J'ai très peu de souvenirs de ma petite enfance. Un événement qui m'a marqué, c'est la mort de mon grand-père Nissim, je n'y ai pas pris une grande part mais Papa m'a parlé solennellement et il a porté pendant quelque temps un large ruban noir à la boutonnière de son veston. Nous habitions à l'époque un appartement assez bourgeois, rue Alfred Mortier au centre-ville de Nice, et nous avions une bonne à tout faire, italienne, Mme Jeanne, très gentille, et, à l'occasion, une gardienne qui changeait assez souvent, Maman n'étant jamais satisfaite. Notre situation était donc assez aisée, c'était une affaire de famille, la maison « Cécile et Caspi », l'oncle Paul dirigeait l'entreprise, Maman dessinait et faisait fabriquer les modèles et Papa était représentant. Mais l'oncle Paul, contrairement à son frère Yves, n'était pas un homme d'affaires, il était rêveur, et peu dans le monde. L'occupation l'avait surpris alors qu'il devait entrer en deuxième année de médecine et les décrets de Pétain avaient enterré ses espoirs. Je crois qu'il ne s'en est jamais remis. Et Papa et lui se disputaient. Peu après la mort de son père, il est parti au Venezuela : un cousin, Maurice Caspi avait fait fortune dans le textile et l'y invitait. Il n'avait pas de fils et son cousin pourrait lui en tenir lieu.

La vie n'a pas beaucoup changé, l'affaire a continué avec Maman et Paul et les oncles nous entouraient beaucoup. Yves venait déjeuner un jour par semaine et Maman lui servait une bouteille de Chateauneuf du Pape. La vie était toujours assez aisée mais Maman serrait les comptes. Elle exigeait de Mme Jeanne des comptes précis et je me souviens avoir un jour trouvé cette femme en pleurs car les comptes n'étaient pas justes. Je crois que c'est de ce temps que mon aversion des domestiques s'est affirmée. Le changement, c'est qu'il nous fallait écrire chaque semaine à Papa et c'était un peu une corvée. Le début était facile, « Cher Papa, j'espère que tu vas bien... » et la fin « ...Mille baisers » mais ensuite il fallait remplir et ça c'était difficile.

Plusieurs incidents ont marqué cette époque : Guillaume était très turbulent ; il y avait des portes vitrées entre le couloir et le salon et, un jour, il a donné un coup de poing, cassé la vitre et s'est coupé les veines. Le docteur habitait et exerçait dans  l'immeuble, il est venu en catastrophe et lui a fait des points de suture. Ensuite, au moment d'entrer à l'école (en CP), j'ai fait une primo-infection, sorte de petite tuberculose. Maman m'a envoyé six mois dans la montagne, avec Mémé Cécile, à Sospel, dans un magnifique château qui louait des gites, avec un parc très beau au milieu duquel trônait un somptueux saule pleureur. A l'été, Vivette  et Guillaume nous ont rejoints, toujours sous la garde de Mémé. Il y avait alors d'autres enfants et nous nous amusions beaucoup. Vivette était à l'époque une petite fille très vive et son nom lui allait très bien. Il avait fait l'objet d'âpres négociation avec la maman de Papa, qui exigeait qu'elle ait le même prénom qu'elle, Victoria. Cela ne plaisait pas du tout à Maman. Finalement, elle a trouvé Vivette qui rappelle Victoria et qui a une tonalité provençale. Mais cette vivacité s'est éteinte subitement pour je ne sais quelle raison et elle est devenue cette jeune fille trop sage qu'elle n'a plus cessé d'être. Une fin d'après-midi, nous jouions et Guillaume a sauté une barrière, est tombé sur une planche et s'est planté trois clous rouillés dans le genou. Gros émoi. Il y avait un médecin à Sospel qui a proposé de faire une piqure anti-tétanique mais, subitement, Mémé a décidé qu'elle n'avait pas confiance. Elle a trouvé un taxi et embarqué avec elle les trois enfants. A deux heures du matin, nous voilà arrivés rue Afred Mortier. Maman n'était pas là. Mémé monte chez le docteur et finit par le réveiller. Il n'était pas content du tout, il partait en vacances le matin même. En pestant, il a fini par faire la piqure anti-tétanique. C'est dire le cabochon de ma grand-mère.

Ensuite, je suis enfin allé à l'école. Elle était très sévère, nous étions en blouses et les maîtres aussi, en rang pour entrer en classe, on ne s'asseyait que sur l'autorisation du maître et la plupart du temps on devait rester assis, en silence, les bras croisés. Mais les progrès étaient spectaculaires, j'arrivais à faire de l'analyse grammaticale et, en CM2, nous résolvions des systèmes de deux équations linéaires à deux inconnues, je me demande quand on le fait maintenant.

Finalement, nous sommes partis pour le Venezuela. Papa avait connu pas mal de vicissitudes depuis son départ. Il s'était fâché avec le cousin Maurice. Je ne sais pas d'où venaient les torts. Mais, du coup, Papa s'est retrouvé le bec dans l'eau. Il a fait des petits boulots, un moment il vendait des produits de détartrage de chaudières. Il a trouvé des copains avec qui il a cohabité, assez pittoresques. Il y avait le colonel comte Vladimir de Bertren, aristocrate franco-russe, qui avait été officier de liaison de l'Armée française dans Berlin occupé.  Ensuite, il avait fait les Arts-et-Métiers et devait monter un projet de téléphérique sur le pic Bolivar dans les Andes. En attendant que le projet ne se concrétise, il était dans la dèche. Il y avait aussi Vlado Blajecovic, yougoslave, qui était styliste dans l'automobile. Mais comment avait-il échoué là, il n'y avait pas d'industrie automobile au Venezuela. Puis la chance a tourné je ne sais comment. Papa a acheté une papèterie professionnelle, ATI, artículos téchnicos para ingenieros. L'affaire s'est mise à bien tourner, et Papa a décidé de faire venir sa famille.

Maman a organisé le déménagement, elle a mis les meubles et les affaires importantes dans un conteneur, elle a rendu l'appartement de la rue Alfred Mortier dont elle a tiré pas mal d'argent (la crise du logement était telle à l'époque que, lorsque un locataire quittait un logement, le locataire suivant lui payait un dessous de table !) Après avoir dit au revoir à toute la famille, nous avons pris le train jusqu'à Gènes et nous avons embarqué sur un paquebot de la Linea C (l'ancêtre de Costa ?). Le voyage en Méditerranée a été très éprouvant, nous avions le mal de mer. Nous avons fait escale à Barcelone,  nous avons parcouru la ville à la recherche de cousins de Papa et je ne me souviens pas si nous les avons trouvés. Et Guillaume n'arrêtait pas de râler, je suis fatigué, je suis fatigué. Mais dès que nous avons passé Gibraltar les choses sont allées beaucoup mieux et le voyage a tourné aux vacances de rêve. Nous étions en seconde classe, pas chez les riches ni chez les pauvres, mais nous avions une piscine, un restaurant (hôtel tout compris, repas à l'italienne, antipasti, spaghetti, viande, et dessert !) et tout un pont où jouer et nous promener. Il y avait plein d'animations, notamment le passage de la ligne (le cancer, pas l'équateur, car le Venezuela est dans l'hémisphère nord), on rencontrait Neptune etc. Dans les tropiques, le temps est devenu idéal, mer d'huile et soleil. A la Jamaïque, nous sommes restés à bord à regarder les gamins plonger dans le port pour ramasser les pièces que leur jetaient les passagers.

Enfin nous somme arrivés à la Guaïra, port de Caracas où Papa nous attendait. Papa ne conduisant pas, il s'était fait accompagner par Elba, sa secrétaire et j'ai vu que Maman n'aimait pas trop ça. Après un voyage de quarante kilomètres en autoroute (il n'y avait pas d'autoroutes en France !) nous sommes arrivés chez nous. Papa avait loué une petite villa de type pavillonnaire avec petit jardin, nous n'avions pas encore de meubles mais ils devaient arriver bientôt. Nous sommes restés assez longtemps sans aller à l'école en attendant que l'année  se termine. Puis nous avons été au collège américain de Caracas dans la section espagnole. Les débuts ont été difficiles car nous ne savions pas un mot d'espagnol. Ensuite nous avons fait des progrès mais moi qui aurait dû passer en 6ème, j'avais reculé de deux ans ! Puis Guillaume et moi sommes passés au collège français qui ne commençait qu'au secondaire. On me mit en sixième puis, vu mon âge et mon niveau, je passai en cinquième, je n'avais plus qu'un an de retard. Vivette ne pouvait y aller car les bons pères maristes n'acceptaient pas les filles ! Elle est donc restée au collège américain. Il va sans dire que tous ces collèges étaient payants, il n'était pas question d'aller dans le public complètement délabré. Papa a toujours été près de ses sous et cela a été en s'aggravant. Souvent il était en retard pour payer le collège et c'était pour nous une humiliation. Mais il finissait par payer.

Au bout d'un moment Maman en a eu assez de ne rien faire et voulait en plus avoir son autonomie financière. Elle a décidé de monter une pension de famille. Nous avons quitté la petite villa et loué une grande maison où il y avait de la place pour nous et des pensionnaires. La maison était un peu délabrée, un matin, Papa a été mordu au nez par un rat, il a été soigné sans conséquences. Les pensionnaires étaient pour la plupart des Français aventuriers ou paumés mais très sympas, ils nous aimaient bien et nous de même. L'un d'entre eux, un Alsacien, est même devenu un ami de la famille ; il était représentant de commerce. Un jour, il s'est endormi au volant et est mort. Nous avons eu à nouveau une bonne pour aider Maman à faire le ménage et la cuisine. C'était une fille des Canaries, Florinda, illettrée, au physique ingrat mais très gentille. Nous avions eu aussi un chien, un bâtard infâme mais très gentil aussi, Bouzou, Guillaume prenait un malin plaisir à l'embêter.

Les affaires de Papa tournaient bien. Mais, le samedi, le personnel était plus réduit et j'allais l'aider le samedi matin au magasin. Je faisais notamment des copies de plans. C'était une grosse machine à copier fonctionnant à l'ammoniac. Les copies étaient toutes bleues et cela sentait fort l'ammoniac qui était stocké dans de grosses bouteilles. Un jour, une de ces bouteille se brisa, Papa et moi fûmes près de nous asphyxier.

Puis les affaires de Bertren se sont éclaircies, son projet a été réalisé et il a eu soudain beaucoup d'argent. Il a loué un grand appartement dans un quartier chic et fait venir sa femme qui était aussi sa cousine. Autant le comte était grand et bel homme (il ressemblait un peu à Gary Cooper), autant la comtesse Tamara était hautaine et mondaine ; elle considérait que les gens étaient à son service et qu'elle les honorait de sa présence. Ils avaient deux enfants, le petit, Alexis ressemblait à sa mère, la grande avait épousé un médecin vénézuélien et je crois que les parents considéraient cela comme une mésalliance. Il devait pourtant me sauver la vie.

Un matin sans école, j'ai eu un grand frisson en prenant ma douche. Cela s'est passé puis la fièvre s'est mise à monter. Le médecin a ordonné des antibiotiques. Etaient-ils assez forts ? La fièvre a continué. Les parents ont appelé le gendre des Bertren qui m'a admis dans sa clinique, m'a mis sous tente à oxygène et a fait le bon diagnostic : pneumonie. Mais les antibio ne donnaient toujours rien et il est passé aux sulfamides. La situation s'est améliorée, j'étais guéri mais très faible. Maman a décidé de m'envoyer à Nice me retaper chez Yves et Marie-José. Mémé Cécile est venue et nous sommes partis en bateau, toujours sur la Linea C. J'ai peu de souvenirs de ce voyage sinon que ma grand-mère était ravie de la vie en seconde classe avec ce restaurant si abondant et qu'elle étonnait nos voisins de table par son appétit.

Elizabeth « Lizzy » Blajecovic était une rousse pétillante, enjouée et pleine de vie. Je crois qu'elle était viennoise, en tout cas, comme son mari, elle connaissait plein de langues dont le français. Un jour, elle m'a dit qu'elle avait un livre français dont elle ne comprenait pas un mot. Elle me l'a montré, c'était « Touchez pas au grisbi » d'Albert Simonin ! Elle voulait faire de Vivette une parfaite jeune fille viennoise. Comme Vivette continuait les cours de piano, elle l'amenait le dimanche matin aux concerts. Un jour, elle m'y a invité aussi. Dire que je m'y suis ennuyé est faible, je me dandinais d'une fesse sur l'autre dans mon fauteuil en me demandant quand ce supplice allait finir. Depuis, les concerts m'ennuient toujours autant mais j'ai adopté d'autres tactiques, je prends l'air inspiré, je ferme les yeux et je dors ! Je n'ai jamais su en fait de quoi ils vivaient. A une occasion, il m'a montré des dessins de carrosseries qu'il avait réalisées ; c'était très moderne, même de nos jours on ne fait pas si moderne. Ils n'étaient pas très riches mais ils avaient un bateau à moteur sur le lac de Valencia et parfois, ils nous y amenaient et nous faisions de longues ballades avec piquenique. Je n'aimais pas trop ça, Valencia est à l'intérieur des terres, il fait très chaud et il n'y a pas l'air de la mer. Un jour, en rentrant d'une de ces ballades, Vlado, en conduisant, s'est retourné vers nous et a eu un accident. Ce n'était pas très grave mais, comme il y avait un blessé léger, il risquait gros. Il nous a demandé de faire des faux témoignages comme quoi il n'avait pas quitté la route des yeux.

J'avais de bon copains au collège, Jean-Louis Delmont était fils de bijoutier-horloger bien établi qui importait, entretenait, réparait des montres suisses de luxe pour la riche oligarchie vénézuélienne. J'en parlerai plus tard. Daniel Delafosse en revanche était le plus pauvre, c'était le fils du concierge de l'Ambassade. C'était un sportif accompli qui excellait un peu partout. Au tournoi de judo de l'école de maître Watanabe, cinquième dan, que nous fréquentions, nous allâmes tous deux en finale et il me battit à plates coutures. Richard Falsone était fils d'un prof de gym et lui-même gymnaste accompli, trop peut-être. A nos âges (14, 15) il faisait déjà des croix de fer aux anneaux ! J'ai su plus tard qu'il était mort jeune de problèmes cardiaques. Il y avait aussi Philippe Bastante, un garçon très sympa. Nous nous sommes revus plus tard à Paris quand je préparais l'X et lui HEC. Il a été reçu puis renvoyé pour travail insuffisant je crois. Etait-il déjà travaillé par la révolte qui montait dans la jeunesse ? Et il y avait Dominique Nedelka, avec qui j'adorais déconner (je me suis toujours trouvé des copains déconneurs, le dernier en date étant ce pauvre Luc Blanchet). Il avait plein de talents et notamment de chef scout. J'aurais bien aimé entrer chez les scouts mais je n'ai jamais osé demander à Maman, sachant qu'elle serait morte de peur de tous les dangers qu'on pouvait encourir dans ce pays hostile. Une fois cependant, Dominique m'invita à une excursion et Maman accepta. Nous fîmes une ascension dans la montagne surplombant Caracas dans la chaleur étouffante de la foret tropicale. J'étais épuisé mais heureux. Mais mes meilleurs souvenirs viennent des messes de premier vendredi du mois. En principe, les pères acceptaient toutes les opinions et n'interféraient pas avec elles. Mais il y avait une circonstance spéciale : ils nous expliquaient qu'une indulgence s'attachait au premier vendredi de chaque mois. Si l'on allait à la messe tous ces jours-là, on était garanti d'avoir, au moment de mourir, un moment de vie suffisant pour pouvoir se confesser et, par tant, de gagner le paradis. Comme c'était pendant le temps scolaire, nous y allions. Dominique et moi nous mettions au fond de la chapelle et détournions les chants religieux en essayant tant bien que mal d'avoir l'air inspiré. Par exemple, le « Plus près de toi mon Dieu » se transformait en « Plus près de toi Lenine ! » Petite revanche contre l'esprit clérical des pères vendéens.

Pour placer son argent, Bertren nous construisit un petit immeuble, l'« edificio Styl ». Il était au centre, tout près d'ATI au coin de rues très passantes. Il y avait deux niveaux, au rez-de-chaussée un magasin (Styl) et un atelier de confection et, au premier, notre appartement. Au dessus, on pouvait accéder à la terrasse. Maman ferma la pension et nous nous installâmes. Le magasin était climatisé et vendait la production de l'atelier. Maman dessinait les modèles et une dizaine de couturières les fabriquaient. Bertren avait fait les Arts-et-Métiers et se piquait de méthodes de production modernes. Il voulait mesurer chaque geste de production pour les rationaliser.  Mais je ne crois pas, heureusement, que Maman l'écoutait. Dans l'appartement, le salon-salle à manger  Louis XV et la glace de Venise des parents avaient fière allure. Le samedi soir, les amis se recevaient à tour de rôle, fumaient, buvaient du whisky Johnny Walker red label et jouaient au bridge. Je ne suis pas sûr que Maman aimait tant que ça le bridge et je crois qu'elle ne jouait pas très bien. Mais c'est ce qui se faisait.

Guillaume et moi partagions la même petite chambre et nous chahutions comme des fous en batailles de polochons et courses de chevaux. Nous étions, je crois, très heureux. Le matin, nous partions tous les deux vers le collège, à pieds d'abord jusqu'au terminal des bus de Chacaïto, puis en bus, nous avions parfois des histoires avec les petits cireurs de chaussures mais rien de très grave. Je crois que la misère était aussi, sinon plus grave que maintenant mais la violence était moindre. En revanche, les liens avec Vivette se distendaient. Déjà, le fait qu'elle soit dans un autre collège. Puis, au passage au secondaire, Vivette passa de la section espagnole à la section américaine. Mais le collège en Amérique est assez court, quatre ans je crois. A la fin, Vivette fit comme ses camarades de classe, des dossiers pour postuler dans les universités américaines. Elle fut acceptée à l'université Mac Gill de Montreal, université anglophone, une des meilleures du Canada et même bien classée dans les universités américaines. Je ne sais plus qui de Papa ou Maman l'accompagna pour l'installer là-bas. Tout cela coutait fort cher mais Papa payait. Je crois qu'il était quand même fier que sa fille aille à l'université, lui qui n'avait que le brevet. A Mc Gill, Vivette était inscrite en chimie, on pensait que c'était une profession plus féminine. Mais elle était très maladroite et cassait pipettes et tubes à essais. On la recycla dans les mathématiques appliquées où elle excella (et excelle toujours). Mais elle ne rentrait plus que pour les vacances et, lorsqu'elle arrivait, je ne savais plus trop quoi lui dire.

Les affaires de Papa marchaient très bien et il eut l'idée d'acheter une participation annuelle dans un club nautique de la côte, Puerto Azul. C'était un domaine fermé comportant un immeuble hôtel et appartements, une piscine olympique, une piscine lagune, une plage océanique, une plage protégée, un petit port de plaisance avec une jetée, le tout autour d'une palmeraie de cocotiers. Un petit paradis quoi. Nous y allions le dimanche avec des amis, car nous n'avions pas de voiture, Papa ne pouvait pas conduire, Maman avait le permis mais n'avait jamais conduit. Mais on avait le droit en tant que membres d'inviter une ou deux voitures. Il y avait des fauteuils à disposition sous les cocotiers et nous piqueniquions là, Maman s'était faite une spécialité de délicieux « pollos en canasta » c'est-à-dire des morceaux de poulet panés. Les parents restaient là ou nageaient sur la plage protégée, Maman en particulier faisait de longues distances de brasse, très tranquillement tandis que nous jouions toute la journée et finissions, épuisés par nous endormir dans les voitures au retour. Il se trouve que le bijoutier Delmont était dans le même club et donc je voyais souvent son fils Jean-Louis et nous passions des heures à jouer dans la piscine lagune. C'est là que Guillaume et moi avons appris à nager tous seuls. J'avais imaginé une méthode assez originale : d'abord, il fallait apprendre à mettre la tête sous l'eau sans étouffer. Ensuite, tout en ayant pieds, on se laissait glisser dans l'eau, la tête sous l'eau, on sentait que, tant qu'on gardait la vitesse de l'impulsion initiale, l'eau nous portait. Ensuite on reprenait pied. Ayant senti cela, on agitait les pieds et les bras façon crawl de façon à ne pas perdre la vitesse initiale. On pouvait ainsi nager plus longtemps. Enfin il fallait apprendre à respirer en levant la tête hors de l'eau et alors on pouvait nager longtemps. On savait nager sans être passés par l'étape brasse ! C'est là aussi que j'ai appris à prendre les vagues et me laisser porter par elles jusqu'au rivage. J'aimais beaucoup ça mais un jour je fus sauvé par un maître nageur qui m'a sorti d'un tourbillon. Une autre fois, je plongeais du côté du port, j'étais descendu assez profond et je remontais, avide de retrouver l'air libre lorsque je vis un bateau à hélice au dessus de moi. Il fallut que je m'arrête pour le laisser passer et ce furent des instants interminables. J'avais eu très peur.

D'autres copains, aussi pittoresques, avaient rejoint le cercle des amis de la famille. En particuliers il y avait les Sèdes. C'étaient d'authentiques prolos parisiens. Lui avait été pompier dans le corps des pompiers de Paris et elle avait travaillé à la manufacture des Gobelins. Ils avaient donc monté une entreprise de réfection et nettoyage de tapis et tentures pour les riches vénézuéliens et cela marchait très bien. Sèdes, en tant que pompier, avait souvent été à l'opéra Garnier, de permanence et il se piquait donc de tous ces opéras qu'il avait entendus.  Il avait donc acheté une chaîne HiFi très chère et plein de beaux disques d'opéra et, quand nous allions chez lui, il nous bassinait à nous faire écouter les airs les plus fameux. Mais, avec les disques vinyle, il est pratiquement impossible d'éliminer les poussières et, donc, malgré tous ses soins, ses disques craquaient et cela le faisait d'autant plus enrager.

Sèdes, Delmont, Bertren, mes parents, n'étaient, au fond, que des immigrés au service de l'oligarchie vénézuélienne et, comme tout groupe, ils éprouvaient le besoin de justifier leur existence sociale. Ils disaient donc qu'ils contribuaient au développement du pays, et palliaient la défaillance des vénézuéliens eux-mêmes qui étaient tous des paresseux et des bons à rien, alors qu'ils contribuaient en fait au pillage du pays par l'oligarchie comprador locale. Ils étaient donc très légitimistes. Le dictateur Perez Jimenez, qui tenait le pays depuis vingt ans d'une main de fer grâce à l'argent du pétrole et à sa terrible police politique, avait eu l'idée d'accorder le droit de vote à ces immigrés, pour renforcer des majorités que, de toutes façons, il était sûr d'obtenir en truquant les élections et mes parents votaient pour lui. Toute l'Amérique latine était à l'époque très calme, tenue par ces dictateurs. Pourquoi le Venezuela se mit-il en branle le premier ? Je ne sais pas, la politique des USA était toujours la même sous la présidence d'Eisenhower. Toujours est-il qu'un beau matin de 1958, le brave Perez Jimenez, en ouvrant les fenêtres de son palais de Miraflores, remarqua que les tanks qui gardaient la résidence avaient tourné leurs canons vers le palais lui-même. Une délégation militaire arriva peu après et lui dit de faire ses valises et de partir illico pour Miami (avec les produits de ses innombrables pillages !). La démocratie fut rétablie, les locaux de la police politique mis à sac et nous n'allions pas au collège. Curieusement, mon père, de légitimiste, devint démocrate et, même, il paya très cher de participer à des banquets de soutien à Castro, mille francs pour un repas cubain fait de riz et d'haricots noirs cuits dans une feuille de bananes. Mais cela produisit des résultats, deux ans après, Castro triomphait et l'explosion de joie à Caracas fut presque aussi grande que pour la libération du pays lui-même. Ensuite ce fut Saint Domingue mais je n'étais plus là.

Ma dernière année à Caracas fut moins heureuse, je sentais confusément que l'enfance s'en était allée. Je suivais les cours de seconde par correspondance, le collège s'arrêtant en troisième. Les copains s'étaient dispersés un peu partout, à la Martinique notamment. Seul Richard faisait comme moi et suivait les cours par correspondance. Un jour, il a eu une meilleure note que moi en rédaction, en décrivant une ballade dans les forêts de son Canigou natal. Guillaume partait au collège le matin et rentrait le soir. J'étais donc seul et isolé à la maison. Puis je partis comme pensionnaire au lycée Masséna de Nice.