1. Uhr.

Ombres, poussières, une première page de livre...
Odeurs de vieux papiers et d'encres...
Une nouvelle page.
Carali pique du nez dans ses lectures.

- Tu dors ?
- Qui ? Quoi ?... ah ! C'est toi Eloa...
- Alors, qu'as-tu découvert depuis mon dernier voyage ?
- Pas grands choses. Comme je le pensais déjà, Uhr n'était que le centre maritime de l'ancienne civilisation.
- La ville est pourtant grande...
- Elle s'est agrandie sous l'impulsion du roi. Mais ici ce n'était qu'un petit port de commerce.
- Rien qu'un petit port ?
- Ils avaient quand même une flotte, peu nombreuse mais renommée, car magique.
- Comment cela ?
- Je l'ignore encore... Je n'en suis qu'à l'aile sud de la bibliothèque...
- Et quels étaient les cultes que pratiquait cette civilisation ? Les mêmes que les nôtres ?
- Apparemment pas, mais j'ai surtout lu des mentions sur le culte lunaire, que pratiquent encore certains habitants des Iles Anciennes.
- Je me souviens d'avoir déjà parlé de ce culte. Nous avions échafaudé quelques hypothèses dessus lors de notre première rencontre au sujet de la mystérieuse maladie de ma cousine. Qu'as-tu découvert depuis ?
- Il semble perdurer un peu dans la région malgré les siècles, ou peut-être est-ce une forme plus moderne. Il offre des similitudes avec Kita, notre déesse de la lune.
- As-tu demandé des informations aux prêtres d'Aana ? Ils devraient être au courant.
- Non, mais c'est une idée. J'irais demain, ainsi j'échapperais quelques heures à cette bibliothèque. L'air est étouffant ici.
- Je ne pourrais hélas pas venir avec toi. Demain nous partons vers la jungle mystérieuse pour la quête du renouveau. Mais mes pensées seront avec toi...

Le lendemain, donc, Carali se présente au temple d'Aana, déesse de la Beauté et de la Justice, et protectrice du royaume d'Uhr.
- Bonjour, je suis l'apprenti de l'Egyptien, et j'enquête sur le culte lunaire de l'ancienne civilisation.
- Qui ne connaît pas l'Egyptien et son célèbre apprenti ? Je vous répondrai avec plaisir, mais je suis très occupée en ce moment, répond la prêtresse préposée à l'accueil des fidèles. C'est curieux, une jeune femme m'a récemment posé la même question. Peut-être devriez-vous l'interroger ? Cela m'évitera de me répéter. Elle s'appelle Betty...

Hélas, arrivé au domicile des parents de la dénommée Betty, Carali apprend une triste nouvelle :
- Ma fille a disparue depuis huit jours. Je savais bien que son goût immodéré pour la magie et les sciences occultes la perdrait !
- La magie dites-vous ? C'était donc pour cela qu'elle s'intéressait au culte lunaire ?
- Je ne sais pas. Elle ne nous disait presque rien. Nous n'avons pas su prévoir sa disparition.
- Avait-elle un ami, qui pourrait nous renseigner sur ses derniers faits et gestes ?
- Pas un ami, mais une. Elle s'appelle Baba...

Trois pâtés de maisons plus loin :

- Bonjour. Puis-je voir Baba s'il vous plaît ?
- Elle vient juste de sortir. Elle a dit qu'elle partait à la recherche de son amie.
- A sa recherche dites-vous ? Je crains le pire ! Par où est-elle partie ?
- Dans cette direction.

Carali court, mais n'aperçoit pas de jeune fille. Et puis, il a oublié de demander son signalement. De guerre lasse, il retourne à la maison de Baba.

- Son initiative est très dangereuse. Il pourrait bien lui arriver malheur. M'autorisez-vous à aller examiner sa chambre ? demande-t-il.

Au grand bonheur de Carali le charme fonctionne, et les parents acceptent. Arrivé sur les lieux, il n'a pas beaucoup à chercher : une lettre trône en évidence sur l'oreiller. Il la lit et l'emporte avec lui.

- J'ai bien peur que votre fille n'ait disparu elle aussi. Mais soyez assurés que je vais tout faire pour la retrouver.
- Faites vite, nous commençons à être inquiets.

Le lendemain, Carali se représente au temple d'Aana.

- Vous a-t-on signalé d'autres disparitions de jeunes filles récemment ?
- Je consulte le journal d'accueil. Oui, trois autres jeunes filles ont disparu.
- Comment s'appellent-elles ?
- Noëlle, Candide et Sandra. Je vais vous indiquer leurs adresses. Si vous avez un peu de temps à y consacrer, cela soulagerait d'autant notre charge de travail. Vous nous en rendrez compte à l'occasion...

La dénommée Noëlle est la fille aînée d'une famille de huit enfants. Sa mère est morte en couche au neuvième. Son père révèle à l'apprenti magicien que sa fille avait un ami. Carali se rend donc à son logis et découvre... que c'est une maison close !

Mu par une intuition, il se fait passer pour un client, et demande à voir Noëlle. Contre toute attente, on le mène jusqu'à une chambre où l'attend une jeune fille lascive.

- Je suis toute à toi. Que désires-tu, fringant jeune homme ?
- Juste poser quelques questions. Es-tu bien la Noëlle que son père recherche ?

Sous le charme, la jeune fille avoue.

- ... Mais je ne veux pas rentrer chez moi ! Depuis la mort de ma mère, mon père me fait travailler comme une bête de somme, et me bat !
- Mais ici tu n'es pas libre.
- Mon ami m'autorise à prendre une pause quand je veux, et j'ai le droit de refuser certains clients.
- Mais tu vends ton corps. C'est de l'esclavage !
- Mon ami dit que je ne vends pas mon corps, mais que je loue des services sexuels.
- La belle sémantique ! Mais es-tu heureuse ?
- Au moins mon ami, lui, ne me bat pas, et je mange à ma faim.
- J'en déduit que tout est pour le mieux. Tu n'as aucuns regrets ?
- Non, aucun. Quoique...
- Quoique ?
- Non, rien. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
- Si tu changes d'avis, contacte le temple d'Aana. Ils te protégeront, mais uniquement si tu le désires. Je te souhaite bonne chance. Adieu.

La dénommée Candide est la fille unique d'un riche veuf.
- Avait-elle un ami ?
- Il y a bien ce bellâtre, mais son père a refusé le mariage.
- Vous ne la battez pas ?
- Pas plus que de raison. Pour qui me prenez-vous ?
- Excusez-moi, le monde est parfois si... bizarre. Pouvez-vous me donner l'adresse du bellâtre ?

Quelques pâtés de maison plus loin, Carali apprend de la bouche de son père que le jeune homme a lui aussi disparu. Il repart donc bredouille vers le temple, quand il est abordé par une vieille femme.

- Excusez-moi, je vous ai entendu chercher Candide. C'est très urgent ?
- Pourquoi cela ?
- Non, ce n'est rien, vous avez sûrement mieux à faire que d'écouter une vieille femme radoter...
- Mais non, mais non, vous pouvez vous confier à moi en toute confidentialité.

Usant de son sortilège de charme, l'apprenti magicien fait parler la vieille nourrice de Candide, qui lui révèle la cachette de la jeune fille et de son amant.

- Et avez-vous pensé à la détresse de vos pères ?
- Nos pères ne se préoccupent que de sous, et non de notre bonheur. Sinon cela ferait longtemps qu'ils nous auraient mariés. Nous nous connaissons depuis l'enfance, et avons partagé les mêmes jeux.
- Je peux peut-être vous aider...

Toujours en utilisant son sortilège de charme, Carali réunit les deux parents.

- Je veux bien les marier, mais avec une dot d'au moins mille écus. En échange, je lègue à mon fils ma propriété du bord de rivière.
- Mille écus d'or ? C'est insensé ! Ma fille est déshonorée maintenant, et par la faute de votre rejeton ! Deux cent écus !
- Cinq cent écus, ma propriété, et votre jument alezane ?

Finalement ils se mettent d'accord pour trois cent vingt écus, la propriété moins un droit de pêche, la jument et un chien de chasse...

La dénommée Sandra est la cadette d'une famille de trois enfants. Mais Carali a une belle surprise en entrant dans sa maison.

- Ma fille ? Mais elle est revenue ! Dit le père.
- Comment ça, revenue ?
- Oui. Elle était juste partie rendre visite à sa mère grand à la campagne, et avait oublié de nous prévenir.
- Nous avons juste omis d'avertir le temple de son retour, ajoute la mère. Veuillez nous pardonner du dérangement.
- Puis-je la voir en privé ? demande l'apprenti magicien en lançant son dernier sortilège de la journée.

Après avoir longtemps interrogé la jeune fille (non, on ne la bat pas, oui, elle est bien traitée, non elle ne songe pas à se marier, du moins pas tout de suite...) Carali retourne rendre compte au temple de ses enquêtes.

En attendant que la prêtresse de l'accueil puisse le recevoir, il discute de tout et de rien avec les autres quémandeurs.

- Mais quelle surprise ! Je suis justement à la recherche de mon amie disparue : Betty.
- Ca alors ! Seriez-vous Baba ?
- Pour vous servir.
- Je vous croyais disparue vous aussi.
- Je n'étais qu'absente. Peut-être pouvons-nous mettre les résultats de nos recherches en commun ?

Carali lui révèle le fruit de ses investigations.

- Pour résumer, vous n'avez rien trouvé qui implique le culte lunaire...
- Oui, mais il reste la disparition mystérieuse de votre amie Betty. Dans votre lettre, vous disiez soupçonner un trafic de jeune femme organisé par la guilde des voleurs et des assassins d'Uhr. Qu'avez-vous trouvé ?
- Rien, cette guilde est très secrète. Et vous, qu'avez-vous appris sur le culte lunaire ?
- Il semble que ses adeptes immolent des jeunes filles sur des autels les soirs de pleine lune...
- Ils les immolent, vraiment ?
- Enfin... disons qu'ils ont des pratiques bizarres avec des vierges et des démons...
- J'ai une idée !
- Oui ?
- Il y a un cercle antique de pierres levées sur l'îlot abandonné en face du port d'Uhr, et ce soir est soir de pleine lune. Pourquoi n'irions-nous pas y faire un tour ?
- N'est-ce point dangereux ?
- Je suis sûre qu'un magicien de votre réputation a les moyens de faire face au danger. Y allons-nous ?
- D'accord. Nous verrons la prêtresse d'Aana demain. Elle se fait décidément trop attendre.

Il s'agit d'une ruine, et de quelques pierres. Carali, prêt à toutes éventualités, explore méticuleusement l'îlot, tandis que Baba s'allonge sur l'herbe et attend. Mais il n'y a personne.

- Trouvez-vous quelque chose ?
- Non. Ah ! Peut-être une inscription, là ? Non, ce n'est que l'ombre de la lune.
- Ne trouvez-vous pas que l'air est doux pour la saison ?
- Ca doit venir des courants chauds de la mer.
- Arrêtez donc de jouer avec le pommeau de cette dague, et venez vous allonger à côté de moi, sur l'herbe.
- C'est plus fort que moi : c'est une manie que j'ai quand je suis tendu, et oui, j'arrive, je... je...
- Embrasse-moi !
- Là !
- Quoi ?
- Des runes !
- Comment ça des runes ? Et moi ?

Carali sort un petit prisme de cristal et commence à lire les symboles apparus soudainement sur une pierre.

- Ca parle de la flotte magique de l'ancienne civilisation. Il y a un mot de commande...

L'apprenti magicien prononce une formule, et la mer se met à bouillonner en face d'eux.

- Ca ne t'épate pas ?
- Je boude !

Un petit bateau surgit du fond de l'eau, couvert d'algues.

- C'est un rescapé de la flotte. Une seule personne suffit à le conduire et il peut porter jusqu'à trente hommes. De plus il n'a ni rame ni voile, et se meut par la seule volonté de son pilote jusqu'à dix nœuds !

Il s'avance vers Baba, et l'embrasse sur les deux joues.

- Mademoiselle, me ferez-vous l'honneur d'étrenner avec moi ce jouet merveilleux, avant que je ne l'offre demain au roi, qui me couvrira d'or et de gloire pour ce présent ?
- Là tu m'épates vraiment !

- Et c'est ainsi que Carali, l'apprenti magicien de l'Egyptien, a échappé à mon charme. Pourtant toutes les conditions étaient réunies : le cadre romantique, l'influence de la lune, et j'avais mis du rouge à mes lèvres et de l'ombre sur mes paupières.
- Ne sois pas déçue, Laura : tu as parfaitement joué le rôle de Baba, et, tout à sa trouvaille, il s'est finalement détourné de son enquête. Bien que par des moyens que nous n'avions pas prévus, notre but est donc atteint. Le maître secret de la guilde des voleurs et des assassins d'Uhr sera satisfait.
- Mais, ma vénérée mère, pourquoi le maître n'a-t-il pas agit directement ?
- Il a eu peur d'attirer les soupçons de l'Egyptien en agissant brutalement, et a préféré s'en remettre à nos méthodes plus discrètes, comme la séduction.
- Cette aventure me laisse toutefois un goût... d'inachevé.
- Il te reste beaucoup à apprendre, ma fille. Notre déesse, Kita, n'est-elle pas aussi la déesse des désirs inassouvis ?

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