Chapitre Second

 

 

 

 

 

Le temps passa, mais les profondes blessures provoquées par le maléfice ne purent se refermer totalement. Le Roy tomba dans une étrange léthargie fiévreuse, qui s'aggrava à l'annonce de l'évasion de la sorcière. Elle avait pu regagner son repaire sous sa forme animale, échappant aux traits des archers du Roy. De nombreuses traques furent organisées, mais on ne put retrouver sa trace. Certaines expéditions même ne revinrent pas. Les soldats évitèrent peu à peu de s'aventurer trop profondément dans la forêt, que l'on disait hantée par des créatures surnaturelles. On redoutait surtout les brigands qui avaient fait récemment des bois leur repaire, et lançaient des attaques de plus en plus fréquentes et de mieux en mieux organisées. Le Roy ne put donc se réconforter à la vue de la sorcière amenée au bûcher. Il fit tout de même brûler le curé et quelques brigands qu'il avait en réserve, mais ces maigres brasiers ne purent réchauffer son coeur endolori. Néanmoins, comme Frederic IV était de la robuste condition propre aux chefs d'Etats, les médecins royaux réussirent finalement, au prix d'efforts constants, à le guérir au bout de quelques mois.

                Mais son fils Philippe, lui, était atteint d'un mal que l'on ne pouvait pas guérir. Nul ne le pouvait, car il était victime de la Magie Noire. En désespoir de cause, on décida de lui faire porter constamment un masque d'Ivoire, tandis que des serviteurs aveugles s'occupaient chaque jour de sa toilette. En effet quiconque avait le malheur de regarder le visage du Prince était assuré de mourir de peur. Le masque lui recouvrait entièrement la tête, excepté sa chevelure d'un noir de jais qu'il nouait en queue de cheval. Le Prince sentait bien qu'il n'était pas comme les jeunes garçons de son age, mais, encouragé par le respect révérencieux que tout le monde lui témoignait au château, il finit par accepter son inéluctable destin et oublia ce masque qui devint pour lui comme une seconde peau. Ainsi le Prince de Brivère passa-t-il une enfance et une adolescence presque normales, cultivant avec talent ses aptitudes pour l'escrime et l'équitation. Il était même devenu fort doué dans ces disciplines.

                Mais le Mal avait laissé dans l'esprit du jeune Philippe des marques profondes et douloureuses. Il n'était pas heureux. Malgré son pouvoir et ses richesses, le maléfice de la sorcière pesait sur son coeur et l'omnubilait jour et nuit. On pouvait souvent surprendre le jeune prince, assis devant une fenêtre, perdre son regard à travers les collines lointaines en ressassant de sombres pensées.

                Cette mélancolie émouvait le mage Ali Ben Souffir Al Raîzawi, qui s'était pris d'affection pour le jeune homme. Un jour, il se décida à lui adresser la parole au sortir de sa séance d'Alchimie quotidienne:

"Prince de Brivère dit-il, je vois combien ce fatal sortilège vous fait souffrir. Vous faites peine à voir. Aussi ai-je décidé de vous révéler un secret, quitte à  faire naître en vous des espoirs illusoires. Il existe un moyen de briser cette malédiction!

- Est-ce possible? Ais-je bien entendu? Je vous en prie, mage, ne me faites point languir plus longtemps, vous en avez dit trop ou pas assez!

- Ah, je vous sens revivre à nouveau, prince! La nouvelle inflexion de votre voix montre que j'ai pris la bonne décision. Voyez-vous, les sortilèges de sorcière peuvent être effectivement brisés; mais pas par n'importe qui. Vous devez trouver une fée, Sire. Seule une fée pourra vous donner une apparence normale.

- Quoi? C'est aussi simple que ça? Peste! Mais pourquoi ne pas l'avoir avoué plus tôt? Je vais immédiatement envoyer des gens en quérir.

- Ce n'est pas si facile mon ami. La magie disparaît peu à peu des mémoires. Bientôt, on ne la rencontrera plus que dans les histoires que racontent les grands-mères au coin du feu. Les fées ont disparu du Royaume de Boissansfin il y a déjà un siècle, et nul ne sait où elles peuvent se trouver.

- Qu'importe. Ce ne sont pas les difficultés qui arrêtent un Brivère. Je partirai donc, mage, je franchirai les collines brumeuses de l'horizon, j'arpenterai les terres jusqu'au bord même du monde s'il le faut, mais je trouverai une fée! Je la trouverai même si il ne devait en rester qu'une seule sur tout le Disque.

- Puisse les Dieux t'aider dans ta quête, prince Philippe. Ta route sera longue et peut être dangereuse, mais, comme le dit astucieusement un vieux proverbe de chez moi, "il est bien plus important de se trouver un but que de l'atteindre". Pars donc le coeur léger, les Dieux te montrerons le chemin.

- Merci, merci mille fois, mage! Quand je reviendrai guéri, je vous ferai couvrir d'or!"s'exclama Philippe, les larmes aux yeux, en serrant la main du vieux sage. Ils se séparèrent sur ces mots, tous deux en proie à une exaltation nouvelle.

                Philippe de Brivère décida donc de partir dans le vaste monde en quête d'une fée. Le Roy approuva son choix, heureux somme toute de voir son fils enfin prendre une initiative, au lieu de s'abandonner à ses habituelles rêveries mélancoliques. Sa mère ne put retenir quelques pleurs à l'annonce de ce départ, mais respecta comme il se doit la décision de son époux le Roy et de son héritier.

                Il se mit donc en route dès le lendemain matin, quittant le château de son enfance sous les vivats (presque) spontanés de la populace. Il montait son fidèle étalon, le fringuant Hue Dada, flanqué de la fière livrée de la maison de Brivère. Son esprit vagabondait déjà au delà des forêts de Boissansfin, aux confins du monde, là où, peut être, la magie des fées subsistait encore. L'appel de l'aventure lui faisait tourner la tête. Il se sentait prêt. Prêt à affronter les périls les plus fous, seul face à l'inconnu. Enfin... Presque seul: il était accompagné par le capitaine Pierre Haguenot et l'escorte princière, composée de quinze cavaliers (mais n'allons pas badiner sur les détails!...)

*

*    *

                La troupe s'avançait à présent sous les frondaisons de l'épaisse forêt de Boissansfin. Ils suivaient la route forestière qui serpentait autour des souches de frênes et de bouleaux, fin tapis de feuilles mortes au milieu d'une jungle de fougères. Ce réseau de sentiers sylvestres existait depuis toujours, et nul ne savait qui les avait tracés. Leur entretien aussi restait un mystère. Ils étaient régulièrement débroussaillés et excavés, mais personne n'aurait pu dire par qui. On murmurait que les esprits de la forêt eux mêmes se chargeaient du travail. D'autres prétendaient encore que c'étaient les bandes de brigands qui entretenaient ces routes, les voyageurs constituant leur plus importante source de revenu. Le réseau principal reliait les grandes villes du royaume, mais il existait aussi une multitude de petits sentiers sombres et labyrinthiques, s'enfonçant profondément au coeur des bois.

                Claquement étouffé des sabots sur le tapis d'humus; mélodie lointaine d'une mésange; craquement d'une brindille; bruissement végétaux. Tels étaient les bruits qui brisaient le silence de la forêt assoupie. Les heures se succédaient et le paysage semblait inchangé. Philippe sentait une sorte de torpeur le gagner peu à peu, favorisée par la monotonie du voyage. Pourtant, il remarqua que le capitaine Haguenot lançait régulièrement des coups d'oeil inquisiteurs à droite et à gauche.

Intrigué, il trotta vars le cheval du capitaine.

"Hé bien, Pierre, que ce passe-t-il? Auriez vous aperçu quelque malicieux farfadet, à moins que vous ne craigniez d'être attaqué par un blaireau enragé?

- Peut être trouvez vous mon comportement étrange, Sire, mais malgré tout le respect que je vous dois, vos yeux ne voient pas tout, et votre ouïe n'a pas la finesse de celle d'un éclaireur sylvestre. Nous sommes suivis à la trace depuis maintenant deux heures.

- Quoi? Mais je n'ai rien remarqué, pourtant...

- Ce n'est pas du tout surprenant. Les brigands savent à merveille se fondre dans les sous-bois. Certains sont nés dans la forêt et ils peuvent se faire plus discret qu'une musaraigne. Mais rien ne saurait m'échapper, Sire. Moi aussi, je connais très bien les bois. J'ai pu repérer une demi douzaine d'hommes, mais ce ne sont peut être que des éclaireurs. »

Philippe observa les arbres et les fourrés qui l'entouraient. Tout semblait paisible et serein, comme au jardin d'Eden. Qui pourrait soupçonner derrière ces fougères la présence de rôdeurs ennemis? Cependant la parole du capitaine Haguenot était digne de confiance, et l'existence de ces traqueurs invisibles était devenu pour le jeune prince une certitude absolue. Ses yeux parvenaient de fait à distinguer des indices discrets qu'un regard profane eut totalement ignoré, mais que son esprit mis en éveil remarquait maintenant avec inquiétude: une ombre furtive se glissant derrière les troncs, des feuilles imperceptiblement froissées... Tout à présent rendait cette forêt oppressante. Elle s'était muée en un sombre corridor de verdure, aux murmures soudain lourds de menaces...

"Mais pourquoi n'attaquent ils point?", s'enquit le prince, plus pour rompre le silence pesant qui s'installait au sein de la compagnie que par véritable curiosité. Un soldat de l'avant garde lui répondit:

"Parce qu'ils ne le peuvent pas, Sire! Aucune bande de brigands n'aurait les moyens de s'attaquer à une escorte princière.

- Assurément, reprit son voisin, ce serait vraiment aller chercher la verge pour se faire battre! Ha ha ha ha!

- Ils faudrait que ce soit une belle bande de tarés! Ha ha ha Aaaargl!..."

Le soldat s'affaissa sur son cheval et tomba lourdement sur le sol, une flèche plantée dans la gorge.

                "Alerte! Alerte! En formation! Protégez le Prince! Protégez le Prince!" La panique avait gagné la troupe de cavaliers. Les soldats, anxieux, se déplaçaient en désordre pour entourer le prince et lui éviter d'autres attaques. Les hauts feuillages d'un chêne qui les surplombait frémirent, et un homme apparut. Il bandait son arc et il le braquait en direction de l'escorte princière, avec un air goguenard et amusé. Il avait une attitude, un maintien et une toilette qui laissait deviner chez lui des origines nobles, mais il était vêtu comme un serf.

" Je vous conseille à tous, dit-il, -et c'est dans votre intérêt- de baisser les armes sans opposer de résistance, car sinon ma deuxième flèche est pour votre prince."

- Qui ose ainsi me menacer, et s'attaquer à mon escorte, qui plus est dans une forêt qui est sous ma juridiction?

- On me nomme Robert des Bois, Sire. Je jouis également du titre de "prince des voleurs", mais c'est un peu trop pompeux à mon goût.

- C'en est assez. Déguerpissez avant que je ne vous fasse trancher la gorge!

- Malheureusement, Sire, vous n'êtes pas en position de pouvoir proférer des menaces. Et il se trouve justement que j'ai l'intention de ne plus vous quitter d'une semelle. Embêtant n'est-ce pas?

- Capitaine, murmura le prince à Pierre Haguenot, préparez votre arbalète, et empêchez-moi définitivement ce dindon de caqueter.

- C'est que, Sire, le mécanisme en est fort lent, je serai mort avant que d'avoir fini. L'habileté au tir de ce brigand est légendaire! Nous ne pouvons que fuir ou nous rendre.

- Jamais de la vie! Philippe se tourna vers le bandit: Sachez monsieur que vos babillages et votre arc ne m'impressionnent pas. Je vous crois capable de manquer votre coup. Mes gardes, eux, ne vous raterons pas.

- Ah ah! Moi? Rater mon coup? Mon adresse au tir à l'arc n'a d'égale que votre étroitesse d'esprit, c'est dire si ma trajectoire est précise.

- C'en est trop! Saisissez vous de lui! »

Alors que l'avant garde s'avançait (timidement) vers l'arbre sur lequel l'homme était perché, celui ci entonna une vieille chanson populaire, très répandue parmi les paysans du royaume, et qui disait:

Tata Yoyo

Qu'as tu donc

Sous ton grand chapeau?

 

                A ce signal, toutes les frondaisons frémirent et de la cime des arbres se mirent à tomber des bandits par dizaines, avalanche de corps grimaçants et hirsutes. Pris par surprise, les soldats étaient rapidement désarmés puis éjectés de leurs montures avant d'avoir pu tenter quoi que ce soit. Les assaillants déferlaient de tous les côtés. Philippe éperonna son cheval et partit au galop, mais un brigand tomba sur lui en pleine course. Il perdit connaissance.

*

*    *

                Le Prince se retrouve au milieu d'une clairière. Des rayons de soleil percent la canopée. Des papillons multicolores virevoltent autour de lui. L'air est embaumé d'un doux parfum de rose. Au centre de la clairière, une petite cascade vient se jeter dans un bassin d'eau pure alimentant un ruisseau. Et là, au centre du bassin, il aperçoit, se rafraîchissant sous la cascade, une fée magnifique, la figure auréolée de lumière! Elle lui sourit. O joie! Sa quête est finie! Au comble du bonheur, Philippe se précipite vers la bienheureuse apparition. Mais ses traits s'altèrent. La douce fée se transforme alors en un Robert des Bois grimaçant, pataugeant dans le bassin avec ses bottes de paysan pleines de boue. Le Prince des Voleurs éclate de rire, puis s'écrie: " Mon cheval de trait n'a d'égal que votre étroitesse d'esprit, c'est vous dire si mon arc est petit!" Et le brigand repart dans un fou rire encore plus violent que le premier, en se roulant dans l’eau du bassin, maintenant devenue trouble. Il parvient encore à bredouiller entre deux éclats de rire : « La saison est avancée : attention aux fruits mûrs ! »

                C’est alors que de violents craquements déchirent la quiétude de la clairière. Simon lève les yeux et découvre, horrifié, que les branchages des arbres autour de lui semblent littéralement vomir des chevaux par milliers. La clairière se transforme en cauchemar. Les bêtes poussent des hennissements stridents avant de s’écraser violemment sur le sol. Tout tremble, tout est vacarme. Robert des Bois disparaît sous un énorme percheron. Un autre animal manque d’écraser Philippe, qui se met à zigzaguer au milieu des cadavres et de la poussière. D’autres chevaux hennissants continuent de tomber, la poussière et le vacarme obscurcissent ses sens.

                Puis tout se dissipe peu à peu. Suant, haletant, Philippe titube au milieu de la clairière dévastée. Sur une pyramide de chevaux morts, il découvre une rangée de serfs, immobiles, les yeux fixes, alignés au garde à vous. Un cheval vêtu comme Robert des Bois arrive alors, debout sur ses pattes de derrière, et entonne un chant repris par le chœur des paysans :

 

Nobliaux et grands seigneurs

Prenez garde

Vous priez vous avez peur

Dieu vous garde

 

Les temps ont bien changé

Le peuple travailleur

S’est enfin libéré

D’ ses chaînes et de sa peur

 

Les temps ont bien changé

Nos larmes et not’sueur

Vont être enfin vengées

Par vos larmes et vos pleurs

 

Les temps ont bien changé

Nobliaux et grands seigneurs

Le peuple s’est ligué

Pour vot’plus grand malheur

 

                Leurs voix se faisaient de plus en plus claires, et Philippe se rendit compte peu à peu qu’il venait de rêver et que le chant qu’il entendait appartenait, lui, à la réalité. Ses yeux reprirent petit à petit leurs fonctions, et il vit qu’il se trouvait à l’intérieur d’une cabane de bois. Il était assis sur de la vieille paille et ses mains étaient liées dans le dos. Les voix lui parvenaient de l’extérieur, elles étaient assez proches. Quelques gueux devaient festoyer dehors, tandis que lui, Prince héritier du Royaume, croupissait misérablement dans cette geôle rustique. Il était profondément choqué. Tout ce qui lui était arrivé était si soudain, si inattendu ! Ses rares contacts avec la populace, à l’occasion des fêtes ou des exécutions sur la voie publique, lui avaient laissé le souvenir d’une masse grouillante, désordonnée et criarde, une sous humanité vile, répugnante, ingrate et d’une profonde débilité. Les serfs n’étaient pour lui qu’une race impure et inférieure, vouée de par sa nature à une servitude éternelle. On ne pouvait attendre de tels êtres une quelconque organisation. Bien sûr il y avait de temps à autre des « Jacqueries », mais ces révoltes relevaient plus d’une sorte de réaction bestiale collective que d’un soulèvement sciemment planifié. Ces soulèvements passagers étaient d’ailleurs rapidement étouffés par l’épée et le bûcher.

                Mais là, il se trouvait confronté à de vulgaires brigands qui avaient rompu leur joug naturel, s’étaient ligués contre leurs maîtres et avaient même constitué en plein cœur de la forêt une société autonome et rivale de la sienne.

                Eux, des paysans ! Eux, des serfs, des culs terreux !

Organisés, rebelles, rieurs, arrogants, insaisissables ! Comment cela était-ce possible ? Comment était-ce tolérable ? Cela ne devait plus durer. Ces gibiers de potence ne pouvaient pas ainsi défier le pouvoir princier. Il se mit à crier de toutes ses forces, mettant brusquement fin aux chants et aux rires qu’il entendait.

                On se mit à murmurer, puis des pas s’approchèrent et la porte de la cabane s’ouvrit.

« J’exige, s’exclama le Prince, que l’on me retire immédiatement ces liens et que l’on me mène à ce fanfaron qui se prétend votre chef.

- T’as de la chance, mon beau, il attendait justement que tu te réveilles. Allez, amenez-le ! »

                Deux grands gaillards entrèrent dans la cabane et se saisirent du Prince sans lui retirer ses liens. Ils le traînèrent au dehors malgré ses vives protestations.

« Arrêtez ! Arrêtez ! Lâchez moi ! Vous ne vous rendez pas compte que vous brutalisez votre Prince ? Cela vous coûtera cher, engeance du Diable !

- Si tu la boucles pas tout de suite, tu sauras vraiment ce que brutaliser veut dire…

- Nul ne peut contraindre un membre de la famille royale au silence, mis à part Dieu. Et ce ne sont pas quelques bûcherons qui vont me donner des ordres !

- Il l’aura voulu. Vas-y Plontide. »

Le coup sembla lui déchirer les entrailles. Il fut plié en deux par la douleur, incapable de respirer. Sa vue se brouillait, ses sens étaient engourdis par la douleur. Dans un état de demi délire, il voyait les arbres défiler devant lui, les cimes se dissolvant dans la lueur blafarde du jour. Un vent frais lui apportait des senteurs d’humus et de bois mouillé. Il avait le goût du sang dans la bouche. Ce satané coup de poing l’avait littéralement brisé en deux, et il trébuchait sur les brindilles et les feuilles mortes du chemin. Sa tête lui tournait horriblement ; il essaya néanmoins d’examiner les alentours et de se repérer. On le faisait marcher au milieu d’une série de petites clairières, transformées en une  sorte de village sylvestre, avec des maisons en bois parfois perchées en haut des arbres et reliées par des ponts faits de corde et de branchages. Une intense activité y régnait. Les paysans allaient et venaient, certains coupaient du bois, d’autres construisaient des échelles, d’autres encore forgeaient des armes.

                A son passage, certains s’arrêtaient, surpris par les riches atours du Prince et par son mystérieux masque d’ivoire. Il pouvait déceler dans leur regard une haine et un mépris intenses. Les femmes laissaient leurs enfants lui jeter des cailloux et des mottes de terre, et il sentait de temps en temps des crachats heurter son masque. Jamais il n’aurait imaginé être un jour l’objet d’une telle humiliation. Ce ne pouvait être qu’un cauchemar, il allait se réveiller ! Mais la réalité se manifestait durement à lui, par ses courbatures, sa terrible douleur au ventre et la froide humidité de ses vêtements, tout imbibés de boue.

                Ils arrivèrent à une clairière où discutait un petit groupe de brigands, assis autour d’une grande table de chêne. Parmi eux se trouvait même un moine bénédictin ! Il reconnut, coiffé de son chapeau à plumes, le prince des voleurs Robert des Bois. A la vue du prisonnier, il se leva et dit :

« Ah ! Fort bien, vous voilà réveillé, Sire ! J’espère que votre repos parmi nous vous aura rendu la politesse que vous sembliez avoir perdu lors de notre dernière rencontre. Il vaudrait mieux que nos rapports s’améliorent, car vous risquez de devoir rester encore quelque temps dans notre modeste camp.

- Que me voulez vous donc ? Vous avez pris mon or, maintenant. Relâchez-moi ou ôtez-moi la vie, qu’on en finisse !

- Allons, allons. Ne soyez pas bêtement pressé. Nous menons un juste mais dur combat, Sire. Et les fredric d’or que nous avons prélevé sur votre convoi sont hélas insuffisants. Nous attendons bien mieux de la rançon que le Roy Frederic IV votre père ne manquera pas de verser en échange de votre liberté. Il nous est donc nécessaire de vous retenir prisonnier jusque là.

- Vous ne connaissez apparemment pas mon père. Il est bien trop fier pour verser une rançon. Il préfèrera brûler la forêt entière plutôt que de vous remettre la moindre petite pièce. Ma séquestration ne fera que précipiter votre perte, vous qui avez cru, dans un égarement criminel, pouvoir renverser la société voulue par Dieu !

- Dieu ! Dieu ! Dieu ! Vous avez bon dos de citer le Seigneur à tout bout de champ pour justifier vos crimes ! Que d’injustices, que d’infamies commises en Son nom ! Vous avez perverti son message de Paix et d’Amour, et vous l’avez transformé en code de domination et d’oppression !

Avez-vous ne serait-ce qu’une fois réellement lu la Bible ? J’en doute. Car sinon comment auriez vous pu envoyer de pauvres âmes au bûcher, les laisser mourir de faim, piller leurs récoltes, les faire travailler au château comme des esclaves, tout cela en échange de votre prétendue « protection »? Tout cela sous la soi disant bénédiction du Seigneur, et parce qu’ils n’ont pas le « sang bleu » ? Mais tous les Hommes sont égaux, Sire. Qu’ils soient nobles ou paysans, chrétiens ou infidèles. Cela, le Christ nous l’a enseigné. Son premier commandement n’est-il pas « aimons nous les uns les autres » ?

Oh, bien sûr, dans le temps j’étais aveuglé, tout comme vous. Lorsque je n’étais encore que Robert de Beaumont, comte de Tarlande, et que je m’apprêtais à combattre les infidèles en Orient, à l’appel du Roy de France. J’ai participé aux croisades, le cœur empli de haine envers ces Hommes qui donnaient un nom différent à notre Dieu. Blessé lors d’un terrible combat à Al Mans Our, je fus laissé pour mort sur le champ de bataille. C’est alors que je fus recueilli et soigné par des habitants du désert, qui m’enseignèrent la sagesse orientale. Je découvris, Sire, que les habitants de cette région étaient loin d’être les barbares sanguinaires et stupides que l’on nous décrivait. Non… Bien au contraire, leur science se révélait stupéfiante, et dépassait la notre en de nombreux points. Tout le système de valeurs que l’on m’avait inculqué s’est tout d’un coup effondré en moi. J’avais l’impression d’avoir ouvert les yeux pour la première fois depuis des années.

Et dès lors, je n’eus qu’une idée en tête : revenir au pays, et faire découvrir à tous cette vérité que l’on nous cachait, briser une fois pour toutes ces stupides modèles qui emprisonnent depuis trop longtemps le cœur des hommes ! Oh, j’étais plein d’espoir à l’époque. Je pensais qu’il me suffirait de revenir et de parler aux gens pour que les choses bougent, mais évidemment c’était condamné d’avance, j’aurais du le prévoir. Lorsque enfin j’arpentai de nouveau les Terres de mon ancien domaine, je constatai qu’il avait été accordé durant mon absence au Duc de Montespalet, car on croyait que j’avais péri en Orient. Il est inutile de préciser que le Duc ne fut pas très heureux de me voir revenir d’entre les morts. Mais quand je me mis à lui parler de mes projets, il me fit tout simplement chasser du domaine, prétendant que j’étais devenu fou. Il fit tant et si bien que le Roy me retira mon titre de noblesse et me bannit à jamais du Royaume. Je me retrouvais sans terre et sans titre, mais je n’en avais cure. Cela n’importait plus désormais.

Je réussis rapidement à convaincre une centaine d’hommes de se joindre à ma cause, et nous établîmes un petit campement au cœur de la forêt de Boissansfin. Depuis ce repaire, nous lançâmes des attaques de plus en plus fréquentes sur les convois qui étaient chargés de percevoir les impôts. Nous redistribuions l’argent aux pauvres qui en étaient privés, et nous en profitions pour montrer aux gens l’absurdité du système sous le joug duquel ils vivaient. De plus en plus de personnes nous écoutaient, et nos rangs se grossirent peu à peu. Le campement devint hameau, le hameau devint village, très vite une véritable petite ville se développa au milieu des arbres, et maintenant, dans chaque village, dans chaque bourgade, des dizaines et des dizaines d’hommes et de femmes préparent dans l’ombre le jour de la libération. Votre monde est en train de disparaître, Prince. Je ne vous veux pas de mal. Je veux au contraire que vous réalisiez combien votre vision du monde est viciée, que vous ouvriez enfin les yeux autour de vous !

- J’ai beau écarquiller les yeux, je ne parviens à voir qu’une troupe de brigands assoiffés de richesses, et ne me gardant en vie que dans l’espoir fou d’une remise de rançon ! Ce ne sont pas vos beaux discours qui vont m’attendrir. Ca marche peut être avec vos paysans, mais moi je reste assez lucide pour reconnaître en vous le noble déchu et frustré qui veut redorer son blason par tous les moyens.

- Je lui éclate son sale masque de pédale, msieur Robert ?

- Non, non, laisse. Je veux qu’il comprenne que je ne suis pas ce qu’il pense. Si nous voulons une rançon, ce n’est pas pour nous approprier vos richesses. Ici, personne ne possède d’argent pour lui même. Notre trésor commun est soit redistribué aux serfs vivant encore sous votre influence, afin de les aider à survivre, soit utilisé pour acheter le matériel nécessaire à notre juste combat. Je ne suis pas un voleur, Sire ! Je ne suis pas un voleur ! Je suis juste un combattant de la liberté.

- Je veux bien croire que vous vous fichez de l’argent. Là où vous êtes, vous n’en avez pas besoin. Mais je ne suis pas dupe. Vous êtes assoiffé de pouvoir, Robert de Beaumont, ça crève les yeux ! Vous êtes arrivé à dominer ces quelques gueux mais cela ne vous suffit pas ! Vous en voulez plus…

- Je ne suis plus un Seigneur depuis longtemps, Sire. Si les hommes m’obéissent ici, c’est uniquement par le respect qu’ils me portent. Toutes les décisions qui sont prises se font dans la concertation de tous. Il n’y a aucun rapport de soumission, ici, et même le plus misérable d’entre nous vit plus libre et plus heureux que n’importe quel des seigneurs que vous côtoyez. Je ne vois pas ce qui dans votre monde, pourrait attiser mon intérêt.

- Ma sœur la princesse Carmilla, peut être…

- Carmilla ? Mais…

- Vous étiez assez intimes, peu avant votre départ pour la Croisade. On parlait même d’un possible mariage. Dommage qu’après l’annonce de votre mort, elle ait décidé d’épouser le jeune Duc Victor de Montespalet, à qui mon père avait accordé votre ancien fief.

- C’est du passé, tout ça… C’est du passé…Pourquoi m’en parler ?

- Vous voulez la reprendre, n’est-ce pas ? Vous voulez récupérer votre promise !

- Assez ! Arrêtez de débiter ces âneries, Sire ! Vous, emmenez-le.

- Ha ! Je vois, quand vous êtes mis en difficulté, vous me renvoyez au cachot ! Bel esprit…

- Point du tout, vous êtes libre, Sire. On vous a attaché dans un premier temps pour prévenir une réaction trop violente à votre réveil. Il faut reconnaître que vous êtes plutôt impulsif. Mais maintenant que nous avons eu cette petite conversation, et que vous avez fait connaissance avec Plontide, je vous laisse en liberté. Il n’y a pas besoin de prison ici. Nous sommes au milieu de nulle part, isolés en plein cœur de la forêt. Un châtelain comme vous ne pourrait retrouver son chemin dans le labyrinthe végétal qui nous entoure, et mourrait rapidement de faim… Vous avez donc tout intérêt à rester parmi nous !

- Mais… Et mon escorte ? Mes gardes sont libres, eux aussi ?

- Bien sûr. Ils se sont réunis dans la petite clairière à l’ouest, vous les trouverez en suivant le sentier qui part sur votre droite. »

*

*    *

                « …Et à ce moment là, le gars se retourne et lui dit : « Mais j’ai pas fini la bouteille ! » » Les autres gardes éclatèrent de rire (du moins ceux qui avaient compris la blague), brandissant joyeusement leurs chopes débordantes de bières. «Ha ha ha ! Excellente ! Une autre ! Une autre ! La demande fut scandée peu à peu par la tablée toute entière, et la table en chêne vibra sous les coups réguliers des chopes. «  Oh, r’gardez les gars ! V’la le Prince ! » Les regards se tournèrent vers l’entrée du sentier. Le Prince arrivait vers eux, en effet. Il portait son éternel masque d’ivoire, mais on devinait aisément qu’il devait avoir sa gueule des mauvais jours.

« Bonjour Messire, désirez vous une pinte de bière ?

- Bon sang de bois mais que faites vous tous ici ?

- Euh… Vous l’voyez bin, Messire. On boit un p’tit coup. Les hommes ont eu un rude combat, ils en avaient bien besoin.

- La question n’est pas là, misérable ! Le combat n’est pas terminé ! L’ennemi vous emmène en son repère, et au lieu d’agir, vous pactisez avec lui, sombrant dans la débauche et le vice ! » Le garde en face de lui se signa en rougissant.  « Ooh, Messire, faut pas dire ces choses là. On se requinque un coup, en tout bien tout honneur. On aurait bien tenté une évasion, mais ils nous ont confisqué nos armes, et dans leur repère, on n’peux pas faire le poids. Ils sont trop nombreux. Si on lançait une attaque, ça n’aboutirait qu’à un massacre inutile.

- Inutile ? Et votre honneur, qu’en faites vous ? Il n’y a pas à avoir peur de mourir pour son Prince. Le paradis vous serait grand ouvert, si vous débarrassiez ce monde de quelques gibiers de potence qui menacent la famille royale.

- Certes, mais… Hum ! Sauf votre respect, Messire, ces gens là sont pas vraiment de mauvais bougres. Ils cherchent juste à vivre dans des conditions conv’nables Messire.

- Ouais, et ils vivent même mieux que nous, Messire ! On a un peu discuté avec eux, et euh… Voilà, on voulait savoir ce que vous comptiez faire en terme de revalorisation des soldes.

- En terme de quoi ??...

- Jeannot a raison, Sire. Nos soldes sont trop faibles. On a à peine de quoi nourrir not’ famille, et on peine à tenir pendant les longs mois d’hiver. Faudrait pouvoir l’augmenter de quinze fredrics au moins. Enfin c’est c’que j’en dis. » Un murmure d’approbation parcourut la compagnie, d’abord timide, puis se muant rapidement en rumeur revendicative. « Et les temps de repos ? Nous avons trop d’heures de veille, ça n’devient plus tenable à la fin de la journée !

- Ouais c’est vrai ça ! Et les temps de repos ? Vous comptez faire quoi ?

- Mais, mais… Ce n’est pas moi qui m’occupe de ça, euh… Je verrai ce qui peut être fait !

- En attendant, les conditions de vie sont nettement meilleures ici pour nous, Sire. Les horaires de travail sont moins écrasants, et les gens mangent à leur faim, au moins ! Je ne vois pas pourquoi je retournerais au château si c’est pour ne bénéficier d’aucune amélioration de mes traitements. Les autres sont d’accord avec moi, soit vous faites des gestes significatifs, soit nous rejoignons définitivement le groupe de Sire Robert.

- Vous abandonneriez votre Prince sans aucun remord ? Vous trahiriez votre royaume ? Allons, réfléchissez un peu. Qu’est donc devenu votre sens de l’honneur, messieurs ? Cela me sidère de voir que vous puissiez me trahir pour quelques bouchées de pain. »

Les gardes étaient visiblement embarrassés.

 

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