Pierre était un motard passionné avant d'être converti par Rose en adepte du VTT et de la randonnée pédestre. De cette époque lointaine, il a gardé le souvenir d'une virée en Aragon pleine de charme qu'il a voulu revivre avec nous. La pluie tombait à verse lorsque nous avons embarqué Élisabeth, Jean-Louis B. et leurs bagages à la hauteur du pont de Mouguerre-Elizaberri sur la route de Pau, inutile donc de chercher sur notre droite la chaîne des Pyrénées, totalement enfouie dans les nuages. C'est seulement en entrant dans la vallée d'Ossau que nous avons commencé à apercevoir quelques cimes enneigées. Au col du Pourtalet, un paysage mirifique s'est offert à nous sous un ciel bleu céruléen : des pare-avalanches installés au-dessus de la route se précipitait l'eau de la fonte des neiges en cascades grondantes, nourrissant l'herbe rase des estives jusqu'aux limites d'un blanc scintillant des hauteurs glacées encore parées de leur cape hivernale. L'air était d'un froid coupant et nous avons à peine laissé quelques minutes à Cédric pour récupérer de son malaise causé par la montée en lacets, avant de poursuivre sur le large flanc des Pyrénées aragonaises. (Le mardi suivant notre retour, la route du col du Pourtalet s'est effondrée, suite au tremblement de terre qui avait sévi le jeudi de la semaine passée : j'en ai eu peur rétrospectivement !)
Nous reconnaissons la station de ski de Formigal, laissons celle de Panticosa sur notre gauche et faisons une petite halte pour revoir le village abandonné de l'"embalse" de Lanuza (lac de retenue), identique à celui de Búbal en aval, dont une partie des maisons gît désormais au fond de ce tombeau liquide, sacrifiées au nom du progrès et de la fée électricité. Pourtant, un monument mégalithique à l'entrée de la vallée de Búbal atteste de l'ancienneté de l'occupation de ces terres fertiles, parcourues de cours d'eau et couvertes de forêts. Au fur et à mesure de l'accroissement de l'élevage, les populations se sont multipliées et organisées en Quiñones (Sallént, Partacúa, Panticosa), puis la concession de privilèges par Pedro IV au 14ème siècle a autorisé l'autogestion de la "comarca" (région) qui perdurera jusqu'en 1836. Búbal est mentionné depuis 1495 et Lanuza a été fondé sans doute au Moyen-Age. Búbal a commencé à se vider de ses occupants à partir de 1968, date du début des travaux du barrage, pour être définitivement abandonné en 1970. Pour Lanuza, son sort a dû être réglé quelques années auparavant. Depuis 1984 s'est instauré un programme de récupération des villages abandonnés, avec l'arrivée des premiers groupes d'élèves qui ont commencé à reconstruire Búbal. Quant à Lanuza, des visites guidées sont organisées à partir de Sallént de Gallego pour transmettre son histoire.
L'Espagne est vraiment un pays de montagnes, il ne faut jamais l'oublier. Si l'on n'y circule pas aussi facilement qu'en France, c'est qu'il a fallu en écorcher chaque flanc pour y greffer des routes tortueuses, menacées de ravinement, de glissement, d'éboulement, de chutes de pierres : des parois entières sont stérilisées sous une chape de béton, d'autres recouvertes d'un grillage renforcé de lourds poids, ou percées de vis géantes qui maintiennent vaille que vaille les strates obliques soudées entre elles. Les tunnels se succèdent, avec les panneaux habituels d'allumage et d'extinction des phares à l'entrée et à la sortie. Nous quittons la "grande" route qui passe près de Biescas et Sabiñánigo pour nous enfoncer vers l'est puis le sud par des routes de plus en plus étroites qui montent dans la sierra de Belarre et puis descendent pour remonter encore jusqu'à un panneau très discret (que nous avons d'abord manqué) avant le tunnel de la Manzanera qui nous conduit à une piste d'une quinzaine de kilomètres. Il nous faudra en tout cinq heures, depuis Anglet, pour atteindre en fin de matinée le monasterio de San Úrbez, à plus de 1100 mètres d'altitude, situé à deux ou trois kilomètres du village de Nocito, dans le parc naturel de la sierra de Guara.
Nous commencions à être un peu inquiets, avec cette piste qui n'en finissait plus. L'histoire paraissait se reproduire : "Pano 2, le retour", cadre magnifique dans un lieu retiré du monde, avec absence totale de commodités et surtout d'eau... Eh bien non ! Une Française charmante nous accueille sur le pas de la porte, dans son gîte trois étoiles situé près de l'église en réfection (érigée au 12ème siècle et remaniée jusqu'au 17ème). Tout de suite, nous testons les sanitaires : parfaits, de même que l'eau, coulant à une pression raisonnable. Une bonne odeur de ragoût plane dans l'air, augurant bien pour notre repas du soir. Nous sommes rassurés. Nous nous installons pour pique-niquer sur les deux grandes tables rectangulaires de la terrasse, où la vue porte loin sur le plateau cerné de barrières montagneuses, avant de nous équiper pour une bonne marche reconstituante jusqu'au village abandonné de Used. Ce qui frappe le plus, après cette longue route et le bruit incessant du moteur et de la radio, c'est le silence émaillé de crissements de grillons, gazouillis d'oiseaux et chuintement des feuilles sous la caresse de la brise. Il en émane une paix, une sérénité incomparable. Assis sur la murette de pierres sèches recouverte de dalles branlantes, le regard reste perdu dans le lointain et nous nous laissons pénétrer par les ondes de ce lieu béni des dieux. Les religieux avaient toujours le don de choisir des emplacements propices au recueillement et à la contemplation de l'uvre divine dans ses manifestations terrestres. Une fraîche luminosité baigne le paysage, avivant les couleurs sans les écraser par une trop grande intensité.
Le couple a mis huit ans pour bâtir cette maison en réutilisant le tas de pierres qui gisait près de l'église. Il s'agissait sans doute des restes du monastère. Notre hôtesse est une pharmacienne paloise. Elle ne supportait plus la vie qu'elle menait et décida un jour, avec une dizaine d'amis, d'acheter les quarante hectares qui constituaient l'une des propriétés du village. C'était déjà une cession de seconde main, il est d'ailleurs très difficile, voire impossible maintenant, d'entrer ainsi en possession de parcelles de villages abandonnés. Les héritiers ne veulent pas s'en séparer, soit qu'ils y tiennent sur un plan sentimental (bien qu'ils n'entretiennent rien), soit qu'ils soient en indivision, ce qui bloque toute décision. La construction est dans le style du pays, belles pierres, charpente de pins locaux, toit de lauzes sombres, grosse cheminée cylindrique aussi caractéristique que pittoresque, mur arrondi en demi-cercle sur la façade sud. Je ne sais pas s'ils ont retrouvé le plan originel, mais l'on sent un souci d'esthétique et d'authenticité dans l'harmonie des formes et des matières. Un il de buf taillé dans un seul bloc de pierre blonde orne la façade est. L'intérieur est à l'avenant et rien ne vient choquer le regard. Des bâtons de marche à l'écorce sculptée tous dissemblables se dressent en faisceau à l'angle d'un mur. Des cheminées aragonaises miniatures sont alignées sur une corniche de la salle à manger et font penser à une collection de cloches blanches.
L'électricité est fournie par des panneaux solaires cachés dans un jardin latéral qui chauffent également sans doute plusieurs réservoirs d'eau, car recevoir plus d'une vingtaine de personnes, ce n'est pas rien ! Ce qui a motivé la décision de la construction de ce gîte, c'est l'obtention d'un permis de captage à une source située à quelque distance de là. Seulement, les conditions sont draconiennes. Comme le gîte se trouve dans l'enceinte d'un parc naturel, interdiction d'utiliser une pelleteuse pour enfouir le conduit. C'est donc un simple tuyau de caoutchouc noir qui amène l'eau. Il est souvent détérioré par les intempéries ou la curiosité des animaux, peut-être attirés par la présence de l'eau, et il faut régulièrement en suivre le cours pour repérer le lieu des dégâts et réparer. Un souci supplémentaire est venu s'ajouter avec l'administration du parc qui s'est branchée au captage, imposant un partage de l'eau dans cette région où une sécheresse prolongée n'est pas rare, et refusant en outre de contribuer aux frais d'amenée d'eau... (Comme quoi nous ne sommes pas si loin des problèmes de Pano finalement : heureusement que nous sommes venus en mai, et non en août !)
Il fait frais à cette altitude. Il paraît que des visiteurs venus passer leur Noël ici se sont retrouvés bloqués une semaine par la neige ! Il en reste quelques traces sur les hauteurs, virgules blanches incongrues alors que nous baignons dans des odeurs de thym et de buis. Mille fleurettes attirent mon attention, des papillons volettent çà et là, les oiseaux invisibles babillent dans les buissons, les ajoncs d'un jaune lumineux griffent nos jambes nues. J'essaie de photographier un grillon surpris hors de son trou qui s'échappe, puis s'immobilise, et repart de nouveau, tandis que je guette le bon moment pour l'immortaliser sur fond clair (mais ce n'est pas évident, il recherche l'ombre des brindilles et le dessous des pierres). Nous traversons un premier village semi-abandonné, admirant les iris près de l'église à demi-écroulée, une entrée en arc plein cintre dans une ferme voisine où nous trouvons au pied du mur latéral un lourd cylindre de pierre percé de part et d'autre qui devait servir à écraser les mottes de terre.
Used ! Ne pas prononcer "youzde", mais "oussède", c'est bien de l'espagnol, et c'est le nom de notre destination. Y a-t-il un lien avec le mot "sed" qui signifie la soif, ou bien "uso" qui veut dire usage ? Là encore, quelques maisons sont rendues habitables, certaines avec nettement moins de goût que notre hôtesse, peintes de couleurs criardes et recouvertes de plaques d'éverite, quelle pitié... Les nouveaux occupants, lassés du vandalisme et du pillage exercé sur leurs maisons secondaires, ont barré la route d'accès et truffé les alentours de panneaux "Propriété privée-Défense d'entrer". L'un d'eux nous jette un coup d'il excédé en rétrogradant avec son 4x4 pour nous dépasser : il a vu Pierre et Jeannot dans son jardin ! Un de ses voisins, plus aimable, qui tondait l'herbe haute avec un fil, nous avait au contraire indiqué le chemin de l'église où nous avons vu, caché derrière un porche condamné par une planche, un four à pain de belle taille accolé au mur de la nef. Quant à l'église elle-même, un fouillis de ronces et de taillis en interdisait l'accès plus sûrement que n'importe quelle chaîne cadenassée.
Nous avons une heure de libre avant le dîner. Le temps de prendre une douche vite fait (mais chaude) et, hop, nous repartons (en voiture) pour le village en contrebas, invisible depuis le gîte, pour le visiter et boire un pot. Il est pittoresque, bien que quelques bâtiments utilitaires à armature métallique en déparent l'unité. Nous traversons le ruisseau sur une dalle plate de béton qui avoisine un joli pont de pierre harmonieusement bombé. La rue étroite, fendue en deux par une rigole centrale, longe les maisons sur la gauche et les jardins à droite, pour déboucher sur une esplanade qui semble être une cour de ferme, où nous nous garons, obstruant un chemin de terre et d'herbe probablement utilisé par les tracteurs, invisibles à cette heure. Nous revenons sur nos pas pour nous installer à la terrasse du bar, déménageant les chaises dans la rue pour profiter du soleil couchant. Deux ou trois villageois regardent dans un enclos des chevaux s'agiter. Un petit groupe de femmes d'un certain âge mais d'allure fort dynamique, en tenue d'équitation, les attrapent par leur longe et, contournant le muret, passent devant nous : ceux sont des Anglaises qui séjournent dans la vallée qu'elles visitent de cette façon fort plaisante. Bertrand, qualifié de "Horsewhisperer" (celui qui chuchote aux chevaux) par un visiteur qui raconte son séjour sur internet, et Maria louent leurs chevaux et organisent des randonnées dont je trouve également une mention sur un site anglais, Inntravel Horse Riding, qui affiche "Spains Wild West - Sierra de Guara, Aragon Pyrenees" (l'Ouest Sauvage espagnol) : comme quoi, les autochtones savent mettre leur isolement en valeur !
J'ai toujours l'impression de faire des visites trop superficielles et j'aime bien trouver, même a posteriori, des informations sur ce que je n'ai pas pu voir.
Par exemple, j'ai découvert une étude du personnel du laboratoire d'anatomie animale de l'université de Vigo datant de l'été 1980 sur les micromammifères vivant à Nocito. A l'aide de pièges à souris et d'appâts il a été possible de capturer et de disséquer divers rongeurs et insectivores nocturnes ou diurnes, vivant en milieux terrestres ou aquatiques, découverts, forestiers (dans les rouvraies ou forêts de chênes rouvres) ou dans des maisons abandonnées, afin de déterminer les espèces qui y vivent, leur habitat respectif et leur alimentation.
Par ailleurs, c'est dans la vallée de Nocito que le río Guatizalema prend sa source. Pendant longtemps, cette rivière a fourni l'énergie pour actionner un moulin à farine puis, en 1926, s'y est adjointe une petite centrale électrique, propriété de l'ensemble des habitants de Nocito, fournissant du courant continu pour le seul usage du village et du sanctuaire de San Úrbez. Les gens ont dû haler la turbine sur 12 kilomètres depuis le moulin de Villobas. Cette centrale fut arrêtée en avril 1960, lorsque le nombre d'habitants descendit au-dessous du minimum critique pour assurer sa maintenance. Le conseil du village décida en 1972 de la remplacer par une nouvelle centrale au même endroit produisant du courant alternatif à partir du Noël de cette année-là. Elle resta en activité jusque dans les années 1990, date à laquelle les pylônes atteignirent Nocito. Elle est toujours en état de marche.
Désormais,
chaque maison est équipée d'une antenne de télévision
disgracieuse, vecteur de cette modernité qui a tué le village,
comme tant d'autres avec lui. La vallée vivait en autarcie, mais les
jeunes, pour effectuer leurs études, devaient s'expatrier à
Sabiñánigo,
Jaca ou Huesca, où ils étaient pensionnaires en raison de l'éloignement
de leur domicile familial. - Notre hôtesse a dû s'organiser avec
ses voisins pour donner un enseignement à ses jeunes enfants sur place,
en l'absence d'école. - C'est ainsi qu'ils ont goûté à
la ville, et ont choisi d'y rester. La population a vieilli, il n'y a plus
eu suffisamment de monde pour maintenir l'organisation communautaire où
chacun avait sa part des tâches, et les maisons se sont vidées.
- Au 15ème siècle, Nocito se composait de vingt foyers, vingt
huit au 19ème, avec 117 âmes, et une décroissance accélérée
à partir de la guerre civile, jusqu'à se réduire à
sept habitants en 1981, les mêmes sans doute qu'en 1991. -
Un peu d'histoire...
A la fin du 10ème siècle, la moitié septentrionale de l'actuelle province de Huesca se divisait ainsi : Aragón el Viejo (le vieil Aragon), issu de l'ancien comté fondé dans la vallée de Hecho vers l'an 830, dont l'expansion territoriale maximale, aux alentours de 920, atteignait la vallée de Acumuer à l'est, jusqu'à la sierra de San Juán de la Peña au sud ; Sobrarbe, où s'établit au début du 10ème siècle le premier comté d'inspiration franque dans la "comarca" (région) aragonaise ; Las Valles (les vallées), zone de haute montagne dans les Pyrénées, difficile et peu peuplée, dont la capitale fut Boltaña ; Ribera del Cinca (les rives du Río Cinca), islamisée, riche, dont le noyau initial est la légendaire La Aínsa ; Ribagorza, vieux comté d'origine toulousaine avec un diocèse indépendant ayant son siège à Roda ; El Serrablo (au nord de l'endroit où nous nous trouvons), avec pour épine dorsale le río Gállego, était une zone peuplée de mozarabes - chrétiens sujets du Waliato de Huesca -, qui ignorèrent les mouvements de libération fomentés par la politique de la cour carolingienne au 9ème siècle et qui restèrent fidèles aux autorités musulmanes. L'autre moitié de l'actuelle province de Huesca, la méridionale, avec les grandes villes de Huesca, Barbastro et Fraga, était totalement musulmane, peuplée par les descendants des "muladíes" - chrétiens convertis à l'Islam au 8ème siècle - et par des minorités mozarabes et juives.
C'est ainsi qu'en parcourant la route du Serrablo, située sur la rive gauche du río Gállego, il est possible de visiter 14 ermitages et églises de style roman lombard -édifiés au 10ème et 11ème siècle- qui se situent aux alentours de Biescas, au centre de la petite vallée de Gavín. Ce surprenant ensemble constitue un échantillon unique de l'art médiéval le plus pur dans un état de conservation exceptionnel.
Chacun trouve à se coucher dans les différents dortoirs. Jean-Louis et moi choisissons les deux divans du petit salon obturé par un lourd rideau pour ne pas risquer de nous retrouver avec Philippe, le ronfleur. Le lendemain, Max, les yeux rouges, me demande si je ne me moque pas de lui lorsque je m'enquiers de sa nuit : il n'a pas pu fermer l'il (il était dans la même pièce que Philippe). La nuit suivante, il optera pour le balcon de l'auberge d'Alquezar pour récupérer un peu ! Levés de bonne heure, nous prenons les voitures pour Rodellar. Nous faisons une halte photos près d'un champ rempli de coquelicots qui aurait fait le bonheur d'un peintre impressionniste. A notre grande surprise, notre destination attire les foules et les voitures sont garées le long de la route longtemps avant le village qui se trouve au bout. Mascún est très couru par des sportifs de deux catégories : ceux qui pratiquent le canyoning, avec casque, combi, corde et guide, et les adeptes de la varappe.
Le temps de déposer sacs et pique-nique le plus près possible, de faire demi-tour pour aller garer les voitures et revenir, nous débutons la balade à une heure fort avancée de la matinée. Ici, le relief ne s'inscrit pas tant en hauteur qu'en profondeur. Nous effectuons une très longue descente, et, bientôt, nous avons la surprise de voir les parois de part et d'autre de l'entaille géologique pratiquement couvertes de grimpeurs ! Nous nous trouvons à la Mecque de la varappe, et les accros de l'escalade viennent tester leurs capacités sur des surfaces très souvent en dévers, et même carrément à l'horizontale : on dirait des mouches !!! Max ne sait où porter son regard, c'est impressionnant ! (Un site destiné à ces adeptes précise : "nombre de spots impressionnant, niveau assez soutenu, 7b en moyenne, secteur d'initiation réduit, tous styles d'escalade, avec prédominance d'itinéraires déversants - ou carrément en toit - où la continuité et le physique sont requis. On peut y grimper en toutes saisons en changeant d'exposition mais il peut faire très chaud en été comme glacial en hiver. Il est possible d'y grimper par temps de pluie mais en évitant d'y aller après une longue période de pluie car cela provoque des résurgences dans la plupart des secteurs").Au fond du canyon, l'eau s'écoule, transparente lorsqu'elle glisse, peu profonde, sur des galets blonds, jusqu'au plus bel émeraude dans les virages affouillés par le courant en bordure des flans recouverts de buissons et d'arbres à l'ombre bienfaisante. C'est cette petite rivière qui a creusé ce superbe canyon, et l'on peut distinguer sur les hauteurs la marque de son travail, dans les grottes et les creux arrondis, les roches lissées et érodées aux veinules mises à nu. Il n'a pas l'importance ni le chatoiement des roches rouges et ocres du Grand Canyon du Colorado, mais ce n'est déjà pas mal, et beaucoup plus accessible. Ici, ceux sont plutôt des dégradés de jaune et de gris, parfois masqués par des plantes ou tachés d'une lèpre de lichen noir qui donne son nom au canyon voisin.
Au-dessus de nos têtes planent les vautours. Il y en a de deux sortes, le vautour fauve, à l'envergure toujours aussi majestueuse, et le gypaète au plumage bicolore, plus ramassé, aux rémiges plus écartées. En espagnol, il se nomme le "quebrantahuesos" (casse-os) car il passe après tous les prédateurs, se contentant des os qu'il saisit entre ses serres pour les précipiter sur une aire adéquate afin de les casser et en manger la moelle et les petits débris. En Espagne comme en France, les vautours ont été impitoyablement pourchassés jusqu'à friser l'extinction autour des années 1960, date à laquelle il y a eu une prise de conscience. Cependant, chasse, collection, spoliation, venin sont encore des moyens d'extermination utilisés aujourd'hui, quoique dans une moindre mesure, car les mentalités sont longues à changer (animal capable de "solo Dios sabe que maldades" - seul Dieu sait quelles méchancetés -) , et d'autres facteurs plus insidieux sont venus mettre en péril ces superbes oiseaux, comme le développement industriel et social, avec les fils électriques, les parcs d'éoliennes ou le tourisme dans les parages qu'ils fréquentent, ainsi que la désaffection du monde rural et de l'élevage extensif, la modification des lieux de ponte (routes, pistes forestières) et leur perturbation (sports d'aventure, battues pour la chasse, curieux, naturalistes et scientifiques imprudents...).
Nous nous arrêtons pour pique-niquer sur une vaste plage de galets non loin d'un couple assis à l'écart, auquel nous ne prêtons pas très attention, sinon pour chasser la pensée gênante que nous les dérangeons peut-être à les envahir ainsi avec notre groupe bruyant de Français en goguette. Soudain, le bruit caractéristique des pales d'un hélicoptère nous alerte : la guardia civil recherche un blessé. Nous imaginons en notre for intérieur un grimpeur qui a dévissé et l'une de nous fait de grands gestes de salut au pilote. Celui-ci s'éloigne, puis revient tourner au-dessus de nous et l'on reproche à notre compagne d'avoir induit en erreur les policiers, qui s'éloignent de nouveau lorsque nous leur faisons signe que tout va bien. Mais ils reviennent à la charge et finissent par se poser, nous assourdissant avec le hurlement du moteur. C'est alors que nous comprenons tout ! Le couple avait fait prévenir les secours car la femme était blessée à la jambe (une entorse, sans doute), et l'homme n'avait pas eu l'idée de se manifester au passage de l'hélicoptère qui les cherchait vainement : quel idiot ! Les policiers la transportent dans la cabine après avoir copieusement attrapé l'homme qui remonte à Rodellar à pied.
Tout excités, nous discutons ferme en terminant notre repas et nous séparons en deux groupes : l'un rejoindra tranquillement Rodellar puis ira directement à l'auberge d'Alquezar, où nous devons passer notre deuxième nuit, et l'autre, dont je suis, effectuera une grande boucle plus sportive. Nous prenons un sentier qui nous mène au sommet du canyon, où le haut plateau possède une végétation fort différente et une vue qui porte jusqu'aux Pyrénées enneigées d'un côté et les champs rouges de coquelicots de l'autre. Nous gagnons Otín, encore un village abandonné où, tout à notre découverte des lieux, nous nous éparpillons, et mettons un certain temps à nous regrouper : il ne s'agit pas de nous perdre !
Des bruits bizarres émanent de l'intérieur d'une ferme à demi écroulée. On dirait des grognements. Seraient-ce des hommes préhistoriques ? Ils provoquent des cris de joie de la part d'Anna et de Jonathan, surexcités. Ils ont cru voir une tête barbue surmontée de cornes ! Après enquête, ils en ont trouvé l'origine : ceux sont des chèvres qui occupent tous les étages d'une ferme, depuis la cave, surmontée d'un plafond voûté en pierres de belle facture, en passant par les étages aux murs éventrés, et jusqu'au toit, où trois d'entre elles s'étalent paresseusement au soleil. Pendant ce temps, Max cherche avec Cédric des fossiles parmi les pierres calcaires du chemin. En en brisant une, il soulève celle qui lui a servi d'enclume et découvre un magnifique scorpion presque translucide et à moitié ensuqué, le pauvre, il s'est pris un sacré choc sur la tête. Max, qui pense à ses jumeaux, s'empresse de profiter de sa faiblesse pour le diriger vers l'intérieur d'une grande bouteille en plastique vide. Voilà qui réjouit les enfants. Anna et Cédric passent un bon moment à lui chercher de la nourriture, guettant les sauterelles, attrapant un pauvre grillon affolé, lui glissant un ver de terre, et se retrouvent en queue de groupe.
Nous faisons une pause autour d'un dolmen à moitié enfoui, évidé sous le vaste entablement. Je crois que c'est le premier que je vois de mes yeux. J'ai déjà contemplé des menhirs, un cromlech, mais jamais ces autels impressionnants, situés comme les autres mégalithes dans des lieux totalement désertiques, désolés et inaccessibles, témoins d'une époque de la préhistoire où les hommes du néolithique réussirent le tour de force incroyable de soulever ces pierres énormes avec une absence totale de moyens. Nous redescendons par le canyon noir (à cause des lichens), traversons plusieurs fois la rivière à gué pour nous retrouver tout au bout, au pied de Rodellar, dont nous apercevons quelques maisons et l'église, sans savoir comment y remonter. Va-t-il falloir revenir sur nos pas pour reprendre l'accès de ce matin ? Non, grâce à Cédric, toujours prêt à ouvrir de nouvelles voies, nous découvrons un sentier invisible accroché à la falaise, bordé d'un muret de pierres sèches et parfois aménagé en escalier. C'est qu'il est tard, et il nous faut encore rouler jusqu'à Alquezar !
Il s'agit d'un magnifique village accroché en haut d'un piton, qui domine également un canyon aux profondeurs vertigineuses. Les lumières du soir sont de toute beauté : les pierres des maisons, de l'église et du château prennent des couleurs chaudes dans les ocres. Après le dîner, malgré l'heure tardive et l'obscurité, un groupe s'en va le visiter à pied. Moi, je suis trop fatiguée par cette journée de marche et monte me coucher avec Jean-Louis et les enfants (encore fort dynamiques). L'hébergement, malgré l'appellation d'auberge, est nettement plus fruste qu'à San Úrbez : deux dortoirs avec des couchages juxtaposés sur deux étages de plancher avec une minuscule porte-fenêtre donnant sur un balcon à une extrémité. Élisabeth préfère affronter les ronflements de Philippe et choisit le plus petit dortoir où elle étale sûrement le matelas par terre, à son habitude, de façon à ne pas être saisie de crise de claustrophobie. Jean-Louis, quant à lui, craint l'asphyxie et demande que la porte-fenêtre reste grand ouverte. Max et Jean-Louis B. dorment carrément sur le balcon.
Le lendemain matin, après avoir admiré la vue du soleil levant sur le village, nous prenons un petit déjeuner espagnol, avec le thé dans des tasses minuscules, et du pain insipide, et Sylvie et Philippe ont la mauvaise surprise de découvrir que leur voiture est en panne. Les hommes poussent, elle tousse un peu mais résiste. Il faut trouver des câbles. On la démarre et Pierre et Philippe l'amènent loin sur la route du retour, dans une pente. Pendant ce temps-là, nous attendons, et je finis par m'impatienter : c'est que je n'ai pas visité le village la veille au soir et que je ne vois pas l'utilité d'attendre devant l'auberge. En outre, les enfants s'excitent et je crains l'accident. Alquezar est envahi de Français, à tel point qu'il se produit un phénomène de rejet de la part de la population locale (très réduite) qui a refusé la veille au soir de servir un verre à notre groupe dans un bar sous un prétexte fallacieux et réitérera cette attitude le lendemain à l'heure du café. Nous cherchons l'épicerie et la boulangerie, peu visibles car ceux sont des locaux sans devanture ni enseigne, comme c'est fréquent en Espagne. Une rue extérieure mène au belvédère avec vue imprenable sur le canyon. Des poteaux électriques porteurs de trois fils jurent avec ce spectacle grandiose : Jeannot nous explique que le village, surélevé, doit puiser son eau à la rivière, et qu'il doit s'agir de l'alimentation de la pompe électrique.
Si les enfants ont accepté de venir, c'est surtout parce que nous leur avions promis de les initier aux joies du canyoning. Cela fait deux jours que Mikel porte inutilement sa combinaison dans son sac à dos et Pierre a décidé de les satisfaire. Nous empruntons un escalier qui n'en finit pas, complété en de multiples endroits par des câblages servant de main courante et des passerelles de bois. Enfin nous atteignons le fond du canyon. Ce que la plupart d'entre nous n'avait pas prévu, c'est qu'il ne serait pas possible de le longer à pied sec sur toute sa longueur ! Nous voilà bientôt tous en train de patauger dans l'eau fraîche, qui pieds nus, qui en sandales, et les autres carrément dans leurs chaussettes et chaussures de marche ! Cela se transforme en franche rigolade, et même quand nous pouvons aller sur la terre ferme, nous continuons à faire flic-floc, traînant les pieds dans l'eau peu profonde. Par endroit, le courant s'accroît dans les rétrécissements de la gorge et creuse davantage le lit : chacun remonte son short comme il peut, et nous nous retrouvons avec de l'eau jusqu'à mi-cuisse ! Ouf, c'est passé ! A la fin, c'est carrément galère : il faudrait nager. Nous nous arrêtons là pour déjeuner tandis que Pierre emmène la jeune classe plonger des rochers et étrenner les combis. Rose se baigne en maillot, moi je la trouve trop froide et rebrousse chemin.
Pour finir, nous reprenons la route du retour, les Palois en avant-coureurs, et les Angloys après, groupés derrière la voiture récalcitrante de Sylvie. Finalement, elle rendra l'âme juste devant une station essence avant Sabiñánigo. Sylvie et Philippe rentreront avec Pierre, Rose, Élisabeth et Jean-Louis B., tandis que Jeannot et Christine rentreront avec Alain et Max. Nous nous contenterons de prendre une partie de leurs bagages puisque notre voiture, avec ses six occupants, affiche déjà complet. Nous choisissons de passer par le col du Somport et la vallée d'Aspe, où nous commençons à bien avoir nos repères, à force de nous y promener, et retrouvons la lumière douce et le ciel nuageux du Pays Basque.
Voici
une dernière anecdote, traduite de l'espagnol.
Transhumance des Vallées de Serrablo et Nocito à la Tierra Llana (terre plate) (de Mª. Pilar Fuertes Casaús)
En l'an 1730 a eu lieu un procès entre les éleveurs des Vallées de Serrablo, Nocito et le Conseil Municipal de Albaruela del Tubo, motivé par le passage du bétail, en direction de Tierra Llana par le chemin de transhumance existant.
Les éleveurs de la montagne disent pour leur défense que les passages sont francs et libres pour le troupeau royal, qui venait de Linás dans la Vallée de Broto et passait par les villages suivants : Linás, Otal, Cortillas, Pardinas de Fenés et Petralba, Fablo, Villacampa, Aineto, Pardina de Avellana, Aspes, montagne de la région de Avellana, Bentué de Nocito, Pillera de Nocito, San Juan de Fabana, région de Aguas, Ibieca, Liesa, Belillas, Torres de Montes, Blecua, Salillas, Villa de Sesa, Usson et Albaruela de Tubo pour sortir sur les terres royales à Sariñena.
C'est ce que font valoir les éleveurs de la montagne en leur faveur, qui prétendent transiter par cette route depuis des temps immémoriaux. Juan de Asso, voisin de San Juste, a parcouru cette route pendant cinquante ans continuellement et il en a été de même pour Francisco Escartín de Cortillas durant trente six ans.
Le Conseil Municipal de Albaruela de Tubo et ses témoins arguent en leur faveur que le Troupeau Royal ne passait pas par ces communes et que les éleveurs de la Vallée de Bassa descendaient par Almuniente, Callen, Grañén, Gabarda, Pompien, Poliñillo, Lalueza et Lastanosa, sans passer par Albaruela de Tubo.
En outre, ils ajoutent en leur faveur que leurs champs étaient à cette époque semés et qu'il n'y a pas trace de ce chemin pour les troupeaux, qu'ils faisaient partie du domaine du duché de Villahermosa et que les Villes de Sariñena, Castejón de Monegros et la Maison des Éleveurs de Zaragoza tenaient leurs droits du domaine royal.
Il semble que le conflit ait son origine dans les années antérieures à ce procès, durant la Guerre de Succession. Les éleveurs de la montagne ne se rendirent pas aux tribunaux pour retirer "l'enveloppe de seing et licence" qui les autorisait à passer librement et sans paiement de droits comme le troupeau royal. Ils décidèrent de payer aux Conseils Municipaux par où ils transitaient, comme au Moyen-Âge, des droits ancestraux de passage et "un real de bellón et six sueldos" pour chaque centaine de bêtes dans ce village, mais seulement en raison de la confusion régnante dans les endroits pris par Felipe V et d'autres par l'Archiduc Carlos, où les Conseils Municipaux exerçaient leur propre autorité et profitaient des circonstances pour s'enrichir au détriment des bergers associés de la montagne.
Randonnées en Aragon
(18 au 20 mai 2002)