Sans
un mot, nous déplions les bâches épaisses
avec précaution, ralentissant notre mouvement lorsque le plastique
crisse,
et nous les étalons sur le
sol inégal, hérissé de bouquets d'arbustes sciés à la base et tapissé
de graminées blondes desséchées. La consigne est claire : le moindre
bruit peut faire
échouer l'expédition, il faut que nous nous installions dans la plus
grande discrétion et que nous demeurions immobiles et muets pendant
le guet, des heures s'il le faut. Chacun s'assied le plus commodément
possible,
emmitouflé
dans un vêtement chaud recouvert d'une veste, d'un blouson ou d'une
cape. Ce matin encore, il pleuvait des trombes, après des mois de sécheresse
estivale qui semble avoir peu affecté la garrigue dont le paysage
étonnamment vert s'émaille à peine d'éclats d'or
ou de
roux.
Le
soleil a disparu sous l'horizon peu avant notre arrivée vers
huit heures, mais ses derniers rayons colorent encore de teintes
pastel
les nuages étagés dans le ciel qui s'obscurcit progressivement
d'est en ouest. Nous profitons des dernières lueurs pour explorer
du regard notre perchoir. Lors de son dernier passage exploratoire,
Dimitri a
nettoyé quelques mètres de berge
afin
de ménager une vue plus large sur le ruisseau en contrebas.
De part et d'autre et en face, les herbes aquatiques
se mêlent
aux roseaux et à la végétation terrestre
arborée dans un entrelacs dense et impénétrable.
Ces
derniers jours,
les eaux ont considérablement gonflé, les intempéries
ont
éveillé le mistral qui, par bonheur,
ne souffle qu'en brise légère et n'a pas encore trop
fraîchi l'atmosphère.
Le feuillage frémit dans un doux chuintement,
le frottement
des rameaux les uns contre les autres provoque des grincements de portes
rouillées. Le flot se heurte aux irrégularités
des deux berges, dérange
les herbes et les branches pendantes qui soupirent, déjà
lassées d'être inondées, franchit les obstacles
dans les éclaboussures,
roule les galets, charrie une eau fangeuse, opaque,
où se mêle parfois
un
bois
mort arraché à la terre.
Par moment, les moteurs de la
station d'épuration voisine viennent couvrir
les bruits
de la nature.
Une automobile
fonce sur
une route
de campagne éloignée, balayant du faisceau de ses
phares les rameaux feuillus qui déchiquettent les rayons.
Dans le ciel qui s'ouvre sur l'immensité noire
de l'univers scintillent les premiers astres entre les nuages soudainement
dispersés. Un
clignotement doublé d'un grondement lointain signale que nous
nous trouvons sous une ligne aérienne. Dimitri
examine aux jumelles la surface agitée de l'eau, fouille les
berges du regard et nous faisons de même, attentifs au moindre
mouvement inhabituel, un brin d'herbe qui balance, un rameau qui se
penche.
Habituée
aux mélodies musicales ordonnées,
j'accoutume mon oreille aux sons de la nature, les décompose
par la pensée, afin de
mieux les éliminer et distinguer toute intrusion inopinée
dans cet assortiment complexe de concerts entremêlés.
Un battement d'ailes lent et souple traverse mon champ de vision et
interrompt ma concentration. Un cri bref déchire
l'air. De son vol heurté et zigzaguant, une chauve-souris
chasse les insectes sans prendre garde à notre présence.
Notre attention retourne vers la surface des ondes.
Elles se sont obscurcies et nous n'y voyons goutte.
Dimitri brandit un projecteur et passe en revue notre portion de ruisseau.
"A chaque fois, il est venu de la droite et a disparu vers la
gauche en nageant" chuchote-t-il après avoir éteint
sa lampe. "J'ai remarqué
qu'il ne semble absolument pas dérangé par la lumière,
c'est comme s'il ne se sentait pas éclairé : il n'a pas
appris à l'assimiler à
un danger et ne s'en préoccupe guère." Eblouis,
nous mettons quelques instants à accommoder de nouveau notre
oeil à l'obscurité. Tout
en guettant des deux oreilles vers le bas, notre regard se tourne naturellement
vers le ciel devenu plus lumineux que la terre. De temps à autre,
Dimitri recommence son manège, et notre corps se tend vers le
flot dans l'espoir immense de ne pas avoir attendu en vain, tandis
qu'une petite voix intérieure nous
conseille de ne pas trop nous faire d'illusions, pour ne pas être
affreusement déçus si, par malheur, rien ne se passait
et que nous nous soyons déplacés
pour rien.
Passionnée dans ma jeunesse par les romans d'aventure
dont l'action se déroulait dans les grands espaces sauvages,
Croc Blanc et l'Appel de la forêt de Jack London, Le dernier
des Mohicans de James Fenimore Cooper, Davy Crockett, me
voilà enfin transportée dans un monde réel où je
suis plongée dans
la nature pour apprendre à la décrypter et en surprendre
les secrets.
Toute
ma vie, je l'ai rêvée, imaginée, je me suis projetée
dans ce monde proche mais inconnu grâce à des lectures.
Devenue indienne pendant quelques heures, je vivais en harmonie avec
la nature, par mes actes,
mon mode de vie
et mes pensées, je remerciais l'Animal et la Plante de m'avoir
offert leur vie pour perpétuer la mienne, la Pluie, les Vents,
le Soleil protégeaient
mon bien-être dans une heureuse combinaison. Las ! Citadine comme
la majeure partie de la population française, je n'ai
jamais que côtoyé la nature, marchant au milieu d'elle
sans rien voir,
l'oeil
pauvre,
peu averti,
regardant la généralité du paysage sans en comprendre
les composantes, incapable d'en saisir toutes les subtilités.
Je
ne pensais plus possible de réaliser mes rêves d'enfant,
suivre un pisteur qui me ferait découvrir
ces
êtres inaccessibles, écouter des histoires d'animaux
et de plantes, d'interrelations
inattendues et complexes, d'adaptations aux perturbations apportées
par la présence de l'homme...
Un grand "splatch" tranche tout d'un coup sur les bruits ambiants. Dimitri saute sur son projecteur et nous suivons anxieusement sa quête. Ça y est ! Il l'a saisi dans le cercle de son faisceau lumineux et ne le lâche plus. Le castor nage tranquillement, depuis notre droite, comme prévu, ondulant gracieusement son corps, le haut de sa tête hors de l'eau. Sans se presser, il vire vers un rocher qui émerge dans une anse de la rive opposée sur lequel il fait mine de monter, s'extirpe à demi hors de l'eau puis, semblant se raviser, nage un petit peu dans notre direction avant de poursuivre sa progression aquatique vers notre gauche où il finit par disparaître sous l'arche de verdure qui se découpe dans la lumière du projecteur.
C'est
une explosion de joie silencieuse ! On se congratule, Dimitri est aux
anges "Merci, Mère Nature !", nous sommes
émerveillés par ce miracle. Pour
chacun d'entre nous, c'est une première, nous n'avons jamais
participé
à aucun affût, et encore moins à la recherche
d'un animal nocturne ! Quelle chance, et surtout quel art du pistage
et quelle excellente préparation de la part de Dimitri !
Ce
n'est déjà pas facile de dénicher ces animaux
discrets et de les observer en étant seul, mais à dix,
c'était une véritable gageure, surtout dix
amateurs - dont une paire
de bavardes invétérées, médisent les
hommes -... Cherchant à forcer
le sort, nous attendons encore une petite demi-heure, espérant
le voir
repasser,
puis nous
décidons qu'il vaut mieux rester sur cette excellente impression,
et nous reprenons le chemin du retour.
Cet événement extraordinaire, que je
considère comme
le clou de notre séjour en Provence, se
passe à proximité du village d'Oppède, à l'est
de Cavaillon. Lorsque Dimitri vivait encore en Provence avec ses parents,
il avait
entendu parler d'un homme qui
pratiquait l'affût au castor.
Décédé entre temps, personne n'avait pu le renseigner
sur les lieux où l'on pouvait l'observer.
Cet animal, décimé
pendant des siècles pour sa viande, son castoreum (le
produit d'une glande qui sert au marquage territorial) et sa fourrure,
avait quasiment disparu d'Europe, mais il n'est plus
si rare de nos jours, notamment dans les Bouches-du-Rhône,
le Gard et le Vaucluse où il est protégé depuis
1909. Remontant
les rivières
et leurs affluents en marchant dans les lits semi-asséchés
aux eaux basses, claires, tièdes et calmes, Dimitri a cherché cet été des
indices de sa présence, des portions de troncs taillés
irrégulièrement
en
biseau comme des crayons,
des branchages
immergés qui lui servent de réserve alimentaire. Dans
ces reliefs calcaires, perméables, l'animal construit rarement
des barrages, qui peuvent atteindre chez son cousin du Canada une
centaine de mètres et être si compacts qu'il faut la dynamite
pour les détruire. Il se contente ici de parcourir les ruisseaux
et leurs berges sur une bande
qui ne dépasse
pas quinze
mètres de part et d'autre pour se nourrir de végétaux,
herbes, feuilles et écorces, qui constituent l'exclusivité de
son alimentation. S'il s'en éloignait trop, il pourrait devenir la
proie des chiens, ou des loups dans les pays où ils subsistent encore.
"A l'instar des éléphants et de l'homme",
dit comiquement Dimitri en se référant à la très bonne revue naturaliste
La Hulotte,
"le
castor a
été doté de la faculté d'abattre les arbres pour
en manger les feuilles, au lieu de déformer ses cervicales comme la
girafe !".
Consciencieux,
il en a apporté
un crâne dont il nous explique les spécificités.
Prenant un bâton
rectiligne, il le place longitudinalement et nous fait remarquer
l'alignement du nez, des yeux et des oreilles qui, lorsqu'il nage,
dépassent de l'eau en lui permettant d'utiliser ces trois
sens simultanément. C'est le plus gros rongeur d'Europe,
il peut atteindre 20 à 30 Kgs, il est plus gros qu'un blaireau.
Ses deux paires d'incisives sont particulièrement
développées, et elles sont assistées dans
leur action par des muscles maxillaires puissants : il peut abattre
des troncs qui font jusqu'à un mètre de diamètre et en dix minutes,
il abat un arbre de dix centimètres de diamètre !
Les Indiens d'Amérique
se servent de ces incisives, dotées de très grandes racines, pour
sculpter le bois.
La mâchoire
du bas fonctionne différemment de la nôtre,
elle
est reliée au crâne par une articulation qui lui
permet de faire des va-et-vient d'avant en arrière pour
broyer les végétaux. Pour pouvoir nager en tenant
une branche dans sa mâchoire, celle-ci est dotée
d'une membrane qui lui permet de garder la bouche, qui est sous
la surface de l'eau, fermée.
Il peut ainsi porter également jusqu'à trois Kgs
de cailloux en un seul trajet pour construire son barrage. Ses
pattes arrière
sont palmées,
tandis que ses pattes antérieures
pourvues de griffes sont presque aussi habiles que nos mains.
Souffrant d'hyperthermie, il se rafraîchit en plongeant
sa queue plate dans l'eau profonde, plus froide. Celle-ci lui
sert également
de nageoire, de siège et il l'utilise même pour
convoyer ses petits. Lorsqu'il
ne construit pas de barrage, il se réfugie dans des trous
de la berge où il aménage des tunnels à l'oblique
de façon moins
dense que le ragondin, et le risque d'effondrement de la berge
est moindre.
Si l'on ne voit pas sa queue plate, il peut être confondu par les néophytes avec le ragondin, qui pèse au maximum 15 Kgs. Originaire d'Amérique du Sud, il a été introduit en France au cours du 19e siècle pour constituer des élevages destinés au commerce de la fourrure. Il a colonisé 80% du territoire français à l'exception des montagnes et de l'extrême Nord de la France. Considéré comme nuisible, il a été combattu pendant des années par le poison, qui tuait d'autres animaux non visés. Désormais, on n'utilise plus que le tir et le piégeage, plus sélectifs. D'autres dangers menacent le castor, principalement la pollution des cours d'eau et des végétaux, la présence de barrages, le défrichage des berges et la canalisation des rivières, qui détruisent son habitat. Nous constatons qu'il est cependant accommodant, puisque, bien que ce fragment de ruisseau se trouve dans le parc régional, il vit au voisinage d'une station d'épuration et d'une route. Dimitri a constaté cet été qu'il y avait des déchets flottants, des enrochements et du grillage sur les berges. Pourtant, il est bien présent, et nous nous réjouissons d'avoir pu le voir sans apparemment trop le déranger...
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Séjour naturaliste organisé par Dimitri Marguerat pour un groupe d'une dizaine de personnes, Cathy et Jean-Louis, Margaitta, Chantal, Claudine, Dany et Jean, Louis, Dany et Henri | Provence |
12 au 19 septembre 2009 |