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J'ai très peu de souvenirs de ma petite enfance.
Un événement qui m'a marqué, c'est la
mort de mon grand-père Nissim, je n'y ai pas pris
une grande part mais Papa m'a parlé solennellement
et il a porté pendant quelque temps un large ruban
noir à la boutonnière de son veston. Nous
habitions à l'époque un appartement assez
bourgeois, rue Alfred Mortier au centre-ville de Nice, et
nous avions une bonne à tout faire, italienne, Mme
Jeanne, très gentille, et, à l'occasion, une
gardienne qui changeait assez souvent, Maman
n'étant jamais satisfaite. Notre situation
était donc assez aisée, c'était une
affaire de famille, la maison « Cécile et
Caspi », l'oncle Paul dirigeait l'entreprise, Maman
dessinait et faisait fabriquer les modèles et Papa
était représentant. Mais l'oncle Paul,
contrairement à son frère Yves,
n'était pas un homme d'affaires, il était
rêveur, et peu dans le monde. L'occupation l'avait
surpris alors qu'il devait entrer en deuxième
année de médecine et les décrets de
Pétain avaient enterré ses espoirs. Je crois
qu'il ne s'en est jamais remis. Et Papa et lui se
disputaient. Peu après la mort de son père,
il est parti au Venezuela : un cousin, Maurice Caspi avait
fait fortune dans le textile et l'y invitait. Il n'avait
pas de fils et son cousin pourrait lui en tenir lieu. La vie n'a pas beaucoup changé, l'affaire a
continué avec Maman et Paul et les oncles nous
entouraient beaucoup. Yves venait déjeuner un jour
par semaine et Maman lui servait une bouteille de
Chateauneuf du Pape. La vie était toujours assez
aisée mais Maman serrait les comptes. Elle exigeait
de Mme Jeanne des comptes précis et je me souviens
avoir un jour trouvé cette femme en pleurs car les
comptes n'étaient pas justes. Je crois que c'est de
ce temps que mon aversion des domestiques s'est
affirmée. Le changement, c'est qu'il nous fallait
écrire chaque semaine à Papa et
c'était un peu une corvée. Le début
était facile, « Cher Papa, j'espère
que tu vas bien... » et la fin « ...Mille
baisers » mais ensuite il fallait remplir et
ça c'était difficile. Plusieurs incidents ont marqué cette époque
: Guillaume était très turbulent ; il y
avait des portes vitrées entre le couloir et le
salon et, un jour, il a donné un coup de poing,
cassé la vitre et s'est coupé les veines. Le
docteur habitait et exerçait dans l'immeuble,
il est venu en catastrophe et lui a fait des points de
suture. Ensuite, au moment d'entrer à
l'école (en CP), j'ai fait une primo-infection,
sorte de petite tuberculose. Maman m'a envoyé six
mois dans la montagne, avec Mémé
Cécile, à Sospel, dans un magnifique
château qui louait des gites, avec un parc
très beau au milieu duquel trônait un
somptueux saule pleureur. A l'été,
Vivette et Guillaume nous ont rejoints, toujours
sous la garde de Mémé. Il y avait alors
d'autres enfants et nous nous amusions beaucoup. Vivette
était à l'époque une petite fille
très vive et son nom lui allait très bien.
Il avait fait l'objet d'âpres négociation
avec la maman de Papa, qui exigeait qu'elle ait le
même prénom qu'elle, Victoria. Cela ne
plaisait pas du tout à Maman. Finalement, elle a
trouvé Vivette qui rappelle Victoria et qui a une
tonalité provençale. Mais cette
vivacité s'est éteinte subitement pour je ne
sais quelle raison et elle est devenue cette jeune fille
trop sage qu'elle n'a plus cessé d'être. Une
fin d'après-midi, nous jouions et Guillaume a
sauté une barrière, est tombé sur une
planche et s'est planté trois clous rouillés
dans le genou. Gros émoi. Il y avait un
médecin à Sospel qui a proposé de
faire une piqure anti-tétanique mais, subitement,
Mémé a décidé qu'elle n'avait
pas confiance. Elle a trouvé un taxi et
embarqué avec elle les trois enfants. A deux heures
du matin, nous voilà arrivés rue Afred
Mortier. Maman n'était pas là.
Mémé monte chez le docteur et finit par le
réveiller. Il n'était pas content du tout,
il partait en vacances le matin même. En pestant, il
a fini par faire la piqure anti-tétanique. C'est
dire le cabochon de ma grand-mère. Ensuite, je suis enfin allé à
l'école. Elle était très
sévère, nous étions en blouses et les
maîtres aussi, en rang pour entrer en classe, on ne
s'asseyait que sur l'autorisation du maître et la
plupart du temps on devait rester assis, en silence, les
bras croisés. Mais les progrès
étaient spectaculaires, j'arrivais à faire
de l'analyse grammaticale et, en CM2, nous
résolvions des systèmes de deux
équations linéaires à deux inconnues,
je me demande quand on le fait maintenant. Finalement, nous sommes partis pour le Venezuela. Papa
avait connu pas mal de vicissitudes depuis son
départ. Il s'était fâché avec
le cousin Maurice. Je ne sais pas d'où venaient les
torts. Mais, du coup, Papa s'est retrouvé le bec
dans l'eau. Il a fait des petits boulots, un moment il
vendait des produits de détartrage de
chaudières. Il a trouvé des copains avec qui
il a cohabité, assez pittoresques. Il y avait le
colonel comte Vladimir de Bertren, aristocrate
franco-russe, qui avait été officier de
liaison de l'Armée française dans Berlin
occupé. Ensuite, il avait fait les
Arts-et-Métiers et devait monter un projet de
téléphérique sur le pic Bolivar dans
les Andes. En attendant que le projet ne se
concrétise, il était dans la dèche.
Il y avait aussi Vlado Blajecovic, yougoslave, qui
était styliste dans l'automobile. Mais comment
avait-il échoué là, il n'y avait pas
d'industrie automobile au Venezuela. Puis la chance a
tourné je ne sais comment. Papa a acheté une
papèterie professionnelle, ATI, artículos
téchnicos para ingenieros. L'affaire s'est mise
à bien tourner, et Papa a décidé de
faire venir sa famille. Maman a organisé le déménagement,
elle a mis les meubles et les affaires importantes dans un
conteneur, elle a rendu l'appartement de la rue Alfred
Mortier dont elle a tiré pas mal d'argent (la crise
du logement était telle à l'époque
que, lorsque un locataire quittait un logement, le
locataire suivant lui payait un dessous de table !)
Après avoir dit au revoir à toute la
famille, nous avons pris le train jusqu'à
Gènes et nous avons embarqué sur un paquebot
de la Linea C (l'ancêtre de Costa ?). Le voyage en
Méditerranée a été très
éprouvant, nous avions le mal de mer. Nous avons
fait escale à Barcelone, nous avons parcouru
la ville à la recherche de cousins de Papa et je ne
me souviens pas si nous les avons trouvés. Et
Guillaume n'arrêtait pas de râler, je suis
fatigué, je suis fatigué. Mais dès
que nous avons passé Gibraltar les choses sont
allées beaucoup mieux et le voyage a tourné
aux vacances de rêve. Nous étions en seconde
classe, pas chez les riches ni chez les pauvres, mais nous
avions une piscine, un restaurant (hôtel tout
compris, repas à l'italienne, antipasti, spaghetti,
viande, et dessert !) et tout un pont où jouer et
nous promener. Il y avait plein d'animations, notamment le
passage de la ligne (le cancer, pas l'équateur, car
le Venezuela est dans l'hémisphère nord), on
rencontrait Neptune etc. Dans les tropiques, le temps est
devenu idéal, mer d'huile et soleil. A la
Jamaïque, nous sommes restés à bord
à regarder les gamins plonger dans le port pour
ramasser les pièces que leur jetaient les
passagers. Enfin nous somme arrivés à la Guaïra,
port de Caracas où Papa nous attendait. Papa ne
conduisant pas, il s'était fait accompagner par
Elba, sa secrétaire et j'ai vu que Maman n'aimait
pas trop ça. Après un voyage de quarante
kilomètres en autoroute (il n'y avait pas
d'autoroutes en France !) nous sommes arrivés chez
nous. Papa avait loué une petite villa de type
pavillonnaire avec petit jardin, nous n'avions pas encore
de meubles mais ils devaient arriver bientôt. Nous
sommes restés assez longtemps sans aller à
l'école en attendant que l'année se
termine. Puis nous avons été au
collège américain de Caracas dans la section
espagnole. Les débuts ont été
difficiles car nous ne savions pas un mot d'espagnol.
Ensuite nous avons fait des progrès mais moi qui
aurait dû passer en 6ème, j'avais
reculé de deux ans ! Puis Guillaume et moi sommes
passés au collège français qui ne
commençait qu'au secondaire. On me mit en
sixième puis, vu mon âge et mon niveau, je
passai en cinquième, je n'avais plus qu'un an de
retard. Vivette ne pouvait y aller car les bons
pères maristes n'acceptaient pas les filles ! Elle
est donc restée au collège américain.
Il va sans dire que tous ces collèges
étaient payants, il n'était pas question
d'aller dans le public complètement
délabré. Papa a toujours été
près de ses sous et cela a été en
s'aggravant. Souvent il était en retard pour payer
le collège et c'était pour nous une
humiliation. Mais il finissait par payer. Au bout d'un moment Maman en a eu assez de ne rien faire
et voulait en plus avoir son autonomie financière.
Elle a décidé de monter une pension de
famille. Nous avons quitté la petite villa et
loué une grande maison où il y avait de la
place pour nous et des pensionnaires. La maison
était un peu délabrée, un matin, Papa
a été mordu au nez par un rat, il a
été soigné sans conséquences.
Les pensionnaires étaient pour la plupart des
Français aventuriers ou paumés mais
très sympas, ils nous aimaient bien et nous de
même. L'un d'entre eux, un Alsacien, est même
devenu un ami de la famille ; il était
représentant de commerce. Un jour, il s'est endormi
au volant et est mort. Nous avons eu à nouveau une
bonne pour aider Maman à faire le ménage et
la cuisine. C'était une fille des Canaries,
Florinda, illettrée, au physique ingrat mais
très gentille. Nous avions eu aussi un chien, un
bâtard infâme mais très gentil aussi,
Bouzou, Guillaume prenait un malin plaisir à
l'embêter. Les affaires de Papa tournaient bien. Mais, le samedi, le
personnel était plus réduit et j'allais
l'aider le samedi matin au magasin. Je faisais notamment
des copies de plans. C'était une grosse machine
à copier fonctionnant à l'ammoniac. Les
copies étaient toutes bleues et cela sentait fort
l'ammoniac qui était stocké dans de grosses
bouteilles. Un jour, une de ces bouteille se brisa, Papa
et moi fûmes près de nous asphyxier. Puis les affaires de Bertren se sont éclaircies,
son projet a été réalisé et il
a eu soudain beaucoup d'argent. Il a loué un grand
appartement dans un quartier chic et fait venir sa femme
qui était aussi sa cousine. Autant le comte
était grand et bel homme (il ressemblait un peu
à Gary Cooper), autant la comtesse Tamara
était hautaine et mondaine ; elle
considérait que les gens étaient à
son service et qu'elle les honorait de sa présence.
Ils avaient deux enfants, le petit, Alexis ressemblait
à sa mère, la grande avait
épousé un médecin
vénézuélien et je crois que les
parents considéraient cela comme une
mésalliance. Il devait pourtant me sauver la vie. Un matin sans école, j'ai eu un grand frisson en
prenant ma douche. Cela s'est passé puis la
fièvre s'est mise à monter. Le
médecin a ordonné des antibiotiques.
Etaient-ils assez forts ? La fièvre a
continué. Les parents ont appelé le gendre
des Bertren qui m'a admis dans sa clinique, m'a mis sous
tente à oxygène et a fait le bon diagnostic
: pneumonie. Mais les antibio ne donnaient toujours rien
et il est passé aux sulfamides. La situation s'est
améliorée, j'étais guéri mais
très faible. Maman a décidé de
m'envoyer à Nice me retaper chez Yves et
Marie-José. Mémé Cécile est
venue et nous sommes partis en bateau, toujours sur la
Linea C. J'ai peu de souvenirs de ce voyage sinon que ma
grand-mère était ravie de la vie en seconde
classe avec ce restaurant si abondant et qu'elle
étonnait nos voisins de table par son
appétit. Elizabeth « Lizzy » Blajecovic était
une rousse pétillante, enjouée et pleine de
vie. Je crois qu'elle était viennoise, en tout cas,
comme son mari, elle connaissait plein de langues dont le
français. Un jour, elle m'a dit qu'elle avait un
livre français dont elle ne comprenait pas un mot.
Elle me l'a montré, c'était « Touchez
pas au grisbi » d'Albert Simonin ! Elle voulait
faire de Vivette une parfaite jeune fille viennoise. Comme
Vivette continuait les cours de piano, elle l'amenait le
dimanche matin aux concerts. Un jour, elle m'y a
invité aussi. Dire que je m'y suis ennuyé
est faible, je me dandinais d'une fesse sur l'autre dans
mon fauteuil en me demandant quand ce supplice allait
finir. Depuis, les concerts m'ennuient toujours autant
mais j'ai adopté d'autres tactiques, je prends
l'air inspiré, je ferme les yeux et je dors ! Je
n'ai jamais su en fait de quoi ils vivaient. A une
occasion, il m'a montré des dessins de carrosseries
qu'il avait réalisées ; c'était
très moderne, même de nos jours on ne fait
pas si moderne. Ils n'étaient pas très
riches mais ils avaient un bateau à moteur sur le
lac de Valencia et parfois, ils nous y amenaient et nous
faisions de longues ballades avec piquenique. Je n'aimais
pas trop ça, Valencia est à
l'intérieur des terres, il fait très chaud
et il n'y a pas l'air de la mer. Un jour, en rentrant
d'une de ces ballades, Vlado, en conduisant, s'est
retourné vers nous et a eu un accident. Ce
n'était pas très grave mais, comme il y
avait un blessé léger, il risquait gros. Il
nous a demandé de faire des faux témoignages
comme quoi il n'avait pas quitté la route des yeux. J'avais de bon copains au collège, Jean-Louis
Delmont était fils de bijoutier-horloger bien
établi qui importait, entretenait, réparait
des montres suisses de luxe pour la riche oligarchie
vénézuélienne. J'en parlerai plus
tard. Daniel Delafosse en revanche était le plus
pauvre, c'était le fils du concierge de
l'Ambassade. C'était un sportif accompli qui
excellait un peu partout. Au tournoi de judo de
l'école de maître Watanabe, cinquième
dan, que nous fréquentions, nous allâmes tous
deux en finale et il me battit à plates coutures.
Richard Falsone était fils d'un prof de gym et
lui-même gymnaste accompli, trop peut-être. A
nos âges (14, 15) il faisait déjà des
croix de fer aux anneaux ! J'ai su plus tard qu'il
était mort jeune de problèmes cardiaques. Il
y avait aussi Philippe Bastante, un garçon
très sympa. Nous nous sommes revus plus tard
à Paris quand je préparais l'X et lui HEC.
Il a été reçu puis renvoyé
pour travail insuffisant je crois. Etait-il
déjà travaillé par la révolte
qui montait dans la jeunesse ? Et il y avait Dominique
Nedelka, avec qui j'adorais déconner (je me suis
toujours trouvé des copains déconneurs, le
dernier en date étant ce pauvre Luc Blanchet). Il
avait plein de talents et notamment de chef scout.
J'aurais bien aimé entrer chez les scouts mais je
n'ai jamais osé demander à Maman, sachant
qu'elle serait morte de peur de tous les dangers qu'on
pouvait encourir dans ce pays hostile. Une fois cependant,
Dominique m'invita à une excursion et Maman
accepta. Nous fîmes une ascension dans la montagne
surplombant Caracas dans la chaleur étouffante de
la foret tropicale. J'étais épuisé
mais heureux. Mais mes meilleurs souvenirs viennent des
messes de premier vendredi du mois. En principe, les
pères acceptaient toutes les opinions et
n'interféraient pas avec elles. Mais il y avait une
circonstance spéciale : ils nous expliquaient
qu'une indulgence s'attachait au premier vendredi de
chaque mois. Si l'on allait à la messe tous ces
jours-là, on était garanti d'avoir, au
moment de mourir, un moment de vie suffisant pour pouvoir
se confesser et, par tant, de gagner le paradis. Comme
c'était pendant le temps scolaire, nous y allions.
Dominique et moi nous mettions au fond de la chapelle et
détournions les chants religieux en essayant tant
bien que mal d'avoir l'air inspiré. Par exemple, le
« Plus près de toi mon Dieu » se
transformait en « Plus près de toi Lenine !
» Petite revanche contre l'esprit clérical
des pères vendéens. Pour placer son argent, Bertren nous construisit un petit
immeuble, l'« edificio Styl ». Il était
au centre, tout près d'ATI au coin de rues
très passantes. Il y avait deux niveaux, au
rez-de-chaussée un magasin (Styl) et un atelier de
confection et, au premier, notre appartement. Au dessus,
on pouvait accéder à la terrasse. Maman
ferma la pension et nous nous installâmes. Le
magasin était climatisé et vendait la
production de l'atelier. Maman dessinait les
modèles et une dizaine de couturières les
fabriquaient. Bertren avait fait les
Arts-et-Métiers et se piquait de méthodes de
production modernes. Il voulait mesurer chaque geste de
production pour les rationaliser. Mais je ne crois
pas, heureusement, que Maman l'écoutait. Dans
l'appartement, le salon-salle à manger Louis
XV et la glace de Venise des parents avaient fière
allure. Le samedi soir, les amis se recevaient à
tour de rôle, fumaient, buvaient du whisky Johnny
Walker red label et jouaient au bridge. Je ne suis pas
sûr que Maman aimait tant que ça le bridge et
je crois qu'elle ne jouait pas très bien. Mais
c'est ce qui se faisait. Guillaume et moi partagions la même petite chambre
et nous chahutions comme des fous en batailles de
polochons et courses de chevaux. Nous étions, je
crois, très heureux. Le matin, nous partions tous
les deux vers le collège, à pieds d'abord
jusqu'au terminal des bus de Chacaïto, puis en bus,
nous avions parfois des histoires avec les petits cireurs
de chaussures mais rien de très grave. Je crois que
la misère était aussi, sinon plus grave que
maintenant mais la violence était moindre. En
revanche, les liens avec Vivette se distendaient.
Déjà, le fait qu'elle soit dans un autre
collège. Puis, au passage au secondaire, Vivette
passa de la section espagnole à la section
américaine. Mais le collège en
Amérique est assez court, quatre ans je crois. A la
fin, Vivette fit comme ses camarades de classe, des
dossiers pour postuler dans les universités
américaines. Elle fut acceptée à
l'université Mac Gill de Montreal,
université anglophone, une des meilleures du Canada
et même bien classée dans les
universités américaines. Je ne sais plus qui
de Papa ou Maman l'accompagna pour l'installer
là-bas. Tout cela coutait fort cher mais Papa
payait. Je crois qu'il était quand même fier
que sa fille aille à l'université, lui qui
n'avait que le brevet. A Mc Gill, Vivette était
inscrite en chimie, on pensait que c'était une
profession plus féminine. Mais elle était
très maladroite et cassait pipettes et tubes
à essais. On la recycla dans les
mathématiques appliquées où elle
excella (et excelle toujours). Mais elle ne rentrait plus
que pour les vacances et, lorsqu'elle arrivait, je ne
savais plus trop quoi lui dire. Les affaires de Papa marchaient très bien et il
eut l'idée d'acheter une participation annuelle
dans un club nautique de la côte, Puerto Azul.
C'était un domaine fermé comportant un
immeuble hôtel et appartements, une piscine
olympique, une piscine lagune, une plage océanique,
une plage protégée, un petit port de
plaisance avec une jetée, le tout autour d'une
palmeraie de cocotiers. Un petit paradis quoi. Nous y
allions le dimanche avec des amis, car nous n'avions pas
de voiture, Papa ne pouvait pas conduire, Maman avait le
permis mais n'avait jamais conduit. Mais on avait le droit
en tant que membres d'inviter une ou deux voitures. Il y
avait des fauteuils à disposition sous les
cocotiers et nous piqueniquions là, Maman
s'était faite une spécialité de
délicieux « pollos en canasta »
c'est-à-dire des morceaux de poulet panés.
Les parents restaient là ou nageaient sur la plage
protégée, Maman en particulier faisait de
longues distances de brasse, très tranquillement
tandis que nous jouions toute la journée et
finissions, épuisés par nous endormir dans
les voitures au retour. Il se trouve que le bijoutier
Delmont était dans le même club et donc je
voyais souvent son fils Jean-Louis et nous passions des
heures à jouer dans la piscine lagune. C'est
là que Guillaume et moi avons appris à nager
tous seuls. J'avais imaginé une méthode
assez originale : d'abord, il fallait apprendre à
mettre la tête sous l'eau sans étouffer.
Ensuite, tout en ayant pieds, on se laissait glisser dans
l'eau, la tête sous l'eau, on sentait que, tant
qu'on gardait la vitesse de l'impulsion initiale, l'eau
nous portait. Ensuite on reprenait pied. Ayant senti cela,
on agitait les pieds et les bras façon crawl de
façon à ne pas perdre la vitesse initiale.
On pouvait ainsi nager plus longtemps. Enfin il fallait
apprendre à respirer en levant la tête hors
de l'eau et alors on pouvait nager longtemps. On savait
nager sans être passés par l'étape
brasse ! C'est là aussi que j'ai appris à
prendre les vagues et me laisser porter par elles jusqu'au
rivage. J'aimais beaucoup ça mais un jour je fus
sauvé par un maître nageur qui m'a sorti d'un
tourbillon. Une autre fois, je plongeais du
côté du port, j'étais descendu assez
profond et je remontais, avide de retrouver l'air libre
lorsque je vis un bateau à hélice au dessus
de moi. Il fallut que je m'arrête pour le laisser
passer et ce furent des instants interminables. J'avais eu
très peur. D'autres copains, aussi pittoresques, avaient rejoint le
cercle des amis de la famille. En particuliers il y avait
les Sèdes. C'étaient d'authentiques prolos
parisiens. Lui avait été pompier dans le
corps des pompiers de Paris et elle avait travaillé
à la manufacture des Gobelins. Ils avaient donc
monté une entreprise de réfection et
nettoyage de tapis et tentures pour les riches
vénézuéliens et cela marchait
très bien. Sèdes, en tant que pompier, avait
souvent été à l'opéra Garnier,
de permanence et il se piquait donc de tous ces
opéras qu'il avait entendus. Il avait donc
acheté une chaîne HiFi très
chère et plein de beaux disques d'opéra et,
quand nous allions chez lui, il nous bassinait à
nous faire écouter les airs les plus fameux. Mais,
avec les disques vinyle, il est pratiquement impossible
d'éliminer les poussières et, donc,
malgré tous ses soins, ses disques craquaient et
cela le faisait d'autant plus enrager. Sèdes, Delmont, Bertren, mes parents,
n'étaient, au fond, que des immigrés au
service de l'oligarchie vénézuélienne
et, comme tout groupe, ils éprouvaient le besoin de
justifier leur existence sociale. Ils disaient donc qu'ils
contribuaient au développement du pays, et
palliaient la défaillance des
vénézuéliens eux-mêmes qui
étaient tous des paresseux et des bons à
rien, alors qu'ils contribuaient en fait au pillage du
pays par l'oligarchie comprador locale. Ils étaient
donc très légitimistes. Le dictateur Perez
Jimenez, qui tenait le pays depuis vingt ans d'une main de
fer grâce à l'argent du pétrole et
à sa terrible police politique, avait eu
l'idée d'accorder le droit de vote à ces
immigrés, pour renforcer des majorités que,
de toutes façons, il était sûr
d'obtenir en truquant les élections et mes parents
votaient pour lui. Toute l'Amérique latine
était à l'époque très calme,
tenue par ces dictateurs. Pourquoi le Venezuela se mit-il
en branle le premier ? Je ne sais pas, la politique des
USA était toujours la même sous la
présidence d'Eisenhower. Toujours est-il qu'un beau
matin de 1958, le brave Perez Jimenez, en ouvrant les
fenêtres de son palais de Miraflores, remarqua que
les tanks qui gardaient la résidence avaient
tourné leurs canons vers le palais lui-même.
Une délégation militaire arriva peu
après et lui dit de faire ses valises et de partir
illico pour Miami (avec les produits de ses innombrables
pillages !). La démocratie fut rétablie, les
locaux de la police politique mis à sac et nous
n'allions pas au collège. Curieusement, mon
père, de légitimiste, devint
démocrate et, même, il paya très cher
de participer à des banquets de soutien à
Castro, mille francs pour un repas cubain fait de riz et
d'haricots noirs cuits dans une feuille de bananes. Mais
cela produisit des résultats, deux ans
après, Castro triomphait et l'explosion de joie
à Caracas fut presque aussi grande que pour la
libération du pays lui-même. Ensuite ce fut
Saint Domingue mais je n'étais plus là. Ma dernière année à Caracas fut
moins heureuse, je sentais confusément que
l'enfance s'en était allée. Je suivais les
cours de seconde par correspondance, le collège
s'arrêtant en troisième. Les copains
s'étaient dispersés un peu partout, à
la Martinique notamment. Seul Richard faisait comme moi et
suivait les cours par correspondance. Un jour, il a eu une
meilleure note que moi en rédaction, en
décrivant une ballade dans les forêts de son
Canigou natal. Guillaume partait au collège le
matin et rentrait le soir. J'étais donc seul et
isolé à la maison. Puis je partis comme
pensionnaire au lycée Masséna de Nice.
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