S'il existe un homme qui incarne la joie de vivre, c'est bien Ludo. Petit brun fluet aux yeux bleus scintillants, travailleur acharné toujours prêt à lancer une plaisanterie et à prendre un peu de temps pour échanger quelques propos avec ceux qu'il croise, il saisit sa vie à bras le corps. Nous avons fait sa connaissance en nous rendant pour une semaine dans sa maison aux murs de pierre recouverte de bois en façade, "La Grange à Ludo", qu'il a restaurée et aménagée de ses mains avec l'aide de quelques uns de ses nombreux amis. Sur le livre d'or qui recueille les impressions des hôtes qu'il reçoit dans la chambre jaune, la chambre verte et l'Dodo des clowns, des photos rappellent les étapes de la construction. Y sont aussi insérés ses plans préliminaires, soigneusement tracés à la main, c'est dire l'importance que revêt pour lui cette étape de sa vie où il a bâti son nid. - Photo : La Grange à Ludo. -

Pourtant, nous trouvons à notre arrivée la porte vitrée bloquée en position ouverte par une grille basse sur laquelle une inscription sur une ardoise en forme de vache annonce : "On est à la bergerie". Cela change des ambiances des villes où chacun se claquemure derrière de hautes clôtures et se barricade à double tour. Son activité principale est l'élevage de chèvres laitières pour la confection de fromages et faisselles. Il a aussi des brebis (qu'il est allé chercher dans les Pyrénées béarnaises), il engraisse chaque année deux cochons (dont un à demi-sanglier) et il possède des volailles, poules, canards, oies, pintades. Sa compagne Sophie contribue à toutes ces activités et, dans un grand potager, elle cultive des légumes avec lesquels elle confectionne cinq soirs sur sept des dîners pour quinze à vingt convives, car la Grange à Ludo fait aussi table d'hôtes. - Photo : L'ardoise : "On est à la bergerie". -

Au cours de notre séjour, nous apprendrons peu à peu des bribes de son histoire. Rien ne le prédestinait ni ne le préparait au parcours original qu'il a accompli jusqu'ici. Originaire de la région nantaise, si je me souviens bien, il a quitté l'école à 16 ans pour voler de ses propres ailes. Il adore le cirque et "a fait le clown" au sens propre du terme pendant des années pour le plus grand bonheur des petits et des grands. Il y a encore peu de temps, il réunissait un vaste public dans les rues de Besse où il se produisait avec Sophie le lundi après-midi, après avoir vendu le matin ses fromages sur le marché ! Amateur de littérature, les étagères qui occupent deux pans entiers de la salle de séjour sont aussi emplies de livres de contes, d'histoire locale, d'astronomie, de documentation sur l'élevage et l'agriculture, etc. Visiblement, ses centres d'intérêts sont vastes et éclectiques. Sophie a des talents de jongleuse et elle est musicienne : elle joue de la flûte traversière, de l'accordéon, du piano et souhaite se mettre à la clarinette. La mandoline de Ludo, à laquelle manque une corde, occupe un interstice entre les piles de partitions de tous styles. Des tableaux d'amis artistes-peintres ornent les murs, et sur un ancien araire hors d'usage sont accrochées des photos du couple, de la famille, des amis et des animaux de la ferme. Le soir, au moment de l'apéritif, ils n'oublient jamais de choisir un disque des mélodies qu'ils aiment et nous nous détendons dans ce cadre chaleureux. - Photo : Le troupeau rentre à la bergerie. -

Ce couple fort original a instauré en règle l'obligation de dîner tous ensemble à la même table, et bien sûr de faire connaissance les uns avec les autres. Ludo siège au centre, Sophie s'installe à une extrémité et donne l'impression que le dîner s'est préparé tout seul. Aucun stress ne transparaît, aucune hâte fébrile, et pourtant, quel que soit le nombre, chacun est servi en temps et en heure. De toute façon, l'ambiance est telle que l'on collabore spontanément au service pour emplir les assiettes et débarrasser les plats. Une fois, des clients n'ont pas compris cette invitation à l'échange. Attirés seulement par le faible prix de l'hébergement, ils avaient demandé en réservant par téléphone s'il y avait la télévision dans les chambres. Apprenant qu'il n'en était rien, ils étaient arrivés avec les leurs et étaient restés enfermés dans leurs chambres tous les soirs en y dînant sur le pouce ! - Photo : La bergerie de Ludo. -

Vers l'âge de vingt ans, Ludo est gérant d'une supérette à Clermont-Ferrand, et il ne supporte pas la façon dont la direction exploite les salariées qui travaillent sous sa responsabilité, seulement payées au SMIC alors qu'on leur demande d'effectuer des heures supplémentaires et de travailler tout le week-end. Après avoir prospecté dans la région du Puy de Dôme, son choix se fixe sur le hameau de Serre Haut, à deux-trois kilomètres au-dessus du bourg commercial et touristique de Besse en Chandesse, qui est situé en aval des deux stations de ski de Super Besse, sur le versant sud du Puy de Sancy, et du Mont Dore sur le versant nord. Il commence à élever quelques chèvres qu'il abrite dans une grange désaffectée à laquelle on accède par un passage envahi aujourd'hui par les ronces et les orties, au milieu de murs de pierre en ruines. Il fait les va-et-vient chaque jour, commençant et finissant par la traite, tout en poursuivant son travail en ville, à trente kilomètres de là. Il a bien réfléchi. Il adore ses activités d'animation, mais il ne souhaite finalement pas en faire son métier sa vie durant. Les derniers temps, il révisait son scénario avec Sophie pendant le trajet en voiture, se changeait et se grimait à la va vite, ce n'était plus possible de travailler dans ces conditions. Il fallut choisir, et il décida de se consacrer à la production de fromage de chèvre. - Photo : La maison des parents de Ludo. -

Dédaigneusement, un voisin lui lance : "On naît paysan, on ne le devient pas !" Sans être découragé par cet accueil désagréable, il fait l'acquisition, pour une somme minime, d'une grange au centre du hameau qui deviendra "La Grange à Ludo". Ensuite, il se lance dans la confection d'une bergerie immense et magnifique, toute en bois sur plots de béton. A la belle saison, ses bêtes pâturent dans des prés en forte pente délaissés par les éleveurs locaux qui se dédient, comme dans toute l'Auvergne, aux bovins. A ce propos, je me documente un peu sur la race de vache locale auvergnate, la Salers, qui porte le nom d'une ville et d'une région du Cantal, et arbore une paire de cornes effilées et une robe rousse.

L’historique des hommes de la zone "berceau" de la race Salers montre que le premier peuple connu de cette région était constitué d’un mélange de Celtes et d’Ibères. L’existence de cette souche ibérique laisse penser qu’une migration de population a eu lieu à une époque lointaine, migration qui se faisait systématiquement accompagnée du bétail. Ainsi, plusieurs hypothèses se sont succédées quant à l’origine de la race Salers. Au sud-ouest de la péninsule ibérique, les "retintas" espagnoles, ainsi que les "alentejana" et "algarvia" au Portugal ont une forme de cornage similaire aux vaches Salers (pour les femelles), une couleur de robe et une pigmentation très voisines. Conséquence du climat chaud et sec sans doute, le poil est ras, contrairement à la Salers. Des historiens contemporains espagnols pensent ainsi que le rameau serait venu par l’Egypte, l’Afrique du Nord, Gibraltar et l’Espagne. Pour cela, ils se basent sur les peintures égyptiennes, ainsi que sur celles des grottes du Tassili en Afrique du Nord. En Grande-Bretagne, la race de "North-Devon", bien que plus petite du fait de la sélection anglaise, a la même robe, le même poil et la même forme de tête que les Salers. Les soldats romains auraient amené ce bétail du Massif Central. Ces deux hypothèses pourraient confirmer l’idée que le rameau Salers est issu de la péninsule ibérique, pour migrer vers la France, puis vers les îles Britanniques. Certains auteurs latins situent cette deuxième migration à l’époque de la conquête romaine. Quoi qu’il en soit, la naissance de la race Salers est lointaine, puisque l’auteur Pline l’Ancien (23 après JC) évoque déjà dans ses écrits les meules de fromages amenées vers Rome par les soldats romains.

Sachant que l'auroch a subsisté en Europe jusqu'à son extinction au XVIIe siècle en Pologne, je me suis demandée pourquoi les vaches européennes viennent du Moyen-Orient et n'ont pas été domestiquées à partir de l'espèce sauvage locale. J'ai trouvé la réponse sur un site qui corrobore globalement les allégations du site de la Salers, grâce à des analyses ADN d'ossements d'aurochs. La domestication de l'auroch a eu lieu entre la Turquie et la Syrie il y a 10 500 ans. Une partie de cette population humaine a migré vers l'Europe entre 7000 et 5000 avant J.-C., emmenant ses troupeaux de bovins, caprins et ovins, apportant ses céréales et son art de fabriquer des céramiques. Ces hommes n'ont pas éprouvé le besoin de recourir de nouveau à l'auroch sauvage local, sinon pour le chasser, même si des croisements ponctuels ont pu avoir lieu. Je trouve amusant de découvrir ainsi l'ancienneté de l'élevage bovin en Auvergne, qui constitue encore 40% de l'activité agricole de la région (62% en Puy de Dôme, le département de Clermont-Ferrand que nous visitons). Cette activité marque profondément le paysage, constitué pour un tiers de prairies et un cinquième de grandes cultures, essentiellement destinées à l'alimentation animale (maïs). - Photo : La Dent de la Rancune dans la Vallée de Chaudefour. -

Pour revenir à Ludo, il choisit donc, au pays du St Nectaire (un fromage de vache), de produire des fromages de chèvre, une bonne idée puisqu'il se trouve en manque permanent par rapport à la demande, qu'il vend tout ce qu'il produit au fur et à mesure et n'arrive pas à stocker. Nous en sommes témoins au cours de notre petit séjour où le couple, qui fabrique ses fromages quotidiennement avec le lait de la traite bi-quotidienne, les vend frais en faisselles et en crotins demi-affinés pendant 15 jours à trois semaines dans la cave, sans avoir eu le temps de les faire reposer davantage. Au bout de quelque temps, il finit par quitter son travail à Clermont-Ferrand pour se consacrer pleinement à ses nouvelles activités dans le hameau. Toujours hyperactif, il acquiert un nouveau bâtiment de ferme juste à côté de la Grange à Ludo, qu'il restaure et aménage avec le goût et le souci de perfection qui le caractérisent. Cela lui prendra quatre ans. Il y fait venir ses parents, car, parvenus à l'âge de la retraite, ils ne peuvent supporter le poids financier d'un loyer en ville. - Photo : La cascade au fond de la vallée de Chaudefour. -

Durant l'été, chaque après-midi à 5 heures et demie, des spectateurs viennent assister à la traite, souvent des familles avec de jeunes enfants. Le rite est toujours le même. Les chèvres et les brebis sont ramenées à la bergerie dans un bruit de sonnailles et de bêlements. Depuis l'enclos extérieur où on les enferme, elles pénètrent dans la bergerie par des trappes aménagées à leur taille et s'installent confortablement sur la litière fraîchement renouvelée. Les gens s'agglutinent derrière les barrières de bois, et Ludo commence le spectacle, avec un art consommé de la mise en scène. Il sépare les brebis, qui ne sont traites que le matin, des chèvres, disposées dans le grand boxe de devant. Il les appelle chacune par leur nom et les invite à prendre place dans l'ordre pour se préparer à la traite. Il explique aux gens qu'elles ont leurs affinités et que certaines ne se tolèrent pas côte à côte. - Photo : La chèvres attendent la traite et les brebis se restaurent. -

Pour éviter les rixes à grands coups de leurs cornes impressionnantes, il est préférable de les éloigner. On voit qu'elles ont l'habitude. Elles insèrent habilement leur tête entre les barreaux et commencent à brouter la paille dans la mangeoire. Comiquement, le bouc les imite et s'installe parmi elles. Une fois en place, Ludo ouvre un portail et s'engage dans le couloir qui partage en deux la bergerie, la moitié étant consacrée au stockage du foin pour l'hiver. Il fait basculer la double barrière de bois pour maintenir les chèvres dans l'alignement en coinçant plus ou moins leur cou, sans le serrer. - Photo : En position pour la traite. -

Il s'empare d'un seau où il verse un mélange de pois, féverole et céréale. Les chèvres sont au comble de l'excitation et s'agitent quand il commence à leur verser la poudre sous la paille. On voit toutes les têtes se tourner vers lui et suivre sa progression. De proche en proche, celle qui attend tente de voler sa voisine qui en a eu avant elle. Les coups de corne sur le museau vont bon train, elles sont très gourmandes et chacune souhaiterait tout s'approprier. Elles prennent des positions cocasses, elles couchent carrément la tête dans l'auge, sans se soucier du risque de crever l'oeil de leur congénère dans la manoeuvre, et elles étirent leur grande langue au maximum pour voler la friandise le plus loin possible. Elles soulèvent le foin et vérifient que rien ne s'est perdu dessous. Enfin, un calme relatif s'établit lorsqu'elles sont toutes servies.

Ludo repénètre dans l'enclos, s'empare d'un tabouret à un pied qu'il s'attache à la taille par une ceinture, et commence la traite. Chacune à son tour se met en position, écarte les pattes de derrière et se laisse manipuler, calme, le regard lointain, puis, une fois soulagée de la tension du lait projeté en jets précis dans un seau, se remet à brouter la paille. Selon les commentaires de visiteurs expérimentés, c'est rare de voir des chèvres aussi apprivoisées et conciliantes : ils ont vu d'autres élevages où il fallait attacher bien plus fermement les bêtes pour qu'elles restent calmes et non agressives. Le bouc, quant à lui, s'est allongé sur la litière, la tête toujours coincée dans la barrière sans que cela semble le gêner, et somnole placidement. Ludo invite le public à venir boire du lait. Quelques enfants et adultes se décident, entrent dans l'arène, et, à l'invitation du jeune homme, se penchent et reçoivent dans la bouche une giclée de lait tiède, directement tiré en biais du pis d'une chèvre conciliante ! - Photo : Agitation pendant la distribution du complément alimentaire. -

Succès assuré, autant pour celui qui goûte que pour ceux qui regardent et s'esclaffent devant les éclaboussures qui ont émaillé de blanc le visage gourmand ! Ludo en profite pour expliquer que le lait sort à la température du corps, à peu près la même que la nôtre. A la fin de la traite, le public est invité à entrer dans l'enclos pour caresser les bêtes. D'abord les gens hésitent, puis des parents se lancent, avec leurs jeunes enfants. A un moment donné, un enfant crie, une chèvre l'a mordillé, ou bousculé, je ne sais pas. Ludo se précipite, prend le petit dans ses bras, le rassure tout de suite. En effet, ses chèvres sont relativement apprivoisées, mais il vaut mieux ne pas les ennuyer si elles ne sont pas consentantes, et prendre garde aux dents, aux cornes et aux sabots. Inversement, certaines personnes, enfants ou adultes, les titillent de façon un peu vicieuse, tirant les oreilles ou les cornes brutalement. Il faut prendre garde à ce que la situation ne dégénère pas. Après un moment d'acclimatation, il invite tout le monde à sortir de la bergerie pour laisser les chèvres au calme. - Photo : Ludo se fait livrer du foin en complément. -

Plus tard, nous en apprendrons davantage sur l'exploitation. La ferme est à mille mètres d'altitude. Le Puy de Dôme est assez troublant pour des habitués des Pyrénées comme nous. Le plateau faiblement vallonné donne l'impression d'être une plaine, et les sommets arrondis nous paraissent de grandes collines. Cette région subit les influences atlantiques et bénéficie donc d'une bonne pluviométrie qui se transforme l'hiver en chutes de neige abondantes. On nous raconte que les vents parfois violents qui apportent ces intempéries engendrent des congères qui gênent beaucoup dans les ravins et les combes. Il peut y avoir entre quatre à six mois de neige ! Quel contraste avec la côte basque où nous nous réjouissons quand elle tombe un jour par an ! Les municipalités sont équipées en conséquence et les principales voies de communication sont dégagées en permanence. - Photo : Ludo insère une balle de foin avec délicatesse. -

Mais pour pratiquer l'élevage sans transhumance ni solution de repli possible vers des contrées plus clémentes, cela signifie une sacrée organisation. Outre les pentes où il mène à paître ses bêtes pendant la bonne saison, Ludo a quelques prairies de fauche, mais insuffisamment pour constituer des réserves pour un si long hiver. Il s'en fait donc livrer en grosses bottes cylindriques qu'il range avec application dans sa grange. Elle paraît spacieuse, mais les bottes sont énormes, et il faut veiller à bien les empiler pour qu'elles ne basculent pas au fur et à mesure qu'on les retire selon les besoins. Il craint aussi beaucoup qu'elles se déséquilibrent au moment où les enfants les escaladent. C'est bien de montrer son métier, mais c'est aussi une responsabilité de recevoir du public, d'autant que les parents, aussi intéressés que leurs enfants, ne se rendent pas compte des dangers possibles. Malgré les injonctions de Sophie, ils ne les gardent pas auprès d'eux quand Ludo rentre le foin sur son gros tracteur. Il y a pourtant chaque année en France des faits divers malheureux avec ces engins. - Photo : Chevrette de l'année. -

Un matin, j'interroge Sophie plus précisément sur le sort des petits chevreaux qui me tracasse. Ludo a commencé son activité en appliquant les pratiques modernes, c'est à dire en retirant les nouveaux-nés à leur mère sitôt la mise-bas pour les alimenter au biberon avec du lait de chèvre en poudre réhydratée. Il trayait ainsi les mères jusqu'au tarissement de la lactation et recommençait après la mise bas. Toutefois, il a toujours respecté le rythme naturel des bêtes. Le bouc féconde les chèvres lorsqu'elles entrent en chaleur de façon coordonnée à la fin de l'été. Cinq mois plus tard, les mises-bas du petit troupeau sont ainsi concentrées sur les mois d'hiver et les femelles fournissent un maximum de lactation d'avril-mai à juin-juillet. Toutefois, dans cette zone de montagne à 1000 m d'altitude, il n'est pas rare, l'hiver, que la température descende en dessous des -10°C à l'intérieur de la bergerie pendant la nuit. Séparés de leur mère, les petits se serraient les uns contre les autres, mais il arrivait d'en retrouver un mort et congelé au petit matin. L'emploi d'une lampe chauffante n'était pas la solution, car tous ceux qui étaient hors du cercle mouraient pareillement de froid. C'était très traumatisant, Ludo ou Sophie, inquiets, passaient souvent la nuit à la bergerie pour donner le biberon aux petits et vérifier qu'ils ne souffraient pas trop. - Photo : Pis plein, pis vide. -

Ce rythme, ce stress et ces pertes n'étaient pas supportables. Sophie réussit à faire admettre à Ludo que la recherche d'une production de lait maximale, à l'instar de ce qui se pratique avec les vaches, était nuisible et conduisait à l'inverse de l'effet escompté. En raisonnant sur le plan de la rentabilité globale de l'exploitation, cette façon de faire ne tenait pas la route. Il était plus rationnel, lui expliqua-t-elle, de laisser les petits à leur mère quelques semaines. Ainsi, chacune prendrait soin de son chevreau, l'allaiterait et le maintiendrait au chaud contre son corps durant ces nuits glaciales. Les nouveaux-nés seraient protégés contre les maladies par cette alimentation parfaitement adaptée et, imitant leur mère, commenceraient plus rapidement à diversifier leur régime en broutant la paille. Il serait plus aisé, ainsi, de les sevrer progressivement en les retirant la journée pour les laisser la nuit avec elles (avec une seule traite le soir) et ensuite d'inverser le rythme lorsque le petit serait plus aguerri (car la plus grande quantité de lait est fournie à la traite du matin). Le chevreau et sa mère s'habitueraient à la séparation sans traumatisme, qui deviendrait définitive lorsque le petit serait capable de s'alimenter uniquement de végétaux.

Ludo et Sophie mirent en application cette nouvelle politique, mais il fallut l'affiner avec l'expérience. Tout n'était pas aussi simple qu'il y paraissait "sur le papier" et comme Sophie voulait le laisser entendre. Ludo raconta qu'il fallait s'assurer que la mère veuille bien de son petit, et batailler parfois plusieurs heures pour obtenir qu'elle l'accepte et l'allaite (évidemment, si pendant des années on le lui avait retiré, elle n'avait pas l'habitude ! - mais le problème peut aussi se poser avec des primipares, celles qui mettent bas pour la première fois -). Ensuite, il y eut le cas d'un chevreau qui s'était levé la nuit et s'était promené dans la bergerie, se coinçant dans un tout petit interstice entre les bottes de foin, sans que sa mère puisse le récupérer. Résultat, encore un petit gelé au matin ! Pour y remédier, Ludo et Sophie résolurent d'enfermer chaque couple mère-petit dans des boxes séparés la nuit, de façon à ce que les mères ne risquent pas de perdre leur rejeton.

Ludo construisit aussi une mezzanine sur la moitié du bâtiment qui héberge les bêtes, de façon à réduire son volume et permettre que la chaleur animale se diffuse moins. Sophie et lui décidèrent de changer moins souvent la litière l'hiver afin que la chaleur du fumier en décomposition ajoute quelques degrés au niveau du sol. Je crois que Ludo a aussi le projet d'installer une cloison entre la partie fenil et la bergerie, dans le sens longitudinal du bâtiment, de façon à restreindre encore le volume et limiter les courants d'air et la baisse de la température pendant l'hiver. Cette évolution vers plus de normalité dans les relations mères-chevreaux permit de résoudre d'autres problèmes. En effet, il n'était pas rare qu'un chevreau refuse de s'alimenter au biberon ou ne le supporte pas. D'autre part, certaines femelles se laissaient dépérir, souffraient de dépression ou attrapaient des maladies lorsqu'on leur retirait leur petit, et donnaient peu ou pas de lait. Sophie rapporte le cas d'une chèvre totalement déprimée qu'elle soigna pendant des jours et des jours. Lorsqu'elle guérit, pendant plusieurs jours elle lui marqua sa reconnaissance en se dressant contre la jeune femme, en la regardant avec affection dans les yeux et en fourrant sa tête contre elle. Puis elle reprit ses distances et sa vie normale à l'intérieur du petit troupeau.

L'élevage laitier induit la production de viande, c'est ce que j'ai découvert en m'intéressant à la provenance de ma nourriture. Ce n'est pas vraiment une évidence. Ce n'était pas le cas tant que s'est pratiquée la transhumance et l'élevage extensif. En réalité, nous avons totalement perturbé le mode de vie des animaux sauvages que nous avons domestiqués. En nous sédentarisant toujours davantage, nous avons supprimé la mobilité du bétail qui lui permettait de chercher les ressources alimentaires en divers lieux selon le rythme des saisons. Ainsi, nous nous sommes attribués l'astreinte de prévoir sa nourriture pour passer l'hiver (ou la saison sèche, selon le cas). En quelque lieu que l'élevage se pratique, il faut désormais non seulement des pâturages à la bonne saison, mais en outre des prairies de fauche pour assurer le fourrage hivernal et la litière ainsi que, éventuellement, des cultures pour compléter le régime alimentaire et obtenir un lait plus riche et plus abondant.

Ceci a un coût : il devient impossible d'héberger et de nourrir des "bouches inutiles" pendant la mauvaise saison. Sont considérées ainsi les femelles qui ne donnent plus suffisamment de lait, les jeunes mâles (puisqu'un seul bouc - ou bélier, ou taureau - peut assurer la descendance d'un troupeau de nombreuses femelles - sans parler de la fécondation artificielle). Il faut aussi "sortir du circuit" les jeunes femelles issues de la seconde génération, car, dans le petit troupeau de Ludo et Sophie, le bouc insémine indistinctement les femelles du troupeau initial et ses "filles", ce qui peut induire à terme des problèmes de consanguinité. Le jeune couple élève donc "sous la mère" des agneaux et des chevreaux qu'ils vendent ensuite aux bouchers, restaurateurs et particuliers des environs. Ce choix est beaucoup plus humain que le sort que connaissent les jeunes veaux et velles des élevages laitiers, expédiés à des spécialistes de l'engraissement, parfois à des centaines de kilomètres en camion, alors qu'ils n'ont que quelques jours d'existence. - Photo : Framboises pas très mûres. -

Ludo et Sophie ne conservent que les jeunes femelles destinées à grossir le cheptel pour la production laitière qui est transformée après chaque traite en fromages frais ou secs. Je trouve très intéressante la démarche de ce jeune couple qui repense au quotidien les pratiques de l'élevage, s'interroge sur leur éthique sans oublier bien sûr - il faut bien vivre - l'aspect économique. Autrefois, l'élevage de chèvres, de même que la basse-cour, était une affaire de femmes. C'était un simple complément alimentaire, et la pression sur les bêtes était moindre que dans l'élevage bovin, traditionnellement conduit par les hommes. Les enfants promenaient les chèvres le long des chemins et les emmenaient sur les friches : elles avaient ainsi en même temps une fonction de nettoyage de la voirie et des communaux.

En période d'excédents laitiers, les fromages étaient stockés sur cendres dans des pots de grès, ce qui permettait un report de 3 à 4 mois et assurait les jonctions avec les premières lactations de la saison suivante qui duraient de 7 à 8 mois, avec 4 à 5 mois de tarissement. Comme cela fait déjà plusieurs années que Ludo a débuté son élevage, il commence à avoir quelques chèvres qui vieillissent. Sophie ne peut se résoudre à imaginer ses braves chèvres, qui ont donné vaillament toute leur vie durant leur lait, transformées en pâtée pour chien ou hachis divers. Elle me confie fièrement que l'une d'elle est tout simplement morte de vieillesse au milieu du troupeau. Pour les autres, elle essaie de trouver des personnes aimant les bêtes et qui souhaitent juste que la pelouse et les broussailles de leur propriété soient tondues. Ainsi, elle est sûre que ses chèvres termineront heureusement et tranquillement leur vie.

Le dernier matin de notre séjour, nous apprenons qu'il s'est produit un drame durant la nuit. La veille au soir, Ludo et Sophie étaient fatigués de leur longue journée. Ludo avait scié des noisetiers pour commencer à constituer la provision de bois de chauffage pour ses parents et lui. Ils devaient encore s'occuper de leurs hôtes et nous servir le repas du soir. Ils se concertèrent devant nous et convinrent qu'il était peu probable qu'il pleuve durant la nuit. Ils ne ressortirent donc pas pour conduire les chevrettes et agnelles à l'abri dans la bergerie et les laissèrent dans leur enclos à l'air libre. Du coup, ils ne pensèrent pas à rentrer la volaille. Au matin, Sophie découvrit un carnage, deux oies dévorées, des canards, des poules, des pintades, une oie toute pelée qu'il allait falloir abattre... Le renard s'était introduit, sans doute en groupe, et avait fait bombance. Peu de jours auparavant, il y avait déjà eu une alerte, mais les jeunes fermiers n'y avaient pas pris garde.

En descendant prendre mon petit déjeuner, je compris tout d'un coup en voyant la tête consternée de Sophie la haine contre les animaux sauvages qui avait pu animer les paysans durant tous ces siècles depuis l'avènement du néolithique. Autrefois, le discours sur la biodiversité n'aurait eu aucune audience, car l'immense majorité de la population était paysanne et luttait, jour après jour, pour préserver troupeaux et cultures de la convoitise des animaux sauvages petits et grands.

Comme pour chacun de mes séjours hors du Pays basque, j'ai fait l'acquisition d'un livre qui se rapporte au lieu où je me rends. Cette fois, il s'agit du documentaire Les Gaulois contre les Romains, de l'historien Joël Schmidt, car nous nous trouvons à peu de distance du site de Gergovie où "Ver-cingéto-rix" ("le grand guerrier-roi"), le valeureux chef des Arvernes à la tête de nombreuses tribus gauloises, a repoussé victorieusement les légions romaines de Jules César avant de se faire écraser à Alésia. Ce sujet est moins éloigné qu'il n'y paraît, bien qu'il évoque des événements qui remontent à quelque deux millénaires. Il me semble, en le lisant, que l'attitude de Ludo et Sophie est imprégnée d'un état d'esprit hérité des Gaulois, qui s'oppose à une organisation économique et étatique instaurée par les Romains et qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Faisons un bref retour en arrière.

Il y a 4 ou 5 mille ans, des masses conquérantes quittent une région du nord de l'Eurasie et se répandent vers le sud, l'est et l'ouest. Vers la fin du IIIe millénaire av J.-C., commence une série d'invasions indo-européennes dans les mêmes directions, étalées sur de nombreux siècles. Les Celtes apparaissent entre 2000 et 1200 av J.-C., à l'âge du bronze et font donc partie des envahisseurs qui arrivent en vagues successives depuis cette période. Vers 900 avant J.-C., le fer arrive en Europe, en provenance du bassin méditerranéen. Vers 800 avant J.-C. débute la période d'Hallstatt, dont la richesse, due à l'exploitation de mines de sel par les habitants du lieu permet à une nouvelle aristocratie de se mettre en place. Les guerriers, des nomades, montent à cheval et font du commerce en même temps qu'ils gagnent de nouveaux territoires. Ils parcourent l'Europe en groupes restreints. De petits noyaux sont créés, développant la civilisation celtique.

En 600 avant J.-C. se déroulent les premiers contacts directs entre les Celtes du Danube et d'Allemagne du sud et les Grecs. A partir du Ve siècle avant J.-C. commence la période de la Tène, second âge du fer, les Celtes dominent en grande partie le continent. Commence alors une véritable expansion des divers peuples qui s'étendent jusqu'à la Roumanie, la Hongrie, l'Irlande, la Grande Bretagne. A cette même période, le commerce se développe encore, ce sont les premières importations de céramique grecque en Bourgogne et le début du commerce étrusque. Peu de temps après, les historiens (Hérodote, Tite-Live...) mentionnent la présence de Celtes en Espagne, France, Italie, Grèce, Asie mineure mais aussi au coeur de la Turquie. En 387 avant J.-C., c'est le sac de Rome par les Celtes (appelés Gaulois par les Romains). Vers l'Est, leur expansion se poursuit le long du Danube, dans les Balkans. En 279 avant J.-C., ils détruisent le site sacré de Delphes et atteignent la mer Noire. Les Galates franchissent même le Bosphore et fondent un royaume celte en Asie Mineure. Par leurs expéditions et leurs campagnes, les Celtes finissent par occuper et coloniser la moitié de l'Europe.

En comparaison, l'expansion romaine a seulement débuté au IVe s. av. J.-C. pour se terminer officiellement au Ve s. après J.-C. alors que de nouvelles vagues d'envahisseurs arrivent d'Europe centrale, d'Europe du nord et d'Asie. Elle a duré à peine mille ans et n'a pas été de la même nature, puisqu'il ne s'agissait pas de déplacement en nombre des populations romaines, mais de l'instauration par la force d'une organisation entièrement dédiée au ponctionnement des richesses des pays colonisés. Dans cette perspective, il n'est pas étonnant que nos mentalités aient conservé de larges pans des cultures nordiques, comme l'a décrit avec une érudition extrême le Polonais Karol Modzelewski dans son livre L'Europe des Barbares. Joël Schmidt détaille, guerre après guerre, la façon dont les légions romaines massacrent des populations entières, femmes, enfants, vieillards en même temps que les hommes qui s'opposent à leur intrusion. Ceux qui ne sont pas tués sont envoyés par milliers en esclavage sur la péninsule ibérique. Rome, que toute notre éducation scolaire nous a appris à admirer, met en coupe réglée ses colonies, installant une armée d'occupation, expropriant les autochtones pour installer ses colons, souvent d'anciens cadres militaires ainsi récompensés, et quadrillant tout le pays sur le plan administratif pour instaurer de très lourdes taxations. - Photo : Une salade fleurie magnifique. -

Les cultures vivrières sont abandonnées et les terres organisées en grandes propriétés (les villae) plantées de vigne, olivier, blé, destinés à l'approvisionnement de Rome. Les richesses minières sont détournées à son profit, celles issues du commerce fortement ponctionnées. Toutes les ressources sont contrôlées par un petit nombre de personnes. Les paysans et artisans locaux qui ont survécu et n'ont pas été réduits en esclavage sont obligés d'aller chercher en ville de quoi subsister tandis que des bandes faméliques errent et créent l'insécurité, volant et pillant. Au moindre signe de faiblesse de l'autorité romaine, ces dernières sont recrutées en renfort par les armées ennemies des Romains de part et d'autre du bassin méditerranéen. - Photo : Soupe à l'ortie. -

Deux blocs de cultures s'affrontent, celle du nord étant la plus difficile à cerner, puisqu'elle ne dispose pas de l'écriture et que nous ne la connaissons que par ce que les Grecs et les Romains en ont rapporté. Toutefois, il me semble qu'une caractéristique importante ressort de part et d'autre. Pour les Romains, celle de la centralisation à l'extrême des pouvoirs et la concentration des richesses, alors que les Celtes démontrent, bataille après bataille, leur soif d'indépendance et de liberté sur le sol qu'ils ont autrefois conquis, certes, mais qui est désormais leur lieu de vie. Leur individualité exacerbée, qui les dresse aussi les uns contre les autres, les empêche de s'entendre et de faire bloc contre le péril commun. - Photo : Ingrédients pour la confection des pizzas. -

Cependant, le rouleau compresseur de l'organisation romaine a fait son oeuvre dans le même temps et poursuit jusqu'à aujourd'hui son influence. Ce furent d'abord les légions dont les soldats robotisés, cuirassés, bien armés et dirigés stratégiquement battirent des hordes hurlantes pourtant souvent bien plus nombreuses. En période de paix, les armées furent utilisées pour percer des routes qui perdurent encore, afin de mieux se déplacer à travers les régions conquises. Une administration tâtillonne au service d'une fiscalité opérationnelle donna les moyens à l'Etat d'assurer sa main-mise sur les populations, n'hésitant pas à soutenir les exactions et les abus les plus odieux des forces d'occupation. - Photo : Cuisson sur la pierre au four à pain. -

Ces deux modèles de sociétés subsistent en Europe et créent des tensions permanentes. D'un côté, l'efficacité indéniable d'une société "fourmilière" où seul importe le bien commun (ou jugé tel), et de l'autre, l'aspiration à l'indépendance et l'autonomie individuelle ou familiale. De telles tensions ont abouti à la Révolution française, avec l'abolition des privilèges et une répartition des terres plus équitable. Mais ses effets ont été rapidement atténués par Napoléon dont l'action centralisatrice n'a pas été effacée par les républiques qui lui ont succédé. Le Massif Central, région de montagnes naturellement plus préservée des influences "romaines", comporte quelques traces d'une organisation "celtique". Dans le Puy de Dôme, la forêt qui occupe le tiers du département est à 86% privée et répartie entre 85 000 propriétaires dont 87% ont moins de 4 ha répartis en plusieurs parcelles, ce qui rend difficile l'exploitation forestière qui ne prélève que la moitié de l'accroissement biologique. - Photo : Il n'y a plus qu'à déguster. -

Il n'en est pas de même pour l'agriculture qui occupe 60% du territoire auvergnat, mais ne constitue que 6,5 % de l’emploi régional en 2005 (moyenne nationale : 3,4 %), et 3,4 % de la valeur ajoutée brute régionale, contre 2,2 % au plan national. Comme je le soulignais plus haut, l’Auvergne est traditionnellement spécialisée dans l’élevage (principalement bovin, et dans une moindre mesure, ovin) qui participe pour plus de 65 % à la production agricole de la région. Les grandes cultures (céréales, oléagineux, protéagineux et betteraves sucrières), localisées dans les plaines fertiles de la Limagne et de l’Allier, couvrent quant à elles, 17,3 % de la surface agricole utile des exploitations. Comme dans le reste de la France, l'agrandissement des structures caractérise l'agriculture en Auvergne. Les exploitations valorisent en moyenne 59 hectares en 2005. La taille moyenne des unités professionnelles (qui ont une certaine dimension et qui occupent au moins l'équivalent d'une personne à trois quarts de temps) atteint 79 hectares et elle est en progression de 8 hectares depuis 2000.

Dans ce contexte, l'originalité - et la marginalité - de la démarche ("celtique") de Ludo devient évidente. D'autres, comme un Parisien de ses relations, envisagent les choses différemment. Ce dernier commence juste à restaurer une grange, mais qui restera sans doute une maison secondaire. Il a proposé à Ludo d'acheter en commun et de restaurer une autre grange ou une ferme, de façon à la louer sous forme de gîte. Ludo a refusé. Il ne conçoit les chambres d'hôtes et la table d'hôtes que comme un complément financier à son activité principale d'éleveur. Il ne fait pas de la spéculation, ne souhaite pas exercer exclusivement une activité touristique, il préfère vivre sur place de sa production fermière. La démarche du Parisien est d'ailleurs mal perçue par les autochtones qui préfèrent vendre à des gens du pays qui souhaitent y demeurer et ils lui ont fait payer sa ruine au prix fort. - Photo : Balles de foin dans un pré. -

Un des deux soirs de repos de Sophie, nous décidons de nous rendre à la ferme de la Palfichade. Brigitte a fait l'acquisition d'un fond de vallon en prolongement de la réserve naturelle régionale de la vallée de Chaudefour dont nous avons fait le tour des crêtes à pied quelques jours auparavant. Elle organise des circuits de balade autour de la ferme, dans les prés d'altitude, les bois et le long du torrent pour faire découvrir les plantes médicinales et comestibles de la montagne. Par exemple, elle arrache une feuille de plantain qu'elle écrase un peu entre ses doigts pour en extraire les sucs : ceux-ci calment les brûlures. Le test est immédiat en frôlant des orties qui irritent la peau et que l'on frotte après au plantain. La tige de l'angélique cuite plusieurs fois dans un sirop donne un bâton confit fréquemment utilisé dans la pâtisserie. Sa racine est tonifiante, comme celle du ginseng. - Photo : Noix dans le noyer. -

Les fruits du sorbier deviennent comestibles lorsqu'ils sont bien mûrs, blets, et à condition d'être cuits. Ils servent parfois à préparer des confitures et aussi à fabriquer, par distillation, une boisson alcoolisée du type kirsch. Ils ont des propriétés laxatives et diurétiques. Les feuilles de cassis favorisent l’élimination de l’acide urique et sont conseillées pour soulager les rhumatismes, la goutte et l’arthrose. Dans les rhumatismes, on l'associe utilement aux feuilles de frêne et à la reine-des-prés. Elles contiennent des oligo-proanthocyanidines (OPC) qui inhibent la synthèse de certaines substances ayant pour effet de déclencher des réactions allergiques et inflammatoires. Elles peuvent donc être prescrites en cas de rhume des foins, d’asthme à répétition, de rhinite allergique, d’urticaire ou d’allergies «alimentaires». La tisane de serpolet est bonne pour lutter contre le rhume. - Photo : La magnifique cathédrale d'Issoire. -

Elle montre au passage un vieux moulin de granit sur le torrent et son potager biologique en terrasse près de la maison, qu'elle cultive à l'aide de compost, de purin d'ortie, de fougère et de consoude. La visite se conclut par la dégustation de tisanes et décoctions diverses. En fin d'après-midi, nous la suivons pour faire la cueillette d'herbes sauvages et cultivées qui agrémenteront le dîner composé d'une grande salade de laitue, d'une soupe à l'ortie et de pizzas cuites au four à pain extérieur construit de ses mains. Les tâches se répartissent entre les visiteurs, les hommes préfèrent alimenter le feu qui dévore des quantités de bois impressionnantes avant que le four atteigne la température désirée. Les femmes et les enfants apprennent à confectionner la pâte à pain.

Brigitte a conservé dans une terrine du levain, composé de farine et d'eau, laissé à macérer quatre jours à température ambiante. Elle en prend une petite quantité qu'elle dépose au fond d'un grand récipient creux. Elle y verse un litre d'eau, délaye, ajoute une pincée de sel (une cuillerée) et quatre bols de farine. Il faut que le mélange sèche sur la cuillère. Après, elle met la boule sur le marbre pour la pétrir en l'enfarinant un peu. Sans la faire lever, elle en prélève une petite poignée qu'elle étale prestement au rouleau enfariné. Sur la pâte, les apprentis cuisiniers déposent du jambon de pays, du coulis de tomates aux herbes préparé à l'avance par Brigitte, des orties, des chénopodes, de la sauce à l'oseille (réduite préalablement au feu dans une casserole avec de l'eau et de la crème fraîche), des tranches fines de tome (ou tomme) et de St Nectaire. - Photo : La cathédrale d'Issoire. -

Brigitte farine la longue palette de bois, y dépose la pizza dont la pâte n'a pas été étirée trop finement, sinon, il sera impossible de la sortir du four, puis elle la dépose d'un geste preste sur la pierre chaude qui a été dégagée de ses braises et de ses cendres, repoussées au fond du four contre les branches encore enflammées. Cela sent rudement bon, mais que c'est long, d'attendre la confection puis la cuisson, pizza après pizza, pour ce grand groupe ! Nous en dégustons de petits morceaux tandis que la nuit tombe et que la fraîcheur s'installe dans le jardin. Dans les jolis bols qu'elle fabrique et décore aussi elle-même, nous versons de la soupe d'ortie qu'elle a fait bouillir avec des pommes de terre et des courgettes. Je trouve que le goût est très semblable à celui de la soupe de feuilles de radis que j'assortis aussi avec des pommes de terre. Elle est aussi proche de la soupe de cresson. - Photo : Dolmen à St Nectaire. -

Nous laissons une partie du groupe poursuivre la confection des pizzas pour procéder à la préparation de la salade. Elle se compose d'un peu de serpolet, de fleurs de mauve et de bourrache, de feuilles d'arroche rouge, de chénopode blanc, de plantaine, d'oseille, d'agastache, d'achillée mille feuilles qu'il faut trier, découper finement (sauf les fleurs) et déposer ensuite sur la laitue. En réalité, toutes ces plantes sauvages ou cultivées offrent surtout une très jolie décoration, mais elles ajoutent aussi un léger goût original. Nous préparons de la rhubarbe dont il faut enlever les fils (comme pour les haricots) et que nous coupons en tronçons. Avec du sucre et un peu d'eau, elle constituera une excellente confiture qui sera consommée en tartes pour le dessert. Deux jeunes couples sont venus assister Brigitte pour recevoir le groupe. Ils ont un métier peu ordinaire : ils vivent de la cueillette de plantes médicinales pour le compte de laboratoires. Ceux-ci leur fournissent des récipients emplis d'alcool et les jeunes gens parcourent la campagne et la montagne en récoltant, selon les saisons, bourgeons, feuilles, fleurs, fruits ou racines sauvages. L'un d'eux raconte qu'un collègue, spécialisé dans la récolte de champignons vénéneux, a mangé son pique-nique sans s'être préalablement lavé les mains. Résultat, il est tombé dans le coma pendant trois jours ! - Photo : Champignons au bas du Puy de Dôme. -

Nous revenons tonifiés par ce petit séjour en Auvergne et ces rencontres enrichissantes. Loin de se laisser abattre par les discours décourageants qui courent sur les ondes, ces personnes ont décidé de se saisir de la barre et de diriger leur vie comme elles l'entendent. Bien sûr, cela ne va pas tout seul. Il faut travailler, acquérir de nouveaux (ou d'anciens) savoir-faire et, sans doute, faire la croix sur de nombreux objets rendus indispensables à tant de gens à grands coups de matracage publicitaire. On les sent heureux de vivre car ils ont choisi ce qu'ils font et ne le subissent pas. Au lieu d'acheter, ils fabriquent, et s'ils ne savent pas comment faire ou n'y arrivent pas, ils demandent aux amis de leur montrer, ou bien pratiquent une politique d'échange, de troc. Je te donne un pot de miel et tu viens me réparer ma plomberie (par exemple)...

Ludo et Sophie sont très impressionnés par la personnalité de Brigitte qui vit seule dans sa ferme. En hiver, nous racontent-ils, la plupart des routes sont régulièrement dégagées par le chasse-neige, mais pour accéder à la Palfichade, il faut descendre sur un long sentier en lacets totalement bouché par les congères. Ils garent la voiture sur le bas-côté de la route et chaussent les skis de fond pour rendre visite à leur amie enfouie au milieu d'un paysage tout blanc...

Visite d'un élevage laitier bovin - 16 avril 2010
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Cathy, Jean-Louis, Cédric, Loreto
Puy de Dôme
9 au 16 août 2010