Christian RICORDEAU
1re période de l'histoire de l'art
- le paléolithique -
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les mêmes notions présentées de façon plus complète (texte en pdf)
L'hypothèse qui sera présentée dans cette série de textes est que l'histoire de l'art rend compte des progrès dans la différence que ressentent les humains entre ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit. Cette différence n'est pas une donnée spontanée et il faut donc bien que l'humanité acquière sa compréhension pas à pas. Dans les faits, cela a pris des millénaires et des millénaires que l'on se propose de résumer selon un découpage en 12 périodes.
Le début de cette aventure se perd dans la nuit des temps. Dans la pratique, on la commencera avec les grottes peintes, à une époque où l'on suppose que les humains préhistoriques ont déjà compris que les animaux, tout comme les humains, sont dotés d'un esprit leur permettant de prendre des décisions et de se déplacer où bon leur semble, cela à la différence radicale de ce qui fait les rochers et la végétation. À cette époque, la différence entre matière et esprit peut donc se résumer ainsi : certaines réalités, telles que les rochers et la végétation, ne sont faites que de pure matière, tandis que les humains et les animaux ont, en plus de la matière de leur corps, quelque chose que l'on peut nommer esprit. La 1re période que l'on va envisager commence par ce simple constat, elle se terminera par la compréhension de différences plus subtiles entre l'esprit qui anime les animaux et celui qui anime les humains.
Dans la décomposition de l'histoire de l'art en 12 périodes, le choix a été fait de privilégier l'art moderne et contemporain au détriment des périodes plus anciennes, de telle sorte que cette 1re période n'est exposée ici que de façon très sommaire. Pour la présentation d'un éventail beaucoup plus complet des découvertes faites par les humains paléolithiques, on pourra consulter le chapitre 14 du tome 4 de l'Essai sur l'art qui présente la totalité de l'hypothèse.
Avant la 1re période – Ceci n'est pas un alignement de points rouges :
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Grotte d'El Castillo (Espagne) Alignements de points rouges datés de 38 800 AEC minimum
Source de l'image : https://www.amusingplanet.com/2014/04/the-oldest-cave-paintings-in-cave-of-el.html (photographie de Pedro Saura) |
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Des points rouges isolés ou alignés, comme ceux de la grotte d'El Castillo en Espagne, ne sont d'aucune manière équivalents à des points que l'on pourrait peindre de nos jours sur une feuille de papier ou sur la toile d'un tableau : ils sont la confrontation, stupéfiante pour les humains préhistoriques, entre d'une part des marques visiblement produites par un esprit humain du fait de leur netteté et de leur régularité, et d'autre part la pure matérialité de l'irrégulière paroi de la grotte. De tels points permettent de faire le constat, direct et brutal, qu'il y a une différence incontournable entre la matière et l'esprit.
Cette stupéfaction perdurera pendant tout le paléolithique, mais elle correspond principalement à une période de l'histoire de l'art antérieure à celle que l'on va maintenant évoquer, une période très ancienne dont les restes sont beaucoup trop clairsemés pour que l'on puisse raisonnablement en établir la chronologie. Grâce à la calcite recouvrant certains de ces ronds, il a été constaté qu'ils datent de plus de 38 800 ans AEC (Avant le début de l'Ère Commune). On peut associer à cette période les gravures géométriques tracées sur un bloc d'ocre dans la grotte de Blombos, en Afrique du Sud, qui datent environ de 70 000 AEC, ainsi que les gravures géométriques gravées sur des coquilles d'œufs d'autruche trouvées à Howieson's Poort, également en Afrique du Sud, qui datent pour leur part de 60 000 AEC. Et puis il y a les tracés rectilignes en I et M aux angles raides gravés sur une coque de moule d'eau douce retrouvés à Trinil, à Java en Indonésie, qui datent de 500 000 AEC, de telle sorte que par « la nuit des temps » il faut entendre bien plus de 500 000 ans, car il n'y a aucune raison de penser que ces gravures étaient les premières. Dans tous ces cas, la raison d'être de ces tracés serait de provoquer un contraste, ressenti alors comme étonnant, entre des formes visiblement produites par un esprit humain et la pure matérialité de la surface qui les reçoit ou qui est transformée par de telles incisions réalisées dans sa matière.
Étape B0-11 – Ceci n'est pas un troupeau de rhinocéros représenté en perspective :
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Grotte Chauvet-Pont d'Arc : rhinocéros emboîtés – environ 38 000 à 33 000 AEC
Source de l'image : http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/mediatheque |
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Ces évocations de rhinocéros dans la grotte de Pont d'Arc, en France, datent de 38 000 à 33 000 AEC et relèvent de la période dite aurignacienne. Très usuellement, on les présente comme formant un troupeau vu en perspective, ce qui s'accompagne de déclarations admiratives sous prétexte que, dès son apparition, l'art aurait fait preuve de la même maîtrise dans la représentation de la profondeur que celle que l'on a pu observer avec la perspective géométrique de la renaissance italienne du XVe siècle. Il est tout aussi aberrant de considérer que des artistes préhistoriques ont pu avoir les mêmes intentions que les artistes italiens du XVe siècle que d'estimer que la représentation perspective correspond à un progrès essentiel dans l'art, dès lors que pendant des siècles et des siècles, et sur tous les continents, quantité d'artistes s'en sont parfaitement passé.
Ici, il est évident qu'il ne s'agit pas d'une perspective puisque les cornes rapetissent progressivement quand les corps des animaux concernés par ces cornes s'élargissent progressivement, et c'est donc prendre les artistes préhistoriques pour des imbéciles que de penser qu'ils représentaient ainsi des animaux en perspective. D'autant que c'est le corps des animaux, et donc leur partie principale, qui va en s'élargissant vers le lointain, cela à l'inverse de tout effet de perspective raisonnable. La seule explication possible à cet emboîtement de rhinocéros est que c'étaient précisément des emboîtements de rhinocéros que ces artistes voulaient réaliser, ou, si l'on veut, des encastrements de rhinocéros les uns dans les autres, voire des encastrements de plusieurs représentations d'un même rhinocéros redoublées à l'intérieur d'elles-mêmes, et c'est donc le besoin de figurer des encastrements qu'il faut justifier.
À cette époque, tout comme les humains les animaux étaient supposés dotés d'un esprit grâce auquel ils pouvaient prendre des décisions et aller où bon leur semblait. Par différence, la paroi de la grotte était considérée comme de la pure matière dénuée de tout esprit puisqu'elle ne disposait pas de cette faculté de se déplacer selon sa propre volonté. Ce constat, né de la simple observation, ne suffisait toutefois pas à comprendre ce qui différencie la matière et l'esprit. À défaut de comprendre, et malgré leur caractère abstrait pour au moins ressentir à quel point ces deux réalités sont différentes, il n'était possible que de leur infliger une différence visuellement perceptible. Et c'est bien ce qui est fait ici puisque sur un seul et même emplacement de paroi matérielle il est répété 1+1+1 fois l'évocation d'un animal doté d'un esprit, produisant ainsi un contraste plastique entre deux aspects chevauchant le même emplacement, du « 1 » pour la paroi purement matérielle qui est toujours la même, et du 1+1+1 pour l'animal doté d'un esprit qui est répété plusieurs fois au même endroit de cette paroi. Ce qui résulte d'un tel effet de contraste est précisément l'encastrement de multiples animaux similaires les uns dans les autres.
Étape B0-12 – Ceci n'est pas la représentation d'une main :
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Une des « mains négatives » réalisées façon pochoir en soufflant du colorant sur une paroi de la grotte Cosquer, près de Marseille, France (vers 25 000 AEC)
Source de l'image : https://not-magazine.com/la-grotte-cosquer-un-patrimoine-francais/ (Ministère de la Culture © Drac paca - SRA, Luc Vanrell, 2000-2011) |
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Du fait de la continuité parfaite entre la surface de la matière du rocher et la surface de cette main, celle-ci ne serait pas la représentation en négatif d'une main humaine, elle serait une main véritable, c'est-à-dire une main donnée à la roche pour voir et saisir ce que cela fait si l'on donne à la matière normalement inerte de la roche l'un des outils dont les humains se servent pour mettre en action leur esprit.
Bien sûr, les humains préhistoriques n'étaient pas des imbéciles, ils se rendaient bien compte que de telles mains réalisées au pochoir ne donnaient pas à la roche de réelles possibilités de préhension, mais ce serait précisément à cause de leur incongruité et de leur absurdité pratique pour la roche qu'ils lui auraient donné ces mains. Ce qui comptait en effet, ce n'était pas ce que la roche en faisait ou non, mais ce que cela faisait aux humains de voir la roche ainsi munie de mains et rendue semblable à eux sous cet aspect. Pour donner un équivalent contemporain à ce qu'ils devaient alors ressentir, on peut probablement évoquer Hal, l'ordinateur du vaisseau spatial du film « 2001, L'odyssée de l'espace » de Stanley Kubrick, et ce qu'il y a de sidérant pour nous d'entendre l'ordinateur – une machine, pourtant, on en est bien conscient – se plaindre que le cosmonaute lui coupe progressivement l'énergie et l'étouffe progressivement, le tue progressivement. Ce qu'il y a de sidérant et d'émouvant pour nous de l'entendre geindre de plus en plus faiblement au fur et à mesure de son arrêt, exactement comme le ferait un humain conscient d'être en train de mourir. On est sidéré de l'entendre, alors que l'on sait bien que ce n'est qu'un ordinateur, seulement un ensemble de câbles et de circuits électriques, et alors même que l'on sait très bien que ce n'est que du cinéma. Ce n'est que du cinéma, mais n'est-on pas bouleversé, parfois, par ce qui se passe dans un film, alors que l'on sait que « ce n'est pas pour de vrai », que ce qui arrive sur l'écran n'arrive pas réellement et que c'est seulement « comme si » ? Et pourtant, rien que pour être ainsi bouleversé par des histoires dont nous savons parfaitement qu'elles sont factices, notre civilisation dépense des millions et des milliards dans l'industrie cinématographique. Alors, pourquoi considérer que les humains préhistoriques n'auraient pas dépensé l'énergie minime de la réalisation de mains au pochoir, tout absurde que cela soit, rien que pour être sidérés par l'effet que l'on ressent lorsqu'on fait comme si le rocher avait des mains ?
Il n'était d'aucune utilité, par contre, pour les humains préhistoriques de figurer des plantes, des arbres ou n'importe quoi de ce que nous appelons aujourd'hui « paysage », puisqu'ils voyaient bien que tous ces aspects de la réalité matérielle ne manifestaient aucune capacité à se déplacer à leur guise en fonction d'intentions propres permises par la possession d'un esprit. Il n'y aurait rien eu de fondamentalement anormal ou incongru à voir la paroi immobile de la grotte recouverte de végétaux peints immobiles. Il n'en poussait pas dans le fond des grottes, certes, mais il était très courant de voir des végétaux sur une paroi à l'air libre, et munir celle de la grotte de végétaux n'avait pas de quoi donner le moindre soupçon de surprise ou de stupeur, de telle sorte que cela suffit à expliquer pourquoi on ne trouve pas d'élément de « paysage » dans les fresques préhistoriques, pas même de « ligne d'horizon », sauf à quelques rares exceptions dans les périodes les plus tardives.
Pas de paysages donc, mais pratiquement pas de représentations humaines non plus. C'est étonnant si l'on part du principe que les peintures préhistoriques sont des représentations, toutefois, si l'on part du principe qu'il ne s'agit pas de cela mais de marquer la matière de la roche par des traces de l'esprit, de tatouer la matière pour la confronter aux effets de l'esprit des humains, alors tout est trace humaine sur ces parois : les mains négatives en pochoir et les mains positives, bien sûr, mais aussi les dessins d'animaux dont il était évident pour eux qu'il s'agissait de tracés faits par des humains, et aussi les signes abstraits, points, traits, croisements, quadrillages dont il était également évident qu'ils étaient le résultat d'un souffle humain chargé de colorant ou d'une trace faite par une main humaine munie d'un quelconque outil colorant. En totalité, les marques faites sur les parois étaient certainement ressenties comme des traces humaines et, par conséquent, comme des effets de l'esprit des humains faisant étonnamment contraste à la pure matérialité de la roche.
Étape B0-13 – Ceci n'est pas la représentation d'une femme :
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La vénus de Lespugue, Haute-Garonne, France (reconstituée) Époque Gravettienne, environ 23 000 AEC
Source de l'image : Catalogue des reproductions des Musées de France |
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Avec une telle statuette il ne s'agissait pas de représenter une femme, il s'agissait encore une fois d'expérimenter l'effet que peut produire la confrontation entre une matière et un esprit. Ici, cet effet est produit par la transformation artificielle très étonnante de l'apparence matérielle d'une femme en une forme géométrique losangée, une forme qui concerne aussi bien la silhouette extérieure de la figure que son volume interne comprenant ses seins et son bas-ventre. Cette géométrisation très irréaliste de l'apparence matérielle d'une femme signale de façon évidente qu'il y a là l'intervention d'un esprit humain, un esprit humain sensible à la géométrie et désireux de confronter cette sensibilité particulière à une apparence matérielle qui lui est normalement étrangère.
Étape B0-14 – Ceci n'est pas la représentation d'un cheval avec des pattes vues en perspective :
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Grotte de Lascaux, Dordogne, France : « le deuxième cheval chinois » Vers 21 000 à 17 000 AEC
Source de l'images: http://archeologie.culture.fr/lascaux/fr/mediatheque |
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Usuellement, ce cheval de la grotte de Lascaux est appelé « le deuxième cheval chinois », et la façon dont ses pattes sont détachées de son corps correspondrait à un effet de perspective. Certes, ce détachement souligne que les pattes du côté gauche de l'animal ne sont pas dans le même plan que ses pattes du côté droit. Mais c'est tout et c'est bien peu en matière de logique perspective, car les pattes situées en arrière-plan sont un peu plus longues que celles de l'avant-plan, ce qui est tout à fait contraire à ce que l'on peut attendre d'un effet de perspective. Et les plis différents des pattes ne peuvent justifier cette anomalie perspective, spécialement pour ce qui concerne les pattes arrière puisque la plus longue est celle qui est pliée.
Ce qui est réalisé ici ce n'est pas une perspective, laquelle n'obligeait d'ailleurs pas à détacher les pattes situées en arrière-plan du corps de l'animal, ce qui est réalisé est très précisément un détachement de ces pattes, et cela pour permettre à la surface matérielle du rocher de traverser le dessin du cheval. D'une façon différente cette traversée vaut aussi pour l'ensemble du bas de son corps, puisque l'aspect matériel de la paroi rocheuse, sa texture et sa couleur blanche, traverse librement l'animal pour y faire contraste avec la partie haute de son corps dont la couleur brune évoque l'apparence réelle de la fourrure d'un cheval.
Ce que fait cette peinture, et cela comme beaucoup de peintures préhistoriques, c'est donc la confrontation brutale de l'apparence d'un animal doté d'un esprit avec la réalité purement matérielle d'une paroi rocheuse, brutale puisque cette paroi traverse librement tout le bas du corps de l'animal au point d'en détacher la moitié de ses pattes. Encore une fois, il s'agit par conséquent de confronter de la pure matière à une réalité dotée d'un esprit à fin de ressentir leur contraste.
Étape B0-15 – Ceci n'est pas un ensemble de décorations animalières enjolivant des outils :
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Œuvres caractéristiques du Magdalénien :
À gauche, propulseur du faon aux oiseaux en bois de renne, grotte du Mas-d’Azil, Ariège, France (environ 14 500 AEC)
À droite, spatule au poisson en os, grotte Rey, Les Eyzies-de-Tayac, Dordogne, France
Sources des images : https://www.panoramadelart.com/propulseur-mas-d-azil http://www.sculpture.prehistoire.culture.fr/fr/ressources2?tid[0]=195&page=14 |
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Pour la dernière étape de la 1re période de l'histoire de l'art que l'on a donc seulement évoquée de façon très sommaire, deux exemples qui montrent le progrès accompli pendant cette période. Évidemment, il ne s'agit pas d'un progrès dans l'habileté, car dès l'aurignacien les artistes ont fait preuve d'une grande habileté, soit dans leurs peintures, soit dans leurs sculptures. Le progrès que l'on évoque ici n'est d'ailleurs pas seulement celui des artistes mais vaut certainement pour l'ensemble des humains de l'époque, il concerne la compréhension alors plus fine qu'à l'époque aurignacienne de ce qui fait la différence entre la matière et l'esprit.
Ces deux outils, un propulseur et une spatule, chacun comportant une présence animale, en relief pour ce qui concerne le propulseur au faon et aux oiseaux, en gravure pour ce qui concerne la spatule au poisson, sont très caractéristiques de la période magdalénienne puisqu'il n'en existe pas d'équivalents aux périodes plus anciennes. Par différence à ce qui se faisait à ces époques plus anciennes, ces présences animales ne se confrontent pas de façon brutale à la matérialité de leur support, elles valorisent plutôt une différence que les humains de l'époque commençaient à repérer de façon assez claire entre l'esprit des humains et l'esprit dont sont dotés les animaux. En effet, s'ils avaient bien compris que les animaux, tout comme les humains, possèdent un esprit leur permettant d'aller où bon leur semble, seul l'esprit des humains leur permet de fabriquer des outils, et ce que ces œuvres mettent en scène est précisément la confrontation entre, d'une part des animaux « seulement » dotés d'un esprit, et d'autre part un outil fabriqué grâce à la qualité spéciale de l'esprit des humains.
À l’aurignacien, le fait acquis était que les animaux et les humains étaient dotés d'un esprit qui les différenciait des réalités seulement faites de matière. Pour creuser cette différence, pendant tout le paléolithique les artistes n'ont eu de cesse de confronter des aspects de matière et des faits de l'esprit, que ce soit comme on l'a vu en confrontant la régularité des ronds faits par l'esprit avec l'irrégularité de la matière rocheuse, en confrontant une seule et même surface de paroi matérielle avec de multiples répétitions de l'apparence d'un animal doté d'un esprit, en donnant par provocation des mains humaines à la roche matérielle inerte, en forçant l'apparence matérielle d'une femme à adopter une forme géométrique qui signale l'intervention d'un esprit humain pour produire une disposition à ce point étrangère à son apparence, en faisant se chevaucher une paroi matérielle et l'apparence matérielle d'un animal doté d'un esprit, en allant jusqu'à faire traverser cet animal par la présence et la texture de cette paroi. À la fin de cette quête, au magdalénien, elle débouche sur une compréhension plus fine, celle de la différence entre l'esprit humain et l'esprit animal, allant jusqu'à mettre en tension cette différence par le contraste, dans une même œuvre, d'un outil créé par l'esprit humain et de l'apparence matérielle d'un animal. Dans le texte qui présente de façon plus complète l'évolution de l'art préhistorique, cet exemple n'explicite en fait que l'un des huit progrès que les préhistoriques ont faits quant à la compréhension de la différence entre la matière et l'esprit des humains.
Dans ce raccourci de l'art préhistorique, on a principalement cherché à critiquer les approches qui suggèrent que les artistes de cette époque étaient de simples équivalents des artistes contemporains, seulement dépourvus de toiles tendues sur cadre et de tubes de peinture, pour notamment montrer qu'ils avaient des préoccupations toutes différentes de celles des contemporains, que la paroi des grottes n'était pas, comme la toile d'un tableau, le simple réceptacle neutre d'une image artificiellement fabriquée, mais un élément à part entière de l'œuvre peinte, un ingrédient destiné à faire contraster sa nature purement matérielle avec celle des animaux dotés d'un esprit et avec les formes évidemment tracées sur elle par l'esprit d'un humain, c'est-à-dire par l'esprit d'une femme ou d'un homme puisque rien ne nous permet de savoir ce qu'il en était à cette époque.
(dernière version de ce texte : 27 janvier 2023) - Suite : 2e période