Contrairement à ce qu’a annoncé Philippe, l’objet de mon propos n’est pas de parler de Galilée, ni d’expliquer les raisons pour lesquelles 2009 a été sacrée Année Mondiale de l’Astronomie. Je mentionne simplement pour mémoire ce que j’ai relevé sur le site AMA09. « En pointant une lunette astronomique artisanale sur les objets célestes, Galilée a fait, à partir de l'année 1609, au moins cinq découvertes cruciales :
· la Lune a des montagnes tout comme la Terre,
· la surface du Soleil présente des "taches solaires",
· la Voie Lactée se compose de beaucoup plus d'étoiles que l'on ne pensait exister à l'époque,
· Vénus montre une gamme complète de phases, elle doit donc tourner autour du Soleil, et non autour de la Terre,
· la planète Jupiter a des satellites en orbite tout comme les planètes tournent autour du Soleil.
En commentaire, le site Internet de l’AMA09 ajoute : Ces découvertes ont changé définitivement le regard que l'homme porte sur le monde. Aujourd'hui nous assistons à une grande phase de découvertes sur l'Univers, qui va apporter une révolution aussi profonde que celle de Galilée il y a 400 ans. »


Je vous rapporte cette opinion car elle contraste profondément avec le tableau de l’époque que dépeint Jean-Pierre Luminet dans son dernier livre, L’œil de Galilée, dont je vais vous parler. Le titre est trompeur. En réalité, il s’agit d’une biographie romancée de Kepler, où Galilée n’apparaît que dans sa relation avec lui. Je ne vais pas vous relater tout le contenu du livre, ni vous faire un cours sur les apports de Kepler ou de Galilée à la science. Je vais simplement essayer de vous faire part des raisons pour lesquelles ce livre m’a plu, vous donner quelques clés de compréhension, et vous inciter ainsi, je l’espère, à en prendre connaissance en le lisant vous aussi.


J’ai lu, cela fait quelques années déjà, un résumé de l’œuvre monumentale intitulée Science et civilisation en Chine du biochimiste britannique Joseph Needham, qui a vécu de 1900 à 1995. J’en ai retenu que les Chinois ont été bien souvent en avance en matière de sciences et de techniques sur les Européens, pris dans leur acception large en incluant le bassin méditerranéen. Le problème, c’est que des périodes brillantes étaient suivies de périodes sombres où les avancées tombaient dans l’oubli. Comme vous le savez, la Chine n’a eu de cesse d’agrandir son territoire et son aire d’influence. Les lettrés, ceux qui avaient quelque originalité, n’avaient donc aucune possibilité de s’expatrier pour s’exprimer dans une ambiance plus propice, d’autant que les Chinois ont toujours valorisé leur pays en traitant tous ceux qui les entouraient de barbares, et même d’hommes quasi-bestiaux, empreints d’esprits maléfiques.

Je fais ce détour pour expliquer justement la spécificité européenne évidente, à la lecture du livre de Luminet, et qui permet aux esprits originaux de développer leurs idées. Contrairement à la Chine, et malgré les efforts de nombreux seigneurs, rois, papes ou empereurs, il n’a jamais été possible de réunir tous ces peuples de l’Europe élargie en un seul bloc, alors qu’en superficie, celle-ci est probablement inférieure à la Chine. Cette spécificité a été, selon Joseph Needham, une des raisons essentielles de l’envol scientifique des Européens qui se perpétue actuellement dans l’enceinte de l’Occident, tout en dépassant largement cette aire géographique et culturelle.

L’œil de Galilée est un livre très précieux à cet égard, car il montre l’ambiance dans laquelle ces chercheurs, penseurs, intellectuels de tous crins réussissaient à se faire entendre, profitant d’une embellie dans l’un ou l’autre des Etats ou principautés pour pouvoir s’exprimer. En outre, même si l’un d’eux, et l’exemple de Galilée est évocateur, était « coincé » dans son pays, le cloisonnement était tel, même à l’intérieur d’un Etat (terme un peu anachronique, vous m’en excuserez), qu’il a pu échapper à une trop grande emprise du pouvoir, simplement en changeant de ville et de mentor ou protecteur, tout comme l’a fait Kepler.

A la différence majeure de la Chine, dont l’écriture est restée quasiment inchangée depuis au moins 2000 ans, de même que la langue, l’Europe vivait dans une espèce de « balkanisation » de ses sphères politiques, religieuses, linguistiques. Cependant, l’information arrivait quand même à circuler, bien que parfois avec quelque retard ou des distorsions. Puisqu’on était encore bien loin de l’ère d’Internet et du téléphone, les gens se déplaçaient beaucoup, en dépit des conflits et du mauvais état des voies de communication, et les courriers, souvent ouverts par des espions avant d’arriver à leur destinataire, comme le suggère Luminet, circulaient des uns aux autres.

L’époque à laquelle s’attache l’auteur, c’est donc celle où vit Johannes Kepler, astronome allemand né en 1571 au Bade-Würtemberg et mort en 1630 en Bavière. Il est donc de 7 ans plus jeune que Galilée et meurt 12 ans avant lui. Myope comme une taupe, il utilise les observations de Tycho Brahé, dont il est l’assistant à Prague pendant quelques années, pour faire ses principales découvertes astronomiques grâce à ses talents de mathématicien. A la suite de son maître Michael Maestlin, il croit en l’hypothèse de l’héliocentrisme développée par Copernic, chanoine polonais, médecin et astronome qui vécut de 1473 à 1543, et dont l’œuvre principale De Revolutionibus Orbium Coelestium, Des révolutions des sphères célestes, ne sera publiée qu’en 1543, peu avant sa mort. Kepler découvre que les planètes ne tournent pas en cercle mais en suivant des ellipses. Il étudie l’optique dont il établit les principes fondamentaux relatifs à la nature de la lumière, la chambre obscure, les miroirs, les lentilles et la réfraction.

Ce qui m’intéresse dans ce livre, c’est la présentation très détaillée et très vivante du cadre dans lequel s’est effectuée la genèse de ces idées nouvelles. Il ne faut pas croire, contrairement à ce que laisse entendre le commentaire du site de l’AMA09, qu’un scientifique, qu’il appartienne au XVIème siècle ou au XXIème siècle, soit détaché de son époque. S’il pense différemment dans le domaine particulier qui est le sien, c’est parce qu’il se passe des choses dans la société toute entière. Dans le livre de Luminet, j’ai découvert justement cette imbrication profonde, ce fourmillement qui permet, à un moment donné, l’émergence de notions que l’on dit révolutionnaires, mais qui ne sont que l’aboutissement de discussions croisées et multiples dans tous les domaines de la pensée.


Ne connaissant que très peu l’histoire européenne et, a fortiori, allemande de la fin du XVIe siècle au début du XVIIe siècle, j’avoue que j’ai eu un peu de mal à suivre toutes les péripéties, pourtant bien décrites, qui se déroulent, et à comprendre l’appartenance des personnages à telle ou telle obédience, ainsi que les problèmes politiques, philosophiques ou religieux qui les préoccupaient.

Pour mieux appréhender les phénomènes historiques qui ont permis à la pensée de Kepler – et de Galilée - de se développer, je vais faire un bref retour en arrière sur la formation de l’Europe - terme parfaitement anachronique, pour simplifier mon discours -. De façon très raccourcie, on peut dire qu’elle se compose de deux blocs irréductibles, l’un issu du bassin méditerranéen, l’autre d’Europe centrale et orientale. Il y a 2000 ans, l’empire romain fait reculer l’ère d’influence du second jusqu’aux « limes », frontière qui excluait les peuples allemands au-delà de la Bavière, ainsi que ceux qui entouraient l’Autriche et ceux qui se situaient au nord de la Belgique. Cet aspect « bipolaire » de l’Europe est admirablement bien expliqué dans le livre au titre provocateur, L’Europe des Barbares, du médiéviste polonais Karol Modzelewski, qui a été cofondateur de Solidarnosc. Si l’on examine maintenant quels peuples ont basculé dans le protestantisme à l’époque des guerres de religion, on constate justement qu’ils s’assimilent globalement à ceux qui étaient au-delà des « limes ».

Bien mieux, si l’on étudie leurs motivations, par rapport aux idées que préconisait le précurseur du protestantisme, Jan Hus, théologien, universitaire et réformateur religieux tchèque, et plus tard l’allemand Luther, il est manifeste que les préoccupations religieuses de ces penseurs ont été débordées par les élans nationalistes des populations. L’invention récente de l’imprimerie a permis de véhiculer à grande échelle les nouvelles idées dans les langues populaires, en allemand, tchèque, etc., et non en latin ou en grec comme il était d’usage chez les lettrés. Quelles étaient celles qui nous intéressent précisément dans la formation de la pensée de Kepler, allemand et protestant ? Vous allez juger comme moi qu’elles sont révolutionnaires pour l’époque :
- La valeur d'une personne ne dépend que de l'amour de Dieu, et non de ses qualités, ni de son mérite, ni de son statut social.
- Partant du principe que Dieu a donné la liberté aux hommes, les protestants sont généralement favorables à un système social qui respecte la pluralité et les libertés.
- Les institutions ecclésiastiques sont des réalités humaines. Elles sont secondes. « Elles peuvent se tromper », disait Luther. Ainsi, les Églises doivent sans cesse porter un regard critique sur leur propre fonctionnement et leur propre doctrine, à partir de la Bible (qu’il a traduite et diffuser grâce à l’imprimerie en langue allemande).
- Chaque baptisé est « prophète, prêtre et roi » sous la seule seigneurie du Christ. Ce concept anéantit les principes de hiérarchie au sein de l'Église.

Cette remise en question des valeurs touche aussi bien sûr les populations qui faisaient autrefois partie de l’ancien empire romain. Parallèlement, sur le plan littéraire et philosophique, la redécouverte des penseurs grecs et romains les fait lentement basculer du Moyen Age à l’ère des lumières, en transitant par l’époque de la Renaissance. Sur le plan économique et politique, la concurrence entre les Etats sur mer et sur terre provoque la recherche de nouvelles voies navigables. 1492, c’est la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. En 1498, la route maritime des Indes par le cap de Bonne Espérance est ouverte par Vasco de Gama. L’Espagne et le Portugal se partagent le monde d’Est en Ouest, tandis que l’Europe du Nord se détache progressivement du Sud en se convertissant au protestantisme.

Petite parenthèse, pour vous aider à vous situer. Le protestant Henri de Navarre, converti au catholicisme pour devenir roi de France sous l’appellation d’Henri IV, réalise en France la
réconciliation des catholiques et des protestants (par l’Edit de Nantes). Il veut desserrer l'étau des Habsbourg (au Nord, à l'Est et au Sud-Ouest) et constituer une armée pour les attaquer en s'alliant à la Maison de Savoie, aux Provinces-Unies (les Pays-Bas actuels) et à l'Angleterre. Entre-temps, il est assassiné par Ravaillac (1610). Le conflit est alors arrêté in extremis.
Ce petit exemple, évoqué dans le livre, montre comment chaque pays essaie de se positionner sur le plan politique, économique et religieux. L’Europe est déchirée par des guerres incessantes.

Comble de tout, elle apparaît à juste titre fragile et prenable aux Turcs, qui sont une puissance montante. Dans sa "Nef des fous" de 1494, Sebastian Brant tente de réveiller ses contemporains face à la menace turque qui viennent de prendre possession de la Hongrie. Ce n'est qu'en 1529, lorsque Soliman le Magnifique met le siège devant Vienne que l'Empire prend la mesure du péril. Ce siège de Vienne, c'est 200.000 hommes, 300 canons, un ravitaillement par des caravanes de chameaux et 800 navires sur le Danube. Très impressionnant ! Dès lors, on s'aperçoit que la menace turque est très grave et les peurs ancestrales de la fin du monde se réveillent : les Turcs sont alors considérés comme les suppôts de Satan. D'ailleurs, tout le monde y croit puisque le Pape a reconnu l'Antéchrist en la personne de Mahomet dès 1212!

En 1530, on aperçoit dans le Nouveau Testament imprimé à Wittenberg une illustration de l'Apocalypse par gravure sur bois représentant Vienne assiégée par les Turcs. On peut lire, au-dessus, l'inscription "Wien" et on y voit également la représentation de Satan représenté par Soliman lui-même avec son turban et son caftan sous l'inscription "Gog et Magog". Ainsi, l'illustration représente concrètement l'exégèse luthérienne qui va d'ailleurs jouir d'une étonnante fortune puisqu'il y eut, de 1529 à 1601, pas moins de 16 éditions et que les derniers ouvrages où le sermon figure est un recueil d'écrits de Luther consacrés aux Turcs ("Anti turckica Lutheri").

En 1593, la trêve est rompue par les Ottomans qui ouvrent alors pour plus de 12 ans la "longue guerre turque" qui s'achève avec la Paix de Zsitvatorok le 11 novembre 1606. Ce conflit est déclaré comme étant une croisade par le Pape et Rodolphe II, archiduc d'Autriche, roi de Bohème et de Hongrie.


Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, un tel désordre est fécond. Le brassage des idées et des gens favorise les échanges, permet aux dissidents de trouver refuge çà ou là, et aux idées de se développer dans un foisonnement extraordinaire. En effet, cette instabilité permet la remise en question d’idées qui prévalaient depuis des siècles. Plus rien n’est sacré, la raison commence à s’exercer dans tous les domaines, et la science n’y échappe pas.

Et Galilée et Kepler dans tout ça ? Ils ne se sont jamais rencontrés. Luminet met en valeur le carcan dogmatique dans lequel est enfermé Galilée, trop près du pape, dans un pays trop catholique, qu’il oppose à la liberté relative dont jouit Kepler, personnage qu’il fait apparaître au lecteur sous un abord très sympathique. Paradoxalement, Kepler a un tempérament « méridional », expansif, gai, enthousiaste, quand Galilée semble plus « septentrional », froid, soupçonneux, renfermé. Contraint au célibat par sa fonction professorale, il ne pourra jamais épouser celle dont il aura deux filles et qu’il fera enfermer au couvent, en expiation de ses « péchés ». Tout au contraire, Kepler, que sa famille a doté d’abord d’une première épouse qu’il n’aimait pas, peut ensuite avoir une vie heureuse et libre avec sa deuxième épouse.

Si Galilée ne peut pas affirmer clairement son adhésion à l’héliocentrisme à cause des contraintes imposées par le clergé catholique, Kepler, quant à lui, doit concilier science et superstition, dans un grand écart parfois difficile. Son intelligence, sa perspicacité et sa capacité à bien s’informer dans tous les domaines lui permettent de subjuguer les esprits par des prédictions astrologiques qui se vérifient et lui attirent des subsides complémentaires bienvenus. Même un esprit rationnel comme Kepler adhère en partie aux explications que nous qualifions maintenant de « magiques », comme on le constate dans un courrier qu’il adresse à Maestlin à propos de l’empereur Rodolphe.

En voici un échantillon pour que vous vous rendiez compte du genre de résistances qu’il pouvait rencontrer en diffusant le résultat de ces recherches. « Tout objet qui se meut est sensé être animé, c’est à dire être mu par une âme, considérée comme un corps céleste. Selon la théorie des quatre éléments (le feu, l’air, la terre, l’eau) qui explique le monde et tous ses phénomènes, on considère que le vivant est chaud et la mort froide. L'âme est comparable au feu, seul élément qui 'monte' (en raison de son origine astrale) et ne pèse rien, elle remonte donc aux cieux. Cette conception de l'âme perdure des Grecs jusqu'au XVIème siècle. A celle-ci s'ajoute la conception du mouvement qui fait école depuis le christianisme : si les choses bougent, c'est qu'elles ont une âme; or les astres bougent, donc les astres ont une âme ! En somme, on identifie alors les âmes des astres aux anges, où chaque ange n'est qu'un aspect de Dieu. Le monde est donc soumis aux différents astres, d'où le rôle très important que jouent à cette époque la magie, l'astronomie et l'astrologie. Il suffit de se rendre maître de ce qu'il y a au ciel pour être maître de ce qu'il y a sur terre, c'est du moins une conviction certaine pour les gens de l'époque.

Enfin, en 1615, Kepler devra combattre une autre sorte d’obscurantisme en matière religieuse lorsque sa mère sera accusée de sorcellerie à l’âge de 68 ans, dans le Würtemberg. Grâce à lui, elle finira par être acquittée six ans plus tard et mourra auprès des siens en ayant évité la torture.

Voilà, j’arrête ici ce petit panorama de l’époque bien incomplet. J’espère qu’en l’écoutant, vous êtes déjà en train de vous poser la question de savoir quelles sont les idées actuelles qui paraîtront de l’ordre de l’obscurantisme et de la superstition dans quelque 400 ans. J’espère aussi que vous avez pris conscience comme moi de l’enracinement profond des scientifiques au sein de la société dans laquelle ils vivent et de la nécessaire dépendance de leurs idées par rapport à tous les autres domaines de pensée. A l’heure où nous les mettons sur un piédestal, méfions-nous des idées toutes faites et appliquons à ce qu’ils font le même esprit critique qu’à tous les autres domaines.

SOMMAIRE

 

Cathy
Conférence sur le livre "L’œil de Galilée" de Jean-Pierre Luminet
Vendredi 19 juin 2009