1. Le passage.

- Tu as désobéi à mes ordres !
- Je n’ai fait que m’adapter à la situation. Ardelle ne me semblait pas digne de votre confiance.
- Et en plus tu me prends pour un imbécile ! Tu n’as été inspiré que par l’attrait d’un gain plus immédiat. Tu mérites le fouet, ou pire !
- Pitié, maître !

Dame Alvina a été peu indulgente envers Brand. Certes elle lui a sauvé la vie, mais elle l’a transporté ensuite directement dans l’étude de son mentor, le magicien Sul, des Iles Anciennes, que l’apprenti espérait bien ne plus jamais revoir.

- Mais le résultat est inespéré. Par ton intermédiaire, j’ai maintenant un contact avec le prince Corn. Je vais donc te récompenser. Je vais t’initier aux arcanes du second cercle de mage.
- Ah ?
- Mais pensons d’abord à ta punition. Prends ce fouet !

Le sorcier étend son esprit, et prend possession du corps de Brand. Il le force à saisir la lanière, et à se lacérer le dos. Dans le jeu cruel consistant à humilier les plus faibles, le maître est pire que le serviteur.

Puis il l’enchaîne à un anneau dans le mur. Les jours qui suivent, il lui enseigne une fraction des secrets des sciences magiques. L’élève apprend vite. Il est vrai que le maître a des méthodes très persuasives. A la moindre hésitation dans une formule magique, c’est le châtiment de la flagellation, et, en cas d’erreur, c’est la privation de nourriture.

Enfin, après une lunaison, c’est la délivrance.
- Tu es maintenant au point. Je te libère.
D’un claquement de doigt, Sul fait magiquement disparaître les chaînes.
- Mais viens donc voir l’expérience que je prépare, poursuit-il. Tu me diras tes impressions.

Ils sortent du laboratoire et vont jusqu’à un balcon. En contrebas il y a une dizaine de soldats bien armés, qui forment un cercle au centre de la cour.
- Que regardent-ils ?
- Une pièce de monnaie.
- Et pourquoi sont-ils sur le pied de guerre ?
- Tais-toi et observe.
Sul donne un ordre à un guerrier. Celui-ci, tremblant, se penche et tend le bras. Il saisit la pièce. Rien ne se passe. L’homme a un rire nerveux de soulagement.

Un rire qui se prolonge, et se mue soudain en un cri d’effroi. L’objet s’est transformé en une tête monstrueuse qui lui mord la main.

Les soldats frappent la créature. Mais elle grossit de plus en plus. Elle est maintenant énorme et a gobé deux victimes.

Puis elle prend l’aspect d’une grande roue dentée. Elle tourne sur elle-même et écrase les malheureux guerriers survivants. Ils ne peuvent s’échapper : Sul a fait fermer les issues pour qu’aucun ne recule. Un par un, ils tombent.

Enfin, après avoir contemplé la créature s’acharnant sur les corps, le maître prononce une formule, et la roue disparaît.
- Où est-elle maintenant ? demande Brand.
- Je l’ai renvoyée d’où elle venait.
- Je ne comprends pas.
- J’ai acquis cette pièce de monnaie, avec d’autres, il y a quelques années. Comme tu vois, elle a d’amusantes propriétés. Imagine un instant ces pièces éparpillées dans une cité ennemie.
- Je vous suis. Et d’où viennent-elles ?
- D’un autre monde, et tu vas y aller.
- Je... je n’en suis pas digne.
- Mais si, et puis, même si tu en meurs, ce ne sera pas une grande perte. Mais avant, je vais accomplir une petite formalité.
Le magicien tire un collier de cuir de sa manche.
- Vous n’allez tout de même pas me passer ça autour du cou !
- Pas moi. Toi !
Et le maître étend son esprit...

Carali prononce la formule magique. Non seulement la lumière de la lanterne placée à cinq pas faiblit, mais aussi celles placées à dix, et quinze! Mais ce n’est pas tout, encore une lune d’apprentissage, et il sent qu’il pourra atteindre la lanterne à vingt, voire trente pas. Qui sait, pourquoi pas un jour atteindre les étoiles, comme l’Egyptien, et même le dépasser !
- Holà ! Tu rêves !
Carali rougit de confusion.
- Maître, j’attendais votre retour avec impatience.
- Prends ton livre de magie, et ta plus belle plume. Je vais te dicter un nouveau sortilège.
- Chic !
- C’est une magie puissante, réservée aux initiés du troisième cercle. Elle te sera utile, là où tu vas.
- Voulez-vous dire que mon apprentissage est achevé ? Mais je viens à peine de commencer.
- Les meilleures choses ont une fin. Ton esprit n’a pas encore vu assez de merveilles pour être ouvert aux mystères du quatrième cercle.
- Mais ici, en sécurité et au chaud, avec de la persévérance et vos conseils...
- Ne deviens jamais comme ces magiciens rabougris qui passent leur vie dans les bibliothèques et les laboratoires d’alchimie. Ils sont sclérosés et n’inventent jamais rien. Un vrai mage vit d’aventures et affronte tous les jours les dangers de territoires inconnus. De plus, tu es nécessaire pour cette mission.
- Et quelle est-elle ? Dans quel pays de sauvages et quels bourbiers vais-je devoir conduire votre roulotte ?
- Là où tu vas, tu regretteras le calme et le confort de ma roulotte. Mais arrête de bougonner. J’ai vraiment besoin de toi.
- Quelle est donc cette mission ?
- Une porte donnant sur un autre monde va s’entrouvrir sur la Frontière dans quelques jours. Cela va attirer tous les aventuriers et les monstres de la région.
- Et quel sera mon rôle ?
- Concierge.

Jack sort de la taverne pour prendre l’air. Il fête avec ses camarades sa nouvelle promotion. Le prince Corn ne lui en a pas voulu de son demi-échec lors de sa précédente mission. Au contraire il a apprécié les renseignements fournis sur la reine des elfes. Mais qu’est-ce ? Il lui a semblé reconnaître une silhouette au coin de la rue. Non, personne. Il retourne dans le cabaret.

Vers l’aube, il rentre enfin dans son logis, un peu ivre. Il sort avec difficulté la clef de sa poche, et tente de l’introduire dans la serrure.
- Maudite porte ! Vas-tu cesser de bouger ? Tiens, c’était ouvert.
Il s’approche de la cheminée et attise le feu. Puis il va se coucher, sans prendre la peine de se dévêtir. Mais tout tourne, et les ombres semblent l’assaillir. Prenez par exemple l’ombre dans le fauteuil, ne dirait-on pas un nez au bout de deux yeux cruels. Mais? C’est un nez !
- Qui êtes-vous ? rugit-il en tirant son épée.
- Tu ne me reconnais pas ?
- Brand !
- Tu as mis beaucoup de temps à sortir de ton bouge. J’ai dû t’attendre.
- Vous avez quelque chose de changé.
- De quoi veux-tu parler ?
- J’y suis, c’est ce collier. On dirait un collier de chien !
- C’est un bijou à la mode des Iles Anciennes. Venons-en au fait...
- Si c’est un bijou, alors pourquoi portez-vous un foulard en plus ?
- Ca suffit !
- Que me voulez-vous ?
- J’ai besoin d’une entrevue avec ton prince. Une nouvelle aventure va commencer, pour toi et moi.
Jack, maintenant dégrisé, réfléchit quelques instants, puis déclare :
- Je me suis entraîné depuis la dernière fois, et il se pourrait que je sois en mesure de vous résister cette fois-ci. Si je vous assassinais et jetais votre cadavre dans le canal ? Nul n’en saura rien. Après tout, vous ne m’êtes pas très sympathique...
- Mais moi aussi, je me suis entraîné...
Le magicien étend son esprit, et prend possession du corps de son adversaire. Diable, ceci est un peu plus difficile qu’avant. Jack est effectivement plus fort. Mais il y parvient quand même. Et maintenant, quelle punition infliger ? Brand a besoin de l’espion vivant, et il ne voit pas de fouet à proximité. Il se souvient alors des leçons de son maître. Entre la troisième et quatrième circonvolution du lobe frontal, c’est là. Il suffit de provoquer une petite convulsion de la veine inférieure...

Jack se sent envahi par ses peurs ancestrales. Tous ses démons familiers défilent devant lui : l’adjudant de ses débuts, les champs de bataille avec leur lot de morts et de mutilations, la maladie, et même son trisaïeul orque qui le terrifiait tant... Il s’évanouit.

Brand a relâché sa prise mentale avant d’être submergé à son tour. Quelle puissance ! Les forces cachées d’un individu dépassent donc largement celles qui apparaissent au grand jour, comme le lui a enseigné son maître. S’il parvenait à maîtriser ses propres forces internes, il pourrait... Mais non, inutile d’y penser pour l’instant.

Il va chercher un seau d’eau puisé à la fontaine de la cour. Puis il remonte et le jette sur le corps encore inconscient de Jack. Celui-ci se réveille en tremblant de tous ses membres.
- Souviens-toi de cette leçon. Va maintenant demander audience à ton prince et l’avertir de mon retour!

Lorraine a voulu voir le lac près duquel Dalor avait rencontré un castor prisonnier. Ils y sont donc allés.
- Eloa t’a dit que ce castor lui semblait doué d’intelligence, demande la prêtresse.
- Tout à fait. Elle a voulu que je l’épargne, répond le chasseur.
- Mais où sont donc ses congénères ? Je n’en vois aucun.
- Il y a pourtant de belles traces de dents sur les arbres voisins. C’est d’ailleurs curieux, ces empreintes sont plus grandes que la normale.

Mais, tout entier à son observation, Dalor n’a pas vu les hommes cachés dans les fourrés. Ils sortent et se précipitent sur la prêtresse et le chasseur. Celle-ci se défend du mieux qu’elle peut, mais elle est rapidement submergée par le nombre et capturée, sans avoir pu invoquer le moindre sortilège.

Puis s’avance le chef des déserteurs.
- Comme on se retrouve ! s’adresse-t-il à Dalor. Cette fois-ci, vos sorcières ne pourront pas vous sauver ! Bâillonnez-la bien vous autres ! Nous venions relever nos pièges ici, et un de mes guetteurs vous a aperçu.
- Que voulez-vous ?
- Ma revanche. En garde !
- Mais je n’ai pas d’armes, en dehors de mon arc.
- Alors, tant pis pour vous !

Mais avant que l’homme n’abatte son épée sur la tête du chasseur, voici que surgissent du lac des castors géants. Ils bondissent sur les soldats, et libèrent Lorraine et son compagnon. Ceux-ci saisissent des armes et se joignent au combat. En un tour de main les déserteurs sont défaits, et s’enfuient à toutes jambes. Ils laissent une bonne part des leurs au sol, dont leur chef.

Lorraine cueille un peu d’écorce de bouleau, puis le présente à un castor en prononçant la formule sacrée de la Conversation des Ames Animales.
- Merci, castor, de nous avoir sauvé la vie, dit-elle.
- Nous avons reconnu l’homme à l’arc qui a épargné un de nos petits cet hiver, lui répond le chef des castors, qu’elle comprend grâce à son sortilège. Nous avions peur de ces hommes jusqu’à présent, mais lorsque nous vous avons vu en péril, nous avons voté rapidement, et décidé de vous aider.
- Vous avez voté, dites-vous ? Vous êtes donc intelligents, comme le disait la magicienne Eloa.
- Ce mot peut revêtir plusieurs significations selon les espèces. Je ne suis pas sûr, à mon sens de castor, de pouvoir qualifier d’intelligents certains actes humains, et je pense que la réciproque doit être vraie. Avez-vous quelques pièces de monnaie ?
- Des pièces de monnaie ? Je tombe des nues.
- Nous commerçons parfois avec certains êtres des collines.
Lorraine fouille sa bourse, et en tire trois pièces de cuivre.
- Je vous remercie grandement. A mon tour, si vous aviez le projet de faire bâtir quelque ouvrage hydraulique, comme un barrage, nous serions à votre disposition.
- J’y penserai.
- Une dernière chose. Il y a un homme en robe bleu et chapeau pointu qui nous observe depuis quelque temps.
- En robe bleue et chapeau pointu ?
- Oui. De plus la robe est semée d’étoiles. Bonjour chez vous.
Le sortilège prend fin et les castors regagnent leur lac.

- Que leur disais-tu ? demande Dalor.
- Je les remerciais. Tu as trouvé une nouvelle épée, dis-moi.
- C’est celle du chef des déserteurs. Eloa affirmait qu’elle est magique.
- Nous verrons à l’usage.

Puis la prêtresse se retourne vers les fourrés.
- Tu peux te montrer, Carali !
L’apprenti sort, penaud, de sa cachette.
- Comment saviez-vous que j’étais là ?
- Ta vêture est bien voyante, et trahis son propriétaire. Que fais-tu là?
- Je porte les vêtements dont l’Egyptien veut bien payer le prix. Et puis ainsi, le vulgaire reconnaît tout de suite un puissant mage !
- Ou un charlatan...
- Je vous cherchais, continue Carali sans daigner relever l’impertinence du chasseur. Vous souvenez-vous de la colline où nous avions combattu le hibours ?
- Oui. Pourquoi ? demande Lorraine.
- Une affaire de la plus haute importance m’y attend. J’ai besoin d’une escorte valeureuse.
- Comment nous as-tu retrouvés ?
- Fred, le vieux ranger, m’a dit où vous étiez. Je suis arrivé lorsque les soldats vous menaçaient. Je réfléchissais au meilleur moyen d’intervenir, mais les castors ont été plus prompts que moi.
- Et tu ne t’es pas montré ?
- Je me suis demandé si ces castors géants, avec leurs grandes dents, n’avaient pas, par une bizarrerie de Mu, la déesse nourricière, des mœurs carnassières...
- Et tu cherchais le meilleur moyen d’intervenir, conclut la prêtresse. J’ai bien entendu ta requête. Mais un puissant mage tel que toi n’a certainement pas besoin de nos talents.
Carali prend une petite mine contrite.
- Allons, ajoute Lorraine, qui prend pitié de lui. Nous t’accompagnerons jusqu’à la colline du hibours. Puis nous t’y laisserons, car je dois aller à mon temple, que j’ai promis de montrer à Dalor.
- Ca me va ! répond Carali, l’air de nouveau réjoui.

- Alors, vois-tu quelque chose ?
- Non, rien !
- C’est bon. Redescend !
Jack s’exécute, tandis que Brand bougonne.
- C’est curieux. Mes calculs d’astrologie sont pourtant justes. La verticale de Sirius dans l’alignement de Pluton tombe ici. C’est dans le coin que ça devrait se passer !
- Des ogres ! s’exclame Jack, à mi-hauteur de son arbre.
Rapidement, les guerriers très spéciaux du prince Corn réagissent, et entourent le magicien pour le protéger. Après un court combat, les anthropophages battent en retraite.
- Vous êtes maintenant en sécurité, maître, annonce l’un des gardes.
- C’est bien. Jack ! Comptes-tu rester longtemps perché ainsi ?
L’espion met enfin pied à terre, puisque le danger est passé. Par curiosité il examine le corps étendu du seul guerrier abattu par les ogres. A quoi ressemblent donc ces inquiétants combattants que le prince leur a affectés pour leur mission ? Il soulève le heaume, vide ! Il n’y a rien à l’intérieur de l’armure de cuir !
- Et alors ? Tu viens?
- J’arrive !
- Nous allons grimper au sommet de cette colline, décide Brand. Ce serait bien extraordinaire si de là nous n’apercevions rien. Ou alors je referais mes projections astrales.

Ils marchent et gravissent la pente pendant une heure. Puis, alors qu’ils arrivent au faîte, ils découvrent une clairière.
- C’est là ! s’exclame Brand.
Au centre de l’aire dégagée, il y a une grosse pierre. Elle pourrait n’être qu’une pierre semblable à mille autres, ou l’affleurement du rocher à cet endroit. Mais elle a quelque chose de spécial. Elle brille actuellement comme un quartz, ou un diamant, sous les reflets de la lune, et éclaire la nuit de ses feux.
- Nous arrivons au but, jubile le magicien.
- Enfin, soupire Jack.
- Halte !

Voici qu’un homme en robe bleue semée d’étoiles et chapeau pointu vient d’apparaître à proximité de la pierre.
- Qui êtes-vous donc pour nous dire d’arrêter ? s’insurge Brand. Laissez-moi passer ou je donne l’ordre à ma garde d’attaquer !
- Votre garde est pour l’heure hors d’état de nuire. Constatez par vous-même.
Brand se retourne, et il découvre que tous ses hommes, ainsi que Jack, sont englués dans ce qui semble être une gigantesque toile d’araignée, qui s’accroche aux arbres voisins.
- Mon adversaire est décidément très fort, songe-t-il. Inutile de vouloir le vaincre par des sortilèges vulgaires.
Il étend son esprit, à la recherche de la psyché de son ennemi, mais, surprise, il ne trouve rien. Soit cet être n’est qu’une illusion, soit il est protégé par une magie puissante.
- Retournez donc d’où vous venez, déclare maintenant son opposant en sortant sa dague. Il n’y a rien pour vous ici.
Brand aperçoit alors la lueur argentée à la pointe de l’arme. C’est là, à n’en pas douter, l’origine du bouclier mental dont bénéficie l’étranger. De plus, ce doit être un mage puissant, puisqu’il maîtrise un sort d’invisibilité, qui est, d’après ses connaissances, un sortilège d’au moins du troisième cercle. Il lui faut donc ruser.
- Pourquoi nous empêcher de passer ?
- Mon maître m’a prévenu que des sorciers malintentionnés tenteraient de franchir ce seuil.
- Quelle raison vous a-t-il donné ?
- Aucune. J’obéis.
- Derrière ce passage se cachent des trésors et des merveilles dignes des plus braves et des plus héroïques. De la magie digne des grands dragons eux-mêmes.
- Cela ne m’intéresse pas.
- Mais si vous pouviez ramener un de ces objets à votre maître...
Carali réfléchit. Il a pu vaincre tous les dangers et venir ici avec le concours de ses amis. Puis, une fois ceux-ci partis, il a pu rester en vie grâce au parchemin d’Invisibilité Passive que lui a donné l’Egyptien. Mais maintenant il est seul, et a déjà utilisé son sortilège le plus puissant. En revanche quelle ne serait pas sa récompense s’il pouvait trouver un puissant objet magique, comme la sphère métallique que son maître a perdue récemment ? ...
- Ou même, le garder pour vous, poursuit Brand.
Carali se met à rêver. Soudain il sent une décharge électrique émanant de sa dague, la dague que l’Egyptien lui a donnée. Il reprend ses esprits.
- Vous êtes enjôleurs. Mais votre ruse ne prend pas. Nul ne sait ce que vous, vous pourriez rapporter, et...
- Regardez !
- La porte...
- ... elle s’ouvre.
Carali se retourne. La pierre lumineuse projette maintenant dans l’air un faisceau coloré qui danse sous ses yeux, et qui s’élargit, s’élargit...
Il se retrouve soudain en train de courir comme un fou, dans les lumières multicolores. Et il n’est pas le seul : il y a là Brand et ses acolytes, ainsi que des orques, des ogres, des poux d’ours, et même quelques trolls. Tous courent après une lueur irréelle.
- Ne nous séparons pas !
Sous l’injonction de Brand, Carali reprend le contrôle des ses jambes, et il tente de ne pas trop s’écarter des autres.

Puis tout cesse brusquement.

Ils se retrouvent dans une steppe bleue. Sous eux il y a des herbes étranges. Elles sont épaisses, et rases.
- On dirait une sorte de laine. Voyez ces brins.
- Et ce soleil ? N’est il pas pale ?
- Ce n’est pas tout, s’inquiète Carali. Comment allons-nous rentrer chez nous ?
- Mon maître m’a fourni le parchemin idoine, répond Brand. Explorons ce nouveau monde.
- Voyez ces falaises, elles sont couvertes de grosses fleurs.
- Elles nous entourent. Et au-dessus de nous, ce ciel tout blanc, sont ce des nuages ?
Soudain, alors que leurs yeux commencent à s’accoutumer, la perspective change.
- Non ! C’est un plafond ! Nous sommes dans une maison de titans.
- Dites, intervient Jack. Je ne voudrais pas vous inquiéter, mais j’ai cru voir deux antennes menaçantes derrière cette montagne.
- Sot que tu es. Ce n’est pas une montagne, mais un coffre.
- Certes, mais les deux antennes sont toujours là.
- Où ça ?
- Là ! Aaaaah !
Des monstres surgissent de toute part. Ils ont une carapace brune et six pattes, et ils courent vite ! Les guerriers du prince Corn ont formé un cercle de défense. Mais leur dévouement aveugle ne suffit pas à refouler la horde d’insectes.
- Des cafards ! Ce sont des cafards géants ! s’exclame Jack. Au secours ! J’ai horreur de ces bestioles !

Alors que tout semble perdu, ils entendent un grand bruit. Tous les cafards disparaissent subitement. Abasourdis, ils voient s’avancer une gigantesque forme humanoïde.
- Hi ! Des souris !
L’exclamation a résonné dans l’espace, les rendant à moitié sourd. Puis la créature s’enfuit, dans le grondement de tonnerre provoqué par ses pas.
- Qu’est-ce que c’était ?
- Un titan.
- Ou plutôt une, d’après le timbre de sa voix.
- Tu appelles ça une voix ? J’appelle cela une trompette, les trompettes de P’tha le jour final de la bataille des Quatre Mondes !
- Quoi qu’il en soit, les insectes sont partis. Cherchons vite un abri.

Mais avant qu’ils aient pu le faire, voici que revient la femme titan, porteuse d’une créature encore plus menaçante.
- Tiens mon bébé, chasse-les ! clame-t-elle dans une vois de stentor.
- Qu’est-ce que c’est que ce monstre ?
- On dirait un énorme tigre.
- C’est un chat ! Au secours !

Trop tard ! Le félin roux bondit sur eux. Les guerriers tentent de s’interposer. D’une patte il en bouscule deux, en projette un troisième en l’air, puis le refait rouler à peine a-t-il touché le sol.
- Où fuir ?
- Là, dans cette grande fissure horizontale !
Ils s’y précipitent. Le chat roux attrape encore quelques soldats au passage, puis joue avec leur carcasse, avant de s’intéresser à une monstrueuse pelote de laine.

- Nous l’avons échappé belle ! déclare Carali une fois hors de danger. La fente est trop fine pour que le chat s’y faufile.
- Où sommes-nous ? demande Jack.
- Dans une grotte, je crois, répond Brand. Ou plutôt dans une pièce sans lumière. Aïe ! Eclairez-moi !

Carali allume sa lanterne. Brand découvre le mur blanc et lisse contre lequel il s’est cogné.
- C’est dur et froid. On dirait du marbre. Qu’est-ce que c’est ?
Il se recule et a un regard d’ensemble.
- Qu’y a-t-il derrière cette tenture ? se demande Jack pendant ce temps.
- Ce n’est pas un mur, mais ça occupe la moitié de la pièce.
- C’est un trône, déclare Carali. Un trône de titan !
- Au secours !
Jack revient en courant. Il est pourchassé par une horrible bête. Elle a un corps compact, de vingt mètres de long, un cou interminable, une tête plate avec une grande gueule, et un œil unique qui éclaire la pièce d’un faisceau lumineux. Les soldats rescapés du chat roux l’affrontent.

Mais la peau du monstre est bien trop dure pour être entamée. Celui-ci, avec sa gueule, provoque un tourbillon, qui entraîne tout dans son sillage. Un à un les guerriers sont aspirés et avalés.

Jack a escaladé la paroi pour trouver refuge dans un abri à mi-hauteur. Celui-ci est rempli de grandes feuilles de papier douces comme de la soie. Mais le monstre l’a senti, et dresse la tête vers sa cachette. Il provoque un nouveau tourbillon, qui attire une à une toutes les feuilles, plus légères que Jack.

- Il est temps d’utiliser ton parchemin, dit Carali à Brand, cachés derrière le trône. Ou nous sommes perdus.
- Il me faut quelques minutes de répit pour invoquer une porte entre les dimensions.

Les feuilles emplissent maintenant toute la gueule de la créature, et forment un bâillon Profitant de l’occasion, Jack redescend, en se servant de la dernière feuille comme d’un parachute.

Dans un grand sifflement rauque, le monstre réussit à avaler l’amas. Puis son œil scrute les recoins à la recherche de ses proies.

- Ca me donne une idée, se dit Carali. Je vais essayer de l’aveugler.
Il prononce sa formule magique. Mais au dernier moment, Jack arrive à toutes jambes et le heurte dans sa fuite.
- Maladroit ! Tu m’as gâché mon sortilège !
De fait, la toile d’araignée magique, au lieu de se matérialiser sur l'œil du monstre, est apparue loin derrière.
- Maintenant il nous a repérés.
- Nous sommes perdus !
Mais, contre toute attente, le monstre s’arrête soudain, se retourne, et se jette goulûment sur la toile d’araignée en produisant de grands bruits de succion.

Comme il leur tourne le dos, Carali peut maintenant l’observer sous un autre angle, sans être ébloui par la lumière. Quel est donc cet appendice qui lui sort du flanc? Cela semble être relié au mur. Et s’il s’agissait d’un cordon ombilical?

Le magicien s’avance jusqu’à la créature, toujours absorbée par son repas. Il saisit l’appendice, et tire de toutes ses forces, si fort qu’il se détache, en produisant un éclair bleuté. La lumière jaillissant de l'œil du monstre s’éteint soudainement, et la tête s’abat dans un grand fracas.

- Bravo ! crie Jack. Tu l’as tué !
- Dépêchez-vous maintenant, dit Brand. J’ai conjuré la porte de sortie. Mais elle ne restera pas longtemps.
- Un instant, répond Carali qui a rallumé sa lanterne et examine le corps du monstre. J’arrive tout de suite !
- Moi, je ne reste pas une seconde de plus ! s’exclame Jack.
- Pas si vite ! réplique Brand en le retenant par le col. Il faut d’abord ramener quelque chose, sinon mon maître me tuera !

Soudain ils entendent une grosse voix, et la porte s’ouvre.
- Qu’est-ce que c’est que ce raffut ? Hi ! Encore des souris! Mon bébé ! Viens ici !

Tous s’enfuient.

- De retour sur notre monde, nous nous sommes séparés, raconte Carali. La colline était redevenue calme, et me voici.
- Je suis rassuré. Rien de fâcheux n’est arrivé cette fois-ci, répond son maître.
- Que craigniez-vous ?
- En traversant la barrière des dimensions, ou à proximité, les choses et les gens subissent parfois de bien inquiétantes transformations. Mais grâce à toi rien n’a filtré.
- Je ramène toutefois une information capitale.
- Quoi ?
- Le nom du monstre. En l’invoquant nous pourrons le conjurer contre nos ennemis. J’ai eu la bonne idée d’avoir retenu le matin le sortilège de Clarté des Langues, et l’ai utilisé pour déchiffrer les inscriptions sur le dos de l’hydre.
- Une hydre a plusieurs têtes, et ton monstre n’en avait qu’une. Mais qu’as-tu lu ?
- " Robot aspirateur Tourbillon dernier modèle ".
La roulotte s’emplit des éclats de rire de l’Egyptien.

Au même moment, Brand se présente devant son maître Sul.
- J’espère que tu ne reviens pas les mains vides ! Que m’as tu rapporté ?
- Au péril de ma vie, j’ai soustrait des mains du titan ceci, sur lequel vous pourrez enluminer de magnifiques sortilèges qui stupéfieront le monde !
Il lui dévoile la feuille de papier rescapée de la boulimie du monstre. Une superbe feuille rose molletonnée ouatée.

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