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16.3. La filière de l'Égypte pharaonique pendant la phase totémique (pré-animiste, et de type couplé) :
On rappelle schématiquement l'état des relations entre la notion de matière et celle d'esprit au début de cette phase ainsi que l'objectif à atteindre à sa dernière étape. Les aspects qui relèvent de la matière sont évoqués en noir, ceux qui relèvent de l'esprit en blanc.
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Comme schématisé, les couples matière/esprit toujours au cas par cas en début de phase vont faire spécialement ressortir et valoriser leurs aspects matériels, et simultanément ils vont progressivement se polariser en entrant activement en relation les uns avec les autres. L'objectif final des liens qu'ils vont ainsi générer entre eux sera de réunir tous les aspects qui relèvent de la matière en unité globale, c'est-à-dire de faire émerger la notion globale de matière. Les aspects matériels et les aspects qui relèvent de l'esprit démarrent cette phase en couple et ils la finiront en restant toujours en couple, tout comme on l'a vu avec la Chine, mais cette fois c'est la notion de matière qui affirmera son unité en se différenciant des aspects relevant de l'esprit qui resteront du type 1+1.
Chronologie approximative de la filière égyptienne du totémisme :
– la première étape phase correspond à une période qui va approximativement de 2180 à 1780 avant notre ère, c'est-à-dire à la 1re Période Intermédiaire (de la VIIe dynastie au début de la XIe) et au Moyen Empire (fin de la XIe dynastie et ensemble de la XIIe dynastie) ;
– la deuxième étape, après un laps de 100 ans difficile à attribuer à une étape ou à l'autre, couvre approximativement la période allant de 1650 à 1470 avant notre ère, soit la fin de la 2e Période Intermédiaire et le début du Nouvel Empire (début de la XVIIIe dynastie) ;
– la troisième étape va approximativement de 1450 à 1350 avant notre ère ;
– la quatrième et dernière étape commence par la parenthèse monothéiste d’Akhenaton, et dans son ensemble elle correspond à la période qui va approximativement de 1350 à 1150 avant notre ère.
Comme la filière égyptienne est pré-animiste, dans la phase totémique c'est avec la notion de matière que se produira ce qui se passe de plus remarquable, et puisque c'est avec l'architecture que l'on est du côté de la matière, on examine d'abord son architecture.
16.3.1. Les quatre étapes de l'évolution de l'architecture dans l'ontologie totémique de l'Égypte pharaonique :
La première étape du totémisme égyptien :
Reconstitution en perspective et en plan du temple funéraire de Mentouhotep II à Deïr el-Bahari (XIe dynastie, vers – 2030) On peut voir une autre reconstitution de ce temple au 2e plan de celle du temple funéraire d'Hatchepsout, à l'étape suivante Sources des images : http://hasshe.com/egyptian-temple-sketches-5c148e378719620724b4fbd2/ et Égypte – Taschen 1997 |
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Le temple funéraire de Mentouhotep II, à Deïr el-Bahari, a été construit vers 2030 avant notre ère.
L'affirmation spectaculaire d'une masse matérielle s'y produit à deux reprises. D'abord, c'est la masse vaguement pyramidale du bâtiment avec ses terrasses en gradins qui s'érige et qui s'étale avec force, plus loin, c'est la masse de la montagne, servant de butoir au temple qui pénètre à sa base et qui s'approprie ainsi l'imposante présence matérielle de sa brutale falaise. Entre ces deux effets de masse, la cour arrière forme un creux matériel plus discret mais toutefois bien affirmé grâce à sa forme carrée. Quant aux effets de liens, ils sont produits par les terrasses arrière qui entourent la cour du temple et se raccordent à la base de la montagne, par tous les murs qui prolongent latéralement le massif à gradins pour se raccorder, directement ou par étapes aux deux flancs du cirque à l'intérieur duquel le temple est inséré, et évidemment par la rampe d'entrée qui relie l'étage du bâtiment à sa cour principale. Par tous les moyens possibles, ce bâtiment à gradins se relie donc à son environnement, et l'on peut même supposer que cet étroit cirque en pied de montagne a été spécialement choisi pour donner l'occasion de raccorder à de multiples reprises le bâtiment à son environnement proche. Contrairement à ce que l'on a vu dans l'architecture minoenne aux chapitres 16.1.1 et 16.1.2, les effets de lien ne sont pas produits ici par des lignes d'entablements que notre esprit peut suivre des yeux, ni par des frises graphiques horizontales que l'on peut aussi suivre des yeux, mais par des murs, des massifs de rampe et des surfaces en terrasse se raccordant à la montagne, c'est-à-dire par des procédés utilisant chaque fois la masse, la surface ou la continuité des matériaux, bref, des procédés propres à mettre en valeur la matière. Et de la même façon, l'érection de la masse du temple puis celle de la montagne correspondent à des effets de masses matérielles, tout comme le creux de la cour arrière correspond à un effet d'enveloppement matériel.
Il est à noter que la surélévation centrale du bâtiment à terrasses est parfois imaginée plus haute que sur la reconstitution donnée ici, par exemple couverte d'un dôme, ou plantée d'arbres puisqu'elle correspond à un noyau laissé en pleine terre descendant jusqu'au niveau le plus bas du bâtiment.
Les spirales de la filière pré-naturaliste étaient des formes du type 1/x s'ajoutant en 1+1, et pareillement les effets matériels isolés sont ici du type 1/x et s'ajoutent en 1+1. Ainsi, la forme en gradins du temple principal s'affirme clairement comme une unité divisée en de multiples étages comportant chacun de multiples colonnes, elle est donc du type 1/x. Le creux de la cour, formé par le regroupement de multiples côtés divisés chacun en multiples colonnes est lui aussi du type 1/x, tout comme la falaise de la montagne dont le massif unitaire est divisé en multiples replis. Toutefois, la succession de l'esplanade d'entrée du temple, de son volume pyramidal en terrasses, du creux de sa cour arrière, puis de la falaise fermant le site, ne génère aucune forme d'ensemble repérable, sinon la succession de 1+1 évènements plastiques alignés à la suite les uns des autres.
À la première étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le continu/coupé. Toutes les parties du bâtiment forment une suite matérielle continue puisque toutes ces parties se touchent, mais notre esprit y distingue des étapes qu'il coupe ainsi visuellement les unes des autres : d'abord il y a l'esplanade d'entrée, puis le bâtiment à gradins que la rampe d'accès rend continu avec l'esplanade mais dont la progression est interrompue par l'étage supérieur, puis une surélévation locale de la terrasse haute, puis il y a la cour fermée qui forme un creux derrière le bâtiment principal, puis il y a un second corps de bâtiment couvert par une large terrasse, puis il y a la montagne dont la falaise abrupte vient finalement couper la progression continue de ces séquences successives.
L'effet qui nous apparaît d'emblée est le fait/défait : en émergeant à l'extrémité de la large surface nivelée de son esplanade, et dans la rectitude de ses formes géométriquement bien faites, isolé de son environnement naturel par des murs rectilignes, le bâtiment défait le caractère naturel et irrégulier du site. Ses formes se répandent en relié/détaché : le bâtiment est relié de multiples façons au sol de son esplanade d'entrée et aux flancs de la montagne qui l'entoure, et il se détache visuellement en tant que pyramide à gradins contrastant brutalement avec son environnement. Le bâtiment s'organise par des effets de centre/à la périphérie : le bâtiment principal a une forme centrée qui trouve son équilibre visuel en s'étalant de façon égale sur toute sa périphérie, et cette même forme centrée fait contraste aux nombreuses liaisons qu'elle établit avec le paysage situé sur toute sa périphérie. Enfin, un effet d'entraîné/retenu résume les précédents : toutes les liaisons établies par les murs, la rampe et les terrasses latérales dispersent notre regard, l'entraînent horizontalement ou obliquement vers toutes les directions, et en contraste la forme de la pyramide à gradins le retient sur l'axe vertical de sa masse.
La deuxième étape du totémisme égyptien :
Reconstitution du temple funéraire de la Reine Hatchepsout à Deïr el-Bahari (vers 1470 avant notre ère) À l'arrière plan, celui de Mentouhotep II envisagé à l'étape précédente Source de l'image : |
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Nous restons sur le site de Deïr el-Bahari, cette fois pour le temple funéraire que la Reine Hatchepsout s'est fait construire à droite de celui de Mentouhotep II. On doit sa conception et sa mise en œuvre à Sénènmout, intendant royal et architecte d'Hatchepsout.
À la deuxième étape des arts plastiques de la filière occidentale on avait observé une systématisation et une densification des procédés utilisés à la première, spécialement concernant l'utilisation de spirales. C'est le même procédé de systématisation que l'on trouve ici, par une multiplication des terrasses décalées reliées par des rampes, et par l'amplification des lignes de colonnades marquant les étapes de la progression depuis la première cour jusqu'au bas de la haute falaise qui bouche l'horizon. Simultanément, l'allure centrée du bâtiment disparaît, l'ensemble adoptant plus clairement l'allure d'un axe de cheminement scandé par 1+1 étapes successives. Toutefois, chacune de ces étapes relève toujours individuellement du type 1/x : les deux premières façades sont des unités bien affirmées divisées en deux par la rampe centrale, toutes les façades sont unifiées par la répétition de x colonnes parfois accompagnées de x statues colossales, et la falaise d'extrémité forme un massif naturel unique divisé en multiples plis rocheux.
Comme à la première étape, ce sont des effets de surfaces matérielles qui affirment la continuité de cheminement et qui en marquent les ruptures par des décalages de niveaux et des écrans, des effets matériels qui occasionnent donc, pour les uns des effets de liaison, de raccordement, de regroupement en continuité, pour les autres des effets répétés d'émergence verticale, d'affirmation de la présence de la matière que l'on franchit de façon répétée lors de la progression. Des effets de liaisons matérielles et des effets répétés d'affirmation matérielle : on retrouve là les caractéristiques des deux premières étapes de toute ontologie totémique, et ici ces effets concernent très normalement des aspects matériels puisque l'on est dans une filière pré-animiste.
On a prévenu que la filière égyptienne avait un caractère couplé, comme celle de la Chine, c'est-à-dire que les notions de matière et d'esprit y sont d'emblée ressenties en couple. Dans cette architecture l'esprit se caractérise par la ligne oblique du bord des rampes que l'on suit les yeux ainsi que par les statues qui attirent l'attention de notre esprit : les alignements de sphinx bordant l'axe central et les statues adossées aux façades, principalement devant la dernière façade dont tous les piliers étaient masqués par une haute statue en pied. En Chine, les expressions plastiques attirant l'attention de l'esprit s'exerçaient obligatoirement au moyen de supports matériels dont elles devaient se dégager, ce qui a donné lieu à des tracés de spirales ressortant progressivement des surfaces sur lesquelles elles étaient peintes, et à des tracés en relief ressortant de la surface des bronzes avec lesquels ils étaient coulés. Dans l'architecture égyptienne, on est cette fois du côté de la matière et dans une filière dans laquelle la matière est en train d'ériger son unité. Cette situation la met dans une position très privilégiée puisqu'elle n'y a pas besoin comme en Chine de s'affirmer contre la notion qui lui est partenaire, elle a seulement besoin de se faire accompagner d'elle afin de bien signifier que les deux vont ensemble. Ici, il suffit donc de bien lisser le dessus des balustrades des rampes pour que l'œil accompagne la progression de leur surface, il suffit que des alignements de sphinx s'intercalent dans l'alignement des rampes pour scander la continuité de l'axe du cheminement, et il suffit que des statues doublent la présence des poteaux de la dernière façade pour accompagner l'effet de coupure que produit cette façade dans la progression de ce cheminement. Tout naturellement ainsi, les effets qui attirent l'attention de l'esprit se retrouvent en situation secondaires, et évidemment soumis à la disposition matérielle de l'architecture du bâtiment.
L'effet de continu/coupé porte à nouveau la relation entre les deux notions : une première cour est matériellement continue avec une seconde par l'intermédiaire d'une rampe que notre esprit suit des yeux tandis qu'un dénivelé matériel brutal marque la coupure entre les deux cours, puis une seconde rampe que notre esprit suit des yeux rend matériellement continue la seconde cour avec la première terrasse du bâtiment, la coupure de continuité entre les deux surfaces étant marquée par une longue colonnade, et une autre colonnade encore, habillée de statues qui capent l'intérêt de notre esprit, coupe la progression vers la terrasse arrière qui, elle-même, permet de s'enfoncer matériellement par une galerie sous le pied de la falaise après avoir franchi la coupure d'une dernière colonnade.
L'effet qui apparaît d'emblée est l'effet d'ensemble/autonomie : l'ensemble de l'architecture organise un cheminement le long d'un axe central, et ce cheminement est marqué par des événements visuels très autonomes les uns des autres. Mieux, chacun de ces événements se répète plusieurs fois (effet d'ensemble) dans des situations bien repérables individuellement (effet d'autonomie) : plusieurs fois une grande terrasse sur un niveau bien décalé des autres, plusieurs fois une rampe bien séparée des autres, plusieurs fois une façade à portique mais avec des largeurs différentes et des statues très différentes d'un étage à l'autre. La forme de l'architecture se répand par un effet d'ouvert/fermé : la continuité du cheminement de cesse d'être interrompue, fermée, par la présence de dénivellations ou de façades construites, mais des rampes ouvrent la possibilité du cheminement d'une terrasse à l'autre tandis que de nombreuses ouvertures entre piliers rendent chaque façade poreuse, traversable, et donc ouverte. L'architecture s'organise en ça se suit/sans se suivre : ça se suit toujours puisqu'il y a l'organisation d'un cheminement, mais ça ne se suit jamais sur un même niveau si bien que chaque terrasse ne suit pas le plan occupé par la précédente. Enfin, ces effets sont résumés par un effet d'homogène/hétérogène : le principe de longues rampes précédées d'allées de sphinx et reliant des terrasses est utilisé de façon répétée, donc homogène, mais ces allées de sphinx ne sont que la répétition homogène de l'hétérogénéité d'une statue de sphinx, tandis que les rampes à la pente homogène tout le long de leur parcours se terminent systématiquement à l'endroit d'un brutal dénivelé du bâtiment, et donc à l'endroit d'une brutale hétérogénéité.
La troisième étape du totémisme égyptien :
Reconstitution graphique du temple funéraire d’Aménophis III,construit sur la rive Ouest de Thèbes de 1386 à 1349 avant notre ère. Ce temple est aussi appelé Aménophium
Source de l'image : dessin de Jean-Claude Golvin dans « Voyage en Egype ancienne » (Editions ACTES SUD/Errance - 1999) |
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Toujours à Thèbes et sur la rive Ouest du Nil, mais un peu plus au sud que les deux exemples précédents, l'Aménophium, le temple funéraire qu’Aménophis III se fit construire vers 1386 à 1349 avant notre ère.
La disposition en 1+1 étapes successive est facile à lire, chacune de ces étapes étant scandée par un couple (donc type 1/x) de gigantesques pylônes enserrant l'axe de la progression vers le fond du sanctuaire. Les masses matérielles de ces pylônes qui émergent et se dressent vers le ciel correspondent à la répétition de l'affirmation d'éléments matériels, tandis que les murs latéraux reliant tous ces pylônes autour de cours successives correspondent à la création de liens destinés à regrouper ces éléments matériels.
Plus que par ces caractéristiques qui valent pour toutes les étapes de la phase totémique, cette étape se caractérise par la combinaison des effets d'émergence matérielle de la masse des pylônes avec la présence des portes, des statues colossales et des étendards flanquant ces pylônes, accusant ainsi l'axialité de leur groupement par paires tout en attirant l'attention de notre esprit. Comme dans le temple funéraire de la Reine Hatchepsout, des files de sphinx soulignent le cheminement axial entre deux étapes, mais ici la combinaison « portail-statues colossales-oriflammes » devient le contrepoint principal aux effets de masse produits par les pylônes ou, plus exactement, elle devient la concurrente visuelle de ces effets de masse. Désormais, on a affaire en effet à une très sèche concurrence entre les effets qui relèvent de la matière dont la massive érection verticale est très rapidement perçue, et d'autre part les effets qui requièrent l'attention de l'esprit et qui doivent être longuement et soigneusement examinés : le détail des moulures des portails, le détail des gravures qui y sont sculptées, les multiples trajets verticaux des mâts portant les oriflammes et le papillotement visuel de ceux-ci, le détail du volume des statues colossales. Cette concurrence, qui se répète à chaque franchissement de pylône entre des effets de masses matérielles et des effets visuels requérant l'attention de l'esprit, résulte de la séparation entre les effets matériels et les effets relevant de l'esprit rencontrée à la troisième étape de toutes les filières. Ici les deux notions doivent se séparer afin de donner plus de liberté aux aspects relevant de la matière pour se rassembler entre eux, mais comme dans la filière chinoise les deux notions restent malgré tout couplées, ce qui implique que chacune ne s'affirme pas isolément de l'autre mais qu'elles se confrontent tout en restant groupées, qu'elles se séparent visuellement tout en restant collées l'une à l'autre. En Chine, on avait vu les surfaces en turquoise complètement collées aux tracés en bronze d'une broche de la culture d'Erlitou, et aussi les dessins en relief moulés dans la masse même des premiers vases en bronze de la même époque. En Égypte, on voit maintenant les portails, les oriflammes et les statues colossales parfaitement collés ou adossés aux paires de pylônes dont ils se détachent visuellement, et de façon plus discrète on peut dire la même chose des tores en relief qui soulignent tous les angles des pylônes, et la même chose des gorges dites égyptiennes qui ceinturent leurs sommets. Chaque fois, il s'agit de moulures en relief ou en creux que notre esprit suit des yeux et qui se démarquent visuellement des massifs maçonnés auxquelles elles sont toutefois parfaitement collées.
À la troisième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le lié/indépendant. Il correspond précisément à la confrontation visuelle que l'on vient d'envisager entre les masses matérielles des pylônes et les groupes de « portails-statues colossales-oriflammes » qui attirent l'intérêt de notre esprit et qui sont collés aux pylônes, et donc liés à eux, tout en en étant visuellement très indépendants.
L'effet qui apparaît d'emblée est le rassemblé/séparé : les pylônes et la salle hypostyle d'extrémité forment une suite de masses matérielles rassemblées sur un même axe de progression et séparées les unes des autres par des cours ; chaque couple de pylônes est formé de deux pylônes séparés rassemblés par un portail, de même que les statues colossales sont à chaque fois rassemblées en couple de statues bien écartées l'une de l'autre, et de même que les oriflammes séparées les unes des autres sont rassemblées en groupes séparés mais rassemblés par paires sur chaque couple de pylônes. Cette architecture se répand par des effets de synchronisé/incommensurable : bien que leurs évolutions verticales soient parallèles, et donc incommensurables entre elles, les pylônes savent s'arrêter à la même hauteur, c'est-à-dire de façon synchronisée. Surtout, il faut considérer que nous percevons les masses matérielles des pylônes en les ressentant dans la masse de notre corps, par analogie avec la façon dont la pesanteur s'exerce sur notre corps, et que c'est aussi avec notre corps que nous ressentons l'effet d'enveloppement que produisent les murs latéraux qui cernent les cours, tandis que c'est avec nos yeux que nous lisons les trajets verticaux des oriflammes, les trajets obliques et horizontaux des tores et des gorges égyptiennes qui bordent les pylônes, les détails de la gravure des portails et ceux des sculptures colossales. Ces deux modes de lecture, par le ressenti du corps et par le suivi du regard, sont incommensurables pour notre perception, mais nous constatons sans peine que les deux registres de formes concernés sont parfaitement synchronisés puisqu'ils se confrontent avec régularité. Les formes s'organisent en continu/coupé : elles s'organisent en une suite continue de cours coupées les unes des autres, et chaque couple de pylônes forme un volume globalement continu coupé en deux parties par le portail qui les sépare. Enfin, déjà envisagé, l'effet de lié/indépendant résume les effets précédents. On peut ajouter que les pylônes et la cour hypostyle d'extrémité donnant accès au naos s'érigent comme autant de masses matérielles indépendantes toutefois reliées latéralement par des enfilades de murs massifs.
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Reconstitution graphique de la partie du temple de Louxor construite sous Aménophis III (vers 1360 avant notre ère) et photographie de l'état actuel de sa cour Sources des images : https://jeanclaudegolvin.com/louqsor/ et https://leonmauldin.blog/2012/07/
Autre exemple relavant de la troisième étape, le temple de Louxor tel que construit sous Aménophis III vers 1360 avant notre ère, c'est-à-dire en ne tenant pas compte de son pylône et de sa cour d'entrée qui datent de l'époque de Ramsès II, et donc de l'étape suivante.
Il se présente comme une enfilade qui commence par un volume allongé très fermé dont le toit est soutenu par une grande colonnade, se poursuit par une cour cernée d'une double rangée de colonnes papyriformes fasciculées, et se termine par une suite de salles de plus en plus basses. Dans cette architecture, on retrouve la logique de 1+1 événements autonomes les uns à la suite des autres et qui ne génèrent rien ensemble, sauf précisément, leur enfilade. Dans le cas de l'Aménophium il s'agissait d'une expression synthétique puisqu'il était impossible de lire séparément les effets des masses et les effets plastiques lus par l'esprit du fait que ces derniers s'accolaient devant les premiers. Dans le cas du temple de Louxor, nous avons cette fois une expression analytique de leur contraste, puisque le premier corps de bâtiment se lit comme une masse construite fermée, close, tandis que les colonnades, dont notre esprit suit des yeux les détails verticaux de leurs faisceaux et les articulations horizontales à la base de leur chapiteau, s'organisent autour d'une cour qui est perçue tout à fait indépendamment de la masse close du bâtiment qui la précède.
Les colonnades qui captent l'intérêt de notre esprit ne sont pas pour autant autonomes, elles s'encastrent sous des toitures soutenues par des entablements retombant par des tenons parallélépipédiques qui viennent rejoindre le dessus des colonnes. Là encore, on a affaire à deux notions couplées, celle de la matière qui couvre les colonnades et descend vers le haut de leurs chapiteaux, et celle qui relève de l'esprit et nous donne l'occasion de décomposer visuellement les nombreux détails du volume des colonnes. On peut d'ailleurs tout aussi bien considérer que ces colonnes n'ont pas de chapiteau, qu'elles sont seulement articulées par un pli à l'endroit d'une partie lisse qui se gonfle alors vers leur partie haute, et donc que la masse de leur matière et le poids de la masse qu'elles soutiennent sont ici spécialement mis en valeur. Cela diffère clairement des colonnes à chapiteau du palais de Knossos correspondant à une ontologie additive où les jets verticaux des colonnes font contraste avec les horizontales des entablements qu'elles supportent, des entablements qui n'expriment pas des charges à porter, de la matière à porter, mais servent de liens visuels entre les diverses colonnes alignées, cela tandis que les chapiteaux y ont une dynamique propre assurant une transition visuelle autonome entre les jets verticaux des colonnes et les tracés horizontaux des entablements qui s'additionnent à ces jets en 1+1.
Sans envisager tous les effets plastiques propres à cette étape, on souligne comment ces colonnes papyriformes rendent bien compte de l'effet de lié/indépendant : les faisceaux verticaux de leurs parties basses et de leurs têtes sont autant de tiges autonomes en relief qui sont reliées par les parties lisses qui en font le tour à l'endroit de l'étranglement situé à la base de leurs faux chapiteaux.
La quatrième et dernière étape du totémisme égyptien :
À gauche, photographie du temple funéraire de Ramsès III à Médinet Habou (vers 1175 à 1150 avant notre ère), à droite, reconstitution graphique du temple funéraire de Ramsès II à Abydos (vers 1250 avant notre ère) Sources des images : https://www.travelcities.net/wp-content/uploads/2018/01/aP1460392.jpg et https://jeanclaudegolvin.com/abydos/ |
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Du temple funéraire de Ramsès III à Médinet Habou, construit vers 1175 à 1150 avant notre ère, on ne va considérer que le noyau principal. À cette époque, ce temple était incorporé dans un ensemble de constructions ne lui permettant pas d'apparaître complètement isolé comme le montre la photographie de son état actuel. Par différence avec les temples de l'étape précédente, ce noyau ne correspond pas seulement à la partie finale d'une succession de pylônes et de cours organisés sur un axe de progression, il se présente comme une unité fermée dont, même à l'époque, on pouvait faire le tour. Son second pylône est spécialement remarquable, installé qu'il est à cheval sur les murs latéraux du temple et le coupant ainsi en deux : ce noyau s'organise toujours selon un axe de progression qui va de pylône en pylône jusqu'au Saint des Saints engoncé à l'extrémité du bâtiment, mais désormais il a aussi l'allure d'une unité globale divisée en deux par un couple de pylônes, c'est-à-dire qu'il relève désormais à la fois du type 1+1 et du type 1/x. Une centaine d'années plus tôt, vers 1250 avant notre ère, c'était déjà l'allure que présentait le temple funéraire de Ramsès II à Abydos dont on donne une reconstitution graphique. Si l'on compare la disposition du deuxième pylône de ce temple, coupant son volume en deux, à la disposition des pylônes du temple funéraire d’Aménophis III de l'étape précédente, nettement plus étroits que la largeur du temple et reliés entre eux par des murs continus, on peut saisir toute la nouveauté de cette disposition où les pylônes sont plus larges que les cours et où les murs sont coupés par les pylônes au lieu de servir à les relier.
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Coupe du grand temple rupestre d'Abou Simbel (vers 1250 avant notre ère) Source de l'image : Égypte – Taschen 1997 |
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Ce type de temple, toutefois, n'est qu'un aménagement de l'architecture des époques précédentes et ne monte donc que de façon timide l'originalité de la dernière étape.
L'expression la plus originale et la plus forte de cette dernière étape nous est proposée par un tout nouveau type de temple à l'époque de Ramsès II, le temple rupestre. Envisagés pour les deux premières étapes, les temples funéraires de Mentouhotep II et de la Reine Hatchepsout à Deïr el-Bahari étaient déjà des temples rupestres puisque leurs parties terminales pénétraient dans la montagne à laquelle ils s'adossaient, mais dans le cas des temples rupestres d'Abou-Simbel, édifiés vers 1250 avant notre ère, il s'agit d'une tout autre affaire puisque c'est l'ensemble de ces temples qui se développe dans la profondeur de la montagne, et même leurs façades, qui tiennent lieu de pylône, sont directement sculptées dans la masse de celle-ci. Examiner un tel temple et y pénétrer, c'est alors faire pleinement l'expérience de se confronter à la masse matérielle omniprésente de la montagne qui l'abrite.
Petit temple rupestre d'Abou Simbel (vers 1250 avant notre ère) Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Temples_d%27Abou_Simbel
Il existe deux temples à Abou-Simbel, chacun enfoncé dans un massif montagneux qui lui est propre, le « grand temple » de Ramsès II et le « petit temple » dédié à son épouse Néfertari déifiée en Hathor. Nous commençons par la façade du petit temple qui est plastiquement plus intéressante que celle du grand, même si elle est moins impressionnante.
Cette façade réalise une confrontation répétée entre la matière de la falaise descendant jusqu'au sol en grandes tranches obliques et les statues du pharaon et de sa femme qui se dressent verticalement dans les creux laissés par cette matière et dont le détail des formes captive notre esprit. Les écritures en hiéroglyphes sculptées sur les tranches obliques confrontent également l'esprit du lecteur à la matière dans laquelle elles s'inscrivent, mais leur disposition en creux ne gêne pas la lecture rapide du plan oblique qu'elles occupent, ni celle de l'épaisseur de la tranche de matière qui s'enfonce jusqu'à l'arrière des statues, de telle sorte que l'on peut toujours bien différencier la lecture rapide que l'on peut faire de la continuité de la masse matérielle du front de la montagne de la lecture nécessairement attentive que notre esprit doit faire pour prendre connaissance du détail des formes des statues et pour lire les hiéroglyphes.
Engoncées dans leurs niches, bien séparées les unes des autres, les statues s'ajoutent en 1+1 les unes à côté des autres puisque leur réunion n'engendre aucune forme globale. Les tranches verticales de matière rocheuse, remplacées au centre par un massif plus large terminé par un pan vertical, s'ajoutent elles aussi en 1+1 les unes à côté des autres. Toutefois, pendant tout leur parcours elles forment ensemble un même plan oblique, celui de la façade, et dans leurs parties supérieures elles se relient dans une bande horizontale continue qui les tient ensemble, une bande qui était initialement complétée par une gorge égyptienne aujourd'hui effondrée. De ces tranches matérielles séparées, on peut donc dire qu'elles sont autant de divisions d'un plan « en peigne » qui forme une unité globale qui les réunit. D'un autre point de vue, on peut également dire de cette façade oblique, regroupée dans un plan visiblement taillé par des humains, qu'elle forme une unité globale se différenciant globalement du reste de la masse matérielle de la montagne dans laquelle elle est creusée. La masse matérielle de cette montagne est donc à la fois une et deux, puisqu'une partie est laissée à l'état brut et que l'autre est taillée suivant un plan oblique en léger retrait, elle est ainsi une première fois du type 1/x. À son tour, sa partie taillée se lit en 1/x puisqu'en unité globale divisée en multiples bandes obliques, cela tout en restant une addition de 1+1 tranches triangulaires perpendiculaires à la façade et se terminant par l'une de ces bandes obliques.
On trouve donc ici les conditions caractéristiques de la dernière étape du totémisme dans une filière pré-animiste : s'ajoutant toujours en 1+1 les différents aspects matériels ont trouvé le moyen de se faire également lire dans le cadre d'une unité globale du type 1/x, et d'autre part on ne peut pas lire ces aspects matériels sans s'affronter aux aspects qui relèvent de l'esprit et qui correspondent ici aux statues monumentales et aux écritures hiéroglyphiques qui réclament toute l'attention de notre esprit pour en découvrir les détails et pour en déchiffrer la signification. Dans cette filière, les notions de matière et d'esprit sont donc toujours ressenties en couple, même si l'unité dont bénéficie désormais l'une ne se répercute pas sur l'autre : les statues restent seulement alignées en 1+1, isolées les unes des autres dans leurs niches respectives, et elles ne génèrent ensemble aucune unité globale visible contrairement à ce qu'il en va pour les aspects matériels.
À la quatrième et dernière étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le même/différent : un même flanc de montagne comporte deux parties aux aspects différents, l'un qui a gardé son aspect matériel naturel, minéral, brut et irrégulier, l'autre qui a visiblement été taillé par la volonté d'un esprit humain en plans réguliers, et deux types différents de sculpture se combinent dans une même façade, d'une part une série de redans se terminant par des tranches obliques valorisant le plan matériel de la pierre, d'autre part des statues monumentales logées dans ces redans et captant l'attention de notre esprit pour en explorer les détails.
L'effet qui apparaît d'emblée est le même/différent, que l'on vient d'envisager mais que l'on peut compléter : un même plan oblique comporte différentes tranches, d'ailleurs différentes les unes des autres puisque celle du centre est plus large et que celles des extrémités sont continues avec le flanc de la montagne ; les différentes statues se dressent verticalement de la même façon mais elles sont différentes puisque les unes représentent le pharaon et les autres sa femme ou la déesse Hathor. La forme de la façade se répand par des effets d'intérieur/extérieur : son extérieur est creusé à l'intérieur de la montagne, et elle comporte des redans dont la surface extérieure enveloppe des niches qui sont autant de creux intérieurs qui reçoivent l'extérieur des statues monumentales. La forme de cette façade s'organise par des effets d'un/multiple : un seul flanc de montagne a deux aspects différents ; un seul plan oblique de façade est divisé en multiples tranches ; un même type de statues monumentales est reproduit de multiples fois ; un même plan oblique uni est parsemé de multiples hiéroglyphes. Tous ces effets sont résumés par des effets de regroupement réussi/raté : le plan de la façade oblique est regroupé en continuité avec le flanc oblique de la montagne mais il s'en sépare visuellement ; les têtes des statues et leurs coiffes sont regroupées avec ce plan de la façade oblique mais le regroupement de ces statues avec le reste de la façade est raté dans la partie basse de leur corps qui est strictement vertical et très en retrait de ce plan ; toutes les tranches obliques de la façade sont regroupées en unité, mais celle du milieu et celles des extrémités, du fait de leurs différences de largeur ou du fait qu'elles ne bordent une niche en creux que sur un seul côté, ne se laissent pas regrouper parfaitement dans cette unité ; enfin, si les statues monumentales forment bien un groupe de statues semblables, comme elles sont différentes les unes des autres elles ne sont toutefois pas regroupées dans un groupe de statues identiques.
Du grand temple d'Abou-Simbel, c'est de façon abusive que l'on a dit précédemment qu'il était entièrement creusé dans la montagne. En fait, sa façade était initialement précédée par une cour bordée à droite par un haut mur (on voit son amorce reconstruite à droite de la photographie) dans lequel un pylône était installé, de telle sorte que les quatre statues colossales de Ramsès II assis s'adossaient à ce qui était initialement l'équivalent d'un deuxième pylône.
Grand temple rupestre d'Abou Simbel (vers 1250 avant notre ère) Source de l'image :https://www.lci.fr/international/a-la-decouverte-des-profondeurs-du-temple-d-abou-simbel-en-egypte-2095661.html
C'est d'une façon différente de celle du petit temple que sa disposition correspond aux caractéristiques requises pour la dernière étape. Pour ce qui concerne le caractère toujours 1+1 des aspects matériels de cette architecture, il se contente de reprendre le principe du cheminement en 1+1 étapes successives de dispositions matérielles individuellement du type 1/x, c'est-à-dire en organisant le franchissement de pylônes successifs et de cours successives, le premier pylône n'étant toutefois pas dans l'axe du second, mais légèrement oblique par rapport à lui. La deuxième cour est ici interne à la montagne, avec des vautours et des étoiles peintes en plafond de la première salle et de ses bas-côtés pour simuler la présence d'un ciel. Simultanément, l'effet d'unité globale obtenu par l'aspect matériel du temple provient du fait que sa partie principale se confond avec la montagne elle-même, bénéficiant ainsi de l'unité procurée par la réalité de sa masse matérielle. Le creusement très brutal et très net du flanc de la montagne permet également de ressentir que la masse de la montagne dispose de deux aspects, et donc du type 1/x : il y a la masse de la montagne laissée brute, et il y a la masse de la montagne qui a été creusée pour y sculpter les statues colossales et les statues de taille beaucoup plus modeste qui les accompagnent.
Si la masse matérielle de la montagne et les surfaces qui sont tranchées dans cette masse ont un caractère 1/x, il n'en va pas de même des statues colossales qui requièrent l'examen attentif de notre esprit : comme dans le petit temple, elles sont seulement alignées en 1+1 les unes à côté des autres et elles ne génèrent pas ensemble une forme de plus grande échelle dont elles ne seraient que des parties.
Et comme dans le petit temple, on retrouve le caractère « couplé » des aspects matériels et des aspects qui relèvent de l'esprit : les statues colossales représentent un pharaon doté d'un esprit, d'ailleurs figuré en tant que Dieu c'est-à-dire en tant qu'esprit divin, elles sont ce qui requiert l'examen attentif de notre esprit, mais lors de leur perception elles ne sont pas séparables de la perception de la masse matérielle de la montagne dans laquelle elles ont été sculptées, et d'ailleurs, du fait de leur gigantisme, on ressent qu'elles font encore partie de la masse matérielle de la montagne.
16.3.2. Les quatre étapes de l'évolution des arts plastiques dans l'ontologie totémique de l'Égypte pharaonique :
Dans la phase totémique de la filière pré-animiste, ce qui est important se passe dans les aspects qui relèvent de la matière puisqu'ils vont progressivement s'ériger en notion globale. Avec la peinture et la sculpture on est davantage dans le domaine de l'esprit que dans celui de la matière, mais comme la filière égyptienne est de type couplé et que les notions de matière et d'esprit sont donc d'emblée pensées en couple, il n'est pas inintéressant d'étudier l'évolution de ses expressions plastiques. Sans oublier que, si la peinture est entièrement une création de l'esprit de l'artiste, une sculpture, spécialement pendant cette phase, est inséparablement un matériau en pierre et une forme sculptée par l'esprit, laquelle représente d'ailleurs souvent un personnage doté d'un esprit.
La première étape du totémisme égyptien :
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Sésostris Ier et le dieu Ptah à Karnak (vers 1950 avant notre ère)
Source de l'image : L’Égypte, de D. Wildung, aux éditions Citadelles (1989) |
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Ce curieux bas-relief en calcaire du temple de Karnak représente le pharaon Sésostris Ier enlacé par le dieu Ptah et date d'environ 1950 avant notre ère.
Le pharaon est représenté avec les conventions inaugurées à l'avant-dernière étape de la phase précédente, le ventre, les bras et la tête de profil tandis que le haut du torse est de face, ce qui implique des distorsions tellement importantes dans la perception de son corps que notre esprit ne parvient pas à se projeter d'un seul coup sur lui pour le lire, mais seulement en additionnant ses 1+1 morceaux. C'est le dieu Ptah qui apporte ici l'élément supplémentaire impliqué par la nouvelle phase : un bras semble sortir de son ventre, ou plutôt il semble prolonger un coude situé du côté gauche de son corps, mais la présence des doigts de sa main gauche nous indique que cette bizarrerie concerne le bras droit et non le gauche. Inévitablement, dans ces conditions notre esprit ne peut pas saisir globalement la représentation du dieu, il doit la décomposer en plusieurs parties s'ajoutant l'une à l'autre en 1+1. Si, malgré ses déformations excessives, la matérialité du corps du pharaon peut encore nous apparaître globalement, il n'en va donc pas de même pour la matérialité du corps du dieu, car il est matériellement impossible que son avant-bras droit, très bas placé et semblant situé du côté gauche du corps, puisse être continu avec son épaule droite dont on voit l'amorce qui se lève derrière la main du pharaon. Rien d'anormal toutefois pour cette phase totémique puisque, si les différents aspects de la matérialité sont séparément du type 1/x (par exemple, une main visiblement divisée en multiples doigts), leur regroupement se fait toujours en 1+1. Nous avons donc ici un dieu dont la matérialité du corps comporte un torse et une tête + un avant-bras droit et sa main qui ont une matérialité tout à fait autonome de celle de la partie principale de son corps, et la même chose vaut pour l'assemblage de ces deux personnages dotés d'un esprit, chacun étant incohérent car addition de 1+1 membres incompatibles entre eux, mais la forme matérielle sculptée de chacun se divise en multiples parties et détails et relève donc du type 1/x, tandis que l'imbrication matérielle de ces deux corps sculptés relève du type 1+1 puisqu'elle ne forme aucune forme lisible à plus grande échelle.
Rappelons-nous ce que l'on doit voir à la première étape dans la filière pré-animisme : les aspects qui relèvent de la matière s'efforcent de se mettre en valeur pour se distinguer des aspects qui relèvent de l'esprit avec lesquels ils sont encore fortement groupés, et simultanément ils doivent démontrer une volonté de commencer à se regrouper, à se lier ensemble. C'est très exactement ce que fait ici cet avant-bras droit incongru : il se fait tout spécialement remarquer en apparaissant très anormalement comme s'il sortait de derrière le côté gauche du dieu, et il provoque un effet de lien très spectaculaire puisqu'il donne l'impression, contre toute vraisemblance, d'enlacer le pharaon en conjonction avec l'enlacement suggéré par sa main gauche, et donc avec son avant-bras gauche.
À la première étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le continu/coupé : l'avant-bras droit est matériellement continu avec le ventre du dieu, mais notre esprit relève l'anomalie de cette continuité et le considère coupé de son corps car il n'est pas possible qu'il soit ainsi positionné. Dans le même temps, cet avant-bras coupe matériellement en deux le corps du pharaon, mais notre esprit rétablit logiquement la continuité qui existe entre le bas et le haut de celui-ci.
L'effet que l'on perçoit d'emblée est le fait/défait : bien qu'il soit fait, il est évident que le corps du dieu est complètement défait pour qu'une telle continuité existe entre son ventre et son avant-bras droit. La forme se répand en relié/détaché, ce qui correspond à la façon dont les deux représentations en bas relief se font voir : du fait de leur aplatissement dans une faible épaisseur elles restent bien reliées à leur arrière-plan tout en se détachant visuellement de celui-ci par un léger relief, et elles se détachent l'une de l'autre par un léger filet gravé en creux dans le plan continu qui les relie. La forme s'organise par un effet de déstabilisation propre au centre/à la périphérie, en l'occurrence en nous déstabilisant par une représentation logiquement impossible. L'effet d'entraîné/retenu résume les précédents : les aspects réalistes de la scène nous entraînent à la lire comme une représentation réaliste, mais l'impossibilité de concevoir l'avant-bras droit du dieu sortant de son côté gauche nous en retient.
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Statue-cube de Hotep dans une chaise à porteurs (début de la XIIe dynastie - vers 1900 avant notre ère)
Source de l'image : http://www.touregypt.net/featurestories/picture01282003.htm |
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Cette statue-cube de Hotep dans une chaise à porteurs date de 1900 environ avant notre ère.
Quand on considère ce cube de pierre à l'intérieur duquel un être humain est prisonnier, on saisit clairement comment, à la fin de la phase précédente, les notions de matière et d'esprit ont réussi à se regrouper en unité bien compacte, du moins au cas par cas. La notion d'esprit n'est pas seulement liée ici à la représentation d'une personne humaine naturellement dotée d'un esprit, elle est aussi présente pour la raison que l'examen de ses surfaces complexes et subtilement modelées réclame l'attention soutenue de notre esprit, tandis que la perception du cube de pierre qui l'enserre réclame seulement la prise en compte rapide de sa masse matérielle par analogie avec le ressenti de la masse de notre propre corps.
Prisonnier du bloc de pierre et forcé de s'aplatir artificiellement pour épouser les deux faces perpendiculaires de ce bloc, le corps de Hotep ne peut certainement pas être ressenti globalement, seulement par l'addition successive en 1+1 de ses aspects : ses jambes prisonnières de la face avant du cube, ses bras et ses épaules aplatis sur sa face supérieure, et sa tête qui émerge au-dessus, collée au dossier de la chaise. Quant à elle, la matérialité du cube de pierre peut-être devinée dans son unité globale de cube divisé en multiples faces et en multiples parties séparant les membres du personnage, elle relève donc du type 1/x. Puisqu'il s'agit d'une statue, et donc d'une forme matérielle, le corps du personnage peut être considéré en tant que forme en pierre, pas seulement comme représentation du corps d'un personnage. Sous cet aspect, il relève aussi du type 1/x puisqu'il est clairement repérable comme une unité distincte du cube à cause de son aspect de surface différent, et une unité multiple puisque divisible en multiples parties et détails de modelé. Individuellement, la partie matérielle de la statue qui forme un cube et sa partie matérielle qui sert à suggérer la présence d'un personnage sont donc toutes les deux du type 1/x, mais elles s'ajoutent l'une à l'autre en 1+1 puisqu'elles se gênent mutuellement du fait de leurs imbrications.
On retrouve ici toutes les caractéristiques de la phase totémique pré-animiste : les aspects qui relèvent de l'esprit sont du type 1+1, ceux qui concernent la matière sont individuellement du type 1/x mais s'ajoutent encore en 1+1 aux premières étapes, et l'on peut ajouter que l'imbrication étroite des aspects qui relèvent de l'esprit et de ceux qui relèvent de la matière implique qu'ils ne peuvent se percevoir séparément, ce qui correspond au caractère couplé de la filière égyptienne.
Pour correspondre spécifiquement à la première étape il reste à remarquer que le contraste entre l'aspect plan des surfaces du cube et l'aspect modelé des surfaces du personnage permet d'affirmer la présence et l'unité de chacune de ces deux matérialités en pierre, et que leur combinaison dans une forme en pierre vaguement cubique, presque partagée par ces deux matérialités, souligne leur tentative d'esquisser un regroupement à plus grande échelle. Même la chevelure du personnage s'efforce de s'accorder à la forme du dossier de la chaise. Effet d'affirmation individuelle des diverses matérialités et esquisse de leur regroupement, c'est là ce que l'on devait attendre pour la première étape d'un totémisme pré-animiste.
La deuxième étape du totémisme égyptien :
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Statue-cube de Sénènmout et de la princesse Néférourê (vers 1470 avant notre ère)
Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Statue_cube |
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Une autre statue-cube, plus tardive puisque datant d'environ 1470 avant notre ère, pendant la régence assurée par la Reine Hatchepsout. Elle représente Sénènmout qui, en plus d'être l'architecte de cette reine, a été quelque temps le précepteur de sa fille Néférourê. C'est précisément la tête de cette princesse que l'on voit émerger sur le dessus de la statue, devant celle de Sénènmout.
C'est à peine si la partie principale du bloc évoque un corps humain avec les bras posés sur les genoux, et c'est à peine si le retournement de sa face avant évoque les pieds de Sénènmout. Les deux parties les plus détaillées de cette sculpture, celles qui requièrent toute l'attention de notre esprit, correspondent évidemment aux deux têtes qui dépassent au-dessus du bloc, et elles s'ajoutent très bizarrement l'une devant l'autre, comme si elles avaient été toutes les deux décapitées puis posées sur ce bloc, ce qui implique qu'elles s'ajoutent en 1+1 au reste du corps de Sénènmout. Encore plus qu'à l'étape précédente, on peut donc dire que les personnages dotés d'un esprit sont représentés par des parties de corps qui s'ajoutent en 1+1.
En tant que matériau en pierre, plus qu'à l'étape précédente le contraste est affirmé entre le corps très cubique et les deux formes isolées des têtes. Chacune de ces formes matérielles en pierre relève individuellement du type 1/x, mais elles s'ajoutent les unes aux autres en 1+1 puisqu'elles ne font pas ensemble une plus grande forme compréhensible qui les rassemblerait.
Plus qu'à l'étape précédente chacune de ces formes affirme son originalité, même les deux têtes s'affirment très différentes et distinctes l'une de l'autre, et plus qu'à l'étape précédente est affirmée leur liaison dans une forme cubique commune.
De la même étape, un relief incisé réalisé sur un bloc de calcaire dans la Chapelle rouge de la Reine Hatchepsout. Sa partie gauche représente la reine suivie par son successeur Thoutmôsis III dont elle assurait la régence, et sa partie droite représente la sortie de la barque sacrée qui était abritée dans cette chapelle. Il est fait ici usage de deux photographies distinctes, mais dans la réalité la scène est continue sur un même bloc, la partie centrale, dédoublée, révélant cette continuité.
Bloc de la Chapelle rouge d'Hatchepsout : à gauche, Thoutmôsis III |
précédé de Hatchepsout – à droite, sortie de la barque sacrée (vers -1470) Sources des images : https://www.alamy.com/relief-from-the-red-chapel-of-hatshepsut-which-was-demolished-by-her-image66782573.html et Égypte – Taschen 1997 |
La représentation sculptée d'un corps mélange nécessairement un aspect matériel et des détails de formes que notre esprit s'attache à découvrir. L'utilisation d'un relief incisé en creux a l'avantage de donner une certaine autonomie à l'aspect matériel, puisque la découpe du contour s'affirme spécifiquement comme un creusement matériel de la surface de la pierre. En enfermant les corps des personnages à l'intérieur de 1+1 niches bien séparées, on ne laisse aucune possibilité de les ressentir regroupés dans un même espace du type 1/x qui serait peuplé d'être dotés d'un esprit. Même les personnages qui portent la barque sacrée, bien que tous reliés aux longerons qu'ils portent sur les épaules, restent clairement écartés les uns des autres, ils ne forment ensemble qu'une file de 1+1 personnages séparés par la surface de la pierre en relief autour de leurs corps. Les contours matériellement creusés dans la pierre, que l'on peut définir comme des silhouettes en creux, partagent pour partie avec les représentations qu'ils abritent ce caractère de 1+1 silhouettes, chacune relevant cependant individuellement du type 1/x. Par un autre aspect toutefois, c'est-à-dire si l'on oublie ce qui est représenté à l'intérieur de ces silhouettes, on peut les lire en même temps que les hiéroglyphes incisés de la même façon tout autour d'eux. Dans cette optique, du fait des vides assez réguliers laissés entre les personnages et les bandes de hiéroglyphes, on peut percevoir que l'ensemble forme un groupe homogène de figures incisées en creux dont les personnages ne constituent qu'une partie. Lus de cette façon, les effets de matière, bien qu'additionnés les uns à côté des autres en 1+1, font donc aussi quelque effet de groupe, un groupe dont les éléments parfaitement séparés les uns des autres sont reliés entre eux par la surface matérielle continue de la pierre dans laquelle chacun est creusé. Dans le cas des porteurs de la barque sacrée, la liaison matérielle continue du longeron et les superpositions du bas des habits et des pieds de certains personnages donnent également des occasions de liens entre les différentes silhouettes, des liens qui sont suffisants pour être ressentis comme des continuités matérielles mais qui sont insuffisants pour que notre esprit puisse ressentir que les personnages vivent dans un espace continu. Effets d'affirmation individuelles des faits de matière, et effets de liens entre eux, on est bien à la deuxième étape d'une filière pré-animiste pendant sa phase totémique.
À la deuxième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est toujours le continu/coupé : chacune des deux scènes correspond pour notre esprit à une frise continue, mais les différents personnages qui participent à chacune de ces deux scènes sont matériellement coupés les uns des autres par l'épaisseur de la pierre dans laquelle ils sont enfoncés.
L'effet qui apparaît d'emblée est l'effet d'ensemble/autonomie. Il a une expression synthétique qui correspond au fait que le creusement de la surface de la pierre oblige chaque personnage à n'apparaître que dans un trou autonome, et comme cette disposition est répétée systématiquement elle correspond à un effet d'ensemble. Il a aussi une expression analytique : les personnages sont autonomes les uns des autres puisqu'ils sont enfoncés dans des creux individuels, mais par ailleurs ils participent à des scènes globales qui sont leur effet d'ensemble. La forme se répand par un effet d'ouvert/fermé : chaque personnage est enfermé dans un creux qui le cerne de tous côtés, mais ce creux reste ouvert en surface ce qui permet de parfaitement voir son corps. La forme s'organise par un effet de ça se suit/sans se suivre : les personnages se suivent en continu dans le cadre des scènes qu'ils font ensemble, mais ils ne se suivent pas réellement du fait des reliefs de la pierre qui les séparent. Des effets d'homogène/hétérogène résument les précédents : le principe d'incision en creux correspond à une hétérogénéité apportée à la surface de la pierre et dont le procédé est utilisé de façon homogène sur l'ensemble de sa surface ; cette surface, dans les endroits qui ne sont pas incisés, a un caractère lisse et continu, et donc homogène, mais les incisions des différentes silhouettes font des effets d'hétérogénéité qui sont d'ailleurs très hétérogènes entre eux.
La troisième étape du totémisme égyptien :
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Karnak, 7e pylône : Thoutmosis III assujettit les ennemis de l'Égypte (vers 1450 AEC)
Source de l'image : https://egypte-eternelle.org/index.php/fr/?option=com_content&view=article&id=148:les-chapelles&catid=93&Itemid=627 |
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Le passage de la deuxième étape à la troisième correspond approximati-vement à la fin du règne d'Hatchepsout et à l'avènement au trône de Thoutmosis III dont elle a assuré la régence. Sur le 7e pylône de Karnak, ce pharaon est représenté en train d'assujettir ses ennemis en les tenant par les cheveux.
Pour notre esprit, cette scène n'a aucun sens, car il est impossible qu'une seule personne puisse tenir dans sa main les cheveux d'une quarantaine de personnes, la représentation du pharaon et celle des prisonniers s'ajoutent donc en 1+1 dans notre esprit. À l'intérieur de ce paquet d'ennemis, seuls les deux situés dans la rangée du bas et en premier plan sont représentés en entier (le haut du corps de celui de droite, qui se retourne, est en partie dégradé), et seules les têtes des deux ennemis situées au centre des deux rangées supérieures sont représentées. Tous les autres se répètent par des alignements de 1+1 talons, 1+1 fesses, 1+1 avant-bras et 1+1 têtes.
Bien que ces ennemis soient visiblement groupés de façon compacte, l'irréalisme de cette forme de groupement, pour notre esprit, l'empêche d'y lire un groupe plausible de personnes. Il n'en va pas de même pour la consistance matérielle de ce qui est réellement sculpté, que l'on peut parfaitement lire comme un paquet de formes matérielles constitué de deux personnages entiers et de tranches de personnages collées les unes aux autres sur trois rangées en hauteur. Si notre esprit accepte donc d'ignorer l'invraisemblance logique de cette représentation, on peut admettre à la fois que ces tranches d'humains s'ajoutent les unes aux autres en 1+1, et que ces tranches d'humains forment matériellement un paquet bien compact fermement tenu rassemblé par la main du pharaon.
À l'étape précédente, les reliefs incisés de la Chapelle rouge permettaient une cohabitation discrète entre le caractère 1+1 de l'addition des personnages isolés au fond de leurs creux et le regroupement visuel des trous matériels en forme de silhouette percés dans la pierre. À cette étape, il n'y a plus de cohabitation entre ce qui est compris par l'esprit et le regroupement matériel des tranches d'humains accumulées en paquet : il faut que notre esprit abandonne toute logique de vraisemblance pour lire cet énorme paquet compact de bras, de pieds, de fesses et de têtes. On a donc là ce qui caractérise chaque fois la troisième étape : pour commencer à se regrouper efficacement, les aspects matériels doivent se séparer brutalement des aspects qui relèvent de l'esprit, ici de la logique crédible.
À la troisième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le lié/indépendant : le pharaon doté d'un esprit et le paquet matériel de ses ennemis sont clairement indépendants l'un de l'autre mais ils sont liés par l'attache de la main du pharaon, et ces ennemis matériellement liés en un même paquet peuvent être repérés séparément par notre esprit, et donc indépendamment les uns des autres. On examinera les autres effets plastiques à l'occasion de l'exemple suivant.
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Tombe de Menna à Thèbes : Menna chasse et pêche dans les marais (vers 1390 avant notre ère)
Source de l'image : https://osirisnet.net/tombes/nobles/menna69/menna_08.htm |
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Cette scène de chasse et de pêche dans la tombe de Menna, à Thèbes, date approximativement de 1390 avant notre ère.
Menna était un haut fonctionnaire, une sorte de scribe du cadastre. Sur la partie gauche de la scène il est représenté sur un bateau, tenant dans sa main gauche deux aigrettes servant d'appeaux et dans sa main droite un boomerang. Sur le bateau, immédiatement derrière lui, son épouse, sous ses jambes l'une de ses filles, devant lui, l'un de ses fils, et l'on trouve aussi deux jeunes filles dont on ignore le rôle exact, l'une à l'arrière du bateau, l'autre sur un sol représenté au-dessus du bateau. Sur la partie droite de la scène, Menna harponne simultanément deux poissons. Dans la même configuration que pour la scène chasse, on trouve également sur son bateau son épouse, l'une de ses filles et l'un de ses fils. Au centre, un fourré de papyrus surmonté de deux nids d'oiseaux, lesquels s'envolent, certains frappés par un boomerang. En bas, l'eau du marais grouillant de poissons et d'oiseaux parmi les fleurs de lotus et les nénuphars flottant à sa surface, et même un crocodile en partie centrale.
Il s'agit de scènes « naturalistes » relatant l'occupation du défunt après sa mort, comme on en trouve beaucoup dans les tombes des dignitaires de cette époque pour relater des activités très quotidiennes, telles que les récoltes, la préparation des repas, les festivités, etc. Ce type de scène a aussi une fonction symbolique, utile à la régénération du défunt parmi les morts. Ainsi, les filles de Menna sont spécialement représentées car elles sont censées stimuler son désir de relations sexuelles à fins de procréation, et les deux poissons qu'il pêche sont destinés à lui permettre de récupérer son « âme d'hier et de demain ».
Dans les sculptures et gravures sur pierre des étapes précédentes, le rôle tenu par la matière pouvait aussi bien correspondre au corps matériel des personnages qu'au matériau pierre. Ici, la matérialité de la peinture en tant que telle est négligeable et l'on peut considérer que les aspects matériels correspondent en totalité à la matérialité des corps des personnages et des animaux représentés, ainsi qu'à celle des végétaux et de l'eau. Cela admis, deux caractéristiques doivent être prises en compte : il s'agit d'une scène à caractère très global, c'est-à-dire qui représente des personnages avec tout leur environnement, et il s'agit d'une représentation totalement irréaliste pour notre esprit.
- Son caractère global tranche avec les représentations des étapes précédentes où les personnages n'étaient pas intégrés de façon « réaliste » dans leur environnement, et l'on peut rattacher cette volonté d'inclure le corps des personnages dans une scène matérielle globale au but de la phase totémique qui est de regrouper en unité tous les aspects qui relèvent de la matière.
- La scène est totalement irréaliste, d'abord parce que deux moments nécessairement décalés, celui de Menna chassant et celui de Menna pêchant, sont représentés dans une même scène, et il est également tout à fait anormal d'aller à la chasse ou à la pêche en habit d'apparat, avec son plus beau collier et ses plus beaux bijoux. Les échelles de représentation des personnages sont incompatibles : Menna est beaucoup trop grand par rapport à la taille de son épouse et de ses enfants, et même par rapport à la taille de son bateau. Le sol artificiel qui porte la jeune fille en haut à gauche de la scène est, précisément, artificiel, puisqu'il n'a aucun rapport logique avec le niveau de l'eau du marais sur laquelle flotte l'embarcation. La représentation de l'eau du marais est elle-même très contradictoire : les poissons sont vus de profil de telle sorte que l'on peut croire qu'il s'agit d'une vue en coupe verticale sur l'eau du marais, mais cela est contredit par le dessin des vagues qui disent qu'il s'agit d'une vue de dessus et par l'échelonnement des oiseaux et des plantes qui suggèrent plutôt une vue axonométrique, tandis que la bosse que fait « la montagne d'eau » entourant les deux poissons pêchés est inadaptée pour une vue en coupe de l'eau du marais. Enfin, le fait que ces deux poissons soient harponnés ensemble est illogique puisqu'il s'agit d'un tilapia qui vit dans les eaux peu profondes des berges et d'une perche du Nil qui vit dans les profondeurs du lit du fleuve.
Bref, pour résumer toutes ces anomalies, à la troisième étape on constate encore une fois que les aspects qui relèvent de la matière, pour se regrouper dans une représentation d'ensemble doivent s'affranchir fortement de la logique à laquelle s'attend notre esprit, c'est-à-dire se séparer suffisamment des aspects qui impliquent l'esprit. Le caractère de « scène d'ensemble réaliste » de cette scène de chasse et de pêche est un élément qui aggrave le divorce entre matérialité et logique, car aux étapes précédentes on avait déjà vu des incohérences criantes, telles que des personnages se tenant la main et représentés à des échelles très différentes, mais il ne s'agissait que de représentations purement symboliques sans aucune volonté de représenter une scène réelle.
À la troisième étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le lié/indépendant : les personnages, les animaux et les éléments naturels sont matériellement liés entre eux par leur participation à une même scène, mais pour notre esprit ils sont représentés sur des échelles indépendantes, l'un des personnages est posé sur un sol complètement indépendant du reste de la scène, et les différentes parties de cette scène sont représentées selon des vues différentes, parfois en élévation, parfois de dessus, et parfois en axonométrie.
L'effet qui apparaît d'emblée est le rassemblé/séparé. Pour les mêmes raisons que celles que l'on vient de donner à propos du lié/indépendant, mais on peut ajouter qu'il s'agit de deux scènes nécessairement séparées dans le temps qui sont rassemblées dans une même représentation. La forme se répand en synchronisé/incommensurable : les différentes parties de la scène se synchronisent parfaitement en se répartissent sur la surface de manière homogène et sans se gêner ou se masquer mutuellement, cela malgré des échelles de représentation et des angles de vue mutuellement incommensurables. La forme s'organise par un effet de continu/coupé : l'occupation de la surface peinte par les différentes figures et par les différents éléments du paysage est continue, mais ils sont coupés les uns des autres par des échelles de représentation incompatibles ou par des angles de vue incompatibles. L'effet qui résume les précédents est le lié/indépendant, déjà envisagé.
La quatrième et dernière étape du totémisme égyptien :
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Akhenaton et Néfertiti sous le Soleil Aton, autel domestique provenant d'une habitation de Tell el Amar (vers 1340 avant notre ère)
Source de l'image : https://commons.wikimedia.org |
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Son début correspond au règne du pharaon Akhenaton, c'est-à-dire à l’événement considérable qu'a été l'introduction d'un monothéisme rompant avec le polythéisme usuel de l'Égypte pharaonique. C'est le soleil, Aton, qui a été promu Dieu unique, ce que l'on peut mettre en rapport avec ce qui se passe ontologiquement à cette étape où les aspects matériels acquièrent une dimension globale, unitaire, puisque c'est précisément une réalité très matérielle, le soleil, lequel se repère à des aspects matériels de lumière et de chaleur, qui acquiert le statut d'unificateur de tous les aspects de la vie sur terre.
Plus précisément, le pharaon Akhenaton a déclaré que lui et sa famille étaient les incarnations du dieu-soleil, ce qui explique que l'on a retrouvé dans les décombres des maisons d'Armana des autels domestiques liés au culte de sa famille, tel celui que nous examinons réalisé vers 1340 avant notre ère. Armana, la ville nouvelle construite par Akhenaton, a été rapidement démantelée après sa mort et l'abandon du culte monothéiste.
Une fois de plus il s'agit d'un relief incisé en creux : les deux personnages principaux sont donc enfoncés dans leur creux individuel et ils ne participent pas du même espace ou, si l'on veut, l'air ne circule pas entre eux, même s'ils appartiennent à la même scène et s'ils sont visiblement assis l'un en face de l'autre. Toutefois, du fait de l'organisation globale de la scène, la facture de ce relief incisé tranche avec ceux des étapes précédentes : le soleil en est le centre dynamique, Akhenaton, son épouse Néfertiti et leurs enfants apparaissent comme autant de parties subordonnées à ce centre, et des rayons solaires terminés par des mains matérialisent l'emprise universelle du soleil sur tous les corps matériels terrestres. On a là les caractéristiques propres à la dernière étape de la phase totémique, puisque tous les aspects, qu'ils soient matériels ou qu'ils relèvent de l'esprit, s'ajoutent toujours en 1+1, ce qui correspond ici à la présence d'un personnage au fond de son trou + un autre personnage au fond de son trou + des échelles de représentations incompatibles entre les personnages adultes et les enfants, mais simultanément tous les aspects matériels de cette scène entrent dans une relation globale dans laquelle chacun est en même temps partie d'une unité plus grande, ce qui correspond ici à l'incorporation du corps matériel des différents personnages dans l'effet d'unité provenant du soleil et de son rayonnement.
L'incohérence pour notre esprit de l'échelle des personnages, avec des enfants au corps d'adulte mais de la taille de nouveau-né, implique que pour l'esprit il n'y a pas ici une scène globale cohérente. Le style des volumes sculptés nous confirme d'ailleurs que c'est bien l'aspect matériel du corps des personnages qui est concerné par cette incorporation dans une unité globale : par comparaison aux personnages des étapes antérieures, raides, parfois presque plats, enfoncés dans leur creux et au corps global difficilement lisible du fait des déformations excessives qu'imposait la vue de face de leur torse jointe à la vue de profil de leurs jambes et de leur tête, les personnages que l'on a ici disposent presque d'un volume en trois dimensions, ils sont d'un naturalisme souple, très détaillé, et sans que l'on ressente la moindre torsion gênante dans leur corps. Que l'on regarde, par exemple, les ondulations du biceps droit du pharaon ou du poignet droit de Néfertiti, la souplesse avec laquelle pendent les jambes de l'enfant soutenu par son père, celle de l'enfant sur les genoux de sa mère, celle des bras de deux enfants portés par Néfertiti, le détail des rides en bas du torse d’Akhenaton, le détail des parties saillantes de son cou, tout cela correspond à un style assez naturaliste. Ce style est d'ailleurs caractéristique de toutes les sculptures de cette époque, la représentation de traits particuliers de l'anatomie d’Akhenaton étant systématiquement préférée à une représentation non réaliste purement conventionnelle. Et l'on peut ajouter que les replis des vêtements donnent l'occasion d'ouvrir un grand trou au-dessus de la cuisse du pharaon et devant les jambes de son épouse, ce qui fait que leur corps n'est pas complètement prisonnier à l'intérieur de la silhouette creusée dans la pierre, au point même que l'on pourrait croire qu'ils peuvent bouger un peu à l'intérieur du creux qui leur est assigné. Pour récapituler :
- cette représentation sculptée est, comme toutes les représentations, une œuvre de l'esprit. Son addition de 1+1 trous contenant chacun une figure humaine correspond au type 1+1 de l'esprit dans cette filière pré-animiste ;
- globalement, notre esprit considère illogique la représentation de personnages à des échelles incohérentes dans une même scène, ce qui indique que la notion d'esprit n'a pas acquis un caractère de notion globale 1/x en parallèle à son caractère 1+1 ;
- la représentation du corps matériel de chaque personnage se lit désormais comme une unité pleinement ressentie dans le fond de chacun des trous creusés à la surface de la pierre, sans les déformations excessives au niveau du ventre et du cou qui obligeaient à ressentir ce corps comme l'addition de 1+1 parties. Ce qui indique que les unités matérielles qu'ils représentent ont suffisamment réussi à s'affranchir des aspects de l'esprit auxquels ils sont liés pour faire valoir pleinement le type 1/x qu'ils ont possédé pendant toute la phase totémique ;
- comme pendant toute la phase totémique, puisqu'ils sont toujours considérés au cas par cas, les unités regroupant des aspects matériels et des aspects relevant de l'esprit s'ajoutent toujours en 1+1, ce qui peut se lire ici dans les représentations des corps matériels de personnages dotés d'un esprit qui sont nichés dans 1+1 alvéoles indépendantes creusées dans la pierre ;
- bien qu'ils soient à l'intérieur de trous séparés les uns des autres, les corps des personnages s'affirment comme des unités globales pleinement viables et évoluant dans un espace 3D grâce à leurs corps traités en relief, une particularité et un espace qu'ils partagent avec le soleil qui darde ses rayons vers eux et qui les réunit. Cet espace 3D englobe donc dans une même unité 1/x tous les corps matériels des personnages malgré leur séparation dans 1+1 alvéoles, et cette unité dans un espace 3D commun est d'autant plus visible qu'elle fait un brutal contraste avec la surface plane de la pierre sur laquelle sont gravés en léger relief les hiéroglyphes destinés à l'esprit du spectateur.
On vient de décrire là l'essence de la dernière étape du totémisme d'une filière pré-animiste, une étape où la matérialité acquiert le statut de notion globale tout en continuant à se concevoir en 1+1 cas puisque l'on est toujours dans la phase totémisme, mais où elle se montre désormais préparée à être conçue pleinement et uniquement en 1/x au démarrage de la phase animiste qui va suivre.
À la quatrième et dernière étape, l'effet qui porte la relation entre les deux notions est le même/différent : les représentations matérielles de différents personnages dotés d'un esprit sont réunies par un même rayonnement matériel, celui du dieu Aton.
L'effet qui apparaît d'emblée est aussi le même différent : une même scène globale inclut différents personnages représentés à différentes échelles, et le réalisme de leur représentation fait que ces personnages ont le même aspect que des personnages réels alors qu'ils en sont différents puisque sculptés à l'intérieur de creux qui les tiennent prisonniers. La forme se répand par un effet d'intérieur/extérieur : l'extérieur du corps des différents personnages est sculpté à l'intérieur de creux ménagés dans la pierre. La forme s'organise en un/multiple : les multiples personnages sont pris à l'intérieur d'un rayonnement unique provenant du soleil qui donne son unité dynamique et symbolique à la scène. L'effet de regroupement réussi/raté résume les précédents : si les personnages sont visés par le rayonnement solaire, et donc regroupés avec lui, ils n'en campent pas moins un peu à l'écart de son atteinte qui est matérialisée par les mains terminant ses rayons. Par ailleurs, bien que regroupés à l'intérieur d'une même scène, les deux personnages principaux, chacun en compagnie d'un ou de deux enfants, est logé dans un creux foré à l'intérieur de la pierre ce qui empêche qu'ils soient regroupés dans un même espace continu, c'est-à-dire dans « le même volume d'air ».
Face postérieure du 1er pylône à Médinet Habou : le pharaon Ramsès III à la chasse au taureau sauvage (vers 1150 avant notre ère) Source de l'image : Égypte – Taschen 1997 |
Temple mortuaire de Ramsès III à Médinet Habou : Ramsès III et le dieu Rê (vers 1150 avant notre ère) Source de l'image : https://www.wikiwand.com/es/Dinast%C3%ADa_XX_de_Egipto |
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On vient d'envisager un exemple du début de la dernière étape du totémisme. Le temple mortuaire de Ramsès III à Médinet Habou est lui de la fin de cette étape, vers 1150 avant notre ère. Après une œuvre très intime puisque correspondant à un autel domestique, maintenant on envisage une scène assez gigantesque sculptée sur la face postérieure du premier pylône de Médinet Habou et représentant le pharaon Ramsès III en train de chasser des taureaux sauvages.
C'est aussi un relief incisé, et toutes les figures sont toujours prisonnières à l'intérieur du creux où elles sont logées. Sous cet aspect, elles ne vivent pas dans un espace continu les réunissant et elles s'ajoutent donc les unes aux autres en 1+1. Simultanément toutefois, ces mêmes figures participent à une scène de chasse qui s'échelonne en continu sur plusieurs étages correspondant à plusieurs plans de la profondeur. Ainsi, on peut considérer le marais grouillant de poissons en bas à droite du panneau et dont la rive s'étend en biais depuis le bas du panneau jusqu'au niveau de la tête du taureau chassé par le pharaon. Partant de la partie médiane de cette rive, sous le niveau de ce taureau, des végétations se poursuivent en continu jusqu'au taureau blessé situé au niveau de la tête du pharaon, et elles se poursuivent aussi dans d'autres végétations s'étirant encore plus haut en bande horizontale. Le remarquable ici est donc la volonté de donner l'impression que la scène se développe en continu sur plusieurs plans de la profondeur alors que chacune de ses parties est prisonnière à l'intérieur d'un creux qui la coupe des autres, à l'exception toutefois des végétations qui se poursuivent en continu sur une étroite bande qui joue un rôle important pour assurer la continuité ressentie de la scène. Toutes ces sculptures évoquant la matérialité du corps des personnages et des animaux ainsi que la matérialité des végétaux, par un aspect s'ajoutent donc en 1+1 unités indépendantes les unes des autres sur la surface 2D de la pierre, et par un autre aspect sont autant de parties d'une scène globale dont on peut lire la matérialité 1/x dans la profondeur d'un espace 3D.
La même chose vaut pour la scène regroupant Ramsès III et le dieu Rê sur l'un des piliers de Médinet Habou. Certes, il n'y a pas ici le rond solaire et ses rayons qui affirmaient le caractère unitaire de la scène dans l'autel domestique consacré à Akhenaton, mais la sculpture des deux personnages est tellement proche de la ronde-bosse que l'on pourrait croire qu'il s'agit de statues en pied. On remarquera notamment le très large creux ménagé autour des jambes du pharaon pour correspondre à son vêtement et qui donne l'impression que la moitié de son corps n'est pas du tout emprisonnée dans la pierre. On remarquera aussi le détail réaliste de la modulation des volumes entre bras et avant-bras, et la présence des cordons qui pendent derrière chacune des deux figures en donnant l'impression que, finalement, la présence du relief de la pierre qui entoure les figures n'est pas très contraignante puisqu'un simple cordon est capable de s'y agiter de façon autonome, c'est-à-dire sans être directement collé au corps du dieu et à celui du pharaon.
Pour en finir avec cette dernière étape, il reste à dire un mot du rapport entre la matière de son architecture et la lecture que notre esprit peut faire des différentes figures qui sont sculptées dans cette matière.
Depuis la fin de la phase précédente, les aspects qui relèvent de la matière et ceux qui relèvent de l'esprit se sont organisés en unités compactes s'ajoutant au cas par cas, et donc en 1+1. Dans la filière pré-animiste, pour pouvoir s'ériger en notion globale regroupant tous les aspects matériels initialement considérés au cas par cas, ces aspects matériels ont dû sectionner une partie des liens qui les attachaient aux aspects relevant de l'esprit. C'est à l'étape précédente que cette fracture s'est produite, mais une fracture relative toutefois puisque l'on est dans une filière que l'on a dit « couplée », c'est-à-dire dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont d'emblée saisies en couple.
À la dernière étape, la matière hérite de cette séparation relative d'avec les aspects qui relèvent de l'esprit et elle s'érige en unité tandis que ce qui relève de l'esprit n'apparaît toujours que comme une somme de 1+1 effets qui ne font globalement rien ensemble. On donne deux exemples qui illustrent cette situation. D'une part, un extrait de la scène de débandade des soldats hittites devant les armées de Ramsès II sur le revers du second pylône du Ramesséum de Thèbes, d'autre part une vue axiale du temple de Médinet Habou qui donne une idée de la texture qui résulte des gravures réalisées systématiquement et de façon très homogène sur les surfaces de ce bâtiment.
Ramesséum, second pylône : soldats hittites en déroute (vers 1250 avant notre ère) Source des images : Égypte, dans la collection Architecture universelle Office du Livre (1964) |
Temple de Médinet Habou : vue axiale du temple depuis le premier pylône (vers 1150 avant nore ère) |
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Dans les deux cas, la texture de la surface matérielle de l'architecture est entamée de façon homogène et relativement peu profonde, ce qui fait qu'on la perçoit bien en tant que surface plane, et qu'on la perçoit aussi en tant que surface unie fragmentée en de multiples parties. C'est très exactement ce qu'il faut pour que l'apparence matérielle de ces surfaces qui participent à l'architecture des deux temples relève du type 1/x. Quant à lui, notre esprit est captivé par le détail des dessins gravés dans la pierre, et dans la scène des soldats hittites il ne parvient pas à regrouper dans une forme globale tous ces corps et tous ces chariots qui ondulent dans tous les sens et qui se répartissent en désordre sur la surface. Faute de forme globale rassemblant tous les détails de cette scène, celle-ci n'est donc perçue par notre esprit que comme un assemblage de 1+1 formes. Dans le cas de Médinet Habou notre esprit n'est pas face à des formes en désordre, au contraire il est face à un strict empilement vertical de rangées de scènes et de rangées d'écritures, mais le fourmillement égalitaire de leurs détails ne permet pas de les lire tous ensemble, c'est-à-dire en tant que détails d'une scène d'ensemble, et là encore notre esprit ne peut que considérer qu'il a affaire à un empilement de 1+1 personnages ou écritures.
On voit donc que l'aspect très uniforme des gravures entamant la surface en pierre de ces temples a pour résultat de produire une texture matérielle homogène du type 1/x, une texture que notre esprit, lorsqu'il cherche à en inventorier les détails, ne peut lire que comme une pénible addition de 1+1 détails qui décourage toute lecture d'ensemble, à l'exception bien sûr de l'effet de texture qui en résulte. Cette combinaison d'un effet 1/x pour ce qui concerne la texture matérielle de la surface et d'un effet 1+1 pour ce qui concerne la lecture par notre esprit des formes qui génèrent cette texture, a la propriété de garder couplés les effets matériels et les effets qui relèvent de l'esprit, et cela sans gêner la différence de statut qui vient de s'affirmer : la matière est désormais devenue une notion globale quand de son côté l'esprit en est resté à l'addition d'aspects pensés au cas par cas.
> Chapitre 17 – Naturalisme et animisme