Chapitre
Second![](../personnage_206.gif)
Le
temps passa, mais les profondes blessures provoquées par
le maléfice ne purent se refermer totalement. Le Roy
tomba dans une étrange léthargie fiévreuse, qui
s'aggrava à l'annonce de l'évasion de la sorcière. Elle
avait pu regagner son repaire sous sa forme animale,
échappant aux traits des archers du Roy. De nombreuses
traques furent organisées, mais on ne put retrouver sa
trace. Certaines expéditions même ne revinrent pas. Les
soldats évitèrent peu à peu de s'aventurer trop
profondément dans la forêt, que l'on disait hantée par
des créatures surnaturelles. On redoutait surtout les
brigands qui avaient fait récemment des bois leur
repaire, et lançaient des attaques de plus en plus
fréquentes et de mieux en mieux organisées. Le Roy ne
put donc se réconforter à la vue de la sorcière amenée
au bûcher. Il fit tout de même brûler le curé et
quelques brigands qu'il avait en réserve, mais ces
maigres brasiers ne purent réchauffer son coeur
endolori. Néanmoins, comme Frederic IV était de la
robuste condition propre aux chefs d'Etats, les médecins
royaux réussirent finalement, au prix d'efforts
constants, à le guérir au bout de quelques mois.
Mais son fils Philippe, lui, était
atteint d'un mal que l'on ne pouvait pas guérir. Nul ne
le pouvait, car il était victime de la Magie Noire. En
désespoir de cause, on décida de lui faire porter
constamment un masque d'Ivoire, tandis que des
serviteurs aveugles s'occupaient chaque jour de sa
toilette. En effet quiconque avait le malheur de
regarder le visage du Prince était assuré de mourir de
peur. Le masque lui recouvrait entièrement la tête,
excepté sa chevelure d'un noir de jais qu'il nouait en
queue de cheval. Le Prince sentait bien qu'il n'était
pas comme les jeunes garçons de son age, mais, encouragé
par le respect révérencieux que tout le monde lui
témoignait au château, il finit par accepter son
inéluctable destin et oublia ce masque qui devint pour
lui comme une seconde peau. Ainsi le Prince de Brivère
passa-t-il une enfance et une adolescence presque
normales, cultivant avec talent ses aptitudes pour
l'escrime et l'équitation. Il était même devenu fort
doué dans ces disciplines.
Mais le Mal avait laissé dans l'esprit
du jeune Philippe des marques profondes et douloureuses.
Il n'était pas heureux. Malgré son pouvoir et ses
richesses, le maléfice de la sorcière pesait sur son
coeur et l'omnubilait jour et nuit. On pouvait souvent
surprendre le jeune prince, assis devant une fenêtre,
perdre son regard à travers les collines lointaines en
ressassant de sombres pensées.
Cette mélancolie émouvait le mage
Ali Ben Souffir Al
Raîzawi, qui s'était pris d'affection pour le jeune
homme. Un jour, il se décida à lui adresser la parole au
sortir de sa séance d'Alchimie quotidienne:
"Prince de Brivère
dit-il, je vois combien ce fatal sortilège vous fait
souffrir. Vous faites peine à voir. Aussi ai-je décidé
de vous révéler un secret, quitte à faire naître en
vous des espoirs illusoires. Il existe un moyen de
briser cette malédiction!
- Est-ce possible?
Ais-je bien entendu? Je vous en prie, mage, ne me faites
point languir plus longtemps, vous en avez dit trop ou
pas assez!
- Ah, je vous sens
revivre à nouveau, prince! La nouvelle inflexion de
votre voix montre que j'ai pris la bonne décision.
Voyez-vous, les sortilèges de sorcière peuvent être
effectivement brisés; mais pas par n'importe qui. Vous
devez trouver une fée, Sire. Seule une fée pourra vous
donner une apparence normale.
- Quoi? C'est aussi
simple que ça? Peste! Mais pourquoi ne pas l'avoir avoué
plus tôt? Je vais immédiatement envoyer des gens en
quérir.
- Ce n'est pas si facile
mon ami. La magie disparaît peu à peu des mémoires.
Bientôt, on ne la rencontrera plus que dans les
histoires que racontent les grands-mères au coin du feu.
Les fées ont disparu du Royaume de Boissansfin il y a
déjà un siècle, et nul ne sait où elles peuvent se
trouver.
- Qu'importe. Ce ne sont
pas les difficultés qui arrêtent un Brivère. Je partirai
donc, mage, je franchirai les collines brumeuses de
l'horizon, j'arpenterai les terres jusqu'au bord même du
monde s'il le faut, mais je trouverai une fée! Je la
trouverai même si il ne devait en rester qu'une seule
sur tout le Disque.
- Puisse les Dieux
t'aider dans ta quête, prince Philippe. Ta route sera
longue et peut être dangereuse, mais, comme le dit
astucieusement un vieux proverbe de chez moi, "il est
bien plus important de se trouver un but que de
l'atteindre". Pars donc le coeur léger, les Dieux te
montrerons le chemin.
- Merci, merci mille
fois, mage! Quand je reviendrai guéri, je vous ferai
couvrir d'or!"s'exclama Philippe, les larmes aux yeux,
en serrant la main du vieux sage. Ils se séparèrent sur
ces mots, tous deux en proie à une exaltation nouvelle.
Philippe
de Brivère décida donc de partir dans le vaste monde en
quête d'une fée. Le Roy approuva son choix, heureux
somme toute de voir son fils enfin prendre une
initiative, au lieu de s'abandonner à ses habituelles
rêveries mélancoliques. Sa mère ne put retenir quelques
pleurs à l'annonce de ce départ, mais respecta comme il
se doit la décision de son époux le Roy et de son
héritier.
Il se
mit donc en route dès le lendemain matin, quittant le
château de son enfance sous les vivats (presque)
spontanés de la populace. Il montait son fidèle étalon,
le fringuant Hue Dada, flanqué de la fière livrée de la
maison de Brivère. Son esprit vagabondait déjà au delà
des forêts de Boissansfin, aux confins du monde, là où,
peut être, la magie des fées subsistait encore. L'appel
de l'aventure lui faisait tourner la tête. Il se sentait
prêt. Prêt à affronter les périls les plus fous, seul
face à l'inconnu. Enfin... Presque seul: il était
accompagné par le capitaine Pierre Haguenot et l'escorte
princière, composée de quinze cavaliers (mais n'allons
pas badiner sur les détails!...)
*
* *
La
troupe s'avançait à présent sous les frondaisons de
l'épaisse forêt de Boissansfin. Ils suivaient la route
forestière qui serpentait autour des souches de frênes
et de bouleaux, fin tapis de feuilles mortes au milieu
d'une jungle de fougères. Ce réseau de sentiers
sylvestres existait depuis toujours, et nul ne savait
qui les avait tracés. Leur entretien aussi restait un
mystère. Ils étaient régulièrement débroussaillés et
excavés, mais personne n'aurait pu dire par qui. On
murmurait que les esprits de la forêt eux mêmes se
chargeaient du travail. D'autres prétendaient encore que
c'étaient les bandes de brigands qui entretenaient ces
routes, les voyageurs constituant leur plus importante
source de revenu. Le réseau principal reliait les
grandes villes du royaume, mais il existait aussi une
multitude de petits sentiers sombres et labyrinthiques,
s'enfonçant profondément au coeur des bois.
Claquement étouffé des sabots sur le tapis d'humus;
mélodie lointaine d'une mésange; craquement d'une
brindille; bruissement végétaux. Tels étaient les bruits
qui brisaient le silence de la forêt assoupie. Les
heures se succédaient et le paysage semblait inchangé.
Philippe sentait une sorte de torpeur le gagner peu à
peu, favorisée par la monotonie du voyage. Pourtant, il
remarqua que le capitaine Haguenot lançait régulièrement
des coups d'oeil inquisiteurs à droite et à gauche.
Intrigué, il trotta vars
le cheval du capitaine.
"Hé bien, Pierre, que ce
passe-t-il? Auriez vous aperçu quelque malicieux
farfadet, à moins que vous ne craigniez d'être attaqué
par un blaireau enragé?
- Peut être trouvez vous
mon comportement étrange, Sire, mais malgré tout le
respect que je vous dois, vos yeux ne voient pas tout,
et votre ouïe n'a pas la finesse de celle d'un éclaireur
sylvestre. Nous sommes suivis à la trace depuis
maintenant deux heures.
- Quoi? Mais je n'ai
rien remarqué, pourtant...
- Ce n'est pas du tout
surprenant. Les brigands savent à merveille se fondre
dans les sous-bois. Certains sont nés dans la forêt et
ils peuvent se faire plus discret qu'une musaraigne.
Mais rien ne saurait m'échapper, Sire. Moi aussi, je
connais très bien les bois. J'ai pu repérer une demi
douzaine d'hommes, mais ce ne sont peut être que des
éclaireurs. »
Philippe observa les
arbres et les fourrés qui l'entouraient. Tout semblait
paisible et serein, comme au jardin d'Eden. Qui pourrait
soupçonner derrière ces fougères la présence de rôdeurs
ennemis? Cependant la parole du capitaine Haguenot était
digne de confiance, et l'existence de ces traqueurs
invisibles était devenu pour le jeune prince une
certitude absolue. Ses yeux parvenaient de fait à
distinguer des indices discrets qu'un regard profane eut
totalement ignoré, mais que son esprit mis en éveil
remarquait maintenant avec inquiétude: une ombre furtive
se glissant derrière les troncs, des feuilles
imperceptiblement froissées... Tout à présent rendait
cette forêt oppressante. Elle s'était muée en un sombre
corridor de verdure, aux murmures soudain lourds de
menaces...
"Mais pourquoi
n'attaquent ils point?", s'enquit le prince, plus pour
rompre le silence pesant qui s'installait au sein de la
compagnie que par véritable curiosité. Un soldat de
l'avant garde lui répondit:
"Parce qu'ils ne le
peuvent pas, Sire! Aucune bande de brigands n'aurait les
moyens de s'attaquer à une escorte princière.
- Assurément, reprit son
voisin, ce serait vraiment aller chercher la verge pour
se faire battre! Ha ha ha ha!
- Ils faudrait que ce
soit une belle bande de tarés! Ha ha ha Aaaargl!..."
Le soldat s'affaissa sur
son cheval et tomba lourdement sur le sol, une flèche
plantée dans la gorge.
"Alerte!
Alerte! En formation! Protégez le Prince! Protégez le
Prince!" La panique avait gagné la troupe de cavaliers.
Les soldats, anxieux, se déplaçaient en désordre pour
entourer le prince et lui éviter d'autres attaques. Les
hauts feuillages d'un chêne qui les surplombait
frémirent, et un homme apparut. Il bandait son arc et il
le braquait en direction de l'escorte princière, avec un
air goguenard et amusé. Il avait une attitude, un
maintien et une toilette qui laissait deviner chez lui
des origines nobles, mais il était vêtu comme un serf.
" Je vous conseille à
tous, dit-il, -et c'est dans votre intérêt- de baisser
les armes sans opposer de résistance, car sinon ma
deuxième flèche est pour votre prince."
- Qui ose ainsi me
menacer, et s'attaquer à mon escorte, qui plus est dans
une forêt qui est sous ma juridiction?
- On me nomme Robert des
Bois, Sire. Je jouis également du titre de "prince des
voleurs", mais c'est un peu trop pompeux à mon goût.
- C'en est assez.
Déguerpissez avant que je ne vous fasse trancher la
gorge!
- Malheureusement, Sire,
vous n'êtes pas en position de pouvoir proférer des
menaces. Et il se trouve justement que j'ai l'intention
de ne plus vous quitter d'une semelle. Embêtant n'est-ce
pas?
- Capitaine, murmura le
prince à Pierre Haguenot, préparez votre arbalète, et
empêchez-moi définitivement ce dindon de caqueter.
- C'est que, Sire, le
mécanisme en est fort lent, je serai mort avant que
d'avoir fini. L'habileté au tir de ce brigand est
légendaire! Nous ne pouvons que fuir ou nous rendre.
- Jamais de la vie!
Philippe se tourna vers le bandit: Sachez monsieur que
vos babillages et votre arc ne m'impressionnent pas. Je
vous crois capable de manquer votre coup. Mes gardes,
eux, ne vous raterons pas.
- Ah ah! Moi? Rater mon
coup? Mon adresse au tir à l'arc n'a d'égale que votre
étroitesse d'esprit, c'est dire si ma trajectoire est
précise.
- C'en est trop!
Saisissez vous de lui! »
Alors que l'avant garde
s'avançait (timidement) vers l'arbre sur lequel l'homme
était perché, celui ci entonna une vieille chanson
populaire, très répandue parmi les paysans du royaume,
et qui disait:
Tata Yoyo
Qu'as tu donc
Sous ton grand
chapeau?
A ce
signal, toutes les frondaisons frémirent et de la cime
des arbres se mirent à tomber des bandits par dizaines,
avalanche de corps grimaçants et hirsutes. Pris par
surprise, les soldats étaient rapidement désarmés puis
éjectés de leurs montures avant d'avoir pu tenter quoi
que ce soit. Les assaillants déferlaient de tous les
côtés. Philippe éperonna son cheval et partit au galop,
mais un brigand tomba sur lui en pleine course. Il
perdit connaissance.
*
* *
Le
Prince se retrouve au milieu d'une clairière. Des rayons
de soleil percent la canopée. Des papillons multicolores
virevoltent autour de lui. L'air est embaumé d'un doux
parfum de rose. Au centre de la clairière, une petite
cascade vient se jeter dans un bassin d'eau pure
alimentant un ruisseau. Et là, au centre du bassin, il
aperçoit, se rafraîchissant sous la cascade, une fée
magnifique, la figure auréolée de lumière! Elle lui
sourit. O joie! Sa quête est finie! Au comble du
bonheur, Philippe se précipite vers la bienheureuse
apparition. Mais ses traits s'altèrent. La douce fée se
transforme alors en un Robert des Bois grimaçant,
pataugeant dans le bassin avec ses bottes de paysan
pleines de boue. Le Prince des Voleurs éclate de rire,
puis s'écrie: " Mon cheval de trait n'a d'égal que votre
étroitesse d'esprit, c'est vous dire si mon arc est
petit!" Et le brigand repart dans un fou rire encore
plus violent que le premier, en se roulant dans l’eau du
bassin, maintenant devenue trouble. Il parvient encore à
bredouiller entre deux éclats de rire : « La saison est
avancée : attention aux fruits mûrs ! »
C’est
alors que de violents craquements déchirent la quiétude
de la clairière. Simon lève les yeux et découvre,
horrifié, que les branchages des arbres autour de lui
semblent littéralement vomir des chevaux par milliers.
La clairière se transforme en cauchemar. Les bêtes
poussent des hennissements stridents avant de s’écraser
violemment sur le sol. Tout tremble, tout est vacarme.
Robert des Bois disparaît sous un énorme percheron. Un
autre animal manque d’écraser Philippe, qui se met à
zigzaguer au milieu des cadavres et de la poussière.
D’autres chevaux hennissants continuent de tomber, la
poussière et le vacarme obscurcissent ses sens.
Puis
tout se dissipe peu à peu. Suant, haletant, Philippe
titube au milieu de la clairière dévastée. Sur une
pyramide de chevaux morts, il découvre une rangée de
serfs, immobiles, les yeux fixes, alignés au garde à
vous. Un cheval vêtu comme Robert des Bois arrive alors,
debout sur ses pattes de derrière, et entonne un chant
repris par le chœur des paysans :
Nobliaux et grands
seigneurs
Prenez garde
Vous priez vous avez
peur
Dieu vous garde
Les temps ont bien
changé
Le peuple travailleur
S’est enfin libéré
D’ ses chaînes et de
sa peur
Les temps ont bien
changé
Nos larmes et
not’sueur
Vont être enfin
vengées
Par vos larmes et vos
pleurs
Les temps ont bien
changé
Nobliaux et grands
seigneurs
Le peuple s’est ligué
Pour vot’plus grand
malheur
Leurs
voix se faisaient de plus en plus claires, et Philippe
se rendit compte peu à peu qu’il venait de rêver et que
le chant qu’il entendait appartenait, lui, à la réalité.
Ses yeux reprirent petit à petit leurs fonctions, et il
vit qu’il se trouvait à l’intérieur d’une cabane de
bois. Il était assis sur de la vieille paille et ses
mains étaient liées dans le dos. Les voix lui
parvenaient de l’extérieur, elles étaient assez proches.
Quelques gueux devaient festoyer dehors, tandis que lui,
Prince héritier du Royaume, croupissait misérablement
dans cette geôle rustique. Il était profondément choqué.
Tout ce qui lui était arrivé était si soudain, si
inattendu ! Ses rares contacts avec la populace, à
l’occasion des fêtes ou des exécutions sur la voie
publique, lui avaient laissé le souvenir d’une masse
grouillante, désordonnée et criarde, une sous humanité
vile, répugnante, ingrate et d’une profonde débilité.
Les serfs n’étaient pour lui qu’une race impure et
inférieure, vouée de par sa nature à une servitude
éternelle. On ne pouvait attendre de tels êtres une
quelconque organisation. Bien sûr il y avait de temps à
autre des « Jacqueries », mais ces révoltes relevaient
plus d’une sorte de réaction bestiale collective que
d’un soulèvement sciemment planifié. Ces soulèvements
passagers étaient d’ailleurs rapidement étouffés par
l’épée et le bûcher.
Mais là,
il se trouvait confronté à de vulgaires brigands qui
avaient rompu leur joug naturel, s’étaient ligués contre
leurs maîtres et avaient même constitué en plein cœur de
la forêt une société autonome et rivale de la sienne.
Eux, des
paysans ! Eux, des serfs, des culs terreux !
Organisés, rebelles,
rieurs, arrogants, insaisissables ! Comment cela
était-ce possible ? Comment était-ce tolérable ? Cela ne
devait plus durer. Ces gibiers de potence ne pouvaient
pas ainsi défier le pouvoir princier. Il se mit à crier
de toutes ses forces, mettant brusquement fin aux chants
et aux rires qu’il entendait.
On se
mit à murmurer, puis des pas s’approchèrent et la porte
de la cabane s’ouvrit.
« J’exige, s’exclama le
Prince, que l’on me retire immédiatement ces liens et
que l’on me mène à ce fanfaron qui se prétend votre
chef.
- T’as de la chance, mon
beau, il attendait justement que tu te réveilles. Allez,
amenez-le ! »
Deux
grands gaillards entrèrent dans la cabane et se
saisirent du Prince sans lui retirer ses liens. Ils le
traînèrent au dehors malgré ses vives protestations.
« Arrêtez ! Arrêtez !
Lâchez moi ! Vous ne vous rendez pas compte que vous
brutalisez votre Prince ? Cela vous coûtera cher,
engeance du Diable !
- Si tu la boucles pas
tout de suite, tu sauras vraiment ce que brutaliser veut
dire…
- Nul ne peut
contraindre un membre de la famille royale au silence,
mis à part Dieu. Et ce ne sont pas quelques bûcherons
qui vont me donner des ordres !
- Il l’aura voulu. Vas-y
Plontide. »
Le coup sembla lui
déchirer les entrailles. Il fut plié en deux par la
douleur, incapable de respirer. Sa vue se brouillait,
ses sens étaient engourdis par la douleur. Dans un état
de demi délire, il voyait les arbres défiler devant lui,
les cimes se dissolvant dans la lueur blafarde du jour.
Un vent frais lui apportait des senteurs d’humus et de
bois mouillé. Il avait le goût du sang dans la bouche.
Ce satané coup de poing l’avait littéralement brisé en
deux, et il trébuchait sur les brindilles et les
feuilles mortes du chemin. Sa tête lui tournait
horriblement ; il essaya néanmoins d’examiner les
alentours et de se repérer. On le faisait marcher au
milieu d’une série de petites clairières, transformées
en une sorte de village sylvestre, avec des maisons en
bois parfois perchées en haut des arbres et reliées par
des ponts faits de corde et de branchages. Une intense
activité y régnait. Les paysans allaient et venaient,
certains coupaient du bois, d’autres construisaient des
échelles, d’autres encore forgeaient des armes.
A son
passage, certains s’arrêtaient, surpris par les riches
atours du Prince et par son mystérieux masque d’ivoire.
Il pouvait déceler dans leur regard une haine et un
mépris intenses. Les femmes laissaient leurs enfants lui
jeter des cailloux et des mottes de terre, et il sentait
de temps en temps des crachats heurter son masque.
Jamais il n’aurait imaginé être un jour l’objet d’une
telle humiliation. Ce ne pouvait être qu’un cauchemar,
il allait se réveiller ! Mais la réalité se manifestait
durement à lui, par ses courbatures, sa terrible douleur
au ventre et la froide humidité de ses vêtements, tout
imbibés de boue.
Ils
arrivèrent à une clairière où discutait un petit groupe
de brigands, assis autour d’une grande table de chêne.
Parmi eux se trouvait même un moine bénédictin ! Il
reconnut, coiffé de son chapeau à plumes, le prince des
voleurs Robert des Bois. A la vue du prisonnier, il se
leva et dit :
« Ah ! Fort bien, vous
voilà réveillé, Sire ! J’espère que votre repos parmi
nous vous aura rendu la politesse que vous sembliez
avoir perdu lors de notre dernière rencontre. Il
vaudrait mieux que nos rapports s’améliorent, car vous
risquez de devoir rester encore quelque temps dans notre
modeste camp.
- Que me voulez vous
donc ? Vous avez pris mon or, maintenant. Relâchez-moi
ou ôtez-moi la vie, qu’on en finisse !
- Allons, allons. Ne
soyez pas bêtement pressé. Nous menons un juste mais dur
combat, Sire. Et les fredric d’or que nous avons prélevé
sur votre convoi sont hélas insuffisants. Nous attendons
bien mieux de la rançon que le Roy Frederic IV votre
père ne manquera pas de verser en échange de votre
liberté. Il nous est donc nécessaire de vous retenir
prisonnier jusque là.
- Vous ne connaissez
apparemment pas mon père. Il est bien trop fier pour
verser une rançon. Il préfèrera brûler la forêt entière
plutôt que de vous remettre la moindre petite pièce. Ma
séquestration ne fera que précipiter votre perte, vous
qui avez cru, dans un égarement criminel, pouvoir
renverser la société voulue par Dieu !
- Dieu ! Dieu ! Dieu !
Vous avez bon dos de citer le Seigneur à tout bout de
champ pour justifier vos crimes ! Que d’injustices, que
d’infamies commises en Son nom ! Vous avez perverti son
message de Paix et d’Amour, et vous l’avez transformé en
code de domination et d’oppression !
Avez-vous ne serait-ce
qu’une fois réellement lu la Bible ? J’en doute. Car
sinon comment auriez vous pu envoyer de pauvres âmes au
bûcher, les laisser mourir de faim, piller leurs
récoltes, les faire travailler au château comme des
esclaves, tout cela en échange de votre prétendue
« protection »? Tout cela sous la soi disant bénédiction
du Seigneur, et parce qu’ils n’ont pas le « sang
bleu » ? Mais tous les Hommes sont égaux, Sire. Qu’ils
soient nobles ou paysans, chrétiens ou infidèles. Cela,
le Christ nous l’a enseigné. Son premier commandement
n’est-il pas « aimons nous les uns les autres » ?
Oh, bien sûr, dans le
temps j’étais aveuglé, tout comme vous. Lorsque je
n’étais encore que Robert de Beaumont, comte de Tarlande,
et que je m’apprêtais à combattre les infidèles en
Orient, à l’appel du Roy de France. J’ai participé aux
croisades, le cœur empli de haine envers ces Hommes qui
donnaient un nom différent à notre Dieu. Blessé lors
d’un terrible combat à Al Mans Our, je fus laissé pour
mort sur le champ de bataille. C’est alors que je fus
recueilli et soigné par des habitants du désert, qui
m’enseignèrent la sagesse orientale. Je découvris, Sire,
que les habitants de cette région étaient loin d’être
les barbares sanguinaires et stupides que l’on nous
décrivait. Non… Bien au contraire, leur science se
révélait stupéfiante, et dépassait la notre en de
nombreux points. Tout le système de valeurs que l’on
m’avait inculqué s’est tout d’un coup effondré en moi.
J’avais l’impression d’avoir ouvert les yeux pour la
première fois depuis des années.
Et dès lors, je n’eus
qu’une idée en tête : revenir au pays, et faire
découvrir à tous cette vérité que l’on nous cachait,
briser une fois pour toutes ces stupides modèles qui
emprisonnent depuis trop longtemps le cœur des hommes !
Oh, j’étais plein d’espoir à l’époque. Je pensais qu’il
me suffirait de revenir et de parler aux gens pour que
les choses bougent, mais évidemment c’était condamné
d’avance, j’aurais du le prévoir. Lorsque enfin
j’arpentai de nouveau les Terres de mon ancien domaine,
je constatai qu’il avait été accordé durant mon absence
au Duc de Montespalet, car on croyait que j’avais péri
en Orient. Il est inutile de préciser que le Duc ne fut
pas très heureux de me voir revenir d’entre les morts.
Mais quand je me mis à lui parler de mes projets, il me
fit tout simplement chasser du domaine, prétendant que
j’étais devenu fou. Il fit tant et si bien que le Roy me
retira mon titre de noblesse et me bannit à jamais du
Royaume. Je me retrouvais sans terre et sans titre, mais
je n’en avais cure. Cela n’importait plus désormais.
Je réussis rapidement à
convaincre une centaine d’hommes de se joindre à ma
cause, et nous établîmes un petit campement au cœur de
la forêt de Boissansfin. Depuis ce repaire, nous
lançâmes des attaques de plus en plus fréquentes sur les
convois qui étaient chargés de percevoir les impôts.
Nous redistribuions l’argent aux pauvres qui en étaient
privés, et nous en profitions pour montrer aux gens
l’absurdité du système sous le joug duquel ils vivaient.
De plus en plus de personnes nous écoutaient, et nos
rangs se grossirent peu à peu. Le campement devint
hameau, le hameau devint village, très vite une
véritable petite ville se développa au milieu des
arbres, et maintenant, dans chaque village, dans chaque
bourgade, des dizaines et des dizaines d’hommes et de
femmes préparent dans l’ombre le jour de la libération.
Votre monde est en train de disparaître, Prince. Je ne
vous veux pas de mal. Je veux au contraire que vous
réalisiez combien votre vision du monde est viciée, que
vous ouvriez enfin les yeux autour de vous !
- J’ai beau écarquiller
les yeux, je ne parviens à voir qu’une troupe de
brigands assoiffés de richesses, et ne me gardant en vie
que dans l’espoir fou d’une remise de rançon ! Ce ne
sont pas vos beaux discours qui vont m’attendrir. Ca
marche peut être avec vos paysans, mais moi je reste
assez lucide pour reconnaître en vous le noble déchu et
frustré qui veut redorer son blason par tous les moyens.
- Je lui éclate son sale
masque de pédale, msieur Robert ?
- Non, non, laisse. Je
veux qu’il comprenne que je ne suis pas ce qu’il pense.
Si nous voulons une rançon, ce n’est pas pour nous
approprier vos richesses. Ici, personne ne possède
d’argent pour lui même. Notre trésor commun est soit
redistribué aux serfs vivant encore sous votre
influence, afin de les aider à survivre, soit utilisé
pour acheter le matériel nécessaire à notre juste
combat. Je ne suis pas un voleur, Sire ! Je ne suis pas
un voleur ! Je suis juste un combattant de la liberté.
- Je veux bien croire
que vous vous fichez de l’argent. Là où vous êtes, vous
n’en avez pas besoin. Mais je ne suis pas dupe. Vous
êtes assoiffé de pouvoir, Robert de Beaumont, ça crève
les yeux ! Vous êtes arrivé à dominer ces quelques gueux
mais cela ne vous suffit pas ! Vous en voulez plus…
- Je ne suis plus un
Seigneur depuis longtemps, Sire. Si les hommes
m’obéissent ici, c’est uniquement par le respect qu’ils
me portent. Toutes les décisions qui sont prises se font
dans la concertation de tous. Il n’y a aucun rapport de
soumission, ici, et même le plus misérable d’entre nous
vit plus libre et plus heureux que n’importe quel des
seigneurs que vous côtoyez. Je ne vois pas ce qui dans
votre monde, pourrait attiser mon intérêt.
- Ma sœur la princesse
Carmilla, peut être…
- Carmilla ? Mais…
- Vous étiez assez
intimes, peu avant votre départ pour la Croisade. On
parlait même d’un possible mariage. Dommage qu’après
l’annonce de votre mort, elle ait décidé d’épouser le
jeune Duc Victor de Montespalet, à qui mon père avait
accordé votre ancien fief.
- C’est du passé, tout
ça… C’est du passé…Pourquoi m’en parler ?
- Vous voulez la
reprendre, n’est-ce pas ? Vous voulez récupérer votre
promise !
- Assez ! Arrêtez de
débiter ces âneries, Sire ! Vous, emmenez-le.
- Ha ! Je vois, quand
vous êtes mis en difficulté, vous me renvoyez au
cachot ! Bel esprit…
- Point du tout, vous
êtes libre, Sire. On vous a attaché dans un premier
temps pour prévenir une réaction trop violente à votre
réveil. Il faut reconnaître que vous êtes plutôt
impulsif. Mais maintenant que nous avons eu cette petite
conversation, et que vous avez fait connaissance avec
Plontide, je vous laisse en liberté. Il n’y a pas besoin
de prison ici. Nous sommes au milieu de nulle part,
isolés en plein cœur de la forêt. Un châtelain comme
vous ne pourrait retrouver son chemin dans le labyrinthe
végétal qui nous entoure, et mourrait rapidement de
faim… Vous avez donc tout intérêt à rester parmi nous !
- Mais… Et mon escorte ?
Mes gardes sont libres, eux aussi ?
- Bien sûr. Ils se sont
réunis dans la petite clairière à l’ouest, vous les
trouverez en suivant le sentier qui part sur votre
droite. »
*
* *
« …Et à
ce moment là, le gars se retourne et lui dit : « Mais
j’ai pas fini la bouteille ! » » Les autres gardes
éclatèrent de rire (du moins ceux qui avaient compris la
blague), brandissant joyeusement leurs chopes
débordantes de bières. «Ha ha ha ! Excellente ! Une
autre ! Une autre ! La demande fut scandée peu à peu par
la tablée toute entière, et la table en chêne vibra sous
les coups réguliers des chopes. « Oh, r’gardez les
gars ! V’la le Prince ! » Les regards se tournèrent vers
l’entrée du sentier. Le Prince arrivait vers eux, en
effet. Il portait son éternel masque d’ivoire, mais on
devinait aisément qu’il devait avoir sa gueule des
mauvais jours.
« Bonjour Messire,
désirez vous une pinte de bière ?
- Bon sang de bois mais
que faites vous tous ici ?
- Euh… Vous l’voyez bin,
Messire. On boit un p’tit coup. Les hommes ont eu un
rude combat, ils en avaient bien besoin.
- La question n’est pas
là, misérable ! Le combat n’est pas terminé ! L’ennemi
vous emmène en son repère, et au lieu d’agir, vous
pactisez avec lui, sombrant dans la débauche et le
vice ! » Le garde en face de lui se signa en
rougissant. « Ooh, Messire, faut pas dire ces choses
là. On se requinque un coup, en tout bien tout honneur.
On aurait bien tenté une évasion, mais ils nous ont
confisqué nos armes, et dans leur repère, on n’peux pas
faire le poids. Ils sont trop nombreux. Si on lançait
une attaque, ça n’aboutirait qu’à un massacre inutile.
- Inutile ? Et votre
honneur, qu’en faites vous ? Il n’y a pas à avoir peur
de mourir pour son Prince. Le paradis vous serait grand
ouvert, si vous débarrassiez ce monde de quelques
gibiers de potence qui menacent la famille royale.
- Certes, mais… Hum !
Sauf votre respect, Messire, ces gens là sont pas
vraiment de mauvais bougres. Ils cherchent juste à vivre
dans des conditions conv’nables Messire.
- Ouais, et ils vivent
même mieux que nous, Messire ! On a un peu discuté avec
eux, et euh… Voilà, on voulait savoir ce que vous
comptiez faire en terme de revalorisation des soldes.
- En terme de quoi ??...
- Jeannot a raison,
Sire. Nos soldes sont trop faibles. On a à peine de quoi
nourrir not’ famille, et on peine à tenir pendant les
longs mois d’hiver. Faudrait pouvoir l’augmenter de
quinze fredrics au moins. Enfin c’est c’que j’en dis. »
Un murmure d’approbation parcourut la compagnie, d’abord
timide, puis se muant rapidement en rumeur
revendicative. « Et les temps de repos ? Nous avons trop
d’heures de veille, ça n’devient plus tenable à la fin
de la journée !
- Ouais c’est vrai ça !
Et les temps de repos ? Vous comptez faire quoi ?
- Mais, mais… Ce n’est
pas moi qui m’occupe de ça, euh… Je verrai ce qui peut
être fait !
- En attendant, les
conditions de vie sont nettement meilleures ici pour
nous, Sire. Les horaires de travail sont moins
écrasants, et les gens mangent à leur faim, au moins !
Je ne vois pas pourquoi je retournerais au château si
c’est pour ne bénéficier d’aucune amélioration de mes
traitements. Les autres sont d’accord avec moi, soit
vous faites des gestes significatifs, soit nous
rejoignons définitivement le groupe de Sire Robert.
- Vous abandonneriez
votre Prince sans aucun remord ? Vous trahiriez votre
royaume ? Allons, réfléchissez un peu. Qu’est donc
devenu votre sens de l’honneur, messieurs ? Cela me
sidère de voir que vous puissiez me trahir pour quelques
bouchées de pain. »
Les gardes étaient
visiblement embarrassés.
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