La dernière réserve naturelle que nous visitons avec le groupe me laissera un souvenir ébloui. Lorsque j'étais allée avec Jean-Louis en Camargue, il y a plus de 25 ans, nous roulions au hasard, sur une route rectiligne monotone entre deux haies de roseaux, et nous n'avions rien vu. Il en est tout autrement cette fois-ci. Dûment équipés de jumelles, indispensables car la chasse perdure et les oiseaux se réfugient loin des berges, au milieu des étangs, et surtout accompagnés de Dimitri, passeur indispensable pour comprendre un site aussi riche, nous découvrons tout un monde que nous ignorions. Et d'abord, un monde conflictuel, où les intérêts divergents de la myriade de propriétaires qui se partagent en mosaïque l'espace du delta entre le grand et le petit Rhône sont arrivés à un tel paroxysme un jour, que le directeur de la Société Nationale de la Protection de la Nature (SNPN), créée en 1927, a reçu un plomb qui aurait pu lui coûter la vie. Courageusement, il est resté à son poste. Un jour précédant l'inauguration d'une structure dédiée à l'information et à l'observation des flamants roses, un incendie criminel ravagea le bâtiment. Les chasseurs furent largement soupçonnés d'en être responsables. Le projet fut anéanti et ne fut jamais repris.

En effet, quoi de commun entre des agriculteurs, des éleveurs de chevaux ou de taureaux, des chasseurs, des écologistes, des exploitants de salines et des citadins ? Seul le développement de la riziculture, grâce à l'apport d'eau pour l'irrigation, a permis à la roselière de se développer (des phragmytées), et accru corrélativement la biodiversité. Il faut ajouter aux problèmes posés par cette diversité de gestions que le débit du Rhône, depuis 150 ans, n'a cessé de baisser avec la construction de multiples barrages sur son cours, privant de ses alluvions des terres basses de plus en plus menacées par l'avancée de la mer (20 à 40 cm par an), et qui se salinisent progressivement, devenant impropres à toute vie, phénomène à peine retardé par la construction d'une digue qui protège le cordon dunaire près des Saintes Maries de la Mer. Autrefois, c'était le contraire, le delta avançait chaque année un peu plus dans la mer, grâce aux apports dus à l'érosion en amont. D'autre part, la vallée du Rhône est devenue un site industriel d'importance européenne et une région d'agriculture intensive poussée par l'irrigation, activités gourmandes en eau et dont les effluents transforment les marais en concentrés de pollutions diverses et variées. A l'heure actuelle, la Camargue est en permanent déficit d'eau, il s'en évapore bien plus qu'il n'en arrive, ce qui rend plus critique encore la question de sa pureté. Ces quelques éléments donnent une petite idée des problèmes qui se posent dans cet environnement humide si particulier. - Photos : Elevage de chevaux - Ragondin. -

A la Capelière, nous parcourons le circuit des rainettes aménagé par la SNPN, après avoir jeté un coup d'oeil rapide au petit musée de la Maison de la Nature où nous apprenons que, si un oiseau a de longues jambes, il a forcément aussi un long bec emmanché d'un long cou, l'inverse étant aussi vrai. Les becs se différencient en fonction de la nourriture recherchée par l'oiseau, la cigogne harponne (grenouilles, mulots, insectes, peu de poissons), le flamant rose filtre, tout comme le canard souchet mais le premier est équipé de lamelles cornées qui ont la même fonction que les fanons d'une baleine, alors que le second a un bec en spatule. Ceux qui ont un bec crochu pour déchirer les proies ont leurs pattes à l'avenant pour s'en saisir (les rapaces) - exception, le cormoran, dont le crochet au bout du bec sert uniquement à retenir le poisson. A pattes palmées, bec aplati.

Nous avons de la chance : les averses de la veille ont rafraîchi l'atmosphère et les moustiques n'ont pas encore eu le temps de se mettre à pulluler. Par précaution, nous nous sommes quand même enduits de citronnelle sur toutes les fractions de peau exposées, et nous plaignons une cycliste en très petite tenue qui ne cesse de se frapper partout, boursouflée de piqûres rubescentes. Le chemin traverse un petit bosquet marécageux parcouru par un ruisseau (sans doute hanté par les grenouilles, mais elles restent muettes). Des traces dans la boue indiquent la présence de lapins, de chevreuils, de sangliers, des coulées dans les hautes herbes sont celles d'un blaireau aux moeurs casanières, qui repasse toujours le long des mêmes circuits. La première cabane offre une vue sur un étang bordé de roseaux plutôt désert, et nous repartons dans un espace plus dégagé, où le promontoire suivant nous donne l'impression d'être au bord de la mer alors qu'il s'agit de l'étang de Vaccarès.

Le troisième poste d'observation comporte des nids de boue dans les angles des murs et du plafond, construits non par des hirondelles mais par des guêpes maçonnes qui passent en vrombissant et en évitant de justesse nos têtes placées devant les interstices des planches par lesquels nous apprenons à reconnaître les oiseaux. J'ignore si elles sont si pressées dans le but de consolider leur maison ou bien de nourrir de viande fraîche leur couvain - elles ne m'ont pas laissé le loisir de leur poser la question -. Nous apprenons ainsi à distinguer canards colvert, poules d'eau, aigrettes garzettes, bouscarle de Cetti, chevalier culblanc - à ne pas confondre avec le chevalier sylvain -, limicoles aux couleurs ternes et brunes car ils se reproduisent sur le sol de la toundra boréale, ces espaces dégagés sans cachettes, alors qu'ils vont passer l'hiver jusqu'en Afrique du Sud, migrant sur des dizaines de milliers de kilomètres et faisant halte en Camargue. Ensuite, nous observons des flamants, chevaliers aboyeurs, cormorans, foulques, bécassines des marais, chevaliers gambettes, bergeronnettes printanières, courlis cendrés, hérons cendrés, grèbes castagneux, guifettes noires.

Dimitri évoque le trajet du courlis de Tahiti qui s'envole de l'Alaska pour les îles aléoutiennes qu'il quitte d'une seule traite pour Hawaï afin d'y passer l'hiver, parcourant ainsi 3300 km sans escale ! Si l'on souffle légèrement sur le duvet qui recouvre le ventre, on peut voir par transparence sous la peau les réserves de graisse sous les plaques incubatrices. Pendant notre déjeuner, il entend sur le toit de roseaux qui protège du soleil les tables de pique-nique le chant d'une rainette méridionale. Il grimpe sur la glacière pour observer sur le dessus... invisible. Il monte sur la table pour soulever les plaques qui se chevauchent, ça y est, il l'a vue, elle s'enfuit prestement tout au bout mais il enfonce son bras jusqu'à l'épaule et attrape la bête minuscule sans la blesser pour nous la montrer. D'abord brune, elle vire au vert et passe d'une main sur l'autre pour s'échapper, sans penser à bondir. Au bout d'un moment, elle ne se trouve pas si mal et s'installe en croisant ses pattes sous le menton, prête pour le bain de soleil. C'est qu'elle ne va dans l'eau que pour se reproduire. Tout le reste du temps, elle mène sa vie sur les arbres où elle attrape les insectes dont elle se nourrit.

Dimitri nous recommande la lecture de La Hulotte, journal des Ardennes rédigé et illustré par un passionné qui se fait parfois assister par des spécialistes, comme Jean-François Terrasse pour son étude du faucon pèlerin. Dans le même esprit naturaliste, il mentionne son homologue suisse, La Salamandre. La rainette est reposée sur une branche d'où elle bondit à une distance qui doit faire des dizaines de fois la longueur de son corps pour échapper à ses perturbateurs de sieste. Nous nous rendons un peu plus loin en voiture sur un autre circuit situé aussi sur les rives de l'étang de Vaccarès. Quantités de mouettes rieuses, de grèbes huppés se reposent à distance, pendant que passent deux sternes caspiennes et qu'évolue un balbuzard pêcheur, qui plane longuement avant de plonger et remonter immédiatement, sans que nous puissions savoir, à cette distance, s'il a réussi à attraper un poisson entre ses serres. Nous observons un moment son manège. Sur le sol, Dimitri nous désigne du concombre d'âne, plante qui me fait penser à la citrouille ou la courgette, avec ses grosses feuilles et son allure rampante. Elle expulse les graines enfermées dans ses fruits en même temps qu'un liquide toxique maintenu sous pression. Il en fait immédiatement la démonstration en appuyant dessus : impressionnant le jet ! Ce végétal a trouvé une solution originale pour protéger ses fruits des prédateurs et se disséminer à distance.

La promenade continue, avec des canards à plumage d'éclipse, c'est à dire de transition été - hiver, des sarcelles, colverts, chevalier stagnatile. Dimitri est tout excité, ces derniers, très rares en France, proviennent de Russie. Alors qu'il faisait sa permière observation de chevalier en 1982, il découvre aujourd'hui le dernier représentant européen de ce groupe, 27 années plus tard. Trois sangliers passent tranquillement sur la berge qui nous fait face, le groin pointé vers le sol en quête de nourriture. Comme ils ne sont pas chassés à l'intérieur de la réserve, ils se sentent en parfaite sécurité et cela se voit : ils repassent un moment plus tard, en flânant, de belles bêtes, adultes, au pelage brun foncé. Le paysage s'ouvre de plus en plus, et je passe à la chasse (photographique) aux libellules. C'est stressant, pire que les oiseaux, elles bougent sans cesse, même en plein accouplement, sitôt posées, elles redécollent, mais quelle beauté diaphane ! Dimitri en attrape une à la main, entraîné depuis sa prime jeunesse à se saisir des mouches vivantes pour appâter les grenouilles.

A la dernière cabane, des flamants roses courent majestueusement sur l'eau pour prendre leur envol, c'est magnifique, ils planent un moment et, dans une courbe gracieuse, se reposent sur l'étang peu profond qu'ils arpentent dignement. En sortant, Dimitri ruse : il a prévu le filet à papillon et réussit à se saisir d'une libellule en plein vol, dans un geste de torsion rapide de son instrument. Délicatement il l'attrape en lui pinçant les ailes. C'est un anax parthenope au corps bleu et aux yeux verts. Ce sont de sacrées carnassières. Lorsque nous étions en voiture, j'en voyais zigzaguer devant le pare-brise à toute vitesse et je me demandais ce qu'il se passait : des milliers et des milliers de moucherons minuscules formaient des nuages mouvants sur le bas côté qu'elles traversaient en se faisant le repas de l'année ! Pourtant, Dimitri rapporte qu'il a vu une fois une mante religieuse maintenir bloquée entre ses pattes antérieures à crochets une libellule dont elle commençait, avant toute chose, à dévorer les yeux... alors qu'elle vivait encore, bien sûr !

Il n'est pas si facile, d'ordinaire, d'observer la vie sauvage, et je peux témoigner que les Pyrénées offrent nettement moins de possibilités d'observer des animaux en pareille variété et quantité. Une zone humide aussi grande que la Camargue et aux biotopes aussi diversifiés, en raison du taux de salinité qui croît du Nord au Sud, est un endroit précieux où nous prenons conscience, grâce aux oiseaux migrateurs, que la Terre est un tout. Cependant, si nous n'y prenons pas garde, nous risquons en supprimant ces escales de détruire des lignées entières d'espèces. Notre activité locale a une répercussion mondiale. Nous restons encore sur la lancée des grands ouvrages, des grandes industries, des grandes cultures, ayant à l'esprit rationalisation, économies d'échelle, production en nombre. Pourtant, je m'interroge sur la pertinence de ce à quoi nous croyons depuis la révolution industrielle. Si nous avons dû imprimer une telle courbe à nos activités, c'est que la croissance démographique (de l'humanité) l'exigeait, ainsi que la compétition internationale entre les nations.

Ce que nous constatons en visitant la Camargue - mais c'est aussi vrai dans toutes les régions du monde industrialisé -, c'est que les avantages que nous retirons de notre mode de vie très artificiel et détaché des aléas de la nature et du climat ont pour contrepartie une dégradation de notre environnement qui mettra en péril, à terme, ce même mode de vie et jusqu'à la possibilité de boire et de manger. J'ai été très marquée dans ma jeunesse par la lecture de l'histoire des civilisations méditerranéennes, de Fernand Braudel, où il mettait en relief la naissance, l'apogée et le déclin de celles-ci. J'ignore si la déforestation et la dégradation des sols ont été les facteurs majeurs de la chute de ces civilisations florissantes, - il ne faut pas oublier qu'elles ont pris naissance dans le Croissant fertile, qui n'est plus qu'un désert immense, à l'heure actuelle -, mais je crois sincèrement que nous devons prendre conscience de la fragilité du monde dans lequel nous vivons, et qu'il est de notre ressort, puisque nous avons un tel pouvoir de destruction, de faire tout notre possible pour le préserver, car notre survie en dépend.

Réaction de Dimitri : Voici 2 jours à peine que je suis revenu d'un troisième séjour accompagné en Provence. L'ensemble fut très réussi, et l'ambiance excellente. Du côté des observations nous avons eu un très gros castor qui a fait sursauter tout le monde. Au gré de son passage proche de nous (lentement, pas de courant fort sur le cours d'eau), l'excitation des observateurs créa des bruits et mouvements qui inquiétèrent l'animal. Il donna alors un grand coup de queue qui ne produisit pas le "fameux coup de fusil" mais un grand bruit d'eau violemment agitée. L'animal fesait au moins 25 kilos, sinon plus.
Dans le Luberon nous avons rencontré 2 oiseaux tichodromes échelettes, une espèce si difficile à observer !
En Camargue il y avait moins de diversité mais des milliers de bécasseaux en bande compacte dans le sud. Nous n'avons pas eu le plaisir d'aller voir Monsieur Raymond et assister à ses farces ornithopittoresques, mais avons fait un beau parcours dans les Dentelles de Montmirail.

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Séjour naturaliste organisé par Dimitri Marguerat pour un groupe d'une dizaine de personnes, Cathy et Jean-Louis, Margaitta, Chantal, Claudine, Jean et Dany, Louis, Henri et Dany
Provence
12 au 19 septembre 2009