonger son balai vers le
château, à la recherche d'une indication quelconque ou
d'une personne susceptible de la renseigner.
*
* *
Le
liquide mystérieux bouillonnait à l'intérieur de sa cage
de verre. La température augmenta jusqu'à ce qu'une
partie de la solution se mue en une vapeur opaque et
gazeuse, qui chemina le long de l'alambic, et, refroidie
par une circulation d'eau froide, se condensa en une
goutte unique, résultat ultime de moult distillations,
condensé unique de molécules exotiques et mystérieuses,
fruit de recherches dont les pratiques se perdent dans
la nuit des temps...
Elle
glissait inexorablement vers l'issue du distillateur,
juste au dessus d'un morceau de plomb. L'air semblait
presque retenir son souffle. La goutte émergea de
l'extrémité de la pipette. En cette même seconde, 400
000 êtres humains mourraient sur Terre.
Elle
frétilla. Au même instant, 50 000 nouveaux nés voyaient
le jour.
Elle
tomba. Quelque part en mer, 15 navires et leurs
équipages étaient engloutis par les éléments déchaînés.
Elle
atterrit sur le morceau de plomb, et soudain, rien ne se
produisit.
"Flûte!"
s'exclama un petit vieux planté devant le distillateur.
Il avait la mine grisâtre d'un vieillard anonyme; mais
ce n'était pas n'importe quel vieillard. Il s'agissait
d'un grand mage venu des lointains pays d'Orient, là ou
l'herbe ne pousse plus. Ali Ben Souffir Al Raîzawi était
son nom. Dans sa quête effrénée du savoir, il avait
sillonné l'Occident à la recherche de ses mystères. Son
voyage se montrait particulièrement fructueux, mais il
eut l'inconscience de parler d'alchimie en présence du
Roy de Boissanfin. Il croupissait maintenant dans la
plus haute tour du château dix heures par jour, et ce
jusqu'à ce qu'il réussisse à changer du plomb en or.
Cette fois ci encore, il avait échoué. Il regarda la
bille de plomb, restée bêtement pareille à elle même. Ce
stupide bout de métal, nonchalamment posé sur la table
d'expérience semblait le narguer, se moquer de son
impuissance. A bout de nerf, le mage se saisit de
l'objet railleur et le jeta de toutes ses forces par la
meurtrière d'un geste de rage.
Alors se
produisit l'impossible. La bille rejaillit par
l'ouverture, accompagnée de paroles divines surgies du
néant: "Pas un peu fou non? Vous auriez pu m'assommer!"
Après s'être penché par l'étroite meurtrière, Ali Ben
Souffir Al Raîzawi constata que le bout de plomb n'était
pas revenu tout seul et que ces paroles n'avaient pas
été prononcées par une divinité mais par une sorcière à
cheval sur son balai, le front (déjà hideux) déformé par
une énorme bosse, et visiblement fort courroucée.
"Euh, hum...Ca va?"
hasarda le mage.
" Vous croyez peut être
qu'après avoir reçu en pleine poire une bille de plomb
je me porte bien? Je sens, sale petit vieillard
acariâtre, que tu vas bientôt bénéficier d'une
réincarnation gratuite en crapaud baveux!
- Non! Pitié! J'ai déjà
assez souffert dans ma vie. Je ferai tout ce que vous me
demanderez.
- Alors indiquez moi ou
se déroule le baptême du prince de Brivère, ou allez au
diable.
- Un baptême? Tiens...
J'ignorais qu'il y en avait un. Mais comme mes
recherches occupent la plus grande part de mes
journées... Enfin! Si il y a un baptême, il a sûrement
lieu à la chapelle du château. Vous voyez ce clocher, à
gauche de la tour royale? Eh bien c'est celui de la
chapelle. Vous ne pouvez pas la manquer!"
*
* *
Tandis
que dans la cour du château les festivités battaient
leur plein et que les gens du peuple festoyaient
gaiement, la chapelle était noyée dans le silence propre
aux cérémonies religieuses.
Le curé
du château, siégeant sur sa chaire juste au dessous du
grand vitrail, se préparait à prononcer le discours
d'ouverture du baptême. Devant lui, assis sur les bancs
à prière, tout le gratin du royaume. Siégeant au
premier rang, la famille royale. Le Roy et la Reine
formaient un couple monarchique tout a fait correct; ils
dégageaient à la fois une image de majesté et de
sympathie. Dotés tous les deux d'un embonpoint fort
respectable, leurs visages aux expressions si
différentes donnaient son équilibre au couple. Les
pommettes bouffies et roses de la Reine lui donnaient un
air particulièrement débonnaire, alors que le Roy devait
son air autoritaire à ses sourcils broussailleux et
souvent froncés qui ornaient son front. A coté du Roy se
trouvait la princesse Carmilla, dont la beauté
surpassait tout ce qu'on ait pu voir à ce jour.Son
visage rayonnait comme un soleil et chacun de ses gestes
étaient emplis d'une grâce merveilleuse. Le nombre de
ses soupirants ne cessait de croître de jour en jour, et
chacune de ses apparitions en public - pourtant
nombreuses - était un véritable événement.
Derrière
eux étaient rassemblés tous les oncles, tantes, cousins,
beaux frères, cousines, neveux par alliance, grands
oncles que pouvait contenir le royaume. L'assemblée
était ensuite complétée par les plus importants nobles
de la région, dont le Baron Herbert von Heizeldorf.
Quelques nobliaux malins avaient aussi pu s'infiltrer,
prétendant être l'ami du beau frère de la maîtresse du
grand-oncle du neveu du Duc, mais ils étaient peu
nombreux. Cette assemblée formait un ensemble de
fourrures, de dentelle, de bijoux et de chapeaux à
plumes qui rendait le curé mal à l'aise, trop habitué
qu'il était aux messes pépères du dimanche.
"Hum, euh...Hrbm! Mes
chers fidèles, nous sommes tous ici réunis dans la
maison du Seigneur pour célébrer le plus heureux des
événements: le baptême de Philippe Caldric de Brivère,
le fils de notre souverain bien aimé, et ceci sous la
bénédiction de notre seigneur Jésus Chri..."
commença-t-il, mais il ne continua pas. Il venait de
lever les yeux sur le grand vitrail, juste à temps pour
le voir exploser en mille morceaux.
"Putain de nom de Dieu de
merde!" lâcha-t-il devant l'assemblée médusée.
*
* *
L'inconvénient avec les balais bon marchés, c'est qu'on
arrivait difficilement à les faire freiner. Le contact
douloureux avec le grand vitrail de la chapelle avait
convaincu la sorcière d'en acheter un neuf, si elle en
avait l'occasion. Mais pour lors, elle avait d'autres
soucis en tête: elle se trouvait avachie sur les débris
du plus beau vitrail de l'édifice, les cheveux en
désordre, devant les plus importantes personnes du
royaume. Toute confuse, elle se releva et s'épousseta
nerveusement, avant de déclarer:
"Euh... Bonjour tout le
monde.
- Mais qu'est-ce que vous
venez foutre là vous?" s'exclama le Roy, qui, furieux de
voir ainsi débarquer cette souillon mal crottée, s'était
levé de son trône pour l'interpeller.
- Ben.. Je suis Gertrude
Vieillebranche, sorcière diplômé du Grand Sabbat de la
Forêt Noire, gardienne des portes des ténèbres, sous la
protection divine de Grumph (celui avec une tête de
sanglier), monsieur, euh! Votre majestesse..."
L'expression furieuse de
visage du Roy disparut aussitôt, laissant place à la
surprise puis à un sourire radieux et amical.
- Oh, mais bien sûr! Où
avais-je la tête! Hé hé... Excusez-moi madame...
- Mademoiselle.
- Euh... Mademoiselle.
Nous n'attendions plus que vous... Prenez un siège, je
vous en prie.
- Dites, je croyais que
vous aviez renoncé à inviter cette hérétique, Sire!"
intervint le curé, visiblement courroucé.
- Tu vas la fermer, oui?
coupa sèchement le Roy.
- Qu'est-ce qu'il a dit,
lui là? demanda la sorcière.
- Lui? Oh, rien du tout!
Il faut l'excuser, il est surmené ces temps-ci,
mademoiselle. Ou plutôt devrais-je dire marraine, car
vous êtes - cela va de soi - la marraine officielle de
mon fils!
- C'est vrai? Peste mal
fosse, voilà un bien grand honneur pour moi, je...
- Je proteste, je
proteste, je proteste! geignit le curé. Les sorcières
n'ont pas de place dans les églises!
- Et les curés
blasphémateurs? répliqua le Roy, agacé. La sorcière
renchérit:
- Mais enfin, vous ne
pouvez pas obéir à votre souverain, non! Si il a décidé
de me nommer marraine du prince héritier, c'est tout à
son honneur.
- Vous êtes vraiment trop
naïve. Si notre Souverain vous a choisi, c'est
uniquement parce qu'il n'avait personne d'autre sous la
main. Il a vainement cherché des fées pour qu'elles se
penchent sur le berceau de son fils. Il a envoyé des
messagers parcourir les moindres recoins du Royaume, et
même au delà. Ils allèrent jusqu'aux contrées où il ne
pleut jamais, traversèrent même les mers. Mais aucun ne
put trouver une seule Fée. Cela fait des siècles que ces
créatures ont commencé à disparaître, et je crois, pour
ma part, qu'il n'y en a plus une seule en ce monde. En
désespoir de cause, il se résigna à inviter une
mauvaise Fée; une sorcière."
Fulminant, les tempes rouges, le Roy interpella le curé:
- Mon Père, si vous ne
cessez pas ceci immédiatement, j'ordonne à la garde de
vous emporter!
- Attendez, je n'ai pas
fini. Savez vous, sorcière, qu'une fois votre don
accordé à son fils, le Roy avait l'intention de vous
envoyer au bûcher?
- Ah ouais..." murmura la
sorcière en posant sur le souverain abasourdi un regard
étrange et fixe.
" Mais... Mais...
bégaya-t-il, ne l'écoutez pas mada... mademoiselle!
Il... Il délire! Il délire!"
La
sorcière ne le regardait plus. Elle regardait le berceau
du bébé que tout le monde avait oublié. Un berceau
magnifique, un vrai lit à baldaquins en miniature, ourlé
de dentelle, avec du velours pourpre en guise de
couverture. A l'intérieur se reposait l'enfant. Il
dormait d'un sommeil paisible et profond, inconscient de
tous les tourments qui se déchaînaient autour de lui.
Elle
aussi était calme. Très calme. Un peu trop calme même.
Ce n'était pas la même quiétude que celle d'un enfant en
train de dormir. C'était plutôt le calme qui survient
sur la plaine juste avant que la tempête ne se déchaîne.
Soudain,
elle rompit le silence:
" Alors comme ça, vous
voudriez que je fasse don d'un talent ou d'une qualité à
votre fils, mmm?
- Euh.... Oui, si il
devenait beau comme un Dieu, ça serait pas mal, hasarda
le Roy, reprenant un peu d'espoir.
-Ah oui eh ben si c'est
comme ça alors je déclare que CE PUTAIN DE MARMOT SERA
ENCORE PLUS LAID QUE MOI ET QU'IL SURPASSERA EN LAIDEUR
TOUTE CREATURE VIVANTE!!!!
Le vent
se leva, éteignant tous les cierges et plongeant la
chapelle dans l'obscurité. Une pluie soudaine
s'engouffra par le trou béant qu'occupait jadis le grand
vitrail. Un énorme coup de tonnerre retentit, couvrant
les gémissements criards de l'enfant qui s'était
réveillé en sueur, et, tandis que des éclairs zébraient
le ciel tourmenté, éclairant d'une lueur livide
l'horrible visage de la sorcière figé en un rictus
sardonique, on entendait son effrayant ricanement
résonner dans la chapelle tel un lugubre cri de triomphe
du Démon!
Puis le silence
s'installa.
La
Princesse Carmilla s'était évanouie, mais personne ne
l'avait remarqué. Les convives qui pourtant n'avaient
pas pipé mot depuis l'explosion du vitrail, se firent
plus silencieux encore. Ils fixaient tous, bouches bées,
la sorcière qui elle même les regardait, le regard vide
et l'oeil terne, courbée, haletante. Elle souffla:
"Voilà."
Comme si
c'eut été un signal, le Roy sortit de sa torpeur et
hurla: "A la gaaaarde! Saisissez-vous de cette hérétique
et brûlez-la!"
Le curé intervint: "Ahh!
Je vous l'avais dit que c'était une héré...
- Brûlez-le aussi, pour
l'exemple!"
Le Roy, suant et livide,
titubait dans la chapelle, hagard et désorienté. Tandis
que les gardes emportaient tant bien que mal le curé qui
gesticulait et ne cessait de hurler des prières, un
autre homme en armes s'approcha du Souverain et lui dit:
"Votre Majesté, la
sorcière...
- Au bûcher! Qu’elle
brûle!
- Euh... Oui votre
Majesté, mais il y a un problème. Elle s'est transformée
en corbeau, votre Majesté.
- Des archers! Envoyez
des archers! Qu'ils prennent des flèches enflammées,
pour qu'elle brûle!
- Bien votre Majesté." Le
garde s'inclina et partit au pas de course, laissant le
Roy seul au milieu de la foule hystérique, sous les
hurlements de l'enfant apeuré. Il continuait à errer
dans la chapelle en parlant tout seul: "Au bûcher, la
sorcière! Le curé aussi... Au bûcher!... Qu'ils brûlent,
qu'ils brûlent... Tous..."
Sur ces
derniers mots, Frédéric IV de Brivère, souverain du
Royaume de Boissansfin, s'évanouit et s'écroula sur le
sol de la vénérable maison du Seigneur.
*
* *
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