Le
haut du plateau est couvert
de genêts hérissés (Echinospartum horridum) aux agréables
formes arrondies mais redoutablement piquants, appelés
improprement lors de notre séjour "coussins de belle-mère",
qui sont des cactus du Mexique et ne poussent pas à l'état
sauvage en Espagne. J'avais vu ces derniers (en ignorant leur nom) dans
une sorte d'arène
protégée du vent aux côtés d'une superbe collection
d'autres cactus du monde entier sur l'île de Lanzarote (Canaries).
Balayés
par des vents violents, surtout au point culminant à l'extrémité occidentale,
nous
avons peine
à demeurer
debout
près de la grande croix métallique monumentale érigée
au début du XXe
siècle et qui arbore à l'intersection
des deux branches les attributs du forgeron, une tenaille et un marteau
entrecroisés, emblèmes des dieux forgerons Héphaïstos et Vulcain.
Le
givre et les stalactites
de glace
qui
la recouvrent se détachent parfois
brusquement,
et
nous sommes saisis d'une frayeur rétrospective à la vue
de ces poignards translucides qui nous ont frôlés alors
que nous passions juste à ce moment-là.
Malgré ces conditions climatiques sévères, la fine épaisseur
de terre emplie de gros galets réussit à faire croître des
tapis de petits narcisses de
Requien. - Coussins de belle-mère. Genêts
hérissés.
Givre sur la croix Oroel.
-
Esprit REQUIEN (1788-1851) : Célèbre
naturaliste avignonnais, il se consacra avant tout à la
botanique, mais, esprit éclectique, il s'intéressait aussi à la
géologie et à la paléontologie. Il a exploré le
Mont Ventoux, le Midi de la France, la Corse, forma d'importantes collections
de plantes, de minéraux, de coquilles, de fossiles, qu'il légua
au Musée d'Avignon dont il était le directeur et où il
fonda le département d'histoire naturelle. Il était en relation
avec les plus importants scientifiques de son temps, Egerton, d'Orbigny,
Candolle, Bentham, qui lui ont dédié des espèces nouvelles
: Requienia ammonia, Narcissus requieni… Mérimée fait sa
connaissance dès sa première
tournée d'inspection, en 1834, et trouve un ami très proche
en cet érudit à l'esprit épicurien. Il le décrit
ainsi à un autre de ses intimes, Sutton Sharpe : "Il y a ici
un homme riche et un parfait gentleman, homme d'esprit par-dessus le marché.
[…] Des tanneries empestent sa maison de leurs peaux et les masures
qui l'entourent sont peuplées de blanchisseuses et de branleuses à quatre
sous. L'idée ne lui vient pas de se chercher une autre habitation
en meilleur air et un voisinage plus décent. Il préfère
acheter tous les ans des médailles. Il donne aussi de l'argent à ce
tas de gueux et les met en état de continuer à l'empester." (Lettre
du 15 septembre 1834)
Pour
pique-niquer, nous
choisissons
une
clairière
herbeuse
bien abritée
par
des taillis de buis. En bordure de falaise, campé à
hauteur de cime des derniers arbres du versant, Pascal
attire les oiseaux grâce à son lecteur numérique
au puissant haut-parleur qui contient plusieurs centaines de chants. Un
roitelet triple bandeau se campe sur un rameau bien en vue, très
irrité,
essayant de
comprendre quel tour nous lui jouons. Une mésange à tête
noire survient ensuite, mais, plus méfiante, elle demeure en
retrait derrière
un rideau de branches. Pour nous, c'est assez magique d'entrer ainsi
en communication
avec ces petites bêtes et de constater que cela fonctionne,
que ce soit avec un appeau (mais il faut être un spécialiste
pour savoir l'utiliser correctement) ou grâce à un enregistrement
- encore faut-il savoir quels sont les oiseaux présents sur
le lieu -. Nous essaierons aussi, en redescendant, d'attirer l'alouette
des champs et le rouge-gorge, mais s'ils s'approchent bien de nous,
ils sont cependant très agités, volettent d'un perchoir à un
autre, bien à l'abri derrière des rameaux, et
c'est très difficile
de les prendre sur le vif. - Croix Oroel.
Roitelet triple bandeau -
Une
magnifique fourmilière au pied d'un arbre mort grouille d'activité.
Ce sont des fourmis rousses (en réalité bicolores noir
et rouge), qui ont construit un vaste monticule d'aiguilles de pin et
de débris végétaux
autour du
tronc.
Elles
sont
plutôt grandes
et s'agitent en tout sens, dans un désordre indescriptible. C'est étonnant
qu'un tel chaos puisse engendrer une organisation aussi parfaite ! Dimitri
les énerve un peu de la pointe d'un bâton, en prenant garde à ne
pas en tuer, puis il leur tend une fleur mauve.
Ces
fourmis ne sont pas équipées de dard, mais elles sont capables
d'envoyer un jet d'acide formique avec
une force redoutable à plus de 50 cm. Celui-ci aurait la propriété de
faire virer les fleurs du bleu au rose. Nous examinons si notre fleur
est criblée de taches roses : ce n'est pas très concluant. Il faudrait
essayer avec une autre espèce véritablement bleue.
Plus
concrètement,
les fourmis se servent de leurs mandibules pour déchiqueter
leurs proies et injectent de l'acide dans les blessures ainsi infligées.
Espèces
strictement forestières, elles jouent un rôle important
dans le recyclage de la matière
organique et la régulation des insectes. Toutes les fourmis
des bois sont menacées principalement par l'artificialisation,
la destruction et la fragmentation des forêts, le manque de bois
morts, et parfois par la destruction volontaire de leurs nids par des
individus
qui ignorent leur utilité écologique. Les incendies de
forêt répétés touchant de grandes surfaces
peuvent aussi affecter leurs populations. -
Fourmis rousses. -
Sur
la route de Jaca, alors que nous sommes encore en contrebas de la peña
Oroel que nous contournons et voyons de profil, Dimitri fait stopper
la voiture pour nous faire observer
le circaète
Jean-le-Blanc,
rapace mangeur de serpents, un peu plus grand qu'une buse. Si l'on
nous ajustait ses yeux jaunes en proportion de notre corps, nous
dit-il, ils feraient la taille
de pamplemousses
!
Pour mieux
observer ses proies, il est capable d'effectuer un vol stationnaire
appelé « vol
du Saint-Esprit». Pour cela il s'arrête simplement sur
place en étendant ses ailes face au vent, régulant
constamment les filets d'air par des changements plus ou moins rapides
de l'extension
de ses ailes, leur angle d'incidence, l'écartement de ses rémiges
ou de sa queue, le tout en essayant de garder la tête le plus
immobile possible. Dès qu'il en a repéré une,
il ne la quitte pas du regard tout en changeant de position son corps
pour fondre
sur
elle.
Décidément,
nous n'avons pas de chance ! Nous sommes venus explorer le cirque de
Lescun et le temps ne fait
qu'empirer. Le lendemain, il neige dru et sans tergiverser nous repartons
pour l'Espagne, à San Juan de la Peña. En vallée
d'Aspe, nous ne croisons pas beaucoup de monde sur la route, c'est dimanche
et
les
camionneurs
se reposent. Le tunnel du Somport a été interdit
au transport de matières dangereuses à son ouverture en
2003, pour calmer les esprits, mais depuis, cette mesure a été discrètement
supprimée. Une étude rapporte que, sur 1005 poids lourds
ayant transporté des
matières
dangereuses du 1er avril au 20 juin 1999 (avant l'ouverture du tunnel,
donc), 691 numéros
sur les plaques oranges
pour 40 matières dangereuses différentes avaient pu être identifiés avec
certitude. Désormais, six
jours sur sept, sur les 2 à 300
poids lourds qui transitent, quinze d'entre eux
en contiennent et le tiers présente
la plus forte toxicité. Par ailleurs, en quatre ans, de l'ouverture
en 2003 jusqu'en 2007,
15 accidents de
poids lourds ont
mis
en évidence,
côté français,
l'inadéquation
du tracé de la route par rapport à l'accroissement de la circulation
et au gabarit des véhicules.
En
juin
2007, un accident engendre la première pollution du gave d'Aspe.
20 000 litres de lessive
de potasse
s'y déversent,
tuant
15 000
poissons et annihilant toute vie aquatique sur 4 km (source ONEMA). Trois
lâchers d'eau sont effectués par EDF depuis le barrage d'Urdos
pour diluer la pollution, faisant passer le débit de 560 l/s à plus
de 5000 l/s. Neuf
jours après, un nouvel accident a lieu sur les lacets du Portalet,
et 21 tonnes de farine de tournesol se déversent dans le ravin.
Début 2008, un
éboulement emporte la route à Etsaut. Plusieurs jours sont
nécessaires
pour rétablir le trafic. En attendant, les habitants passent à pied
par un tunnel de l'ancienne voie ferrée. La montagne rappelle ainsi à ses
habitants et ceux qui la traversent qu'elle est un lieu naturel d'érosion
incontournable et que sa géographie tourmentée doit imposer
la prudence
à ceux qui la parcourent.
Ces événements ne forment
que le sommet de l'iceberg. Il existe une pollution plus discrète,
insidieuse, inaccessible
à nos sens, d'autant plus nocive qu'elle est permanente. Elle
a été décrite
dans le Rapport terminal
du Programme Ecosystèmes, Transports, Pollutions (coordonné par
André Etchelecou, professeur à l'université de
Pau) qui a pour objectif la réalisation d’études
sur les incidences de la pollution routière sur les écosystèmes
en montagne. En voici de larges extraits car il me semble que son contenu
devrait faire l'objet de la plus large diffusion possible, en raison
de l'importance des faits qu'il met en évidence. En 1996, 88%
du fret international à travers
les Alpes et les Pyrénées transitait par camions
: plus de 100 millions de tonnes par an. Depuis 15 ans, ce trafic a été multiplié par
trois. Quatre sites font l'objet de l'étude, Chamonix et
la Maurienne dans les Alpes,
la vallée d'Aspe, Biriatou
et
Saint
Jean de
Luz pour notre région. - Saxifrage des Pyrénées,
endémique, appelée "Corona de rei" en espagnol, couronne
de roi, elle expulse le trop-plein de calcaire
de son organisme par le bord de ses feuilles, qui laisse une poudre
blanche sur les doigts. Elle pousse très lentement et, quand elle
a fleuri en émettant une longue hampe chargée de très
nombreuses fleurs, elle meurt. -
En 2000, on compte plus de 7500 poids lourds par jour à Biriatou, avec une moyenne de 26 000 véhicules/jour, à comparer avec la vallée d'Aspe, 250 camions en basse vallée et 150 en haute vallée (chiffres de 1999). La part des poids lourds est très forte dans les émissions de polluants. Dans les secteurs géographiques à pente prononcée, les émissions de polluants augmentent considérablement : ainsi, sur une pente à 4%-6%, en faisant la moyenne des émissions en montée et en descente, un poids lourd de 35 tonnes émet 3 fois plus que sur le plat et 30 fois plus qu’un véhicule léger roulant à 80 km à l'heure. On illustre cela par exemple dans les différences que l’on observe entre Biriatou et Saint-Jean-de-Luz où, avec un trafic identique, les émissions de NOx (oxydes d'azote) sont augmentées de 73% à Biriatou. - Narcisse -
La
Directive 1999/30 du 22 avril 1999 considère que les valeurs limites
constituent des exigences minimales, et qu’il y a lieu de protéger
les écosystèmes
des effets néfastes des
oxydes d’azote. L’Annexe II fixe une valeur limite horaire pour
la protection
de la santé humaine de 200 µg/m3 NO2 à ne pas dépasser
plus de 18 fois par an, une valeur limite annuelle pour la protection de la
santé humaine
de 40 µg/m3 NO2 et une valeur limite annuelle pour la protection de la
végétation
de
30 µg/m3 NOx. Les mesures faites durant les campagnes du Programme ETP
montrent que les valeurs moyennes des concentrations NOx dépassent très
largement la valeur
limite réglementaire de 30 µg/m3 : à Biriatou, NOx atteint
231 µg/m3, la plus forte concentration moyenne de tous les sites, en
vallée
d’Aspe, avec un trafic pourtant très limité,
la moyenne de 29 µg/m3 établie en basse vallée à Sarrance
masque le dépassement
de la valeur limite
pour certaines journées.
Le
bilan des campagnes du Programme ETP montre que tous les sites géographiques
n’ont pas la même
capacité à disperser la pollution. En prenant comme
base la vallée de Chamonix, on observe que la vallée d’Aspe
a une capacité de dispersion 2 fois supérieure, Maurienne Le
Freney, 5 fois supérieure, Saint-Jean-de-Luz
A63, 8 fois supérieure, et Biriatou
A63, 11 à 15 fois supérieure,
en raison de la topographie et de la météorologie locale. Certains
sites présentent
des configurations naturelles moins propices à la dispersion des émissions
polluantes
en raison de l’encaissement des vallées.
Lorsque,
de plus, les émissions
polluantes ont lieu
en situation météorologique anticyclonique, les mécanismes
de circulation dans l’atmosphère
se produisent dans des volumes de mélange d’air qui peuvent être
très limités
en raison d’inversions thermiques en altitude bloquant toute dispersion
verticale. Comme l’espace est encore
borné latéralement par les versants montagneux, les échanges
atmosphériques deviennent
limités d’autant que dans de telles situations les vents sont quasiment
inexistants. - A l'horizon, le mauvais temps reste
bloqué sur le versant Nord des Pyrénées, et tout particulièrement
en vallée d'Aspe
(vue depuis la Peña Oroel).
-
Ce
phénomène s'observe très facilement en vallée
d'Aspe où, dans le bassin
de Bedous en 2001, les fumées d’un feu d’écobuage
plafonnent à 950 m d’altitude à 11 h, puis elles se concentrent
de plus en
plus
dans le volume d’air compris entre 410 m (fond de la vallée) et
le
plafond de 950 m, opacifiant l'air progressivement.
Parfois, les plafonds d’inversions thermiques peuvent subsister durant
toute
la phase diurne. La couche de mélange des émissions polluantes
et de l’air ambiant peut donc être fortement contrainte tant que
le
couvercle qui s’est installé sur la vallée
n’est pas détruit par des changements météorologiques.
- Un mille-pattes et la récolte de morilles
-
Dans ces situations, les concentrations
de polluants peuvent être très fortes. En
revanche, le vent, les précipitations
sous forme de pluie et de neige, favorisent la dispersion plus rapide des émissions
polluantes. Alors, les concentrations mesurées
peuvent être faibles malgré un trafic et des émissions élevées.
La capacité de la vallée d’Aspe à disperser la
pollution, comparativement aux autres sites étudiés, est plutôt
faible, celle de la haute vallée d’Aspe étant deux fois
moindre qu’en
basse vallée... On distingue 3 types de dépôts de polluants
: les dépôts secs, composés de gaz et de diverses particules
solides (poussières, aérosols…) de taille généralement
inférieure à 2 µm, principalement constitués de
NO2, HNO3 et NH3 gazeux, les dépôts humides proviennent des précipitations
(pluies,
neiges), essentiellement sous forme de nitrates NO3-, d’ammonium NH4+
et d’acide nitrique HNO3 et enfin les dépôts occultes liés
au brouillard, aux nuages, à la
brume, qui gagnent en importance avec l’altitude et sont constitués
principalement des
mêmes composés que les dépôts humides.
Toute la vie
terrestre repose sur de grands cycles biogéochimiques (carbone, azote,
oxygène,
eau). La disponibilité d’éléments nutritifs dans
le sol détermine en partie la composition des espèces végétales.
L’azote
fait partie des éléments nutritifs essentiels. En quantités trop
faibles ou trop fortes, il empêche le développement de certaines
espèces : c’est un facteur limitant. Lorsque les dépôts
azotés augmentent dans une région initialement pauvre en azote,
la séquence des événements
est compliquée car divers processus interagissent et peuvent opérer à différentes échelles
de temps. La sévérité des impacts du dépôt
de l’azote aéroporté dépend de la quantité totale
et la durée des apports, la forme de la contribution azotée,
la sensibilité intrinsèque des espèces présentes,
les conditions biotiques et abiotiques de l’écosystème,
notamment celles du sol (capacité à neutraliser les acides,
valeur nutritive...), les choix d’utilisation et de gestion du sol,
aussi bien passés qu’actuels. Les zones de montagne étudiées
dans le cadre du Programme ETP cumulent plusieurs facteurs aggravants. Les
sols sont généralement pauvres, les dépôts occultes
(brouillard, nuage), la rudesse du climat et les stress secondaires augmentent
avec l’altitude. La neige est un collecteur très efficace
de pollution. Une grande partie des dépôts retenus dans le manteau
neigeux est relarguée lors des premières fontes : ce sont les « flux
acides », très chargés en polluants. -
Muscaris -
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Guides naturalistes : Dimitri Marguerat et François-Olivier Chabot - Groupe : 18 personnes (Cathy, Pascal, Jean-François, Jean-Pierre, Reine, Danie, Jacques, Françoise, Fabienne, Serge, Anne-Marie, Jacqueline, Françoise, Pierre, Catherine, Marie, Isabelle, Philippe). | Lescun Peña Oroel et San Juan de la Peña |
13 au 17 mai 2010 |