S. della Bella, Vue du port de Livourne, 1655
Bonaventure Peeters, Tempête dans le grand Nord, (c) RMN

 

 

 


Trois sonnets sur la mer

Nous étudions ici la composition de trois sonnets construits sur le thème de la mer amoureuse :

Sonnet I " Je m'embarque joyeux et ma voile pompeuse..." - Abraham de Vermeil

Sonnet II " Ceux que trop d'avarice, ou trop peu de sagesse " - Philippe Desportes

Sonnet III " En un petit esquif esperdu, malheureux" - Agrippa d'Aubigné

L'agencement du discours poétique peut donner lieu à une narration, un bref récit, qui possédent un point de départ et une fin, progressent d'une étape à l'autre, en procédant sur un axe temporel. La linéarité s'offre alors à nos yeux de manière évidente et pure, comme dans le sonnet " Je m'embarque joyeux et ma voile pompeuse" d'Abraham de Vermeil. Afin d'apprécier à leur juste valeur les principes qui président à la composition de cet ensemble, nous nous proposons de le mettre en parallèle avec deux autres sonnets, écrits par les grands auteurs contemporains Philippe Desportes (1546-1606) et Agrippa d'Aubigné (1552-1630), consultables sur le site. De la confrontation de ces trois textes, proches cousins puisque avatars de la même idée-source, il apparaît que l'image centrale, commune et traditionnelle depuis Pétrarque du naufrage ou de la tempête en pleine "mer amoureuse", reçoit une destinée variée.

Jean-Pierre Chauveau a montré combien "l'image du navigateur perdu, du navire désemparé (...) revient avec une singulière insistance sous la plume des écrivains de l'époque dite "baroque" dans le dernier tiers du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle; et [que] c'est cette insistance, plus que l'image elle-même, souvent banale dans son expression, qui est révélatrice d'une certaine obsession" (1). La mer a de tout temps exercé sur les hommes une fascination ambiguë. A la fois menaçante et attrayante, elle offre un double visage qui, pour certains poètes, ressemble fort à celui de l'amour. Pour d'autres, dans une perspective religieuse et mystique, elle pourra symboliser l'existence de l'homme en proie aux doutes, victime des illusions vaines et changeantes du monde, n'ayant pour seul réconfort que la foi. Sponde, Chassignet, Gombauld, Mage de Fiefmelin, Drelincourt et d'autres, dans leurs " sonnets chrétiens ", ont ainsi largement usé de cette allégorie de nature à frapper les esprits. Dans la poésie amoureuse, la comparaison ne perd en rien son expressivité. La mer, comme l'amour, représente un défi que tout individu valeureux doit relever. Même (et surtout) lorsque l'issue est connue d'avance, et qu'elle est fatale.

En réalité, l'expression de l'image maritime est moins banale que nous pourrions le croire. Chaque poète, en puisant dans la source commune, n'en retient qu'un aspect. Il emprunte à l'allégorie le fragment qui lui convient, dans un but déterminé. Pour Vermeil, c'est la lente et progressive destruction; pour Desportes, la perte volontaire ou acceptée; pour d'Aubigné, le havre de paix au bout des tourments. La même image peut être utilisée dans deux démonstrations antithétiques: Vermeil déclare que sa maîtresse est cause de sa perte; Aubigné prétend qu'elle dissipe ses craintes, et le sauve du malheur. Mais notre objet ici est moins de réaliser une étude thématique comparative que de montrer comment Vermeil insère son récit au sein d'un cadre formel prédéterminé.

La composition des trois sonnets fait déjà apparaître des intentions différentes.

Le sonnet de Desportes se divise en deux parties. Les deux premiers quatrains constituent à eux seuls un récit, le poète développant l'image concrète et réelle de voyageurs surpris par la tempête et contraints d'abandonner leurs biens en les jettant à la mer. Nous pourrions lire isolément ces huit vers en leur accordant une portée morale: les avares ou les imprudents, qui ont choisi une trop frêle embarcation, reçoivent du ciel un châtiment. Leur "sale desir" (v.4) reçoit en retour la manifestation d'un "juste courroux" (v.5), et afin que la leçon soit plus profitable et retentissante, ils doivent détruire eux-mêmes les richesses auxquelles ils tiennent tant (v.7-8). Toutefois, les tercets orientent le lecteur dans une tout autre direction, en l'invitant à lire ces personnages comme des comparants, et le poète comme un comparé. La métaphore in praesentia "amoureuse mer", où l'épithète grammaticale correspond au comparé, établit un second lien. Ainsi, le poète amoureux est comme un imprudent navigateur pris dans la tempête.

Est-il vraiment comme eux ? Le dernier vers crée une brusque distanciation. Desportes reconnaît, in fine, qu'il ne regrette pas, lui, les biens qu'il a dû quitter (son âme et sa liberté), à la différence des comparants. Ce trait final est courant dans la poésie d'inspiration pétrarquiste, où le comparé est en dernière instance déclaré supérieur en un point au comparant. Mais, dans ce sonnet, une différence avait déjà été soulignée: le "beau desir" de l'amant s'oppose au "sale desir" des êtres cupides. Cette faiblesse apparemment anodine ébranle en réalité la comparaison, et jette le doute sur sa légitimité. Comparants et comparés seraient davantage opposés que semblables.

Agrippa d'Aubigné a préféré, lui, consacrer l'intégralité des trois premières strophes à l'évocation concrète de la navigation périlleuse. A l'intérieur de ce récit, une autre séparation se donne à lire, entre d'une part la situation de désespoir, de panique face à un danger imminent, une mort présentée comme certaine ("Tout accourt à ma mort"), et d'autre part le salut octroyé par "le couple Tindaride" (2). Il s'agit bien encore d'une allégorie, entendue comme "image développée sous la forme d'un récit ou d'un tableau, utilisant une succession cohérente de tropes et permettant une double lecture" (3), une allégorie dont le sens n'est explicité qu'au dernier tercet, dont les deux premiers vers renvoient aux quatrains et le dernier vers au premier tercet. Une plus grande place est accordée au développement de l'image concrète que dans le sonnet de Desportes, comme si la fascination pour la violence des éléments déchaînés était plus profonde chez le poète-soldat huguenot (le choix lexical pourrait en témoigner: "horreur", "enragée", "outrageux"). Le commencement in medias res ajoute, par ailleurs, du relief à une évocation plus proche du tableau que du récit. La brusque rupture suggérée par l'adverbe "Aussitost" et la vision inopinée des astres ne traduit pas non plus une progression, le déroulement des péripéties n'étant conditionné que par le couple abscence/présence. Nulle dégradation, nul procès d'amélioration, seule compte la vue ("J'ay veu l'astre") de l'objet salvateur, c'est-à-dire sa mise en présence.

Il est important de comprendre en quelle mesure le fractionnement du sonnet en quatre strophes influe sur l'écriture poétique. Nous avons vu que Desportes et d'Aubigné, consciemment ou non, tiraient parti de cette répartition d'unités formelles préexistentes, en faisant correspondre les articulations de l'allégorie au passage d'une strophe à l'autre. Les ruptures ne sauraient être pourtant systématiques, et, nous l'avons vu, le "découpage" en sous-ensembles est susceptible de varier d'un auteur à l'autre.

C'est dans le sonnet de Vermeil que la coïncidence entre les étapes du récit et la répartition traditionnelle en quatre strophes est la plus stricte. Trop visible pour ne pas être volontaire, cette soumission du fond à la forme en dit long sur sa façon d'écrire, sur l'attention qu'il porte au cadre et aux structures dont il se sert, et qu'il tend à exarcéber. Même si le procédé reste rare dans les Poésies, il mérite qu'on s'y attarde. Le geste ostentatoire que représente l'emploi d'adjectifs numéraux ordinaux ("presmier", "second", "troisiesme", "quastrieme") offre une preuve indiscutable du dessein envisagé par notre auteur: diviser en autant de moments qu'il existe de strophes dans le sonnet le déroulement du naufrage amoureux. Ce qui ne faisait l'objet que de deux vers chez Desportes (v10-11 "Je m'embarqay joyeux sur l'amoureuse mer, / Qui de flots et de vents aussi tost fut couverte:") prend une tout autre ampleur ici, et surtout, un autre sens. La mention, allusive chez le maître des néo-pétrarquistes, de la sérénité et de la joie au moment du départ est retenue par Vermeil comme le "premier estat de mon ame amoureuse", un état qui n'aura de cesse de se dégrader. Vermeil désire attirer l'attention sur la désillusion progressive dont l'amant se sent victime, désillusion qui n'intéressait pas particulièrement Desportes. D'abord confiant dans la réussite de son voyage, le poète assiste au spectacle de sa destruction; le terme "spectacle" convient d'autant mieux que la sensation visuelle y est mise à l'honneur ("Je ne voi que le Ciel v.3"; "Puis je voi s'eslever") et que la contemplation d'une nature belle, sereine, et immobile (ou immobilisée par la métaphore "sillons pers") laisse place à la vision inquiétante d'un "tonnerre" qui "s'anime" v.7. La succession implacable et fatale des étapes rend le dénouement inévitable. Dès la second strophe, le lecteur pressent la funeste conclusion du double périple amoureux et marin. Une fois le mécanisme enclenchée, une fois le verrouillage mis (la suite limitée des numéraux) le sonnet ne peut que poursuivre son cours attendu. La composition du poème influe sur le sens qu'on lui prête : la désillusion n'aurait pas été aussi vivement exprimée avec un "découpage" plus neutre ou plus discret.

Mais cette répartition en unités strophiques procure l'avantage d'un autre effet : l'accélération du récit. Les tercets, par nature plus courts que les quatrains, achèvent le récit dramatique dans la précipitation. Déjà, le rythme interne des vers tend à devenir plus haletant: le vers sept ("Le tonnerre grondant s'anime par les airs") ne contient pas de césure forte, les vers dix et onze ("Le mast rompu des vents et le timon brisé") possèdent en revanche une césure à l'hémistiche, et le vers 13 "Abbatus, rebatus, vomis et avalez" est marqué par deux fortes césures. (Le morcèlement du vers, de plus en plus sensible, accompagne la dislocation de l'embarcation tandis nous entendons le ressac dans la reprise des termes "abbatus, rebatus" dérivés du même mot simple). Cette première impression d'accélération se trouve donc confortée par la réduction du nombre de vers accordés à la description des phases du naufrage : trois vers pour le premier "état" (v.1-3), idem pour le second (v.5-7), deux et demi pour le troisième (à partir du "flot hideusement frisé"), un peu moins de deux pour le quatrième ("la mort entre les flots salez/ Abbatus, rebatus, vomis et avalez;").

A partir des caractéristiques propres au sonnet, Vermeil crée des effets qui servent son projet d'écriture. Bien plus, la forme "sonnet" occuperait une part au moins égale à celle de l'image maritime dans la genèse du poème, dans l'intention première. Le choix délibéré de faire ressentir au lecteur le poids de la structure distingue notre auteur de ses contemporains. La force et l'appui qu'il obtient d'elle participent de la réussite et de la terrible efficacité de ses compositions. Or, cette recherche de l'efficacité, n'était-elle pas revendiquée par la "rhétorique"? Le travail rhétorique, dans les Poésies de Vermeil, commence par la disposition et l'agencement de son discours, qui traduisent un renforcement des cadres.

Frédéric Martin - Extrait du mémoire de maîtrise " Rhétorique & Imaginaire chez Abraham de vermeil ", 1996.

(1) Jean-Pierre CHAUVEAU, "La mer et l'imagination des poètes au XVIIe siècle", XVIIe siècle, 1970, n°86-87.

(2) C'est-à-dire Castor et Pollux, la constellation servant de guide aux navigateurs et signalant la fin de la tempête.

(3) Vocabulaire de l'Analyse littéraire, D. BERGEZ , V. GERAUD, J.-J. ROBRIEUX, Dunod, 1994.