Chapitre premier

 

 

 

 

 

                I l y avait, il y a fort longtemps, un petit royaume couvert de forêts et de broussailles, installé dans les contreforts des Alpes. On l'appelait le Royaume de Boissansfin. Au coeur du royaume, il y avait une grande forêt épaisse et mystérieuse.

Au coeur de cette forêt, il y avait une clairière...

Au centre de cette clairière se trouvait une petite chaumière délabrée...

Et dans cette chaumière vivait une sombre et cruelle sorcière.

                Le matin où débute notre histoire, cette sombre sorcière ruminait de non moins sombres pensées. Rien d’étonnant n’a cela, car la plupart des sorcières avaient des tendances dépressives. Comment ne pas le devenir, au sein d'un environnement tel que le leur? L'isolement, la solitude, le logement insalubre, les cérémonies morbides de magie noire, des animaux de compagnie horribles et désagréables, et surtout, surtout, la laideur. On reconnaissait en effet les sorcières essentiellement à leur laideur. Personne n'aurait su dire pourquoi les sorcières étaient si moches; les avis étaient partagés. Certains prétendaient que leur laideur systématique était due aux influences néfastes des forces démoniaques, d'autres disaient que seules les laides étaient capables de se lancer dans la sorcellerie. Or, la sorcière de notre histoire était particulièrement moche et vilaine, ce qui ne faisait qu'amplifier sa rage. Heureusement, elle possédait un objet capable d'apaiser son esprit tourmenté: un miroir magique. Ces miroirs constituaient un loisir très populaire dans les milieux sorciers. Ils permettaient à leur propriétaire de connaître l'être le plus répugnant de l'univers. Cela consolait les sorcières, qui pouvaient ainsi se dire qu'il existait ailleurs quelqu'un de plus horrible qu'elles. Gertrude (ainsi s'appelait notre sorcière) décida donc d'aller consulter son miroir pour pouvoir mépriser une autre abomination qu'elle même.

*

*   *

                L'intérieur de la chaumière paraissait encore plus délabré que l'extérieur. Le sol n'était recouvert d'aucun plancher ni d'aucun carrelage, ce n'était que de la terre battue constellée de bosses et de nids de poule. Le chaume était imbibé d'une multitude de gouttières et en cette matinée d'été la lumière du soleil filtrait parmi les trous dans la toiture. Les rayons éclairaient un véritable capharnaüm : un fatras d'objets hétéroclites et souvent irreconnaissables submergeait les rares meubles de la masure. La cheminée, prête à s'écrouler, soutenait une collection de fioles et de potions diverses embaumées dans un réseau inextricable de toiles d'araignée. Objets vaudous et figurines sataniques tapissaient les murs, et le sol commençait lui aussi à disparaître sous cet amoncellement. Les seuls endroits épargnés par cette pagaille étaient un vieux lit de chêne recouvert d'étoffes assemblées tant bien que mal en une couverture , sur lequel dormait un chat noir, et une petite table, isolée dans un coin de la pièce, sur laquelle reposait un miroir au cadre d'ébène richement sculpté.

La porte s'ouvrit dans un grincement sinistre et Gertrude Vieillebranche entra. Elle prit une chaise, enleva les pots qui la recouvraient et alla s'asseoir devant la petite table au miroir. Elle se racla la gorge, puis, les yeux rivés sur le reflet opaque, elle déclara d'une voix solennelle:

"Miroir,  ô mon abominable Miroir, dis moi, qui est la plus laide?"

Une voix surgie des profondeurs spectrales lui répondit:

"C'est Toi, Gertrude Vieillebranche, sorcière des bois ténébreux, Détentrice des secrets du Grand Livre Sombre, Gardienne des...

- Hé minute, qu... qu'est ce que tu me racontes ? Je...    Je ne suis pas....

- Excusez - moi, mais le rituel n'est pas achevé. Je disais.... Gardienne des portes du monde de...

- Ta gueule!!

- ??..Mais...

- Tu viens de dire que c'était moi la plus moche?

- Euh... oui, madame. Vous n'êtes pas sourde...

- Mais, mais enfin, hier, hier pourtant c'était la Mère Chapouis, tu me l'avais dit!

- C'est exact; elle vous devançait de peu. Mais avec votre nouvelle carie infectieuse, vous avez changé la donne.

- Hasarde encore un mot, bâtard vitreux, et j'explose ta sale tronche de flaque d'urine!

- Je ne comprends pas votre attitude. Ce n'est pas de ma faute, moi,  si vous ne prenez pas soin de votre hygiène dentaire."

Ce furent les paroles de trop. Fulminante, incapable de se contrôler, la sorcière chercha un moyen de libérer sa rage. Elle saisit parmi son bric à brac une statuette représentant Grumpf, le dieu à tête de sanglier, et visa le miroir trop bavard.

"T... Toi mon gaillard, tu vas voir... souffla-t-elle.

 - Attendez! Non!gémit la voix spectrale. Si vous me brisez c'est mille ans de malheu                    "

Un fracas étourdissant retentit, faisant trembler les murs de la petite chaumière. Réveillé en sursaut, le chat noir partit comme une flèche par la fenêtre ouverte. La sorcière regarda, haletante, les débris du miroir magique et de la statuette de Grumpf, le dieu à tête de sanglier, éparpillés sur le sol à coté de la petite table.

"Merde", lâcha-t-elle.

*

*   *

                Gilles Boinponsac, premier assistant du vice intendant du roi, galopait dans les bois en direction de la chaumière. Il détestait la forêt. C’était un endroit sombre, humide et répugnant. Le sol était toujours couvert de feuilles pourries, de mousse ou de champignons qui dégageaient une odeur malodorante.Ce monde de moisissure grouillait de bestioles immondes, comme les mille-pattes ou les mouches, voire même pire...Il y avait aussi des loups, et qui sait ce que pouvait encore dissimuler cet obscur voile de verdure? Non, vraiment, il n'aimait pas aller dans la forêt. Mais là, c'était un ordre du Roi, et évidemment, on l'avait choisi pour mener à bien cette mission. Comme à chaque fois. C'était toujours lui qui héritait des corvées les plus idiotes, et il se gardait bien de se plaindre, car il tenait à garder sa place. Un gigantesque vacarme l'interrompit soudain dans ses pensées.Cela ressemblait à un bruit de verre brisé, mais en beaucoup plus fort.

                "Mon dieu, songea-t-il, qu'est ce que c'était que ce boucan?" La peur l'avait saisi, lui nouant l'estomac. Il vit passer en trombe un chat noir miaulant comme un damné. De toute évidence, il fuyait la détonation, qui s'était produite dans la direction que prenait le cavalier." Ca porte malheur, ça!" frémit-il. Il commençait à ralentir son allure en se demandant si il ne ferait pas mieux de rebrousser chemin, lorsque il déboucha dans une petite clairière, au centre de laquelle se tenait une chaumière." Ce doit être là qu'habite la sorcière qu'ils veulent que je leur ramène", supposa-t-il. Cette pensée le rassura un peu. Il attacha son cheval à un frêne, puis il se dirigea vers la petite maison.

                C'était une vieille chaumière aux murs fissurés, qui semblait tenir debout par miracle. Le toit de chaume ressemblait à un gros tas de paille ébouriffé et criblé de trous, et la moitié des carreaux des fenêtres étaient cassés. Quant aux volets, ils brillaient surtout par leur absence. Selon toute vraisemblance, ce taudis était à l'abandon. "Bah, on ne sait jamais.." pensa malgré tout l'envoyé du roi, dans un sursaut de conscience professionnelle. Il s'approcha de la porte d'entrée et donna deux petits coups timides.

                "Voyez pas qu'c'est ouvert, non??"

Cette soudaine altercation fit sursauter le vice intendant. Il se ressaisit et fit lentement pivoter la porte sur ses gonds en produisant un horrible grincement.

*

*   *

                Il pénétra dans l'unique pièce du bâtiment et aperçut, au milieu d'une montagne d'objets divers, une petite vieille voûtée qui n'avait visiblement pas l'air de bonne humeur. Son visage, enfoui dans un grand chapeau pointu gris délavé, semblait être l'ultime incarnation de la laideur. La peau ridée était recouverte par une horde de verrues et de cicatrices, les bosses parsemaient ce visage hideux et le faisaient ressembler à une crêpe ratée. Son nez - crochu, évidemment - surplombait une bouche sèche et entaillée dont la dentition se limitait à quelques bouts d'émail jauni et troué. Gilles resta tétanisé devant cette horreur vivante. Pas de doute, c'était la sorcière. Mais comment diable avait on pu se résigner à l'inviter au château? Il articula tant bien que mal:

"B...Bonjour.      Euh....    Gertrude Vieillebranche, je présume?

- Qu'est c'vous m'voulez?

- Eh bien... Hum!  Je...Je suis venu pour vous conduire jusqu'au château.

- Ah bon! Et pourquoi donc?"

Gilles fut interloqué. Comment se faisait-il qu'elle ne soit pas au courant?

"Mais... Vous êtes invitée pour le baptême du prince de Brivère, pour lui donner un don, votre bénédiction, tout ça. Vous avez été nommée officiellement marraine du nouveau-né. Mais, euh... Vous auriez dû recevoir une invitation... Un messager ne vous l'a pas apportée?...

- Y a un type qui est venu me voir - ou plutôt me déranger- il y a cinq jours. Je lui ai simplement mais fermement fait comprendre que j'étais occupée, et il n'a pas insisté (Gilles comprenait pourquoi) Il est reparti sur son canasson. Ca devait être votre messager. Bon, en c'qui concerne votre cérémonie, je suis un PEU... énervée, et je crois pas être en  mesure de pouvoir venir. Voilà. Sur ce, au revoir monsieur." ajouta-t-elle avant de se retourner pour aller chercher un balai et une pelle.

"Hum! Excusez-moi d'insister, madame,

- Mademoiselle.

- ...Mademoiselle, mais le Roy lui-même tient absolument à votre présence au château, et il a été très clair sur ce point (on ne peut plus clair, en effet, pensa Gilles : si il revenait bredouille, c'était la potence.). Sans votre présence, a-t-il déclaré, toute la cérémonie serait gâchée.

- Bon, bon... soupira la sorcière, si il y tient tant que ça, je vais y aller, à son foutu baptême!"

Gilles éprouva un immense soulagement.

"Mada... Mademoiselle, permettez moi de vous exprimer' du fond du coeur' mes plus cordiyaux remerciements! Je...

- Oui, ça va, ça va! C'est quand qu'y faut partir?

- Mais tout de suite, si vous le voulez bien. Je peux vous confier mon cheval.

- Non merci, c'est pas la peine", dit elle. Elle posa la pelle qu'elle avait dans la main, mais garda le balai. Elle sortit puis s'adressa au vice - intendant: "Je pars devant vous. On se reverra peut être au château!" Elle enfourcha son balai, asséna une forte claque au manche, et fila comme une flèche dans les ténèbres de la forêt.

*

*   *

                La matinée était bien avancée et le soleil grimpait lentement vers le zénith, parcourant un ciel lavé de tout nuage, éclatant d'un bleu profond et tonifiant. Au milieu des faucons qui planaient à la recherche d'une proie isolée, un balai déchirait l'air, tel une flèche céleste décochée par les Dieux. Juchée tant bien que mal sur ce balai, une sorcière luttait contre l'air qui faisait danser ses cheveux gris et menaçait à tout moment de l'éjecter de sa monture. Elle regrettait d'avoir oublié ses lunettes et son casque. Le vent l'obligeait à plisser constamment les yeux pour distinguer le paysage qui s'étendait en dessous d'elle, et elle avait un mal fou à empêcher sa robe de se soulever et de lui masquer le visage. Elle volait rarement en balai et c'était dans ces moments là qu'elle maudissait ses rhumatismes, son lumbago et sa myopie.

                C'est ainsi, au milieu d'une série de jurons, qu'elle vit apparaître dans son champ de vision le château de Boissansfin.

Cet édifice faisait d'emblée penser à un château de conte de fées (remarquez, c'est normal). C'était en effet un château tout a fait correct: herse, pont-levis, douves, remparts, oubliettes, passages secrets, donjon, chapelle, tours de guet, tour principale, tour royale, tour de secours, tour surprise, rien n'y manquait. L'ensemble, érigé sur une colline surplombant la vallée boisée, avait un aspect massif et majestueux. Le fort coût de l'édifice avait hélas contraint le Roy à réduire le budget rénovations, et certaines parties du Burg se délabraient et tombaient en ruine. Cependant, cela ne se voyait pas de l'extérieur et la sorcière le vit paraître à l'horizon dans toute sa gloire, ses toits d'ardoise réfléchissant fièrement la lumière du soleil.

                "Bon alors, où est donc cette putain de cérémonie?", se demanda-t-elle. Elle fit plonger son balai vers le château, à la recherche d'une indication quelconque ou d'une personne susceptible de la renseigner.

*

*   *

                Le liquide mystérieux bouillonnait à l'intérieur de sa cage de verre. La température augmenta jusqu'à ce qu'une partie de la solution se mue en une vapeur opaque et gazeuse, qui chemina le long de l'alambic, et, refroidie par une circulation d'eau froide, se condensa en une goutte unique, résultat ultime de moult distillations, condensé unique de molécules exotiques et mystérieuses, fruit de recherches dont les pratiques se perdent dans la nuit des temps...

                Elle glissait inexorablement vers l'issue du distillateur, juste au dessus d'un morceau de plomb. L'air semblait presque retenir son souffle. La goutte émergea de l'extrémité de la pipette. En cette même seconde, 400 000 êtres humains mourraient sur Terre.

                Elle frétilla. Au même instant, 50 000 nouveaux nés voyaient le jour.

                Elle tomba. Quelque part en mer, 15 navires et leurs équipages étaient engloutis par les éléments déchaînés.

                Elle atterrit sur le morceau de plomb, et soudain, rien ne se produisit.    

                "Flûte!" s'exclama un petit vieux planté devant le distillateur. Il avait la mine grisâtre d'un vieillard anonyme; mais ce n'était pas n'importe quel vieillard. Il s'agissait d'un grand mage venu des lointains pays d'Orient, là ou l'herbe ne pousse plus. Ali Ben Souffir Al Raîzawi était son nom. Dans sa quête effrénée du savoir, il avait sillonné l'Occident à la recherche de ses mystères. Son voyage se montrait particulièrement fructueux, mais il eut l'inconscience de parler d'alchimie en présence du Roy de Boissanfin. Il croupissait maintenant dans la plus haute tour du château dix heures par jour, et ce jusqu'à ce qu'il réussisse à changer du plomb en or. Cette fois ci encore, il avait échoué. Il regarda la bille de plomb, restée bêtement pareille à elle même. Ce stupide bout de métal, nonchalamment posé sur la table d'expérience semblait le narguer, se moquer  de son impuissance. A bout de nerf, le mage se saisit de l'objet railleur et le jeta de toutes ses forces par la meurtrière d'un geste de rage.

                Alors se produisit l'impossible. La bille rejaillit par l'ouverture, accompagnée de paroles divines surgies du néant: "Pas un peu fou non? Vous auriez pu m'assommer!" Après s'être penché par l'étroite meurtrière, Ali Ben Souffir Al Raîzawi constata que le bout de plomb n'était pas revenu tout seul et que ces paroles n'avaient pas été prononcées par une divinité mais par une sorcière à cheval sur son balai, le front (déjà hideux) déformé par une énorme bosse, et visiblement fort courroucée.

"Euh, hum...Ca va?" hasarda le mage.

" Vous croyez peut être qu'après avoir reçu en pleine poire une bille de plomb je me porte bien? Je sens, sale petit vieillard acariâtre, que tu vas bientôt bénéficier d'une réincarnation gratuite en crapaud baveux!

- Non! Pitié! J'ai déjà assez souffert dans ma vie. Je ferai tout ce que vous me demanderez.

- Alors indiquez moi ou se déroule le baptême du prince de Brivère, ou allez au diable.

- Un baptême? Tiens... J'ignorais qu'il y en avait un. Mais comme mes recherches occupent la plus grande part de mes journées... Enfin! Si il y a un baptême, il a sûrement lieu à la chapelle du château. Vous voyez ce clocher, à gauche de la tour royale? Eh bien c'est celui de la chapelle. Vous ne pouvez pas la manquer!"

*

*    *

                Tandis que dans la cour du château les festivités battaient leur plein et que les gens du peuple festoyaient gaiement, la chapelle était noyée dans le silence propre aux cérémonies religieuses.

                Le curé du château, siégeant sur sa chaire juste au dessous du grand vitrail, se préparait à prononcer le discours d'ouverture du baptême. Devant lui, assis sur les bancs à prière, tout le gratin du royaume. Siégeant  au premier rang, la famille royale. Le Roy et la Reine formaient un couple monarchique tout a fait correct; ils dégageaient à la fois une image de majesté et de sympathie. Dotés tous les deux d'un embonpoint fort respectable, leurs visages aux expressions si différentes donnaient son équilibre au couple. Les pommettes bouffies et roses de la Reine lui donnaient un air particulièrement débonnaire, alors que le Roy devait son air autoritaire à ses sourcils broussailleux et souvent froncés qui ornaient son front. A coté du Roy se trouvait la princesse Carmilla, dont la beauté surpassait tout ce qu'on ait pu voir à ce jour.Son visage rayonnait comme un soleil et chacun de ses gestes étaient emplis d'une grâce merveilleuse. Le nombre de ses soupirants ne cessait de croître de jour en jour, et chacune de ses apparitions en public - pourtant nombreuses - était un véritable événement.

                Derrière eux étaient rassemblés tous les oncles, tantes, cousins, beaux frères, cousines, neveux par alliance, grands oncles que pouvait contenir le royaume. L'assemblée était ensuite complétée par les plus importants nobles de la région, dont le Baron Herbert von Heizeldorf. Quelques nobliaux malins avaient aussi pu s'infiltrer, prétendant être l'ami du beau frère de la maîtresse du grand-oncle du neveu du Duc, mais ils étaient peu nombreux. Cette assemblée formait un ensemble de fourrures, de dentelle, de bijoux et de chapeaux à plumes qui rendait le curé mal à l'aise, trop habitué qu'il était aux messes pépères du dimanche.

"Hum, euh...Hrbm! Mes chers fidèles, nous sommes tous ici réunis dans la maison du Seigneur pour célébrer le plus heureux des événements: le baptême de Philippe Caldric de Brivère, le fils de notre souverain bien aimé, et ceci sous la bénédiction de notre seigneur Jésus Chri..." commença-t-il, mais il ne continua pas.  Il venait de lever les yeux sur le grand vitrail, juste à temps pour le voir exploser en mille morceaux.

"Putain de nom de Dieu de merde!" lâcha-t-il devant l'assemblée médusée.

*

*    *

                L'inconvénient avec les balais bon marchés, c'est qu'on arrivait difficilement à les faire freiner. Le contact douloureux avec le grand vitrail de la chapelle avait convaincu la sorcière d'en acheter un neuf, si elle en avait l'occasion. Mais pour lors, elle avait d'autres soucis en tête: elle se trouvait avachie sur les débris du plus beau vitrail de l'édifice, les cheveux en désordre, devant les plus importantes personnes du royaume. Toute confuse, elle se releva et s'épousseta nerveusement, avant de déclarer:

"Euh... Bonjour tout le monde.

- Mais qu'est-ce que vous venez foutre là vous?" s'exclama le Roy, qui, furieux de voir ainsi débarquer cette souillon mal crottée, s'était levé de son trône pour l'interpeller.

- Ben.. Je suis Gertrude Vieillebranche, sorcière diplômé du Grand Sabbat de la Forêt Noire, gardienne des portes des ténèbres, sous la protection divine de Grumph (celui avec une tête de sanglier), monsieur, euh! Votre majestesse..."

L'expression furieuse de visage du Roy disparut aussitôt, laissant place à la surprise puis à un sourire radieux et amical.

- Oh, mais bien sûr! Où avais-je la tête! Hé hé... Excusez-moi madame...

- Mademoiselle.

- Euh... Mademoiselle. Nous n'attendions plus que vous... Prenez un siège, je vous en prie.

- Dites, je croyais que vous aviez renoncé à inviter cette hérétique, Sire!" intervint le curé, visiblement courroucé.

- Tu vas la fermer, oui? coupa sèchement le Roy.

- Qu'est-ce qu'il a dit, lui là? demanda la sorcière.

- Lui? Oh, rien du tout! Il faut l'excuser, il est surmené ces temps-ci, mademoiselle. Ou plutôt devrais-je dire marraine, car vous êtes - cela va de soi - la marraine officielle de mon fils!

- C'est vrai? Peste mal fosse, voilà un bien grand honneur pour moi, je...

- Je proteste, je proteste, je proteste! geignit le curé. Les sorcières n'ont pas de place dans les églises!

- Et les curés blasphémateurs? répliqua le Roy, agacé. La sorcière renchérit:

- Mais enfin, vous ne pouvez pas obéir à votre souverain, non! Si il a décidé de me nommer marraine du prince héritier, c'est tout à son honneur.

- Vous êtes vraiment trop naïve. Si notre Souverain vous a choisi, c'est uniquement parce qu'il n'avait personne d'autre sous la main. Il a vainement cherché des fées pour qu'elles se penchent  sur le berceau de son fils. Il a envoyé des messagers parcourir les moindres recoins du Royaume, et même au delà. Ils allèrent jusqu'aux contrées où il ne pleut jamais, traversèrent même les mers. Mais aucun ne put trouver une seule Fée. Cela fait des siècles que ces créatures ont commencé à disparaître, et je crois, pour ma part, qu'il n'y en a plus une seule en ce monde. En désespoir de cause, il  se résigna à inviter une mauvaise Fée; une sorcière."

                Fulminant, les tempes rouges, le Roy interpella le curé:

- Mon Père, si vous ne cessez pas ceci immédiatement, j'ordonne à la garde de vous emporter!

- Attendez, je n'ai pas fini. Savez vous, sorcière, qu'une fois votre don accordé à son fils, le Roy avait l'intention de vous envoyer au bûcher?

- Ah ouais..." murmura la sorcière en posant sur le souverain abasourdi un regard étrange et fixe.

" Mais... Mais... bégaya-t-il, ne l'écoutez pas mada... mademoiselle! Il... Il délire! Il délire!"

                La sorcière ne le regardait plus. Elle regardait le berceau du bébé que tout le monde avait oublié. Un berceau magnifique, un vrai lit à baldaquins en miniature, ourlé de dentelle, avec du velours pourpre en guise de couverture. A l'intérieur se reposait l'enfant. Il dormait d'un sommeil paisible et profond, inconscient de tous les tourments qui se déchaînaient autour de lui.

                Elle aussi était calme. Très calme. Un peu trop calme même. Ce n'était pas la même quiétude que celle d'un enfant en train de dormir. C'était plutôt le calme qui survient sur la plaine juste avant que la tempête ne se déchaîne.

                Soudain, elle rompit le silence:

" Alors comme ça, vous voudriez que je fasse don d'un talent ou d'une qualité à votre fils, mmm?

- Euh.... Oui, si il devenait beau comme un Dieu, ça serait pas mal, hasarda le Roy, reprenant un peu d'espoir.

-Ah oui eh ben si c'est comme ça alors je déclare que CE PUTAIN DE MARMOT SERA ENCORE PLUS LAID QUE MOI ET QU'IL SURPASSERA EN LAIDEUR TOUTE CREATURE VIVANTE!!!!

                Le vent se leva, éteignant tous les cierges et plongeant la chapelle dans l'obscurité. Une pluie soudaine s'engouffra par le trou béant qu'occupait jadis le grand vitrail. Un énorme coup de tonnerre retentit, couvrant les gémissements criards de l'enfant qui s'était réveillé en sueur, et, tandis que des éclairs zébraient le ciel tourmenté, éclairant d'une lueur livide l'horrible visage de la sorcière figé en un rictus sardonique, on entendait son effrayant ricanement résonner dans la chapelle tel un lugubre cri de triomphe du Démon!

Puis le silence s'installa.

                La Princesse Carmilla s'était évanouie, mais personne ne l'avait remarqué. Les convives qui pourtant n'avaient pas pipé mot depuis l'explosion du vitrail, se firent plus silencieux encore. Ils fixaient tous, bouches bées, la sorcière qui elle même les regardait, le regard vide et l'oeil terne, courbée, haletante. Elle souffla: "Voilà."

                Comme si c'eut été un signal, le Roy sortit de sa torpeur et hurla: "A la gaaaarde! Saisissez-vous de cette hérétique et brûlez-la!"

Le curé intervint: "Ahh! Je vous l'avais dit que c'était une héré...

- Brûlez-le aussi, pour l'exemple!"

Le Roy, suant et livide, titubait dans la chapelle, hagard et désorienté. Tandis que les gardes emportaient tant bien que mal le curé qui gesticulait et ne cessait de hurler des prières, un autre homme en armes s'approcha du Souverain et lui dit:

"Votre Majesté, la sorcière...

- Au bûcher! Qu’elle brûle!

- Euh... Oui votre Majesté, mais il y a un problème. Elle s'est transformée en corbeau, votre Majesté.

- Des archers! Envoyez des archers! Qu'ils prennent des flèches enflammées, pour qu'elle brûle!

- Bien votre Majesté." Le garde s'inclina et partit au pas de course, laissant le Roy seul au milieu de la foule hystérique, sous les hurlements de l'enfant apeuré. Il continuait à errer dans la chapelle en parlant tout seul: "Au bûcher, la sorcière! Le curé aussi... Au bûcher!... Qu'ils brûlent, qu'ils brûlent... Tous..."

                Sur ces derniers mots, Frédéric IV de Brivère, souverain du Royaume de Boissansfin, s'évanouit et s'écroula sur le sol de la vénérable maison du Seigneur.

 

*

*    *

 

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