1. Un nouveau monde magique.

La tour à l’angle nord-est du palais d’Uhr est la plus crainte et la plus respectée du royaume. Pourtant elle ne renferme pas de prisonniers, ni de machines de guerre, et n’est même pas la plus haute. Mais c’est là que la famille royale a installé son laboratoire de magie, où elle élabore en grand secret les plus puissants de ses sortilèges. Nous y retrouvons la reine et son prince consort au cœur d’une de leur discussion mystique :

- Eloa, où as-tu encore mis la bave de crapaud ?
- J’ai tout utilisé hier soir ! répond la magicienne de la pièce d’à coté.
- Mais j’en ai absolument besoin pour le nouveau philtre magique que je suis en train d’essayer.
- Va donc en racheter sur le boulevard des merveilles. Tu en profiteras aussi pour me prendre de la poudre de fée et des graines d’ellébore, s’il te plaît.

Soudain les murs de la tour se mettent à trembler.

- Ma mie, c’est toi ?
- Non, je croyais que c’était toi.
- On dirait encore un tremblement de terre !

Carali regarde par la fenêtre.

- Ca semble effectivement général. La ville est toute agitée.
- Que comptes-tu faire ?
- Aller acheter de la bave de crapaud !

Le magicien emprunte la poterne nord du palais, comme d’habitude lorsqu’il veut sortir incognito. Il croise des gens qui s’inquiètent du sort de leurs proches, il entend des rumeurs de maisons écroulées sur ses habitants, et d’incendies provoqués par le dernier séisme. Il passe devant la tour des dragons. Il aperçoit des murs lézardés et des pans de toiture qui se sont effondrés. Ces tremblements de terre sont de plus en plus fréquents. Il faudrait qu’il détermine si leur cause est naturelle ou étrangère.

Mais le voici déjà au port ! Préoccupé par les derniers bouleversements de la ville, il a du dépasser le boulevard des merveilles sans s’en rendre compte.  Il revient sur ses pas. Il croit avoir la berlue : entre ces deux maisons devrait se trouver un passage, et il n’y a plus rien ! Le boulevard des merveilles a disparu !

Il rentre au palais précipitamment.

- Je t’attendais avec impatience, lui dit Eloa.
- C’est quoi ce trou dans la cour ?
- En ton absence, j’ai refait mes calculs. Mes résultats sont formels : la Terre est en train de rétrécir.
- Comment t’y es-tu prise ?
- J’ai noté la baisse de l’horizon par rapport à l’entrée du temple de Zor.
- Ca ne peut être une hausse de tout le bâtiment ?
- Il semble intact, et j’ai aussi re-fait mes mesures par rapport au phare du port.
- Ca expliquerait donc ces secousses telluriques. Mais pourquoi n’avons-nous pas eu de raz-de-marée ?
- Ca je l’ignore, mais ça peut encore arriver.
- Et ce trou ?
- J’ai lancé un sortilège pour creuser un chemin jusqu’à nos ennemis.
- Nous devons l’explorer. Qui envisages-tu pour nous accompagner ?
- Ton filleul ? Il a fait ses preuves, et s’est bien comporté lors de la dernière quête du Renouveau. Lui et son ours sont très prompts face au danger.
- Dale ? Et pourquoi pas nos jumeaux ?
- Il faut bien quelqu’un pour occuper le trône en cas de vacances prolongées.

Une nouvelle secousse se fait sentir.

- Va donc pour le fils de Lorraine ! En espérant qu’il y ait encore un royaume quand nous reviendrons.

Carali fait appel à un corbeau magique. Il écrit un mot sur un billet et l’attache à une aile du volatile. Puis il le relâche et celui-ci s’envole vers le nord.

Une heure plus tard, Dale et son ours apparaissent.

- Me voici, parrain. J’ai fait aussi vite que j’ai pu. Combien de coudées de corde dois-je aller chercher à l’intendance ?
- Ce ne sera pas nécessaire, je vais utiliser un nuage flottant pour nous faire descendre.

Ils montent donc tous les trois, quatre en comptant l’ours, sur la plateforme de brume que le magicien fait apparaître. Le trou descend à la verticale.

- Nous croisons là de nombreuses galeries, comment savoir quelle est la bonne ?
- Le tunnel n’est-il pas sensé nous amener directement à nos adversaires ?
- Mon sortilège n’a qu’une portée limitée. Il est possible qu’il n’aille pas jusqu’au bout si l’ennemi est trop loin.
- Il y a quelqu’un tapi dans l’ombre, murmure Dale.

Carali approche son bâton lumineux de l’entrée de la galerie. Ils aperçoivent un vieillard aux cheveux blancs, vêtu d’une armure de cuir. Malgré son âge apparent, il semble encore vigoureux.

- Je crois reconnaître ce visage… dit Eloa.

Comme l’homme ne dit rien et reste immobile, Carali approche encore son bâton.

- Mais oui ! C’est Ziat, le maître d’armes de feu le roi Uhr ! Ca alors ! Vous aviez disparu corps et âme durant la guerre contre le prince Corn !
- Il y a quelqu’un d’autre ici, avertit Dale.

Une femme s’avance, avec les cheveux blancs elle aussi. Elle a du être très belle. En reconnaissant le pendentif d’argent qui brille à son cou, la reine s’exclame :

- Une adepte de Kita ! Ziat, que faites-vous donc avec cette ennemie du royaume ?

Comme l’homme ne prononce toujours aucune parole, Eloa comprend :

- Vous êtes le maître secret de la guilde des voleurs d’Uhr ! Orion avait donc raison de soupçonner quelqu’un de son entourage !
- Nous combattons pour l’instant la même menace, intervient la prêtresse. Je m’appelle Laura.
- D’accord, déclare Carali, faisons route ensemble. Notre problématique est la suivante : nous ignorons quel chemin prendre.
- Laissez-moi vous guider, répond Laura.

Ils quittent donc la plateforme de brume et continuent dans les couloirs. A chaque bifurcation, la prêtresse interroge sa déesse sur la direction à prendre. Leur voyage sous terre dure plusieurs jours. Chaque nuit, ou plutôt, ce qui leur semble être la nuit, ils montent des tours de gardes : Ziat, Dale et son ours en premier, puis Laura, Eloa et Carali en second. Chacun songe qu’il eut mieux valu organiser trois tours, mais aucun parti ne veut faire confiance à l’autre.

Enfin ils arrivent à l’entrée d’une vaste grotte. Elle est éclairée d’une lumière surnaturelle qui leur fait d’abord penser qu’ils sont retournés à l’air libre. Mais en lieu et place du ciel, il n’aperçoive que de la roche, veinée de matière lumineuse. Au loin ils entendent le bruit de la mer, et en contrebas ils distinguent de la végétation et une plage.

- Il s’agît d’une mer souterraine, dit Carali. L’eau provient sans doute de la mer intérieure par ruissellement depuis la surface.
- Mais comment expliquer que la grotte ne soit pas pleine d’eau ?
- Le ruissellement ne doit pas être très important, et il est possible que l’eau remonte sous forme de vapeur ou de geyser si elle rencontre de la lave, ce qui n’est pas impossible, compte tenu de notre profondeur. Quant à la lumière, je crois que le plafond de cette grotte contient de l’orichalque, qui a la propriété de briller dans le noir.
- L’oracle indique la direction du sud, dit Laura. Il va falloir trouver un moyen de traverser cette mer.
- Il y des traces, déclare Dale en examinant le sable.
- Où ça ? Le ressac a tout effacé ! Il faut avoir tes yeux pour les apercevoir ! répond Carali. Ma mie, tu maintiens toujours notre sphère d’invisibilité ?
- Oui, et je surveille toujours que le plafond ne nous tombe pas sur la tête.
- Ce n’est pas nécessaire, déclare Dale. Je reconnais ces traces ! Tatie ? Tu peux te montrer, c’est nous !

Une elfe sort des fourrés proches, un arc à la main. Elle est accompagnée d’une autre femme.

- Elinoëe ! Quelle bonne surprise ! Qui donc est avec toi ? demande Eloa.
- Bonsoir ma sœur… dit la prêtresse de Kita à l’inconnue.
- Bonsoir ma sœur, répond celle-ci. Je vois à ton insigne que tu es montée en grade.
- Oui. J’ai pris la succession d’Agatha à la tête de mon culte. Mais toi aussi tu es montée en puissance, non ?
- Oui. A la mort de notre père et de Barras, j’ai pris la direction des adeptes survivants de Fafir.
- Cordi et Georg sont également là, précise la demi-elfe. Ils coupent du bois un peu plus loin pour fabriquer un radeau tandis que nous montons la garde, Diane et moi.
- Ce ne sera pas nécessaire, intervient, malicieux, Carali.

Il prononce une formule. Dans un bouillonnement, un bateau jaillit et émerge de la mer.

- C’est la nef magique d’Uhr. Puisqu’elle marche à la surface, j’ai pensé quelle marcherait ici aussi.

Ils montent tous à bord, et naviguent plusieurs jours sur ce si singulier navire, qui avance sans voile ni rames, par la seule volonté de son barreur. Guidés par les oracles des deux sœurs, Laura et Diane, ils arrivent en vue de hautes tours polygonales.

C’est une île dont ils font rapidement le tour. Elle est apparemment déserte. Ils se décident à l’accoster. Les deux magiciens examinent les bas-reliefs des tours.

- Il s’agit des vestiges d’une très ancienne civilisation de créatures surnaturelles.
- Ces espèces d’hommes à tête de poulpe que l’on voit sur ces fresques ?
- Précisément. Ils avaient développé des pouvoirs psychiques qui leur permettaient de dominer les humains de la surface.
- A propos de pouvoirs psychiques, ne serions-nous pas à la verticale des Iles Anciennes ?
- A quoi songes-tu, ma mie ?
- A Brand !

Eloa et Carali se tournent alors d’un œil accusateur vers Laura.

- Hé ! Je n’y suis pour rien ! Quand Brand a subitement accru ses pouvoirs, il s’est progressivement éloigné de ma déesse Kita.
- Que sais-tu de ses dernières manigances ?
- Il projetait d’envahir la ville des dieux des profondeurs pour accroître encore ses pouvoirs. Cela doit être cette cité.

Soudain deux nouvelles formes humanoïdes apparaissent à côté d’eux. Sur le qui-vive, Ziat et Dale sont prêts à réagir.

- Arrêtez ! C’est nous, Lorraine et Arn !
- C’est bon, Dale, repose ton arc, dit Carali. Comment avez-vous fait pour savoir, et pour venir ? demande-t-il aux deux nouveaux arrivants.
- Nous avons ressenti les secousses aussi dans les terres australes, nous avons interrogé les dieux, et nous sommes passés par les plans éthérés pour vous rejoindre.
- L’éther ! Bon sang mais si bien sûr ! Comment n’y ai-je pas pensé tout de suite ?

Puis Lorraine se tourne vers Dale :

- Mais laisse-moi te regarder, cela fait vingt ans déjà ? Comme tu es grand ! Et comme tu lui ressembles…
- Avez-vous refait votre vie, mère ?
- J’ai vécu quelque temps avec Arn, puis je me suis remarié avec un adepte de Mara pour des motifs politiques. Mon mari est devenu depuis grand prêtre de notre déesse, et je suis restée bibliothécaire en chef.
- Et je suppose que vous n’avez pas pu revenir pour les mêmes raisons politiques ?
- Oui. Tu m’en veux de t’avoir abandonné?
- Non. Tatie Elinoëe et parrain Carali se sont bien occupés de moi, et je vous remercie de m’avoir donné la vie.

Lorraine se penche vers l’ours, lui flatte le col, et le regarde dans les yeux en lui parlant grâce à un charme.

- Et je te remercie, toi aussi, d’avoir si bien veillé sur mon / notre fils. Je n’espérais plus te revoir…
- Touchante réunion de famille, déclare Cordi à Georg en aparté.
- Oui. Ca tourne un peu à la réunion d’anciens combattants.
- Alors restons sur nos gardes. L’expérience montre que lorsque le destin nous réunit ainsi, ce n’est jamais en vain.

Ensembles, ils terminent d’explorer la cité. Au cœur du palais, ils découvrent une vaste salle d’où émanent des grondements. En son centre une grande bête noire repose, d’où partent des tentacules qui s’enfoncent dans le sol.

- Approchez, mes futurs sujets ! crie une voix provenant de la bête.
- C’est Brand ! dit Carali. Ne nous avançons pas plus.
- Si j’avais voulu, je vous aurais déjà détruits. Mais j’ai besoin d’un public pour m’applaudir !
- Est-ce toi qui parle, où est-ce cette bête qui t’a englouti ?
- Ce que vous appelez bête n’est qu’un outil qui me permet de convertir la matière en énergie magique. Lorsque j’aurai réduit la planète à la taille d’un astéroïde, je la reconstruirais à ma convenance, et je serai le seul maître !
- Mais il existe un autre maître : celui qui a construit cette machine. Il t’est supérieur.
- Les dieux des profondeurs en sont les créateurs, mais je les ai éliminés avant qu’ils ne puissent s’en servir et ai achevé cette machine. Je suis donc le seul seigneur qui reste.
- Pourquoi ne devons nous pas nous approcher plus ? demande Georg en aparté.
- Brand dispose d’un pouvoir insidieux qui rend fous ceux qui s’approchent trop.
- Bah ! Je suis déjà fou !

Georg tire son épée et charge. Au moment où il frappe un tentacule, un grand éclair bleuté tonne. Le guerrier est projeté en arrière. L’épée et le tentacule disparaissent.

- Je croyais cette arme invincible, dit Carali.
- Elle l’est, répond Georg. Mais je ne la maîtrise pas totalement. Il lui est déjà arrivé de me faire faux bond par le passé, et de « s’absenter ».
- Même l’épée du Chaos ne peut rien contre moi ! Vous êtes tous mes esclaves ! jubile Brand.
- Nous sommes deux grandes prêtresses : Laura et Diane, plus une autre virtuelle : moi, plus l’envoyé de Fafir, dit Lorraine. Nous pouvons peut-être lancer un appel commun à nos dieux ?
- Ca fait une heure que j’essaie de me transformer, murmure Cordi entre ses dents, mais rien à faire !
- Vos dieux ne m'inquiètent pas, clame Brand. Ce ne sont que les représentations de vos angoisses et de forces que vous ne comprenez pas. Vous leur prêtez pour vous rassurer des pensées et des sentiments humains. Mais ce ne sont que des coquilles vides.
- Blasphème ! s'exclame Lorraine.
- Non, il a raison... intervient Georg.

Lorraine se retourne vers lui, visiblement en colère.

- Et qui es-tu, toi, pour soutenir de tels propos ?

Georg rit.

- Peut-être un dieu, justement !
- Mais voici le prince Orion en personne ! clame Brand. Je n’attendais plus que vous pour commencer mon triomphe !
- Je vois que votre dame dryade : Agnès du Chêne, vous accompagne, remarque Eloa. Est-ce à dire que votre quête est finie, et que vous avez enfin retrouvé l’œil de P’tha ?
- En tombant au sol, l'Œil s'est cassé en deux morceaux, répond le prince. Puis chacun d'eux se sont encore cassés en deux, et chacun de ceux-ci encore en deux, et ainsi de suite a l'infini. Puis ces morceaux ont étés dispersés par les éléments. Ce qui fait qu'ils sont partout. Ils sont dans l'air que nous respirons, la terre que nous foulons, l'eau que nous buvons, le feu qui nous réchauffe. Ils sont dans nos reins, nos cœurs, nos têtes. Chacun de nous contient donc une parcelle infinitésimale du divin, et chaque parcelle vaut le tout. Nous sommes tous différents, mais tous semblables quand même...

Un silence suit cette déclaration.

- Nobles paroles...
- Mais il faudrait les expliquer aussi au fou qui est en train de faire disparaître la planète entière!
- C'est que, j'ai aussi ramené ça de mes pérégrinations...
- Cette branche morte ? En quoi peut-elle nous être utile ?
- C'est un surgeon du seigneur Rhum, l'arbre de vie. Mais voyez plutôt...

Orion plante le bout de bois dans la terre, et celui-ci se met à croître, d'abord modestement, puis de plus en plus vite... La cime de l'arbre perce rapidement le plafond de la grotte jusqu'à l'air libre, puis la couche de nuages, puis le ciel et ses étoiles. Et tous courent dans ses branches, qui deviennent aussi larges que des allées, des avenues...

Il y a là les gens présents de la caverne, mais aussi tous les survivants de la Terre. Et aussi les morts ou disparus: le roi Uhr, le prince Corn, l'Egyptien, Merlin, et même le roi Noren, le duc de Patatras, Jack, Orino, Salvon, Nelak, et tous les anonymes... tous ressuscités.

Et aussi les animaux, sauvages et familiers, et les orques, les trolls, les ogres, et tous les monstres du nouveau monde magique. D'accord, ça en fait un sacré paquet, mais l'arbre est grand.

- Je suis le maître du monde ! hurle Brand. Vous n'avez pas le droit de partir ainsi ! Je suis le seigneur de l'ultime destruction ! Vous devez m'obéir !
- Hé ! Seigneur !
- Qui ose ?

Le magicien s'est retourné vers la voix qui l'interpellait, et est assommé d'un crochet du gauche.

Plus tard, Lorraine contemple un coucher de soleil sur une terre vierge.

- Un nouveau monde... Tous différents, mais semblables.

Puis elle se tourne vers le corps encore étourdi de Brand :

- Pourquoi l'as tu sauvé ? demande la prêtresse.
- Il faut de tout pour faire un monde, répond Georg.

FIN

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