a- Une matière unique et universelle
Nous avons vu que les interrogations précédentes sur le monde, la lumière et l’âme évoquent toutes le problème sous-jacent de la nature de la matière, qu’elle soit inerte ou animée. Celui-ci est posé de façon originale au VI° siècle avant J.C., par Thalès de Milet (625-547), philosophe présocratique ionien. Il crée une philosophie de la nature où l'eau représente le principe explicatif de l'univers, d'où procèdent les autres éléments, air, feu et terre qui sont sensés le composer. Accordant une vitalité à cette matière unique et universelle, il estime que l'eau est le principe de toutes choses, que la Terre n’est que de l’eau condensée, l’air de l’eau raréfiée, et qu’en dernière analyse tout se résout en eau. Son apport majeur est d’avoir généralisé et conceptualisé ses observations, d'être parvenu au concept de l'un sans se perdre dans l'accumulation d'observations disparates. L'école de Milet réalise ainsi deux grandes avancées fondatrices. La première est la distinction entre le naturel et le surnaturel. Les Milésiens ne chassent pas le divin de la connaissance du monde, mais la Mythologie, en cherchant des causes naturelles aux phénomènes. Conjointement, ils mettent en place la discussion des arguments, indispensable à l'avancée scientifique et à la qualité de la rationalité. Dans cette lignée, Anaximandre (610-546) élabore le concept plus abstrait de l'apeiron. Il le conçoit comme substance originelle ou principe, source, réceptacle de tout, éternel et indestructible, la cause complète de la génération et de la destruction de tout. L’apeiron n’est donc rien de déterminé, ce n’est pas un des éléments, comme c’était le cas chez Thalès. Ce concept inspire Héraclite d’Ephèse (544-480) qui y introduit le mouvement et le matérialise dans le feu, comme nous l’avons vu dans la section sur la lumière. Ces réflexions sur la nature de la matière évoluent ainsi au cours de l’Antiquité d’une théorie physique des éléments à une théorie philosophique de la matière.
b- La matière et l’esprit
Platon la dépasse et illustre sa conception différente dans le mythe de la Caverne, où il fait apparaître deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible. La matière seule se révèle insuffisante pour expliquer le monde. S’y superpose l’esprit, puis le monde des Idées ou des formes.
c- Les lois mécaniques de la matière
Descartes souscrit aux idées platoniciennes d’une matière dénuée de tout esprit et pousse le raisonnement à l’extrême. Il essaie d'expliquer tous les phénomènes matériels au moyen de l'étendue, de la divisibilité et de la mobilité considérées comme propriétés primordiales de la matière. En suivant le même processus, il cherche à expliquer l'organisme et la vie organique d'après des lois purement mécaniques : il se représente un corps humain composé uniquement de parties matérielles agissant conformément aux lois de la chaleur et du mouvement, sans qu'aucune âme intervienne (qu'elle soit végétative, sensitive ou rationnelle). De même, la vie animale est réduite à une somme de processus mécaniques qui, bien qu'incompris, ne doivent rien au surnaturel ou au spirituel. Descartes fonde ainsi le mécanisme qui permet le développement de la biologie, comprise comme un discours rationnel sur le vivant et une science expérimentale qui cherche à expliquer le vivant par des causes efficientes.
d- Le principe vital
S’opposant à Descartes,
Newton croit en un monde immanent (qui a son principe en soi-même),
au sein duquel cependant la matière
n’est pas douée de vie par elle-même, contrairement
aux doctrines défendues par Leibniz et Spinoza. Il pense que la
force d’attraction est la preuve de l’insuffisance du mécanisme
pur et simple, une démonstration de l’existence des forces
supérieures, non mécaniques, la manifestation de la présence
et de l’action de Dieu dans le monde. En tant qu’alchimiste,
il pense que la matière n'est que le véhicule de principes
actifs qui régissent le monde selon des lois d'attraction et de
répulsion, de copulation de principes mâle et femelle, et
dont l'esprit est partie prenante.
Ces idées trouveront un écho au XVIIIe siècle avec
l’émergence du vitalisme dont le mérite principal est
de redonner son sens et son originalité à la vie, réduite à l'extrême
depuis Descartes. Marie François Xavier Bichat (1771-1801) l’enracine
dans une authentique démarche scientifique où il considère
la vie comme « l'ensemble des fonctions qui s'opposent à la
mort », entendue comme altération des objets physiques. Il
y aurait donc une contradiction manifeste entre les dynamiques de la matière
(qui vont dans le sens de la dégradation) et celles de la vie (qui
vont dans le sens de la conservation). Selon cette théorie, les
composés organiques devraient être impossibles à fabriquer à partir
de composés minéraux.
En 1828, Friedrich Wöhler effectue accidentellement une synthèse
de l'urée, composé spécifiquement organique. Fondatrice
pour la chimie organique, cette expérience fortuite est aussi
un coup dur pour le vitalisme : un composé propre à la
vie a pu être "créé" dans un laboratoire
de chimie, ce qui est un indice fort en faveur du mécanisme.
e- Origines de la vie
L'idée que la vie puisse émerger du
monde inerte est vieille comme le monde. Cette théorie de la
génération spontanée,
transmise par Aristote, traversera le Moyen-Age et sera encore évoquée à la
Renaissance. Avec sa réfutation grâce aux expériences
de Francesco Redi (1626-1697) et de Louis Pasteur, l'origine du vivant
redevient un mystère. En 1859, Charles Darwin révolutionne
la biologie en publiant L'origine des espèces. Dans une communication
personnelle écrite en 1871 à l’attention de son
ami botaniste Joseph Hooker, il suggère que des petites mares
tièdes
ont pu représenter des environnements favorables à la
vie. Selon lui, la présence de composés chimiques ainsi
que l'existence de sources d'énergie auraient pu permettre l'apparition
de composés
protéiques qui auraient ensuite évolué vers des
formes plus complexes. Tous les organismes actuels résulteraient
alors de l'évolution biologique d'un organisme primordial, qui
détiendrait
la clé du mystère des origines de la vie.
En 1865, Hermann Richter estime au contraire que la vie pourrait
venir des profondeurs de l'espace, et que la Terre aurait très bien pu être
ensemencée par des particules célestes grouillantes d'êtres
vivants, les cosmozoaires : c’est la théorie de la panspermie.
Aleksandr Oparin développe en 1924 la théorie audacieuse
que l'évolution biologique aurait été précédée
d'une évolution chimique. C’est une sorte de génération
spontanée, mais qui intervient sur une période de temps très
longue et ne réfute aucunement les travaux de Pasteur. La vie serait
apparue suite à la synthèse de molécules organiques
dans l'atmosphère, qui se seraient dissoutes dans des lacs ou des
océans où cette matière, qualifiée de prébiotique
par Oparin, se serait complexifiée pour donner naissance aux premières
cellules. En 1953, Stanley Miller tente de simuler la synthèse de
molécules organiques dans un environnement rappelant celui de la
Terre primitive et prouve que la synthèse des briques du vivant
est possible à partir d'un mélange chimique très simple.
La même année, la structure de l’ADN est découverte,
expliquant la transmission héréditaire et rendant inutile
l’élan vital postulé par les derniers vitalistes scientifiques
pour l’évolution des espèces. Cependant, les chimistes
qui poursuivent l’expérience de Miller s’aperçoivent
de ses limites. Il est donc probable que l’atmosphère terrestre
et les eaux de surface n'ont pas contribué de façon significative à la
synthèse de matière organique. La vie est peut-être
née dans des endroits beaucoup plus insolites, comme le fond des
océans ou les confins de l'espace. Ainsi, la vieille théorie
de la panspermie revient au goût du jour. Les micrométéorites,
météorites et comètes transporteraient, non pas des
organismes complets prêts à se développer, mais une
grande quantité de molécules prébiotiques, à partir
desquelles les premières cellules se seraient assemblées.
La difficulté passe alors à un degré supérieur
: les briques du vivant étant supposées présentes
d’une façon ou d’une autre, comment ont-elles pu s’assembler
sous la forme d’une cellule qui constitue la structure universelle
du vivant ? Il ne faut pas oublier que la construction d'une cellule vivante à partir
de molécules extrêmement simples comme l'acide cyanhydrique
ou le formaldéhyde est une entreprise d'une incroyable complexité,
d'autant plus que son fonctionnement semble dépendre de son intégrité.
Dans ces conditions, certains chercheurs se sont interrogés sur
la nécessité d'une coévolution, en faisant apparaître
les macromolécules biologiques en même temps. Une cellule
vivante peut effectivement être vue comme un mécanisme d'horlogerie,
où les caractéristiques de chaque engrenage dépendent
des engrenages voisins. Un tel mécanisme peut-il vraiment se former
de manière progressive et graduelle, alors que l'ensemble ne se
mettra pas en mouvement avant que la dernière pièce ne soit
ajoutée ? Comment les premiers engrenages peuvent-ils être
sélectionnés, alors que les voisins contre lesquels ils tourneront
ne sont pas encore créés ? Le fait que la cellule vivante
soit d'une complexité effarante prouve peut-être qu'elle n'a
pas pu apparaître par étapes, mais qu'elle est au contraire
sortie du néant entièrement constituée. Cette probabilité est
si infime qu'il a peut-être fallu un univers entier pour la produire.
Qui sait ce qu'il est possible de réaliser, quand on possède
des milliards d’années devant soi ?
Introduction - 1/ Le monde plein ou vide - 2/ Les causes du mouvement - 3/ La lumière - 4/ L’âme - 5/ La matière - Conclusion
Exposé de Cathy Constant-Elissagaray devant les membres de l'association Astronomie Côte Basque | Un univers réel ou un monde imaginé ? |
5 mars 2010 |