L'image que je me faisais d'une nature vierge idéale était celle d'un continent recouvert de forêts, comme on en trouve encore dans les zones tropicales et équatoriales, avec pour emblème l'Amazonie, et dans les zones sub-arctiques en Sibérie ou au Canada. Pourtant, autant dans les gorges de la Nesque que dans le Lubéron, Dimitri se plaint que la déprise agricole nuit à la survie de certains animaux et que l'envahissement de ces reliefs par la garrigue en réduit la biodiversité. Il évoque le cas de l'aigle royal. Plus petit que le vautour fauve de nos contrées pyrénéennes, il peut atteindre 2,20 m d'envergure et 5 Kgs, avec une femelle nettement plus puissante que le mâle. Protégé depuis 1976, sa population en expansion souffre cependant de la diminution de l'élevage, bien qu'en ce temps-là, les bergers le prenaient pour cible au fusil, ou tuaient ses petits au nid, le jugeant dangereux pour leurs troupeaux. Comme il y a moins d'espaces dégagés, il peine à trouver dans les taillis les proies dont il se nourrit. Il peut alors lui arriver d'être charognard, surtout quand il est jeune, pendant la saison hivernale. Dimitri, qui a étudié quelque temps cet oiseau, a procédé à l'analyse de ses pelotes de réjection et il y a trouvé des restes de chats, fouines, renardeaux, corneilles noires, faucons pèlerins, palombes... - Photo : Le Mont Ventoux, ci-dessus, entièrement déboisé par le passé, a été reboisé à partir d'une diversité d'essences - Sur le site Sorties Nature LPO, photos du Vautour percnoptère en Lubéron, à l'existence également menacée par la déprise agricole prises par Dimitri Marguerat. -

Il nous raconte une anecdote curieuse. Pondant deux à trois oeufs, l'aigle royal commence à couver dès le premier oeuf, ce qui induit un décalage des naissances. Les parents nourrissent en priorité le plus costaud, les aînés donnent des coups de bec au plus jeune et lui volent sa nourriture. Ce comportement est dénommé le « caïnisme ». Je rappelle que dans le livre de la Genèse, dans l'Ancien Testament de la Bible, Adam et Eve eurent pour fils Caïn, agriculteur, et Abel, éleveur.

Dieu préféra l'offrande du cadet, composée des premiers nés de son troupeau et de leur graisse, à celle de l'aîné, exclusivement végétale. Caïn (en lien, le magnifique poème de Victor Hugo, "La conscience"), empli de jalousie, tua son frère. - Chez les requins, il existe même un cannibalisme intra-utérin -. Le jeune aigle royal, resté au nid pendant 2,5 mois, après 40 jours d'incubation dans l'oeuf, s'envole dès juillet et voyage tant qu'il est immature, pendant 4 à 5 ans, avant de chercher un lieu où s'installer. Un couple ne grossit donc pas la population locale car il reste sur un territoire d’où il chasse ses congénères, y compris ses propres jeunes. - Photos : Falaises calcaires des gorges de la Nesque - Ci-contre : épilobe -

Autres exemples de l'influence de l'homme sur son environnement, l'hirondelle et la chauve-souris. Animaux cavernicoles, elles nichaient à l'origine dans les anfractuosités des falaises. Opportunistes, elles profitèrent des constructions humaines pour étendre leur territoire aux plaines, trouvant refuge dans les clochers et les charpentes des granges et des greniers. Subissant de plein fouet les nouvelles méthodes agricoles de protection des cultures, l'une et l'autre sont en train d'être décimées, soit directement à cause de la disparition des insectes dont elles se nourrissent, soit indirectement par empoisonnement avec les produits phytosanitaires dont ils sont infectés... - Photo : Yeuse ou chêne vert -.

Parmi les essences qui nous entourent, Dimitri nous apprend à reconnaître le chêne vert, ou yeuse, le chêne blanc pubescent et le chêne kermes. La présence de ce dernier dans la vallée du Rhône remonterait à environ 1500 ans avant J.-C. Voici ce qu'en disait Gervais de Tilbury (Otia Imperialia, XIIe siècle) : « Il est un arbre au royaume d’Arles près de la mer ; une charge de son bois rapporte douze deniers maugencs ; de son écorce, pas plus lourde qu’un vêtement, cinq sous ; de son fruit en fleur cinquante livres. C’est le vermillon avec lequel on teint les draps royaux les plus précieux, samits de soie et écarlates de laine. » Les péripéties de sa coexistence avec l'homme, extraites d'un document rédigé par Rémi DUREAU (CERPAM Bouches-du-Rhône) intitulé "Gestion des garrigues à chêne kermès sur coupures de combustible", sont décrites ci-dessous. - Photo : Pin d'Alep -

"Son extension actuelle résulte d’un long passé de valorisation économique, auquel a succédé un siècle d’abandon de toute activité d’exploitation. La richesse de ses patronymes occitans (garrus, avaus, avals, garrolha) témoigne des multiples intérêts qu’elle a suscités par le passé (Martin, 1996). C’était autrefois une espèce estimée pour le chauffage domestique, l’alimentation des fours et le tannage, et l’hôte d’une cochenille dont les larves et les femelles étaient récoltées pour produire le carmin (kermès), teinture des vêtements des rois et des ordres ecclésiastiques. - Photo : Adaptation radicale à la chaleur et à la sécheresse, l'afilante de Montpellier, dépourvue de feuilles, effectue la photosynthèse par ses tiges -

La «graine d’écarlate» a participé au Moyen Âge à la prospérité de Montpellier, ville drapière (Martin, ibid.), et d’Arles (G. de Tilbury, cf. supra). La richesse en tan (de l’ordre de 22%) des écorces de ses racines («la garrouille») a justifié sa récolte jusqu’au XIXe siècle. On a pu ainsi s’inquiéter, après la Révolution française, des risques de sa disparition par surexploitation : le pâturage caprin, le défrichement des terres, l’arrachage pour les tanneries l’avaient fait fortement régresser au même titre que les essences forestières. La régression rapide de ces activités traditionnelles dès la première guerre mondiale lui a permis de reconquérir progressivement ces espaces abandonnés." - Photo : Chrysalides d'insectes suspendues au tronc d'un cerisier -

Au risque de nous choquer, Dimitri nous déclare qu'un incendie n'a pas toujours un effet négatif pour la biodiversité. Après le feu, nous dit-il, la garrigue met trente ans à se régénérer, jusqu'à ce qu'elle se convertisse en une forêt uniforme de pins d'alep qui acidifie le sol. Dans l'intervalle, les flammes ont ouvert des clairières dans la pinède, où les espèces d'insectes se sont multipliées, de concert avec les oiseaux et les rongeurs, tandis que le sol rééquilibrait son PH progressivement. Certaines graines, grâce à la chaleur intense, ont été libérées de leur capsule protectrice qui a éclaté, montrant ainsi, s'il en était besoin, que la végétation sait s'adapter aux calamités naturelles, même les pires : on dit que ces plantes sont pyrophiles. - Photo : Un cerisier "pleure" des larmes de sève ambrée -

Les recherches palynologiques (étude des pollens) ont montré que la pratique de l'écobuage est avérée depuis des millénaires. Elle a débuté au néolithique, en même temps que l'invention de l'agriculture et de l'élevage. Les ovins et les caprins en ont accentué les conséquences destructrices par la tonte systématique des pousses d'arbres qui leur ôtait toute possibilité de se régénérer. Dans l'Histoire du Lubéron rédigée par Jean Méhu, la régression des grands feuillus, et plus spécialement des chênes à feuilles caduques, au profit du chêne vert a été observée dans cette région vers 4900-4800 avant notre ère, au Chasséen. - Pistachier aux grappes bicolores de baies -

"...les pratiques agricoles semblent s’être enrichies de l'écobuage, une technique qui consiste à «peler» le sol en arrachant herbe et mottes de terre qui sont ensuite brûlées ensemble pour fournir de l'engrais. Tous les brûlis et brûlages successifs auxquels les terres étaient soumises devaient donc les appauvrir assez rapidement, poussant les hommes à défricher plus loin. Or les sols épuisés et abandonnés fournissent un terrain très propice à l'expansion des chênes à feuillage persistant, chêne vert ou chêne kermès : c'est pourquoi on peut lire dans la progression de ces derniers le reflet d'une activité humaine qui en est venue à modifier les grands équilibres naturels - de préférence à une variation du climat…

En fait les défrichements déjà bien amorcés au Cardial ont atteint des proportions telles que les pollens recueillis dans les niveaux chasséens de certains sites ne renferment parfois plus aucune trace d'arbre ou d'arbuste. Il faut certes prendre en compte le rôle qu'a pu jouer le pacage intensif succédant aux cultures sur des sols rapidement épuisés : sans doute lié à l’importance du cheptel ovin et caprin, il a sûrement contrarié et parfois même totalement empêché la repousse des arbres..." (Extraits de L'histoire du Lubéron, de Jean Méhu).

Parallèlement, il existe des plantes xérophyles (qui aiment la sécheresse) et qui s'adaptent parfaitement à la sécheresse estivale méditerranéenne, ainsi qu'au sol calcaire incapable de retenir l'eau. Elles diminuent la taille de leurs feuilles, qui peuvent devenir vernissées, cirées, huileuses, aromatiques... Le thym, la sarriette, le romarin se rafraîchissent en dégageant des arômes. Ces éléments volatils font partie des métabolites secondaires, substances émises par les plantes qui ne sont pas directement nécessaires au fonctionnement de base de la cellule végétale. Ils ont un rôle dans la communication et l'adaptation à l'environnement biotique et abiotique de la plante.

Un article de Futura-Sciences illustre bien ce langage spécifique. Pour transporter au loin graines et pollens, les plantes attirent abeilles, bourdons, guêpes, oiseaux, rongeurs en leur offrant généralement en contrepartie de leurs services des friandises comme la chair des fruits et le nectar. Pour leur indiquer quand ils sont mûrs et où ils se trouvent, les végétaux ont développé toute une batterie de molécules qui jouent sur deux axes : les signaux visuels grâce aux pigments et les signaux odorants grâce aux huiles essentielles. Les couleurs jaunes, ultraviolettes sont plutôt destinées aux insectes et les couleurs proches du rouge aux oiseaux. Le choix du rouge n'est pas un hasard mais bien une adaptation : c'est le complémentaire du vert, il est donc facilement repérable sur un tapis de végétation. - Photos : Mante religieuse - Escargots réfugiés sur une tige de fenouil pour échapper à la chaleur dégagée par le sol -

La principale famille chimique présente dans les huiles essentielles est constituée des terpènes et leurs dérivés. On les retrouve dans de nombreuses épices : muscade, cardamome, poivre, sauge, citron, menthe. Certaines plantes comme des orchidées des montagnes européennes (ophrys sp.) ont des huiles essentielles encore plus attractives pour les insectes car elles imitent l'odeur de leurs femelles (de leurs phéromones sexuelles), ainsi les mâles sont attirés à tous les coups ! Parallèlement, une autre fonction est attribuée à ces molécules chimiques, celle de lutter contre les prédateurs, par leurs odeurs, leur mauvais goût ou leur toxicité.

Les huiles essentielles sont souvent insecticides ou insectifuges. C'est le cas du thym, du romarin, de la lavande. C'est pourquoi, l'on conseille souvent de planter des herbes aromatiques dans les potagers ou près de rosiers, afin d'éviter d'avoir à utiliser des pesticides. La menthe, elle, synthétise des mono- et des sesquiterpènes qui agissent comme un répulsif pour la majorité des herbivores (moutons, vaches). Ainsi, les plantes, que l'on imaginait si passives, contournent leur handicap de l'enracinement par l'utilisation des facultés de déplacement des animaux qu'elles instrumentalisent grâce à une chimie excessivement perfectionnée qui nous laisse pantois et dont nous sommes loin d'avoir découvert tous les secrets... - Photos : Accouplement de punaises graphosomes - Escargots réfugiés sur du fenouil pour se protéger de la chaleur du sol. -

 

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Séjour naturaliste organisé par Dimitri Marguerat pour un groupe d'une dizaine de personnes, Cathy et Jean-Louis, Margaitta, Chantal, Claudine, Jean et Dany, Louis, Henri et Dany
Provence
12 au 19 septembre 2009