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l'art et le cerveau limbique
Il est usuel de considérer que certaines de nos
facultés sont inégalement prises en compte par les deux
moitiés de notre cerveau. Par exemple,
l'hémisphère gauche de notre cerveau serait plus
spécialement compétent pour ce qui concerne la logique,
le calcul, le langage, tandis que notre hémisphère droit
serait plus spécialement compétent pour ce qui concerne
la perception de l'espace, les rythmes musicaux, etc. Pour caricaturer,
l'hémisphère gauche serait plus spécialement
"intelligent" tandis que l'hémisphère droit serait plus
spécialement "artistique".
Il n'est pas question ici de contester cette inégalité,
mais de suggérer qu'il y a peut-être une dualité
plus importante encore à ce sujet entre la partie la plus
ancienne du cerveau et la partie la plus récente produite par
l'évolution.
Ce qu'a produit de plus récent l'évolution, et que seuls
donc les animaux dits "supérieurs" possèdent, c'est le
néocortex. Le néocortex est la partie externe du cerveau,
celle que l'on représente habituellement, avec toutes ses
circonvolutions, lorsque l'on représente un cerveau. C'est elle
qui est divisée en deux hémisphères aux
compétences différentes.
La partie la plus ancienne du cerveau est enfouie à
l'intérieur du néocortex : c'est le cerveau limbique. Ce
cerveau-là, nous le partageons avec tous les mammifères,
et même, pour certaines parties, avec les reptiles. Le cerveau
limbique est usuellement considéré comme un "cerveau
émotionnel", par comparaison avec le néocortex qui est,
lui, considéré comme notre véritable "cerveau
cognitif".
Je voudrais suggérer que c'est principalement à ce
cerveau "primitif" que nous faisons appel lorsque nous faisons de
l'art, alors que l'art, usuellement, parce qu'il est une manifestation
spécifique à l'humanité, est plutôt
associé au néocortex. Ce qui n'implique pas dans mon
esprit (plus précisément, dans l'hémisphère
gauche de mon néocortex !) que les animaux qui ne disposent que
d'un cerveau limbique sont spécialement doués pour l'art,
mais que nous recyclons, pour un usage artistique, le cerveau limbique
dont nous disposons, et nous le recyclons parce que ses
propriétés de fonctionnement conviennent mieux à
cet usage que le néocortex.
Cela tient d'abord à son mode de fonctionnement, qui est plus
simple que celui du néocortex, car les cellules du cerveau
limbique sont seulement amalgamées les unes avec les autres
tandis que celles du néocortex sont organisées en couches
régulières successives, mieux adaptées de ce fait
au traitement complexe et organisé des données.
Si le fonctionnement plus simple, voire simpliste, permis par le
cerveau limbique, le rend mieux adapté à
l'activité artistique, ce n'est pas parce que l'art serait une
activité plus simple que les activités usuellement
considérées comme "intellectuelles" - personnellement,
j'aurais même tendance à estimer que l'art est une
activité plus complexe -, mais cela tiendrait au fait que l'art,
du moins selon mon hypothèse, relève du traitement de
faits paradoxaux, c'est-à-dire de faits qui sont à la
fois une chose et son contraire.
Du fait de l'illogisme foncier de telles situations, le cerveau
cognitif est mal adapté pour en traiter, car, lui, fonctionne
plutôt "logiquement" et il écarte, tant que faire se peut,
les situations paradoxales. C'est même l'une des fonctions
premières de l'intelligence que d'aplanir les paradoxes, en
trouvant les biais qui permettent de les supprimer, de les
résoudre. Or, l'art s'appuie au contraire sur le vif des
paradoxes, sans chercher à les aplanir mais en les aiguisant au
maximum pour leur donner le maximum de force. Peut-être le
fonctionnement du cerveau limbique, plus fruste que celui du
néocortex, supporte-t-il mieux que deux choses contraires
soient, en somme, les mêmes ?
La deuxième raison qui fait que le cerveau limbique serait
peut-être mieux adapté au fonctionnement artistique est
que ces aspects contraires, qu'il faut combiner, ne sont pas
fondamentalement des idées, des concepts, mais qu'ils sont des
effets plastiques. Ou des effets sonores, dans le cas de la musique.
Pour moi, les effets plastiques ou sonores ne sont pas des notions
intellectuelles, mais ce sont des effets qui se lisent avec notre corps
: c'est avec notre corps que nous ressentons, par exemple, la courbe
d'une ligne (en ressentant que notre corps, lui aussi se courbe) ou que
nous ressentons l'intensité ou les particularités d'un
son (en ressentant comment il fait vibrer notre corps, avec quelle
intensité et avec quelles modalités).
Il se trouve que le cerveau limbique est connecté directement au
fonctionnement du corps, bien plus directement que ne l'est le
néocortex. C'est lui, notamment, qui contrôle et
régule notre respiration, notre rythme cardiaque, notre tension
artérielle. Même si les données du monde
extérieur sont acquises par le néocortex (au moyen de la
vision, notamment), peut-être ces données "brutes" de
vision ou d'audition fournies par le néocortex sont-elles
fondamentalement traitées par le cerveau limbique ? Parce que
c'est une chose de "voir" avec les yeux qu'une ligne est courbe, mais
que c'en est une autre de ressentir, dans son corps, ce que cela
fait d'être courbé, ou d'être raide, ou plié,
ou saccadé, etc . . .
Une troisième raison qui, peut-être, prédispose le
cerveau limbique à être utilisé pour une
activité artistique, est que ce cerveau émotionnel est
lié pour beaucoup à notre relation aux autres. Sans doute
traite-t-il cette relation de façon assez fruste, par attirance
ou répulsion, par exemple, mais cela suffit pour l'impliquer
profondément dans la quête de notre rapport aux autres.
Or, si mon hypothèse est correcte, c'est fondamentalement de
cela que traite l'art, et pour cela que nous en faisons :
établir, comprendre et stabiliser notre rapport aux autres, et
cela d'une façon qui ne soit pas verbale, et donc d'une
façon qui est a priori en cohérence avec ce cerveau qui
n'est pas celui du langage.
Le 10 février 2005 (corrigé ponctuellement le 13 mai 2007)
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