Ce voyage au Maroc nous travaille tous en profondeur, c'était une expérience inédite pour la plupart d'entre nous, à l'exception de Pierre et Rose, que de partir ainsi dans une région désertique du globe à la fois si proche et si éloignée de nous. Je m'étais posé la question de l'apport ou non d'objets (stylos, cahiers, livres...) à distribuer sur notre passage, et j'avais pris la décision de n'en rien faire, pour une raison d'abord pratique - nous étions à pied, avec un petit sac à dos pour l'eau, et les bagages dans les paniers des mules -, mais surtout parce que j'avais l'intime conviction, étayée par mes lectures, que ces aumônes étaient pernicieuses et causaient plus de tort que de bienfaits.
Hassan, notre guide, semblait de mon avis et spécifiait sur son site Internet de ne rien distribuer aux enfants sur notre passage, pour ne pas les encourager à la mendicité. Il a d'ailleurs rappelé son injonction après que Michèle ait craqué à la vue de deux mignonnes petites filles qui se tenaient par la main à distance lors de notre premier pique-nique et qu'elle les ait appelées pour leur donner des bonbons (alors qu'elles ne demandaient rien). Elles ne se sont d'ailleurs pas précipitées, il a fallu les apprivoiser, Michèle leur posait des questions en arabe pour savoir leur nom et où était leur maison, mais elles répondaient à peine. Elles ont fini par accepter les bonbons mais ne les ont pas mangés immédiatement, pour elles, cela ne paraissait pas des friandises attendues et convoitées comme pour les enfants de chez nous. Hassan n'est pas intervenu sur le moment, n'a rien empêché, mais en reprenant la route, il a réitéré au groupe l'interdiction de distribuer des choses aux enfants. Effectivement, sur notre passage, beaucoup de villageois, et pas seulement les enfants, nous réclameront par la suite des stylos en réponse à notre bonjour et nous serons obligés de leur répondre que non, nous n'avons rien pour eux...
Hassan travaille pendant ces quatre jours à nous faire comprendre que les villageois que nous croisons vivent différemment de nous, mais qu'ils sont heureux ainsi : ils n'ont ni faim ni soif, disposent du nécessaire (ils sont effectivement fort bien habillés et soignés, particulièrement les femmes dans leurs vêtements berbères aux couleurs éclatantes), vivent en symbiose avec leur environnement, imprégnés de leur religion et unis par des liens familiaux indéfectibles bien plus efficaces, selon lui, que toutes nos lois sociales...
Certes, la désertification pose problème, le bois se raréfie, la campagne n'arrive pas à nourrir toutes les bouches de ces familles nombreuses, les fils doivent s'exiler en ville ou à l'étranger pour y travailler et envoyer une partie de leurs revenus à ceux qui sont restés au village.
Tout n'est pas rose, et c'est la raison pour laquelle il milite au sein d'une association d'aide au développement dans sa vallée d'Azilal, un peu plus au Nord. Elle a tenté des actions dans divers domaines, l'artisanat entre autres, mais ce qui marche le mieux, c'est ce qu'il fait, l'activité touristique. Seulement, les villageois de l'Atlas ont encore très présente à l'esprit l'époque du Protectorat français, et le tourisme, c'est servir. Je n'avais pas vu les choses sous cet aspect, il est vrai qu'on parle des services, mais pour moi, c'est une branche de l'économie, et je n'avais pas fait le lien avec l'idée d'un nouvel abaissement à l'égard des anciens colonisateurs. Lors de la préparation de chaque nouveau circuit, Hassan part en croisade, il explique les bénéfices que peuvent retirer les villageois en nous accueillant chez eux, sur le plan financier bien sûr. Ceux qui acceptent doivent aménager les gîtes pour nous offrir un confort dont ils n'éprouvent pas personnellement le besoin.
Par exemple, à Ait Ahmad, le vieil imam a investi dans les toilettes à la turque (je pense quand même que le hammam était là avant). J'ai vu la mère de famille faire faire ses besoins au plus jeune de ses enfants dehors, contre la maison dans le froid et le noir. Par conviction (et entêtement, disait Hassan), il ne veut rien faire de plus (et pas seulement par manque de moyens). Ce village ne bénéficie de l'électricité que depuis deux petites années (pour la lumière et la télé, pas pour faire la cuisine ni quoi que ce soit d'autre, à ce qu'il m'a paru). Hassan nous a expliqué qu'une agence, qui effectue le même circuit, ne fait plus dormir ses clients chez lui parce que le confort y est par trop insuffisant. Nous, nous y sommes allés car il juge que cette famille très pauvre a besoin d'aide, fût-ce au prix d'un petit effort de notre part (c'est dans ce gîte que les hommes ont aidé spontanément la jeune fille dans sa corvée de l'eau).
Hassan a aussi demandé que la jeune fille nous aide à nous laver dans le hammam (seulement les femmes). Nous étions très gênées, autant qu'elle d'ailleurs. Elle est entrée toute habillée dans l'étuve, avec son pull, ses chaussures et son foulard, et nous (les femmes) étions en petite tenue (maillot de bain ou culotte et soutien-gorge - elle n'aurait pas supporté la vision de notre nudité). Hassan lui avait expliqué qu'elle devait nous masser et nous aider à nous savonner et nous rincer. Seule Michèle s'est laissé faire, car elle vivait au Maroc étant jeune, cela lui a rappelé des souvenirs, par contre nous autres avons préféré la payer à ne rien faire (juste s'attraper une bonne suée). Ainsi, nous avons pu lui donner personnellement de l'argent, ce que nous n'aurions pas pu faire pour son portage des lourdes jarres d'eau, considéré comme naturel. Ce que nous espérons, c'est qu'elle a pu en profiter et qu'elle ne l'a pas reversé à son père...
Donc, même lors de ce circuit pédestre avec hébergement chez l'habitant, nous introduisons sans le vouloir de nouvelles valeurs dans les vallées encaissées des montagnes, de nouveaux besoins (eau courante, douche, WC, cuisson au gaz, fenêtres vitrées, tenues vestimentaires - surtout pour les hommes et garçons, vêtus pour la plupart à l'occidentale -, ameublement et décoration intérieure, doublement de la surface habitable), et peut-être aussi une nouvelle image de la femme et des relations hommes-femmes en circulant en groupes mixtes, ainsi que l'idée de vacances et de voyages à l'étranger - une envie de liberté ? -. Le jeune sur la photo ci-dessus, assis à côté de sa mère sur la terrasse de sa maison, a un regard qui laisse deviner que notre passage ne le laisse pas indifférent. Sa maison est à l'aplomb d'une falaise, et nous nous tenons sur la piste en contrebas pour une pause boisson. Hassan a noué en turban les écharpes de Xavier et de Jean-Louis, ce qui nous fait beaucoup rire, et nous les prenons en photo. Sur ce, un jeune garçon - son petit frère, peut-être - avance à notre rencontre, un soc de charrue sur l'épaule. Hassan l'arrête pour nous montrer l'instrument et nous en expliquer le fonctionnement. Voilà ce que l'adolescent observe de son promontoire, spectacle qui n'est apparemment pas de son goût. Peut-être imagine-t-il que nous nous moquons de leurs instruments antiques et du manque de machines agricoles ?...
Nous traversons une forêt de pins d'Alep aux aiguilles douces et aux effluves délicieux de résine surchauffée par le vif soleil de cette fin octobre éblouissante. Elle s'arrête malheureusement très vite, les arbres se rabougrissent et se dessèchent vers le sommet de la colline avant de disparaître totalement. Les Français avaient entrepris une campagne de reboisement, construisant de loin en loin des maisons forestières d'un style ridiculement déplacé, avec un toit de tuile à deux pentes, et reliées par une piste pour la circulation des véhicules. Hassan nous dit que cette politique est poursuivie, mais je me demande si la volonté du roi est assez forte. Les villageois coupent du bois tous les jours pour le chauffage du hammam et la cuisson de leurs aliments, les brebis et les chèvres (il y en a 17,5 millions de têtes, soit un ovin pour deux personnes) parcourent en permanence les étendues en dévorant toutes les maigres plantes, même quand nous avons l'impression, de loin, qu'il n'y a rien que la terre nue, ocre et sèche. Les arbres, s'ils avaient quelque velléité de pousser, seraient arasés dès l'apparition de la première pousse. Pourtant, quand je dis à Hassan que les troupeaux contribuent à la désertification de son pays, il n'y croit pas.
Je n'ai pas vu d'arrosage au goutte à goutte avec des tuyaux, je crois qu'il n'y avait qu'un panneau solaire (sans doute pour chauffer l'eau) dans le plus gros et plus prospère des bourgs traversés, Imin'Tala, où nous avons vu aussi une cuisinière à gaz. Hassan dit que l'énergie solaire (les panneaux photovoltaïques) n'est pas encore assez rentable pour être utilisée, il a pu le constater dans son entourage qui a essayé de s'y convertir. Beaucoup de temps et d'énergie sont perdus qui pourraient être mieux employés, notamment en ce qui concerne les femmes : la corvée de l'eau, le lavage du linge à la main près du ruisseau, la récolte des céréales à la faucille (pourquoi se plier en deux comme elles font alors qu'elles pourraient au moins utiliser des faux ?). Du moment qu'ils savent irriguer depuis des siècles, pourquoi ne pas mettre l'eau courante dans les maisons ? Sans bouleverser les habitudes, des améliorations pourraient être apportées sans doute, mais il faut pour cela que les jeunes qui étudient et ont accès aux informations puissent influencer leurs aînés (qui sont investis de l'autorité suprême, insistait Hassan, et envers lesquels les jeunes doivent obéissance et respect).
Pierre et Rose, Xavier, Max, Michèle, Julien et Jérémy, Richard et Anna, Cathy, Jean-Louis et Jonathan | Maroc
2007 |
28 octobre au 3 novembre 2007 |