Est-ce
que nous pouvons tout nous permettre ? Sous prétexte que l'évolution
nous a dotés de la maîtrise
du feu, de la capacité de pratiquer l'agriculture et l'élevage,
celle d'élaborer
des outils, sommes-nous en droit d'abuser de notre emprise sur la planète
sans aucun scrupule ? Notre espèce est douée d'une
adaptabilité extrême,
vit sous toutes les latitudes, tous les climats, notre alimentation
peut
varier en fonction des ressources de chaque milieu, animales ou végétales,
terrestres ou maritimes. Cependant, chaque accélération
démographique
s'accompagne de la destruction du biotope qui l'a favorisée.
A l'heure actuelle, des régions
entières sont mises en coupe réglée pour satisfaire
des besoins qui n'ont plus rien de naturel.
Devant
ce constat, on se sent impuissant. Que pouvons-nous y faire ? Personne
n'a la maîtrise totale de ce désastre
qui se produit sous nos yeux, qui n'est même pas le résultat
d'une volonté globale organisée,
mais seulement de ce qu'il convient d'appeler "le
progrès" lié à une démographie galopante.
Alors, faut-il baisser les bras ? Poursuivre avec la honte, en se disant
que nos enfants, nos petits-enfants, nous regarderont avec horreur
et nous accuseront d'être restés désemparés
ou insensibles, et dans tous les cas irresponsables ? Pour
infléchir cette tendance et remédier à ces destructions,
je me demande si la méthode
Gandhi ne serait pas la plus efficace. Pour influer sur la politique,
sur l'économie,
il s'agirait, par le biais des médias, de persuader les populations
de procéder à des
achats raisonnés. Gandhi avait
su faire plier les Britanniques en incitant les Indiens à ne
plus acheter le sel par le circuit de distribution imposé, mais à le
produire eux-mêmes :
"Après un parcours à pied de 300 km, il arrive le 6 avril au bord de l'océan Indien. Il s'avance dans l'eau et recueille dans ses mains un peu de... sel. Par ce geste dérisoire et hautement symbolique, Gandhi encourage ses compatriotes à violer le monopole d'État sur la distribution du sel. Ce monopole oblige tous les consommateurs indiens, y compris les plus pauvres, à payer un impôt sur le sel et leur interdit d'en récolter eux-mêmes. Il est analogue à l'impôt de la gabelle sous l'Ancien Régime, en France. "
Cette
sensibilisation des peuples se produit déjà, sous la
forme des idées sur le développement durable ou celles,
moins populaires, de décroissance. Par contre, dans ces discours,
je ne distingue guère
de message clair pour
y parvenir. Voici un exemple d'aberrations en chaîne qu'il serait
possible d'éviter simplement en prenant d'autres habitudes alimentaires.
Pendant les trajets d'un site mégalithique
pyrénéen
à l'autre, du Jara à Iraty en passant par Occabé,
nous pratiquons le covoiturage,
plus économique et plus efficace pour ne perdre aucun membre
du groupe alors que nous faisons une balade instructive grâce
au Centre Permanent d'Initiatives à l'Environnement (CPIE) Pays
basque dont l'animateur, Dimitri Marguerat, a convié Jacques
Blot à
nous parler de sa passion des cromlechs. Un vétérinaire
de l'intérieur
du Pays basque (Ahaxe) s'assied dans ma voiture à mes
côtés et j'en profite pour m'informer sur son métier
et l'interroger sur des points qui me tarabustent depuis longtemps.
Pourquoi enferme-t-on le bétail ?
Est-ce vraiment nécessaire
? Est-il exact que cela le rend malade ? Ces trois questions le mettent
un peu mal à l'aise. Il s'agit de son gagne-pain. Si
les animaux
étaient élevés de manière extensive,
en pleine nature, avec tout l'espace nécessaire, il est bien évident
qu'il interviendrait beaucoup moins souvent. Il convient que, dans
certaines exploitations (pas toutes,
insiste-t-il), les bêtes qui ont passé l'été dehors
entrent à l'étable
en bonne santé. Des semaines plus tard, le troupeau est malade.
Diverses raisons peuvent être avancées : l'absence d'exercice,
le confinement dans la pénombre, l'air vicié par une
ventilation mauvaise ou absente, un entretien insuffisant des litières
ou des instruments
de traite
du lait,
des locaux exigus où les bêtes
peuvent à peine se mouvoir,
une alimentation déséquilibrée...
Autant qu'il
puisse en juger, cet emprisonnement est effectué pour simplifier le
travail de l'éleveur (traite, mises bas éventuelles, souvent coordonnées
pour tout le troupeau, centralisation de l'alimentation près des réserves
de fourrage), ne pas abîmer les pâturages par le piétinement des bêtes
en période pluvieuse. Il ne dit rien sur la protection du froid et
des intempéries.
Je lui demande ensuite le procédé suivi pour obtenir en permanence autant de lait. Sa gêne augmente encore, il ne dit pas tout ce qu'il sait. Il suggère à mi-mot que les veaux sont considérés comme des sous-produits de l'industrie laitière. Ils sont arrachés dès leur naissance, ou au mieux trois semaines après, à leur mère qui meugle de détresse, on ne les laisse téter dans le meilleur des cas que deux fois par jour, alors qu'ils devraient en avoir le loisir tout au long de la journée pour leur équilibre physiologique (et dans doute mental) - et celui de leur mère -. Ils doivent apprendre à se nourrir au seau, rempli de lait tiré à la trayeuse artificielle (!), qui peut être reconstitué à partir de lait en poudre ou provenir de lait rebuté pour une raison ou une autre.
Pour
plus de rationalisation, les métiers
sont séparés
: celui du lait et celui
de la viande. Donc,
les
nouveaux-nés
peuvent
être
abattus immédiatement, s'ils sont jugés trop chétifs,
pour être recyclés
dans les filières suivantes, la viande donnée à d'autres
animaux, transformée
en farine animale, intégrée à d'autres aliments,
après avoir extrait la présure de l'estomac, nécessaire
pour fabriquer presque tous les fromages. Si
ce sont des mâles, dès leur sevrage, le plus tôt
possible, ils sont engraissés (souvent en
Espagne ou en Italie où ils sont expédiés par
camions), parfois dans des conditions épouvantables, enfermés
dans des cages et nourris avec
des aliments carencés pour que leur viande soit la plus blanche
possible, et abattus à 11 mois. Certains, rares, sont sélectionnés
pour la reproduction, qui se traduit le plus souvent maintenant par
l'isolement de la bête et l'extraction artificielle de sa semence.
Enfin, une bonne partie du cheptel mâle poursuit l'engraissement
après
avoir été castrée jusqu'à l'atteinte du
poids idéal et abattue pour
la consommation.
Les
femelles ont le plus souvent le sort de leur mère.
Sitôt matures, elles sont inséminées, de façon "naturelle",
c'est à
dire qu'on les met en présence du taureau à trois reprises
successives au moment où elles sont en chaleur, ou bien on les
insémine artificiellement,
et
elles entrent dans le cycle infernal de grossesses à répétition
suivies de mises bas où on leur arrache leur petit, et de traites dix
mois sur douze, dont six à sept mois alors qu'elles sont de
nouveau en gestation. Lorsqu'elles n'en peuvent plus, qu'elles
deviennent moins fertiles, qu'elles donnent moins de lait, ou qu'elles
sont fragilisées par ce rythme intensif et attrapent
des maladies
à répétition, elles sont alors immédiatement
abattues, ou bien engraissées quelque temps et vendues indifféremment
sous l'appellation
"boeuf" comme les mâles. Voilà les conditions
dans lesquelles nous produisons la gamme immense de produits laitiers
dont la vente est "boostée"
par une publicité incessante qui induit un matraquage des cerveaux
pour nous imposer l'idée que leur consommation est
indispensable pour être en bonne santé, quel que soit
notre âge,
du lait maternisé aux fromages, en passant par tous les yaourts,
gâteaux,
beurres et crèmes diverses. Même les médecins sont
persuadés
pour la plupart de l'importance du lait de vache pour notre santé,
depuis la prescription des laits "maternisés" pour
les bébés jusqu'à
la prévention de l'ostéoporose.
Ce
n'est pas tout. L'élevage
intensif de ce bétail
a pour corollaire l'utilisation des terres, non plus pour les y faire
paître, mais pour cultiver du fourrage et des plantes que nous
estimons plus nutritives pour favoriser un engraissement rapide. Si
nous étions
végétariens, toutes les terres seraient disponibles pour
nous alimenter directement, alors qu'aujourd'hui, du fait de la proportion énorme
de viande et de produits laitiers consommés, nous utilisons
ces mêmes
terres pour nourrir le bétail. Toujours dans un souci de rentabilité,
au lieu de perpétuer la polyculture en paysage de bocage avec
jachères et rotation
des cultures pour éviter l'appauvrissement du sol, nous avons
opté
pour la monoculture sur des surfaces immenses rendue possible par l'invention
des tracteurs et des produits chimiques. Du point de vue du bilan énergétique,
c'est minable, car il faut dépenser énormément
au total pour obtenir cette viande et ces produits laitiers, alors
que nous aurions pu (et
nous avons longtemps pu) parfaitement subsister avec une proportion
bien supérieure de céréales, légumes
et fruits, directement assimilables par nos organismes, sans passer
par le "filtre" de l'estomac des herbivores. Enfin, du point
de vue moral, c'est insupportable, car nous déséquilibrons,
polluons, détruisons notre environnement, et maltraitons notre
bétail
qui est instrumentalisé en machines à produire du lait
et de la viande comme s'il ne s'agissait pas d'êtres vivants,
et comme si nous ignorions
à quel point les mammifères nous sont proches par le
comportement, pour peu que nous les laissions s'exprimer librement.
On va peut-être juger que je fais preuve de sensiblerie. Pourtant, il me semble, lorsqu'on voit ces documentaires animaliers à la télé, que les mammifères ont en commun avec les humains cet amour de leur progéniture qu'ils manifestent en s'en occupant assidûment jusqu'à ce qu'elle devienne mature. Lors de nos balades sur les cimes pyrénéennes, il n'y a rien de plus joli que d'assister au doux manège d'un jeune pottok aux pattes grêles et à la robe soyeuse qui tapote de sa tête sous le ventre de sa mère-jument pour initier la montée du lait, tétouille pour le plaisir quelques secondes avant de se redresser et nous contemple de ses grands yeux étonnés, pendant qu'elle hume son dos et se déplace tranquillement pour faire écran entre son petit et nous, sans cesser de brouter l'herbe tendre entre les buissons épineux d'ajoncs en fleurs. Je ne vois pas pourquoi les vaches, les brebis et les porcs feraient exception. Une petite fille d'Ossès en Pays basque qui assiste son père, éleveur de brebis dont il valorise le lait en le convertissant en fromage, nous montrait un jour une des bêtes, qu'elle était capable de reconnaître parmi toutes les autres et qu'elle avait dotée d'un nom. Elle entretenait avec elle des liens d'amitié et surveillait celles que son père destinait à la "réforme" pour qu'il ne sacrifie pas l'élue de son coeur.
Mère
de quatre enfants que j'ai allaités
tour à tour durant leurs premières semaines de vie,
parce que je trouvais que c'était plus naturel, que je voulais
savoir comment cela se faisait, que j'estimais
que c'était meilleur pour eux, j'ai réalisé en
outre que j'en
éprouvais un véritable
plaisir, partagé par le bébé, même
si cela comportait pas mal de contraintes.
L'allaitement maternel, ce n'est pas seulement donner un lait particulier,
spécifique (dans le sens qu'il est différent pour chaque
espèce)
et évolutif, puisque sa composition diffère entre les
premiers jours de
la naissance et la période ultérieure. C'est aussi
un accomplissement dans la vie d'une femme (ou d'une femelle), autant
sur le plan physique que psychique, une relation intense
qui se manifeste par une symbiose entre
les sentiments,
les impressions, le comportement de la mère et du petit. Ce
n'est pas seulement
une affaire d'éducation, de mimétisme. Je donnerais
seulement un exemple. Alors que j'étais endormie, j'ai été réveillée
une nuit sans qu'aucun pleur
du bébé installé dans une pièce voisine
ne se faisait entendre. Je suis allée le voir : il était
brûlant de fièvre. J'ai ainsi souvent expérimenté et
éprouvé l'impression d'une sorte de lien télépathique à l'égard
de mes enfants, de même que le bébé partageait
mes moments de nervosité, d'inquiétude ou de malaise,
quels qu'ils soient.
Pour
conclure sur ce thème, même si nous
avons appris par notre culture acquise depuis l'enfance à apprécier
le lait, le fromage et la viande, qu'elle soit de veau, de boeuf, d'agneau,
de
mouton, de porc, de poulet, etc., je suis intimement persuadée
que rien de tout cela n'est essentiel à notre santé puisque
d'autres cultures s'en passent sans pour autant que les populations
soient malades
ou carencées. Du moment que nous n'arrivons pas à maîtriser
notre démographie,
il est important d'apprendre à s'alimenter de façon moins
dépensière
en terme d'utilisation du sol et des ressources énergétiques
et de se conduire corrélativement
de façon plus respectueuse de notre environnement animal, végétal
et, au bout du compte, terrestre. Suivre le rythme des saisons,
récolter les végétaux et s'en nourrir du printemps à l'automne,
éventuellement avec un peu de poisson d'eau douce ou de la mer et faire
la soudure l'hiver grâce à une
alimentation plus carnée permettra
certainement de réduire la pression sur les agriculteurs et
les éleveurs
et de leur donner le loisir d'un retour à de meilleures pratiques,
ainsi qu'à des gens las de la vie citadine de se recycler dans
des professions qui emploieront de nouveau plus de bras.
- Réaction de Sylvain à la lecture de ce texte :
Interessant ton article.
Je confirme, on a pas besoin de produits laitiers, j'ai fait plusieurs
mois sans !!! pour pas dire la presque totalité de mon voyage pour
l'instant. Ben ouaip en bagnole sans frigo c pas top alors on oublie, de
plus en oz (Australie) les yahourts fromage et autre c'est pas la fete...
un peu à l'américaine, on sait pas comment ils font mais
c degueulasse (y'a quand même des bons fromages mais ils coûtent
une fortune). Et en Asie je crois que j'ai jamais consommé un produit
laitier... Bref je m'en suis pas porté plus mal. Et j'ai mangé beaucoup
plus de fruits. Par contre niveau viande ils sont comme en Europe, ils
en bouffent de grosses quantités,
ce qui me fait très bizarre à chacune de mes transitions
asiatiques. Tous les asiats (enfin jap coréens malais indos thai,
singap.... au moins) mangent très peu de viande, y'a en général
un ou deux petits morceaux pour le goût avec la platasse de riz,
sauce légumes épices. C'est toujours très
bon et on s'en porte pas plus mal comme ça. Bien que j'adore mes
grosses portions de viande hein ! C'est quand même dingue qu'en un
repas occidental on bouffe quasiment plus de viande qu'un asiat en une
semaine !!! Faut dire que faire comme
nous leur poserait de gros problèmes vu le nombre
de gens, et impossible de par le niveau de vie moyen.
- Réaction à la lecture de mon texte de Claire Noblia, Présidente des Amis des Moulins Ardatza-Arroudet :
Evidemment, c'est vraiment catastrophique... mais les
humains sont allés tellement loin qu'ils sont pratiquement dans
l'impossibilité de faire autrement...
Le boycott (viande ou lait...) aussi pourrait être valable mais les gens
ne boycotteront que s'ils comprennent vraiment pourquoi... et reconvertir les
agriculteurs et éleveurs sera difficile même si les ruraux ne
représentent que 10% de la population en France...
- Article paru dans le journal Sud-Ouest du 18 mai 2009 (extrait) :
Réaction de Claudine : J'adhère totalement à ton article "Vacheries" et je vais même te conforter par un exemple en rapport avec les brebis. Il arrive que dans notre coin, des "bergers sans terre" comme mon fils, louent des terres en hiver à des "lacaunistes" (éleveurs de brebis de race "Lacaune" -Aveyron- ) Ces gens-là gardent les bêtes enfermées et louent leurs prairies "inutiles" ou "inutilisées" aux bergers qui gardent une partie de leurs "Manech Tête Noire" à l'extérieur, 24h/24. Ces brebis Lacaune ont un rendement 4 ou 5 fois plus élevé, grâce à une nourriture de "concentré" (composition floue quand ça vient d'Espagne). Cette race est interdite en AOC ; le lait est moins bien payé mais ils se rattrapent largement sur la quantité et la durée de la traite (exactement le même système qu'avec les vaches laitières). Et c'est ainsi qu'on peut voir de jolies Manech Tête Noire pacager dans des prairies appartenant à des "Lacaunistes" !!!
CROMLECHS |
Cathy, CPIE Pays basque, Dimitri Marguerat et Jacques Blot | Vacherie
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Jeudi 21 mai 2009
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