1. Cordi : Les voleurs.

Visite de la bibliothèque de Kirus par les voleurs

- Tu tournes la pointe jusqu'à sentir une première résistance, en douceur, tu tournes... Garde ton équilibre idiot !
- C'est impossible ton truc, je n'y arrive pas.
- Essaie encore, ou tu reçois un coup de trique !
- J'essaie et... aïe !
Cordi s'étale de tout son long.
- Recommence ! Ou tu goûteras du fouet !

Il remonte en maugréant sur son échafaudage fait d'une planche en équilibre sur un tréteau, et tente de nouveau d'ouvrir la serrure de la fenêtre en hauteur. Cela fait une semaine que cela dure. Le maître voleur, Eldig, lui fait passer tous les exercices imaginables.

- Ca suffit maintenant, prends ton épée et faisons quelques passes. Tout en te défendant, réponds à mes questions. Que fais-tu devant une serrure de bois ?
- J'utilise une cheville pour soulever la gâche.
- Et une serrure de fer à ressort ?
- Un peu d'huile, et une tige recourbée.
- Et une serrure secrète de coffre ?
- Les outils que l'on appelle parapluie, et une petite plaque de bois pour me protéger des aiguilles empoisonnées.
- Très bien, et maintenant pare cela !
Eldig fait un appel du pied, enroule l'épée de Cordi, et le projette à terre de sa main libre.
- Et voilà, tu es mort ! dit-il en lui pointant son arme sur la gorge. N'oublie jamais cette leçon, ne te laisse pas distraire.
- Tu m'as pris par surprise !
- Je pourrais te tuer, ou mieux, estropier ta jolie gueule, te couper le bout du nez par exemple...
- Ca va, je me rends.

Eldig maintient encore son épée quelques secondes. Cordi ne sourit plus du tout, puis le maître voleur relâche soudain sa pression.
- C'est bon ! Va maintenant t'exercer au mur d'escalade, et ce sera la fin de ton entraînement.
- Tu as failli me faire peur, vieux crabe.
- N'abuse pas de ta chance. Tu es doué, mais un peu trop indépendant. N'oublie pas que tu nous dois cinquante pour-cent de tout ce que tu dérobes désormais.

Cordi va essayer ses talents sur le mur vertical. Les prises sont minces, et la nuit tombe. Il dévisse, retombe sur un matelas de paille, puis recommence. Cordi est têtu.

Tout avait commencé une semaine plus tôt. Il était à l'auberge du Cheval Noir, en train de fêter la vente de l'étoile bleue, mille pièces d'or, une fortune ! Tard dans la soirée un homme l'aborde. Il a une allure avenante, avec un magnifique sourire.
- Puis-je te proposer une affaire ?
- Bois d'abord un coup à ma santé l'ami.

Ils boivent un verre, puis l'homme paye la tournée à son tour. Après quelques bières, il en vient au sujet qui le préoccupe.
- Je cherche des gentilshommes de fortune pour partager une aventure avec moi.
- Un casse ?
- En un mot comme en cent, oui.
- Et qui te dit que je suis un voleur ? demande Cordi, soudain méfiant.
- Tu as la mine de quelqu'un d'audacieux.
- Tu es bien tombé. Je suis effectivement un honorable membre de la guilde.
- Très bien, ainsi je n'aurai pas de problème de ce côté.
- Passons-nous à un breuvage plus viril ?
- Jamais de mélange.
- Le tavernier a un tord-boyaux qui vaut le déplacement.
- Si c'est pour goûter alors...

Le lendemain, après une sérieuse gueule de bois, Cordi rencontre de nouveau son inconnu, qui s'appelle Jack.
- Ton histoire, c'est sérieux ?
- Tout à fait.
- De quoi et de qui s'agit-il ?
- D'un intendant du roi, un de ces encaisseurs de taille et de gabelle, un profiteur.
- Holà, il doit avoir des appuis puissants !
- Il ne s'agit pas de piller le trésor du roi, mais la résidence privée de l'intendant, qui s'appelle Kirus. Comme ce Kirus a prélevé une part non négligeable sur la taille, je pense qu'il ne lancera pas de poursuite de peur d'attirer l'attention des questeurs du royaume.
- C'est bien vu. Et comment procéder?
- Je sais quand il doit s'absenter de chez lui pour une affaire de fermage. Nous aurons la nuit devant nous. Il nous faudrait quelques hommes décidés.
- Il me reste quelques économies devant moi. Je vais les investir dans notre affaire. La guilde ne me refusera pas son concours. Quand aura lieu l'expédition ?
- Dans huit jours.

Et voici pourquoi Cordi est allé voir le maître voleur Eldig. Celui-ci a bien daigné lui faire part d'une partie de son expérience, moyennant espèces trébuchantes, et la promesse d'un pourcentage des gains, car jamais la guilde ne fait rien pour rien.

Puis Cordi recrute quelques méchants compères comme lui, et, le soir du huitième jour, ils retrouvent Jack aux environs de la villa particulière du sieur Kirus, intendant du royaume, haï par les manants, et jalousé par ses confrères.

- Par où commençons-nous ? demande Cordi.
- Par mettre nos masques, répond Jack.
Chacun met donc son masque. Jack a pris un loup, les trois voleurs se sont munis des masques de carnaval d’une pie, d’un cochon et d’un mouton. Quant à Cordi, par coquetterie, il a choisi celui d’un renard.

C'est une maison à colombages d'un étage. Le devant donne sur une cour, entourée de hauts murs.

- Dans la cour il y a la loge du concierge, les écuries et surtout une espèce de grand chien jaune qui ne m'inspire pas du tout.

La villa est accolée à gauche et à droite par deux autres maisons du même style. Nous sommes dans la zone de villégiatures de la capitale, proche du palais royal.

- Il ne doit rester que quelques domestiques. J'ai vu le fils sortir de la maison, et la fille est chez sa tante. Je propose de passer par-derrière, dit Jack-le-loup.


L'arrière donne directement sur la rue. Au premier étage il y a deux fenêtres, avec de solides barreaux. Profitant de la moindre aspérité, Cordi-le-renard accomplit les six mètres d'escalade pour arriver jusqu'au toit en pente. Il fixe une corde avec un grappin et fait monter ses camarades, puis remonte la corde. Les deux fenêtres des combles qui donnent sur ce côté sont fermées par des volets. Le renard écoute au premier : aucun bruit distinct. Il tente de crocheter le loquet : rien à faire. Ses compagnons essaient à leur tour, sans plus de succès. Ils se dirigent alors vers la deuxième ouverture, pas de bruit non plus. Cordi réussit à ouvrir.
- A mon tour, chuchote le loup.

Il entre silencieusement. Quelques minutes s'écoulent, puis un bruit de lutte.
- C'est fait, j'ai neutralisé le domestique.

Le renard, la pie, le cochon et le mouton entrent. Ils éclairent la pièce avec leur lanterne tamisée. Tout en maintenant la pointe de sa dague sur la gorge du prisonnier, le loup l'interroge, puis défait lentement son bâillon.
- Si tu cries, tu es mort. Parle ! Qui sont les autres habitants de la maison et où sont-ils ?
- Je ne comprends pas. Dois-je parler ou me taire?
Pour toute réponse le voleur enfonce un peu sa dague.
- Ca va ! Il y a deux autres domestiques. Ils sont à cet étage.
- Tu vas nous conduire. Gare à toi si tu nous trahis ou si tu mens.

Ils sortent de la chambre et vont dans le couloir. Le prisonnier indique les deux portes derrière lesquelles dorment le valet du fils et la cuisinière.

La première porte n'est pas fermée à clef. Le loup s'avance silencieusement et, avant qu'il ne se réveille, bâillonne et ligote le valet. La deuxième porte est verrouillée. Le renard réussit à l'ouvrir sans un bruit. De même que précédemment, le loup s'avance. Mais il se prend les pieds dans le tapis, trébuche, renverse le pot de chambre et une chaise...

Avec ce boucan la cuisinière se réveille et se met à hurler.
- Avec moi ! Faisons taire cette sirène! commande le renard

Les cinq hommes viennent facilement à bout de la malheureuse.
- Par chance c'était le dernier habitant. A condition de ne pas nous aventurer dans la cour, la maison est à nous maintenant, constate le loup.
- Que dirais-tu si nous la visitions avant de nous attaquer aux appartements de l'intendant ? demande le renard.
- Bonne idée. Je suis sûr que la fille doit avoir des bijoux, ajoute la pie.
- Je suis d'accord, répond le loup, conduis-nous toi ! ordonne-t-il au prisonnier.

Celui-ci les mène au premier étage par l'escalier, puis vers la porte au bout du couloir à gauche.
- C'est sa chambre.

Ils la forcent sans problèmes. Au bout de quelques minutes de fouille, ils ne découvrent qu'une seule parure, mais de taille : une tiare sertie d'aigues-marines magnifiques.
- Comme je suis le plus expérimenté, je la garde ! dit le renard.
- Comment, de quel droit ? menacent la pie, le cochon et le mouton.
- Allons, ne nous disputons pas. Ceci ne fait que commencer. Nous en reparlerons au moment du partage, intervient le loup. Attaquons-nous au coffre, qui doit être dans les appartements de l'intendant.
- Non, attaquons-nous plutôt à l'argenterie, c'est plus facile, rétorque le cochon.
- Ce n'est pas très raisonnable...
- Profitons d'une telle aubaine !
- Ne laissons pas passer l'occasion !
- Je veux ma part moi aussi !

Et Jack doit accompagner les quatre autres dans leur pillage. Ils descendent au rez-de-chaussée, fracturent armoires et buffet, mettent toute la vaisselle d'argent dans de grands sacs.
- Etes-vous satisfaits ? Pouvons-nous enfin aller au coffre ?
- Ca me va, quoique je trouve que mon sac est plus petit que celui des autres.
- Et puis ça ne vaut pas la tiare de Cordi.
- Pas de nom !
- Je veux dire, du renard.
- Appelez-moi maître renard.
- Ca suffit ! Suivez-moi maintenant !

Le renard, la pie, le cochon et le mouton, sous la conduite du loup et du prisonnier, abordent les appartements de Kirus.
- C'est bon, nous n'avons plus besoin de toi, dit Jack en assommant le malheureux domestique.

Cordi vient à bout de la serrure de la porte. Ils pénètrent dans une bibliothèque. Les murs sont recouverts de rayonnages de livres. Il y a un grand bureau de chêne massif, avec, juché dessus, une espèce de petit lutin de cinquante centimètres, habillé d'une tunique marron vert, et d'un chapeau conique.
- Un brownie ! Que fait-il ici ?
- Tirlibili, tirlibili, c'est à moi de vous poser la question ! dit le lutin en les pointant de son index.
- Que se passe-t-il ?
- Hé ! Où vas-tu ?
- Hé toi ! Pourquoi tu m'attaques ? Tiens, prends ça !
- C'est la faute de ce damné brownie. Il nous a jeté un sort !

La plus grande confusion règne parmi les voleurs. Tandis que le mouton lâche son sac et court dans le couloir, le cochon et la pie se battent. Le renard ne sait plus où donner de la tête. Seul le loup réagit et attaque le lutin. Mais celui-ci fait un geste, et l'épée du voleur s'abat dans le vide, sur le bureau. Le lutin a disparu dans un rayon d'arc-en-ciel.
- Maintenant que nous sommes seuls, cherchons le trésor.

Jack s'occupe du bureau, Cordi et le voleur survivant du combat, c’est le cochon, s'occupent des rayonnages. Ils entendent soudain des aboiements.
- Le grand chien jaune, fuyons !
- Le brownie a du lui ouvrir la porte du rez-de-chaussée.

Ils se sauvent par où ils sont venus. Ils croisent le mouton qui s'était précédemment sauvé devant le brownie, et qui erre toujours dans le couloir.
- Que faisons-nous de cet imbécile ?
- Laisse-le, viens !

Le cochon a voulu prendre les sacs d'argenterie de ses compagnons. Encombré par sa charge, il est ralenti et est rattrapé par le grand chien jaune dans l'escalier. Il le frappe, mais le chien disparaît, pour réapparaître derrière lui et le mordre. Il le frappe de nouveau, et de nouveau l'animal se téléporte en un clin d'œil derrière lui.

Cordi redescend en catastrophe la façade arrière de la villa. Arrivé à terre il soupire d'aise.
- Sauvé ! Ouf ! J'étouffe sous ce masque !
Soudain le concierge surgit, et le vise avec une arbalète.
- Hauts les mains ! Holà ! Du guet, j'en tiens un !
Jack intervient alors par-derrière, et le poignarde.
- Merci compagnon, mais pourquoi l'avoir tué ? Il suffisait de l’assommer.
- Tu as commis la sottise d’ôter ton masque, et il aurait pu te reconnaître.
- C'est juste.
- Filons maintenant avant l'arrivée du guet. Aide-moi à marcher. Je me suis fait mal en descendant les trois derniers mètres.
Et, clopin-clopant, ils s'enfuient dans les ruelles sombres.

Le lendemain soir, ils se retrouvent de nouveau à l'auberge du Cheval Noir.
- J'ai réussi à m'introduire dans la maison, devines à quel titre ? demande Cordi.
- Tu as séduit la cuisinière ?
- Oui, et je me suis fait embaucher en remplacement du concierge, sous le nom de La Flèche.
- C'est un poste privilégié pour surveiller les allées et venues. Raconte.
- Notre intendant est en fait magicien, et le brownie, qui s'appelle Ach'Win, est son familier.
- Un familier très spécial. D'habitude les magiciens se contentent d'un chat, ou d'un corbeau...
- Tu aurais pu mieux prendre tes renseignements avant.
- Je te le concède. Qu'as-tu appris d'autre ?
- J'ai également essayé d'approcher la fille, Elise, mais il semblerait qu'elle soit déjà amoureuse du secrétaire du magicien, Valère.
- Comment le sais-tu ?
- Elle n'aurait pas pu me résister sinon, et puis je le tiens aussi d'une confidence de la cuisinière.
- Quoi d'autre ?
- Ce Valère est entré à la maison depuis peu, et il me paraît plus noble que sa condition. Mais le magicien a projeté un autre mariage pour sa fille : le sieur Argante, qui est magicien lui aussi, et qui doit bientôt venir par bateau des Iles Anciennes.
- Je ne vois toujours pas comment servir notre affaire.
- Patience. La fille, qui est la gentillesse même, m'a confié l'embarras de son frère, Cléante. Celui-ci est amoureux d'une Errante, Zerbinette. Mais ses maîtres réclament de l'argent pour la libérer.
- Ne peut-il en demander à son père ?
- Hélas, c'est un avare réputé, et il refusera de marier son fils à une fille sans fortune.
- Et que comptes-tu faire avec cet écheveau ?
- Gagner la confiance des uns et des autres par quelques brillants artifices. N'aie crainte, je ne manque pas de ressources.

Le jour suivant, Cordi rencontre Cléante.
- J'ai compris, maître, que vous aviez beaucoup de souci. Puis-je vous aider ?
- Hélas, ma peine est immense, et j'en mourrais si je ne trouve pas un sortilège magique d'ici ce soir.
- Qu'est-ce à dire ?
- C'est-à-dire que ces ladres d’Errants réclament un parchemin magique original pour la liberté de ma bien-aimée Zerbinette, d'ici ce soir, sinon ils repartent dans leur course folle vers les Iles Anciennes.
- Ces Errants sont bien étranges, nul ne sait d'où ils viennent, ni quel désir les pousse à aller dans la direction opposée à celle des gens sensés.
- Ni quel désir les pousse à retenir prisonnière l'élue de mon cœur.
- J'allais le dire. Mais pourquoi un parchemin ?
- Ce sont des magiciens réputés. Ils ne veulent avoir à faire qu'à des gens de leur condition. C'est pourquoi ils réclament la connaissance d'un nouveau sort, ou un objet magique de grande valeur.
- Mais n'êtes-vous point magicien ?
- Hélas, apprenti seulement. Mon père est avare de son savoir. Il ne m'a appris que les rudiments de son art.
- Et ne pouvez-vous point acheter cette magie ?
- La magie est rare, et chère, et je n'ai que peu d'argent.
- Je pourrais peut-être trouver quelque moyen pour trouver cette magie.
- Dans ce cas tu aurais mon infinie reconnaissance. Quel est ce moyen ?
- Je connais des gens, qui connaissent d'autres gens...
- Va au fait.
- Vous avez une famille honorable, et qui je connais pourrait vous faire confiance.
- Et peux-tu me présenter cette personne avant ce soir ?
- L'affaire est difficile, il faut passer par des intermédiaires...
- Hélas, la cause est perdue !
- Mais ne vous lamentez pas ainsi. Je n'ai pas dit que tout était désespéré.
- Parle, que veux-tu ?
- Votre amitié.
- Est-ce tout ?
- Et également que vous me fassiez remplacer une heure par votre servant.
- L'affaire est entendue, La Flèche, et je te serais éternellement reconnaissant.

Puis Cordi-La Flèche s'éloigne, tandis qu'apparaît Elise.
- Bonjour mon frère, j'ai ouï votre peine, et je suis de tout cœur avec vous.
- Ma sœur, j'ai néanmoins bon espoir, celui-ci a pour nom La Flèche, le concierge que vous embauchâtes tantôt, en remplacement de l'ancien. Toujours pas de nouvelles de votre tiare ?
- Hélas aucune. J'ai beaucoup de peine car c'était un souvenir de notre défunte mère. Le guet n'a que peu d'espoir de la retrouver.
- La peste soit de ces voleurs !
- Parlez-moi plutôt de votre affaire.
Cléante lui raconte l'initiative de La Flèche.
- Je comprends vos tourments, car j'éprouve les mêmes doux sentiments pour quelqu'un, lui répond Elise.
- Et qui donc a les honneurs de votre cœur ?
- Valère.
- Quoi, un valet ?
- Que nenni, il est noble, mais ne peut pour l'instant présenter sa famille. Il vient des Iles Anciennes, à la recherche de son père, parti il y a peu de temps. Il est tombé amoureux de moi, et en attendant de pouvoir se montrer tel qu'il est, il s'est fait engager comme secrétaire de mon père.
- Ma foi, il est vrai qu'il a la figure et les manières d'un véritable gentilhomme, et s'il veut, il peut me compter parmi ses amis.

Dans l'après-midi, La Flèche revient chercher Cléante.
- C'est fait. Notre homme vous attend.
- L’as-tu vu ?
- Non, mais je connais quelqu'un...
- Qui connaît quelqu'un qui l'a vu.
- Je vois que vous connaissez déjà l'histoire. Y allons-nous?
- De ce pas.

Plus tard, ils rencontrent Dame Frosine, une entremetteuse en tout genre, qui fut célèbre autrefois pour deux ou trois affaires qu'elle sut mener à bien.
- Bien le bonjour, Dame Frosine, je vous présente mon maître, le sieur Cléante.
- Bien le bonjour messire. Il me faut tout d'abord vous avertir qu'il y a un petit ajout par rapport à ce qui avait été convenu.
- Qu'est-ce à dire ?
- L'objet étant spécial, mon maître vous le livre dans un coffre scellé.
- Scellé ?
- Mais le coffre porte la marque de Leomund en personne. C'est un signe de bonne fabrique.
- Qui est-ce Leomund ?
- Un célèbre magicien des Iles Anciennes.
- Vous êtes sûr que ce n'est pas la marque du marchand d'épice du port ?
- C'est un homonyme. Mon maître vous échange la malle et son contenu contre la connaissance des quatre prochains sortilèges que vous apprendrez. Acceptez-vous ?
- Sans que je sache le contenu de la malle avant ?
- C'est à prendre ou à laisser.
- La peste soit de ce Leomund ! J'accepte.
- La personne va arriver d'un instant à l'autre, et vous pourrez signer le contrat que voici. D'ailleurs le voilà.

Arrive alors Kirus.
- Quoi, c'est vous mon père !
- Quoi, c'est vous mon fils !
- Vous qui vous vous livrez à ce trafic de malles aux merveilles ?
- Tout doux mon fils, je n'ai que faire de vos critiques. Je suis encore le chef de famille, et je place nos intérêts où bon me semble. Soyez assez heureux que je ne vous déshérite pas sur-le-champ.
Et là dessus Kirus s'en va.

- Quel malheur d'être tombé sur mon père. Voici que la délivrance de ma bien-aimée me paraît bien compromise.
- J'en suis également tout marri, dit La Flèche. Que ne m'en avais-tu parlé avant Frosine !
- Pour perdre ma commission ? Merci bien !
- Tu la perds de toute façon, car le contrat est caduc.
- hélas !
- Mais rien n'est encore perdu, foi de La Flèche, que je sois pendu si je ne trouve pas un nouvel artifice. Voilà, j'y suis presque, l'idée vient, attendez-moi là...

Arrive Valère.
- Bonjour, mon maître.
- Bonjour, mais ne m'appelez pas maître. Elise m'a tout raconté. Hélas, je crains que nos tourments n'aient pas de solution.
- Confiez-vous à moi. Peut-être trouverons-nous une solution à nous deux...

Cléante lui relate la dernière affaire.

- J'ai moi aussi une idée ! Quant à vous, mon bon ami, restez bien caché. Je vais vous conseiller un lieu où rester coi toute la journée, et n'en sortez, sous aucun prétexte, avant que je ne vous le dise.

Une heure plus tard, Valère guette le retour de Kirus à la porte de sa villa.
- Vous voici enfin, mon bon maître, figurez-vous que Cléante, votre fils, votre unique fils et héritier...
- Hé, qu'a donc fait ce pendard ?
- Après votre rencontre de cet après-midi, et dans le dépit où il était, il est allé voir des Errants pour leur enquérir de magie.
- Encore de la magie ! Pourquoi ai-je donc un fils si aventureux ?
- Les Errants lui ont d'abord fait un grand accueil, puis l'ont invité dans leur caravane. Je suis resté dehors à l'attendre, et soudain... Les mots me manquent...
- Soudain quoi ? Parle !
- Un esprit malfaisant s'est emparé du corps de votre fils. Il est désormais comme un enfant, et profère des mots sans suite.
- Il faut le montrer à un prêtre.
- D'après le roi des Errants, il faut plutôt un magicien.
- Et pourquoi cela ?
- Seul un Errant peut combattre un fantôme errant, non ?
- Admettons. Et ce roi, n'a-t-il rien fait ?
- Il se propose d'exorciser votre fils. Mais a besoin pour cela...
- Quoi ? Parle vite !
- D'un de vos parchemins originaux, ou d'un de vos objets magiques.
- Quoi ? Jamais !
- Il y va de la vie de votre fils.
- Qu'allait-il faire dans cette caravane ?
- Votre fils unique, pensez-y.
- C'est bon. Suis-moi. Je vais encore une fois me sacrifier pour mon fils.

Valère suit Kirus dans ces appartements. Le magicien a fait doubler les serrures depuis le cambriolage. Arrivés dans la bibliothèque, voici qu'intervient le brownie.
- Ah ! Ach'Win, mon bon ami, il m'arrive la plus funeste des infortunes.
- La plus funeste des infortunes serait de perdre la vie, et tu me parais bien vivant.
- Ne te gausse pas. Mon fils a été possédé par un démon. Les Errants me réclament un objet magique pour un exorcisme.
- Que voilà une curieuse histoire, jamais je n'en ai ouï de pareille.
- C'est pourtant la vérité vraie, dit Valère.
- Cette affaire me semble étrange, et j'aimerais bien voir cet exorcisme jusqu'au bout, dit Kirus.
- Cela n'est pas la peine, et les Errants pourraient se défier d'une personne inconnue, proteste Valère.
- Je ferais en sorte que l'on ne te voit pas, propose Ach'Win.

Le lutin fait quelques passes magiques au-dessus de la tête de Kirus, qui disparaît sous les yeux ébahis de Valère.
- Où diable est-il donc passé ?
- Je crains, cependant, que cela ne soit d'une piètre efficacité aux yeux expérimentés des Errants, ajoute Kirus avec regret.
- N’aie crainte, je pense que cela suffira, lui répond Ach'Win.
- Or donc, si vous m'en croyez, ce luxe de précautions est tout à fait inutile et, voire même, nuisible. A jeter ainsi la suspicion, on n'en retire que trouble.
- Silence, et mène-moi comme promis à mon fils.

Valère se dirige vers l'auberge du Cheval Noir. Une fois entré, le secrétaire est reconnu par Cléante, qui s'élance vers lui.
- Alors, Valère, comment vont nos affaires ?
- Mon bon maître, ils vous ont libérés. Mais non, je le devine, vous êtes toujours sous leur emprise magique.
- Mais de quelle emprise magique parles-tu ?
- Las, je le devine, vous êtes forcé d'ignorer ainsi la magie sous laquelle vous êtes liés. Mais rassurez-vous, voici l'objet de votre secours.
- Une baguette magique ! Enfin, Zerbinette va pouvoir être libérée.
- J'ignore de qui vous parlez. Ciel ! Quelle étrange sorcellerie vous fait ainsi délirer ?
- Mais enfin, nous sommes seuls, cesse donc ce manège.
- Ca suffit vous deux, arrêtez de vouloir me duper, et expliquez-moi votre histoire ! intervient Kirus, qui apparaît soudain.

La Flèche a profité du départ du maître des lieux et de son secrétaire pour entrer dans le bureau. Il s'apprête à essayer d'ouvrir le coffre, quand soudain il entend la voix d'Ach'Win derrière lui :
- Il me semble te reconnaître.
- Mais pas du tout, jamais je ne vous ai encore vu. Je ne suis que le concierge.
- Quelque chose dans la voix, peut-être...
- Vous avez du m'entendre héler la cuisinière depuis la cour, réplique La Flèche en contrefaisant sa voix.
- C'est curieux, ton timbre a changé tout à coup.
- Peut-être est-ce d'avoir trop hélé cette cuisinière dans le vent. J'ai dû prendre froid.
- Il n'empêche que tu étais en train de voler ton maître, coquin. J'attends tes explications. Souhaite qu'elles me plaisent...

Et La Flèche explique. Il décrit la flamme qui unit quatre cœurs, la sécheresse d'un père, autrefois bon, qui va contre leurs vœux, la dureté des temps. Il cite des faits antiques et similaires de la mythologie, affirme que Kirus, dans ses jeunes années, n'eut pas fait autrement. Il insiste encore sur le curieux rapport à la magie qui détourne ce docte magicien de la voie de la sagesse. Il joue des mimes, grimace, fait des effets de voix. Bref, il séduit, il convainc.

Le lendemain, Kirus et Valère sont en grandes discussions dans le bureau. Arrive Ach'Win, porteur d'une nouvelle.
- Kirus, voici ton ami Argante.
- Il va découvrir mon infortune, et la sienne.
- De quelle infortune s'agit-il ? demande Argante, qui a entendu le dernier mot.
- Hélas, je suis déshonoré, ma fille, que je vous promettais, c'est éprise de mon secrétaire.
- Vil ? Pas du tout ! Je suis de noble souche. Ma famille est réputée dans les Iles Anciennes, réplique Valère.
- Allons donc, parlez-m'en un peu. Je connais fort bien le sujet, et je vais vous confondre, dit Argante.
- Ma famille est issue de l’île la plus orientale. Mon père était le premier échevin de la ville de Naples.
- Le premier échevin de la ville, dites-vous ?
- Tout à fait. Mais, par un revers de fortune, la ville se rebella, et mon père et ma famille furent contraints à l'exil.
- Et puis ?
- Il y eut une tempête, et un naufrage. Je fus le seul survivant, du moins je le croyais.
- Vous le croyez ?
- Cataclip cataclop et hue dada cataclop cataclip, s'exclame Kirus.
- Ne vous gaussez point, je vous narre l'aventure tout de vrai. Enfant échoué, j'ai grandi sur cette côte hostile et étrangère, lorsque j'ai appris que ma sœur avait peut-être elle aussi survécue.
- Jeune homme, avez-vous une preuve de ce que vous affirmez ? demande Argante, soudain grave.
- Cette médaille, que ma mère me donna, et que jamais je n'ai quittée.
- Dans mes bras, mon fils !
- Votre fils ?
- Je suis votre père. J'ai survécu moi aussi au naufrage et ai cru être le seul. J'ai changé de vie et ai changé de nom pour oublier mon chagrin. Puis, avec l'aide de mon ami Kirus, j'ai choisi de m'installer définitivement ici et de fonder un nouveau foyer.
- Serons-nous donc rivaux ?
- Que nenni, mon fils, je vous accorde le bénéfice de la jeunesse, et serai heureux d'avoir pour belle-fille la fille de mon ami Kirus. Si toutefois celui-ci y consent. Mais qu'en est-il de ta sœur, ma fille ? interrompt Argante.
- Elle fut recueillie par des Errants, et j'étais sur sa trace lorsque je fus attiré ici par de doux yeux.
- Se pourrait-il ? Messieurs, attendez-moi ici quelques instants, et je reviens avec une personne qui saura peut-être vous en dire plus.

Ach'Win s'éloigne, puis revient avec Zerbinette et Cléante.
- Voici Zerbinette, élevée elle aussi par des Errants, et amante de Cléante.
- Quoi ? Voici donc la raison de cette autre infortune ! ,Moi qui destinais mon fils à une riche veuve.
- Il te faudra te faire une raison. Ces jeunes gens méritent d'être heureux.
- Connaissez-vous la fille adoptive de Kira ?
- Celle dont nous déplorons tous la mort ?
- Oui, peut-être.
- Bien sur, c'est moi.
- Vous ?
- Vous ?
- Vous ?
- Pas tous en même temps ! Oui, c'est moi.
- Possédez-vous une médaille semblable à celle ci ?
- Oui, voyez plutôt.
- Ah ça, ceci est admirable !
- Je dirais même plus.
- Dans mes bras, ma sœur !
- Ma fille !
- Mais enfin ! Quelqu'un pourrait-il m'expliquer ?
- Consens-tu aux deux mariages ?
- Mais qui paiera la dot ?
- Moi, j'y consens.
- Mais qui paiera les frais ?
- Moi, j'y consens.
- Tout est donc bien qui finis bien, pourvu qu'un certain concierge de ma connaissance consente à répondre à la promesse qu'il m'a faite, conclut Ach'Win.

Le temps de la publication des bans, et nous retrouvons Jack en mauvaise compagnie.
- Maudit soit ce Cordi du diable pour m'avoir vendu si mauvais tuyau !

Jack est dans les égouts, se débattant contre une horde de rats affamés, et progressant dans une eau glauque.
- Quatrième embranchement sur la droite, voilà, nous y sommes. Après cinquante mètres, une trappe vers le haut. Ma foi, cela est vrai.

Il passe la trappe, et se retrouve dans une des caves de la villa de Kirus.
- Les renseignements de Cordi étaient donc bons. Souhaitons que le reste soit aussi facile.

Il sort de la cave, longe le couloir, prend l'escalier qui mène aux cuisines. A chaque porte fermée il utilise un double que lui a fait son complice. Il monte au premier, pénètre dans les appartements de Kirus.
- L'intuition de Cordi était donc bonne. Le magicien n'a protégé que les ouvertures extérieures de sa villa, et a oublié le vieux passage vers les égouts.

Il s'avance près du bureau. Il avait bien vu la première fois : les plans des souterrains et passages secrets du palais sont bien là. Le roi Uhr a en effet chargé l'intendant d'en faire le relevé, en toute discrétion.

Patiemment, Jack recopie le plan. Une heure plus tard c'est fait. Il replace les plans dans leur exacte position. Son maître sera satisfait. Cordi a bien mérité les deux cents pièces d'or pour ses renseignements et pour avoir éloigné les occupants de la villa avec ce double mariage. Peu importe comment il s'y est pris.

Puis Jack examine de nouveau la bibliothèque. Maintenant que sa mission est accomplie, il peut penser à son propre bénéfice. Cela passera pour un vulgaire cambriolage. Il découvre le coffre du magicien. Il sort ses instruments et tente de le fracturer.

Soudain une sonnerie retentissante éclate. Il entend les aboiements féroces du grand chien jaune qui monte l'escalier. Le coffre était donc doté d'une alarme magique.

Vivement il se saisit de la potion que son maître lui a donnée. Le temps qu'elle agisse, et il disparaît dans un nuage de fumée, juste au moment où le chien gardien de la maison fait son apparition dans la pièce.

Le soir des noces, lorsque Kirus rentre, il s'étonne de voir que son piège s'est déclenché. Mais comme il ne voit pas d'autres traces, il songe à un défaut de fonctionnement. L'art de la magie est si subtil !

Enfin, pour conclure cette aventure, Elise a la surprise de trouver sa tiare sur la table de chevet, ainsi qu'un mot d'accompagnement : "Avec tous mes vœux de bonheur, de la part de Cordi, dit La Flèche."

Tel était l'accord passé entre le voleur et Ach'Win pour sa clémence.

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