1. Délivrance.

Mue par un sombre pressentiment, et malgré son état, Lorraine est rentrée à cheval à son temple, en Corinthie.

Mais, hélas, il est trop tard.

Le temple est en ruine. Les cendres sont encore chaudes. Mais aucune trace d'êtres vivants.

Elle ne découvre que le cadavre d'un chat. C'était son préféré.

- Lorraine ?

Elle ne répond pas. Elle se contente de caresser doucement la tête du chat.

- Je suis Elinoëe, la demi-elfe. Tu te souviens de moi ? Ma grand-mère m'a dit que je te trouverai ici. Quand je suis arrivé il était trop tard : les hommes du monde austral étaient déjà passés. Je suis donc restée cachée en t'attendant.
- J'ai tout perdu : ma famille et l'homme que j'aimais. Je n'ai même plus le réconfort de ma déesse.
- J'ai trouvé ça dans les décombres.

La demi-elfe lui tend un arc. Lorraine le touche du bout des doigts, puis fond en larmes dans les bras de son amie.

- Allons, il te reste la vengeance, la console Elinoëe après un certain temps.
- Oui, il me reste la vengeance, Mais avant cela il me reste cet enfant que je porte.
- Il naîtra dans la grande forêt elfique. Nous allons marcher prudemment et éviter les patrouilles. Je connais les chemins.
- C'est bon, se ressaisit la prêtresse en séchant ses yeux. Mais laisse-moi d'abord enterrer mon chat. Je ne veux pas le laisser aux corbeaux.

Elles traversent les Marches. Les soldats du monde austral, appelé en renfort par le régent Kirus, sont désormais présents partout. Toute résistance est sévèrement réprimée. Elles passent même devant quelques potences et gibets.

Puis c’est la Frontière, où les vainqueurs par défaut des derniers conflits n’ont pas encore pénétrés. Puis la grande forêt, enfin !

- Soit la bienvenue parmi nous, Lorraine. Nous avons eu connaissance de tes malheurs, et nous t’aiderons du mieux que nous pourrons.
- Je vous remercie de votre accueil, dame Alvina, répond la prêtresse. Le plus important pour moi est de mettre au monde l’enfant que je porte.
- Je ne sais pas si nous vous serons d’un grand secours. Les elfes ne sont pas réputés pour leur fécondité, et notre dernier nouveau-né date de bien des années. Mais vous pourrez toujours aller voir le grand druide. Il vous donnera des conseils.
- Heureusement j’ai aussi reçu une formation de sage-femme dans mon temple.

Trois mois se sont écoulés, les elfes ont tout fait pour distraire Lorraine, par leurs rires, leurs chants, leurs jeux. Aujourd’hui elle assiste à un entraînement à l'arc.

- Tu ne veux pas te joindre à nous ?
- Normalement, l'usage d'armes de taille ou d'estoc est interdit à un prêtre.
- S'il te plait ?
- Foloë, laisse donc Lorraine faire ce qu'elle veut. !
- Je veux voir l'humaine tirer à l'arc !
- Mais, comme j'ai perdu le lien avec ma déesse, pourquoi pas ?

Elle se saisit d’un arc, le bande, et décoche une flèche.

- Pas mal, du moins si l'on considère que c'était l'arbre à gauche qui était visé, commente, hilare, Foloë.
- Laisse le dire, intervient Elinoëe. Ce n'est qu'un godelureau. Il n'a que quarante ans !
- Quarante-cinq ! Et tu n'es mon aînée que de dix ans !
- Mais je suis de sang à moitié humain, et donc je vieillis plus vite que toi.
- J'essaye une nouvelle fois ! dit l'ancienne prêtresse.

Cette fois ci le trait atteint le cœur de la cible.

- Ouais ! Un coup de chance ! Tu saurais le refaire ?

Lorraine retire, et touche de nouveau le centre.

- Tu es douée on dirait ! dit Elinoëe.
- J'ai beaucoup observé Dalor...

A cette invocation le regard de Lorraine s'assombrit.

- Tu penses encore à lui ?
- Je pense toujours à lui.
- Tu devrais aller voir le grand druide Merlin. Il pourrait peut-être t'aider.

Elle se rend donc au vieux chêne, demeure de Merlin. Peu de temps après il apparaît.

- .. Si vous ou dame Alvina intervenaient personnellement, je suis sûre que les hommes de l'ancien monde fuiraient, dit Lorraine au grand druide.
- Hélas, notre seule présence attirerait des forces encore plus puissantes, et nous subirions le même sort qu'Uhr, répond-il. Pour l'instant nous sommes donc limités à un rôle d'observateurs. Mais Elinoëe et les jeunes elfes peuvent t'aider. De plus j'ai reçu des nouvelles de la Frontière et des Marches. L'intolérance religieuse de l'occupant est très mal supportée, et il y a de plus en plus de résistances.
- Pourquoi n'ai-je plus de contacts avec ma déesse ?
- On ne peut tuer un dieu, mais on peut l'oublier En détruisant ton culte, ils ont détruit le lien qui reliait la déesse Mara au monde matériel, et elle n'y a plus d'influence. Mais continue de prier chaque matin, et, qui sait ? Peut-être qu'un jour elle se manifestera encore ? Il faut garder espoir.
- Je me sens si inutile...
- Tu connais la méthode pour extraire l'essence des trolls ? Avec l'aide des elfes, tu peux les chasser pour en récolter. J'en ferais des potions de guérison. Bientôt vous en aurez grand besoin. N'y a-t-il rien d'autre qui te trouble ?
- Nous nous étions disputés avant mon départ pour Uhr. J'aurai tellement voulu le revoir, ou au moins lui parler encore une fois.
- Ressusciter les morts ou leur parler est plutôt de l'apanage des servants du dieu Lyr, le dieu des morts, et ils se sont rangés du côté des envahisseurs. Mais essaie de prier son pendant : Zor, le dieu de la vie, et peut-être t'écoutera-t-il ?

Lorraine commence donc à s’impliquer un peu plus dans la vie des elfes, et participe à leur chasse. Elle apprend à confectionner des flèches et à réparer des arcs, elle apprend même l’escrime et à suivre des traces de gibier. A six mois son ventre s’arrondit de plus en plus.

- Tu ne souffres pas ? lui demande Elinoëe.
- Hier j’ai senti son premier coup de pied. Mais non, cela ne fait pas mal.
- Tu n’es pas triste de te voir ainsi déformée ?
- C’est vrai que je ressemble maintenant à une grosse baleine ! rie-t-elle. Mais non, je ne suis pas triste, et ce n’est que provisoire.
- Je peux toucher ?
- Vas-y.

Elinoëe pose sa main.

- Il paraît que ça porte bonheur, dit Lorraine.
- Oh !
- Tu l’as senti ?
- Oui…
- Et toi, tu n’as jamais eu envie d’un enfant ?
- Je n’ai encore rencontré personne, et peut-être suis-je stérile, comme les demi-sangs ?
- Pourquoi cela ?
- Considère les mules…
- Tu veux dire que tu n’es jamais indisposée ?
- Si, mais c’est très irrégulier, comme toutes les femmes elfes d’ailleurs.
- Alors ça devrait marcher.
- Mais, normalement, il me reste beaucoup de temps à vivre. J’ai donc le temps…
- Vue leur longévité, certains elfes ont du connaître l’ancienne civilisation. Ils pourraient nous raconter leurs secrets.
- Il n’y a que dame Alvina, le roi Belnomë et quelques anciens qui ont connus cette époque. De plus les elfes vivaient très à l’écart.
- Tu n’as jamais eu la curiosité  de les interroger ?
- En de rares occasions. Ils ont tendance à éluder ce genre de question.
- C’est tabou ?
- Disons plutôt qu’ils n’aiment pas parler de leur passé…

A cet instant passe Foloë, qui leur propose une partie de colin-maillard.

Un jour, alors que Lorraine s’était très éloignée du camp pour cueillit des plantes sauvages, elle sent soudain un liquide couler le long de sa jambe. Serait-ce ? Elle recompte mentalement les jours. Oui, ça doit être les eaux. D’ailleurs elle sent déjà les contractions.

Elle n’a pas le temps de revenir au camp. Heureusement elle aperçoit une grotte non loin de là, inhabitée. Elle s’y avance pour s’y abriter. Inhabitée ? Voire ! Elle entend des grognements venir du fond de la grotte. Mais c’est trop tard : la douleur lancinante est là : le travail a commencé !

Trois heure plus tard, épuisée, Lorraine a quand même réussit à couper et nouer le cordon ombilical. Elle regarde le nourrisson téter son sein. C’est un garçon.

Elle se dit que l’âme de Dalor est peut-être en train de les regarder. Va-t-elle lui donner le même nom que son père ? Elle regarde ses petites mains. Saura-t-il mener à bien sa vengeance ? Et puis non, elle se dit que ce serait trop injuste. C’est un fardeau trop lourd. L’enfant doit d’abord vivre pour lui-même.

Elle se dit aussi qu’elle doit trouver de l’eau pour le laver.

Un fois le bébé assoupi, elle l’enveloppe de sa cape, le porte sur sa hanche, puis s’en va explorer le fond de la grotte, où elle a cru deviner une douleur jumelle de la sienne.

Elle découvre un ourson nouveau né. L'ourse n'a pas survécue.

De retour au camp, sa première visite est pour le grand druide :

- Je vois que vous avez su faire les gestes nécessaires. L’enfant se porte bien. Comment l’appellerez-vous ?
- Dale.

Puis il examine aussi l’ourson.

- Il est affamé, vous allez le nourrir de lait enrichi de froment pilé. Je vais lui donner un remède…
- Merci pour lui.
- Je crois que vos prières à Zor ont été entendues. Bien qu’il possède désormais l’esprit et l’intelligence d’un animal, c’est bien l’âme de votre défunt compagnon Dalor qui anime cet ourson.
- Alors lui et l’enfant grandiront ensemble chez les elfes. Un fois adulte, l’ours veillera sur l’adolescent.
- Et vous ? Qu’allez-vous faire ?
- Moi ? Je peux maintenant me consacrer à ma vengeance…

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