Cette
histoire aurait pu commencer comme une blague, si elle n'avait pas été si
triste : "Quelle différence y a-t-il entre l'anguille et
les barthes de l'Adour
? - Aucune, elles disparaissent ensemble." Il faut croire qu'elles
sont maudites, car, depuis le Moyen-Age, des légendes affreuses
courent sur leur compte, raconte Léa Sébastien (Université de
La Rochelle), géographe. Tout d'abord à propos de ces eaux
stagnantes, marais et rives inondées des cours d'eau, où gens
et bêtes s'enfoncent
et disparaissent,
sources de miasmes fétides et de phénomènes étranges,
lucioles et feux follets voletant au-dessus d'un sol mouvant, mi-liquide,
mi-solide. Décision
a donc été prise de supprimer les marécages, à partir
du XIIème siècle. Un édit royal au XVIIème
siècle
stipulait de tout assécher pour augmenter les terres arables.
Pendant des siècles, les zones humides de la Scandinavie au
Portugal ont peu à peu été remblayées, les
cours d'eau canalisés, les marécages drainés. Avec
les moyens modernes, cette transformation a accéléré de
façon dramatique : plus du tiers des zones humides restantes a
disparu en trente ans.
Quant à ces drôles de bêtes qui, par des nuits sans lune, arrivent du fond des mers abyssales en bancs frétillants, on disait qu'elles venaient dévorer tout ce qui se trouvait à leur portée, serpentant et s'engraissant hideusement des richesses continentales aquatiques ou terrestres, évoluant telles des couleuvres aussi bien dans les fossés peu profonds qui prolongent ruisseaux et rivières que parmi les herbes au goût salé des prés humides inondés deux fois par jour par la marée montante. Aristote, 350 ans avant J.-C., dans son « Traité de la génération des animaux », notait la migration des anguilles du continent vers la mer. Mais, étonné de ne jamais trouver « de liqueur séminale ou d’oeufs » au cours de ses dissections, il suggéra qu’elles se reproduisaient par génération spontanée.
L'anguille
européenne a donc ainsi perdu une bonne partie de ses lieux de vie, puisque, à l'inverse
du saumon ou de l'alose, elle fraye
en mer
des Sargasses,
à
400 mètres
de
profondeur,
dans ces eaux chaudes proches des Antilles, meurt et laisse ses oeufs éclore
sans surveillance. Les leptocéphales (larves d'anguilles en forme
de feuille),
entraînées par le Gulf Stream, voyagent pendant 190 à 280
jours dans l'océan
atlantique, sur 4000 km, se nourrissant de plancton, avant d'atteindre
peu à peu les estuaires
européens pour s'enfoncer loin en amont des cours d'eau et y séjourner
de 5 à 18 ans, jusqu'à ce que, devenues de grandes anguilles
d'un mètre de long et poussées par un instinct implacable,
elles cessent de
s'alimenter
et fassent le chemin
inverse, redescendant le cours des rivières et retrouvant la mer des
Sargasses où elles sont nées pour y régénérer
l'espèce et mourir.
C’est la dérive des continents qui est, probablement, responsable de l’éloignement du lieu de ponte de l’anguille européenne. L’éclatement du continent Pangea, initialement formé par l’association de l’Amérique, de l’Europe et de l’Afrique, a laissé naître, dès le crétacé, un océan Atlantique embryonnaire. C’est au coeur de ce dernier qu’une espèce d’anguille, ancêtre commun de l’anguille européenne et de l’anguille américaine, Anguilla rostrata de son nom savant, se reproduisait. Petit à petit, cette zone de ponte s’est éloignée de l’Europe jusqu’à l’emplacement actuel de la mer des Sargasses… (Source : Le Point, Olivier Hertel)
En réalité, malgré toutes
ces préventions
et ces mesures, dès
le XVème siècle la civelle
est pêchée pour agrémenter les repas des riches bourgeois
nantais par exemple. Autrefois, les civelles se pêchaient en grande
quantité.
Il y a 50 ans, il n’était pas rare de pêcher 500 kg
de civelles en une nuit dans l’estuaire de la Loire. Vu leur abondance,
elles étaient bon marché, et parfois utilisées pour
le fumage des terres ou la fabrication de colle. Actuellement, une pêche
de 5 kg est devenue une bonne pêche. Sa rareté en fait maintenant
le nouvel « or
blanc des estuaires ». Elle constitue encore un chiffre
d'affaires non négligeable (troisième espèce déclarée
en valeur derrière la sole et le poulpe et devant le merlu) pour
les pêcheurs professionnels au nombre d'environ 25 000
en Europe. Les
pibales (la civelle, forme dans laquelle se muent les
leptocéphales à leur entrée dans les estuaires)
sont toujours consommées
frites au Pays Basque français et en Espagne (avec une pointe
d'ail et de persil).
A 700 euros le kilo, la friandise est devenue un mets de luxe, réservé à quelques
rares privilégiés.
C’est que, dans tout le Sud-Ouest, la Chine fait grimper les prix. Elle aussi en est friande, mais préfère la bête à taille adulte, quand la pibale (aussi appelée civelle) est devenue anguille. Sauf que la Chine doit l’importer. Leader dans l’élevage de ce long poisson, elle est pour le moment incapable de le faire reproduire en captivité. Les alevins sont donc devenus la matière première d’une filière en plein essor. Lorsqu'ils remontent en hiver les estuaires d’Europe, ils sont capturés et préparés pour un long voyage : direction la province du Guangdong, qui concentre l’essentiel des élevages chinois d’anguilles. Conditionnées tel un trésor, dans des caisses remplies d’oxygène liquide, les pibales françaises partent en avion pour aller grossir en pisciculture.
En dix-huit mois, un kilo d’alevins donnera 800 kilos d’anguilles commercialisables, ensuite écoulées en très grande majorité sur le marché japonais, amoureux de ce poisson. La plus-value est extraordinaire, justifiant en partie la flambée du prix de la pibale. Mais si les cours ne cessent d’augmenter, c’est aussi que l’alevin se raréfie dangereusement. Utilisé pour produire de la colle ou nourrir les poulets au début du siècle, il était encore classé espèce nuisible il y a trente ans (un décret français de 1965 permettait de les brûler à la chaux). Puis dans les années 1980, c’est l’effondrement. Alors que la France en exportait encore 140 à 160 tonnes par hiver il y a quinze ans, le volume s’est réduit à 50 tonnes. Un nouveau règlement de l’Union européenne, applicable en 2009, prévoit de réserver 35 % de la pêche des pibales au repeuplement des rivières. La mesure devrait profiter aux pays nordiques - où la pibale a quasi disparu - qui espèrent ainsi limiter leurs exportations vers la Chine, eux qui sont contraints de racheter les anguilles adultes pour alimenter leur filière de fumaison en crise !
Compte
tenu de tous ces éléments, l'anguille
a donc été qualifiée
d'espèce
d’intérêt patrimonial en danger par le Conseil International
pour l’Exploration de la Mer et le Comité Consultatif pour
l’Aménagement des Pêches du CIEM a proposé un
plan de restauration qui nécessite une réduction de l’exploitation
de l’anguille devant toucher l’ensemble des écophases
(civelle, anguilles jaune et argentée) et inclure un plan de restauration
des habitats.
Des organismes de recherches pluridisciplinaires ont été chargés de travailler dans plusieurs directions. Par exemple, en ce qui concerne notre région, trois organismes ont présenté dans le cadre de la Journée Mondiale des Zones Humides du 2 février l'état de leurs recherches initiées en 2007. Nathalie Caill-Milly (Ifremer LRHA) étudie les impacts des activités anthropiques (humaines) sur l'habitat de l'anguille européenne sur le bassin de l'Adour dans les zones humides du Bas-Adour, Hélène Tabouret (Ifremer LRHA/UPPA ECABIE) est chargée de repérer la bioaccumulation de polluants inorganiques dans l'anguille Anguilla anguilla et les réponses moléculaires aux stress chimiques, tandis que Léa Sébastien, déjà citée, oeuvre sur "Les barthes de l'Adour : Evolution des usages et des systèmes de représentation". Les termes et conclusions de ce projet viendront enrichir la base de données européenne INDICANG qui centralise toutes les informations et permettra, dans un proche avenir (2009 en principe), de pouvoir entrer dans une phase de gestion de l'anguille et des zones humides auxquelles son existence est liée.
En analysant
des cartes de l'IGN (Institut Géographique National) et du Corine Land
Cover (base de données qui représente l'occupation du sol
européen), Léa Sébastien analyse l'évolution des barthes de
l'Adour sur les trente dernières années
pour
comprendre
les raisons du déclin de l'anguille et trouver (éventuellement) les
solutions qui pourraient être apportées pour inverser la tendance.
Parallèlement,
elle a interrogé les riverains pour connaître l'histoire des deux secteurs
analysés de part et d'autre de l'Adour, d'Urt à St Laurent de Gosse,
et comprendre les mentalités des groupes de population impliqués dans
cette problématique - les barthes de l'Adour faisant 80 km de long
sur 2 km de large, il n'a été possible, pour des raisons de budget,
que d'en
étudier une petite partie scindée en deux par l'Adour -.
Pour
comprendre les tenants et aboutissants, il faut garder en mémoire que
le bassin de l'Adour n'a plus grand chose de naturel. A la demande de
Charles IX, et suite aux dramatiques errements de l'Adour
de Vieux-Boucau à la Chambre d'Amour d'Anglet, en passant par
Capbreton et Bayonne, causés par les déplacements des sables
dunaires lors des tempêtes
hivernales, Louis de Foix, ingénieur-architecte
français (1530 - 1602), a fait déplacer
l'embouchure de l'Adour de Vieux-Boucau à Bayonne. Le projet prévoyait
la construction d'une digue de charpente et de maçonnerie (digue
du Trossoat), pour "faire la fermeture de la rivière", le
creusement d'un canal de 900 toises de longueur (1 800 mètres),
et de profondeur suffisante pour "recevoir le cours de la rivière
en la mer, après être détournée et fermée
de son premier cours ordinaire". Le 28 octobre 1578 l'Adour débouqua
dans l'océan.
A la fin du XVIIème siècle, les maçons (ingénieurs ?) hollandais sont restés dans la région à l’achèvement du chantier de construction des remparts de Vauban à Bayonne. Forts de leur expérience dans le domaine de la poldérisation, ils ont alors initié les paysans à ces techniques de contrôle de l’eau et construit avec eux le système barthais. La barthe, nom local, désigne la zone inondable de part et d'autre du lit majeur d’un fleuve, d’une rivière, d’un ruisseau. C’est une invention humaine, une technique d’assainissement élaborée pour rendre cultivables les zones humides. Elle a donné naissance à un écosystème considéré aujourd’hui comme original en raison d’une association étroite de milieux naturels, d’activités agricoles et de la gestion hydraulique des inondations.
Outre cet endiguage, les rives ont été aussi canalisées par endroits, le courant a été interrompu par l'érection de barrages hydro-électriques ou hydrauliques. Tous ces aménagements anthropiques (humains) gênent ou empêchent une bonne circulation de l'anguille à ses divers stades. La pêche et la pollution de l'eau (notamment en raison des pratiques agricoles) influent aussi sur sa population, parallèlement à des facteurs naturels tels que les prédateurs (oiseaux ou poissons carnivores), les parasites, le débit fluvial, la température de l'eau...
Depuis 1970 (date du début de l'époque étudiée) les occupants de la rive gauche de l'Adour sur le secteur sélectionné des barthes, fortement agricole, remettent en état les digues, réhabilitent les ouvrages de drainage, les clapets anti-retour (appelés "portes à flot"), de façon à assécher au maximum les terres. Inversement sur la rive droite, les ouvrages sont laissés à l'abandon par des "rurbains" (urbains résidant à la campagne) qui ne voient pas l'utilité de les entretenir, laissant les fossés se combler, la forêt réenvahir les friches, empêchant ainsi également la diffusion de l'anguille. Léa Sébastien constate du fait de ces deux attitudes opposées un fort antagonisme entre les deux rives et les deux populations qui vient s'ajouter à celui des agriculteurs par rapport aux pêcheurs, aux industriels (électricité, eau, activités nécessitant l'usage de l'eau), aux chasseurs (les seuls "écologistes" ou perçus comme tels), et autres riverains.
Outre
ces études sociologiques sont également poursuivies des études techniques
sur la recherche de pollutions et leur impact sur l'anguille à tous les
stades de sa croissance. Hélène
Tabouret a procédé à des analyses de l'eau et conclu à une
contamination métallique
très faible des sédiments et des concentrations métalliques
asses faibles. Elle a également analysé divers tissus du
corps d'anguilles prélevées.
Les branchies et le système moléculaire enregistrent une
pollution à
la journée, le foie et les muscles peuvent la stocker entre une
semaine
à un mois, quant aux tissus durs (écailles, squelettes),
ils stockent ces éléments à vie. Elle a vérifié que
les muscles (qui sont les organes que nous consommons) ont une très
faible concentration en métaux et ne
présentent donc aucun risque sanitaire, les différences étant
peu sensibles entre un poisson pêché dans l'estuaire ou
dans les barthes. Elle a analysé
l'otolithe (élément dur situé dans l'oreille interne
qui, comme pour les coraux ou les coquilles des bivalves, se constitue
en stries successives
au cours du temps). Cette caractéristique permet de l'utiliser
comme une véritable archive de l'histoire de l'animal ainsi que
de l'environnement au sein duquel
il a évolué au cours de sa vie. En procédant à une
ablation laser en fines tranches, on peut analyser à l'aide d'un
spectromètre de masse
les éléments qui le constituent et rechercher des pollutions éventuelles
par des métaux (strontium, barium). Là aussi, les résultats
ont été négatifs.
Restent désormais à analyser les contaminants organiques
(pesticides, HAP -hydrocarbures aromatiques polycycliques-...), travail
auquel elle
va procéder au cours de cette année 2008.
« Pressions anthropiques et évolution des habitats
de l’anguille
européenne (Anguilla anguilla). Application aux zones humides du
Bas-Adour ». |
L'anguille et les barthes de l'Adour |
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Conférence à Montaury (Anglet - Université de Pau et des Pays de l'Adour) 29 janvier 2008 |
Sources documentaires et illustrations : Conférence du 29 janvier 2008 - Sites Internet de l'IFREMER et de ses partenaires, Sites Internet d'INDICANG et de ses partenaires, Site Internet "barthes.asa" : étude commandée par le Conseil Général des Landes en 1971 - Les fondements identitaires des barthes, Site Internet Libération.fr, Eco-Terre - chronique "Les pibales d’Europe menacées par les gros appétits de l’Asie - Laure Espieu - Quotidien : mardi 1 janvier 2008 |