La peur. Repoussés vers les montagnes, réfugiés sur des pitons rocheux, accrochés à des flancs vertigineux, sans échappatoire possible, la crainte domine, doublée d'agressivité défensive. Le désespoir peut-être, la tragédie d'une histoire trop souvent répétée, d'envahisseurs trop nombreux, de luttes condamnées à l'échec. Une " île de beauté " trop proche du continent, objet de convoitises pluri-millénaires qui ont marqué le caractère de ses résidents. - Photos : Vue de la Corse en naviguant vers Ajaccio. Coucher de soleil derrière le bateau de Corsica Ferries en port de Toulon. -

Tant que les humains étaient chasseurs cueilleurs, ils étaient peu nombreux et s'inséraient dans la nature en y prélevant le strict nécessaire pour vivre. L'avènement de l'agriculture et de l'élevage a changé la donne, engendré l'appropriation et la modification d'animaux, de plantes, de territoires, accéléré l'accroissement de la population humaine et la disparition d'espèces sauvages animales et végétales. Les fours où cuisaient les récipients de terre destinés à conserver les surplus alimentaires ont été perfectionnés pour atteindre les hautes températures nécessaires à la métallurgie. La soif de puissance s'est alors emparée des hommes et la spirale infernale de la violence et de la guerre a débuté. Cette évolution des mentalités apparaît gravée sur les parois rupestres du Valcamonica, célèbre vallée alpine italienne aux pétroglyphes inscrits au patrimoine mondial de l'UNESCO. Ils montrent clairement le lien entre la métallurgie, les armes et l'accroissement des inégalités sociales initiées lors de la sédentarisation. Cette période est illustrée en Corse par une abondance exceptionnelle dans le bassin méditerranéen de statues-menhirs, certaines à l'effigie de guerriers arborant épées courtes, poignards, ceintures ou baudriers, cuirasses sculptées en bas-relief, et que l'on trouve particulièrement concentrées à Filitosa, à 50 km au Sud d'Ajaccio. - Photo : Statue-menhir à Filitosa (emprunt sur Internet). -

Nous effectuons en petit groupe un séjour naturaliste, guidés par Dimitri Marguerat. Celui-ci a effectué une reconnaissance préalable approfondie afin de nous montrer des sites diversifiés et favorables à la découverte d'espèces endémiques de Corse. En effet, tout comme les montagnes, les îles constituent des lieux où certaines espèces se trouvent isolées, pour des raisons climatiques ou autres. Après un certain temps, leurs formes divergent au point qu'elles ne peuvent plus se reproduire avec les populations dont elles sont issues et qui se sont perpétuées ailleurs. Elles deviennent donc de nouvelles espèces, que l'on ne trouve qu'à cet endroit ou qui en émanent. Au cours de nos randonnées, nous découvrirons ainsi divers exemples qui illustrent ce phénomène encore bien mystérieux de l'évolution du vivant. Inversement, l'île peut être aussi le seul lieu où l'on trouve une espèce qui a disparu partout ailleurs. - Photo : Sittelle corse. -

La sittelle corse (pichjarina, pichjerina sorda ou picchiarina) est la seule espèce d'oiseau endémique de Corse et même de France métropolitaine, il n'en reste que 2 à 3 000 couples et Dimitri cherche à la voir depuis 15 ans sans succès. Il nous emmène à l'Est de Calvi, dans le cirque de Bonifatu où subsiste l'une des plus belles forêts de Pin Laricio (Laricciu) de l'île, une essence végétale également endémique et emblématique de la Corse, sous-espèce du pin noir. Il fait beau, chaud, et la montagne embaume avec une intensité difficilement imaginable. Les effluves variées, douceâtres, dans lesquelles nous nous enfonçons comme dans des volutes de vapeur invisibles mais presque palpables, tant elles sont denses, nous étourdissent, et il faut prendre garde à rester vigilants pour ne pas trébucher. - Photo : Cétoine doré sur ciste de Crète.-

Nous traversons des maquis, espaces ouverts peuplés de buissons bas multicolores. La lavande des Stéchades (u piumbone), très aromatique était utilisée en fumigations pour soigner le "mal des sinus". Les crépitements qu'elle émet en brûlant lui ont valu son appellation corse (le plomb). Le ciste à feuille de sauge (mucchiu albellu) est parfois parasité à sa base par le cytinet rouge ou jaune. On y rencontre aussi la bruyère à balai, le genêt scorpion (ou de Corse ?), l'immortelle d'Italie (murza), le ciste de Montpellier aux feuilles collantes (mucchiu neru), le ciste de Crête (aux fleurs roses, mucchiu rossu), l'ajonc, la saxifrage granulée, la stellaire, la sabline, le chardon panicaut, le myrte. L'épiaire poisseuse (erba strega), endémique en Corse et Sardaigne, est absolument puante. Sa forte odeur, très particulière, l’a rendue célèbre en Hollande où elle est vendue comme plante d’appartement. Le calicotome velu ressemble à un genêt piquant. Les racines du garou (patellu), très toxiques, ont été utilisées par des braconniers pour empoisonner les rivières à truite. La germandrée marum (arba ghjattina) était prisée pour se débarrasser d'un rhume. Les bergers l'utilisaient fleurie pour protéger leurs fromages contre les mouches et séchée pour allumer le feu. - Photos : Ciste curieusement mangé à intervalles réguliers par un insecte phytophage (sa fleur ne dure qu'un jour). Cytinet parasitant un ciste. -

Quittant le plein soleil, nous plongeons avec délices dans l'ombre légère à la lumière tamisée du sous-bois de conifères où domine l'odeur de résine et dont le sol tapissé d'aiguilles brunes offre un contact plus souple et silencieux, contrastant avec le sentier rocailleux hérissé de branches épineuses qui précède. Notre petit oiseau, lointain cousin de la sittelle torchepot que nous avions bien observée sur les flancs du Zaboze, dans le massif des Arbailles dans les Pyrénées, est aussi capable d'acrobaties les plus étonnantes dans les arbres. Toutefois, elle ne se déplace pas sur les troncs comme elle, mais leur préfère la cime des arbres, ce qui la rend très difficile à repérer. En effet, sa nourriture favorite est le pignon (la graine) qu'elle extrait grâce à son long bec fin des petits cônes dont la longueur n'excède pas 9 cm. Celle du pin maritime mesure le double, mais ce n'est pas le volume moins important des pommes de pin du laricio qui la rend très dépendante de cet arbre. Les chercheurs, qui tentent de mieux la connaître pour maintenir sa population qui est en régression inquiétante, ont remarqué que c'est plutôt la configuration de l'habitat qui lui importe. En effet, elle affectionne les chandelles pour y nicher, c'est à dire les grands arbres morts restés debout et qui présentent des cavités propices à la nidification souvent percées par un pic épeiche du vivant de l'arbre, et que le couple élargit et aménage à son goût. De plus, elle a une prédilection pour les parcelles de forêts composées presque exclusivement de vieux arbres multicentenaires pourrissants qui alternent avec quelques clairières. Les deux principaux facteurs de la raréfaction de cet oiseau sont donc les incendies qui détruisent les vieilles forêts de pin laricio et les exploitations forestières composées exclusivement d'arbres jeunes qui sont coupés dès qu'ils atteignent le gabarit souhaité. - Schéma : Répartition actuelle du Pin laricio selon l'altitude. Photo ci-dessous : Sittelle très énervée à l'audition de l'enregistreur qui lui fait croire à la présence d'un concurrent sur son territoire. -

Le sauvetage conjugué de la sittelle corse et du pin laricio demandé par le ministère de l'environnement français se comprend dans le cadre plus général de la prise de conscience d'un phénomène qui a lieu à l'échelle de la planète : au cours de l'Holocène, qui s'étend depuis la dernière glaciation, il y a 10 à 12000 ans, jusqu'à aujourd'hui, est en train de se produire la sixième extinction massive et étendue d'espèces animales et végétales, à un rythme bien supérieur aux précédentes dont la plus connue (mais non la plus importante) a vu disparaître les emblématiques dinosaures. La cause principale réside dans les activités humaines, bien plus destructrices que les chutes de météorites, les émanations pestilentielles des volcans et les glaciations : pour la période préhistorique, les facteurs en ont été l'extermination par surchasse de grands animaux, la transformation du milieu (anthropisation) par incendies (écobuage), défrichement, mise en culture, et leurs effets notamment d'érosion (les grandes destructions de forêts par le feu dès la fin de la préhistoire, en Chine notamment, il y a 8000 ans environ, ont conduit à un apport massif de sédiments et de carbone dans les cours d'eau et les estuaires), le transport d'espèces dans de nouveaux milieux où elles entrent en concurrence avec les espèces locales et conduisent à leur disparition. La période historique et moderne a multiplié et diversifié les prédations et destructions. - Photo : Coupe récente de conifère. -

Le sort de la sittelle corse, arrivée dans l’île dans le courant du Pléistocène, est lié à la contraction de l'aire de répartition du pin noir provoquée par les vicissitudes climatiques, et qui a muté sur l'île pour devenir le pin laricio, devenant tous deux des espèces "paléo-endémiques". Les analyses polliniques attestent que le pin laricio a connu une forte expansion au début de notre ère et qu'il occupait alors toute l'île, en association avec différentes essences (feuillus caduques, chênes caducifoliés, hêtraie-sapinière) en fonction des sols et de l’exposition. Il se comporte aujourd’hui comme un généraliste qui participe à la fois à des phases pionnières (après incendie ou autre catastrophe), des phases transitoires à l’étage méditerranéen, et enfin à des phases optimales à l’étage montagnard. Cette rusticité va à l'encontre de sa répartition actuelle, cantonnée aux crêtes montagneuses. - Photo : Pin Laricio. -

Evaluer l’évolution de la superficie des forêts de conifères depuis l’époque génoise de l'île est très difficile. Il semble toutefois que le sapin pectiné était davantage apprécié et exploité que le pin laricio aux 16ème et 17ème siècles et que le pin laricio était plus répandu qu’aujourd’hui. L’exploitation forestière, amenant le pin laricio à pousser en futaie homogène, localement au détriment d’autres essences, remonte au 18ème siècle, lorsque la Corse est cédée à la France en 1768. Durant l'Ancien Régime, il est utilisé comme bois de marine. Les mâts de bateau provenaient d'arbres dominés, qui avaient poussé en peuplements serrés, d'où des cernes fins. Il permet la fabrication de meubles, poutres, barques de pêche, canaux d'irrigation. Le gemmage (résine utilisée pour les emplâtres, poix et thérébenthine) est abandonné au début du XXe siècle. Son écorce sert à teindre les filets. On en fait aussi des scandules (bardeaux) pour la couverture des maisons et bergeries. - Photo : Cétoine dite "drap mortuaire", ou Oxythyrea funesta sur ciste de Crête.-

Au 19ème siècle, et surtout depuis 1852 (accords Blondel) quand le partage des forêts est effectué entre l’Etat français et les communes corses, le pin laricio devient l’essence prioritaire pour l’exploitation forestière, aboutissant à un rajeunissement des forêts. Des pistes forestières sont ouvertes et le pin laricio est largement favorisé sur tout l’étage montagnard au détriment des feuillus (chênes, hêtres…) et autres résineux (sapin pectiné, if). A partir de 1890, leur âge d’exploitation de seulement 120-160 ans est ramené à 180 ans à basse altitude et 300-350 ans en altitude. D’un point de vue de la structure des peuplements, la forêt de 1842, par rapport à aujourd’hui, compte moins d’arbres à l’hectare, mais des sujets très vieux de diamètre élevé (analyse des volumes exploités), avec une faible régénération en raison de l’action d’écobuage des bergers. Actuellement, le recul du pastoralisme favorise la progression du hêtre, du sapin pectiné et pour le laricio le développement de jeunes peuplements. Celui-ci reste l’essence la plus exploitée en Corse et représente les 3/4 au moins des ventes de bois. Toutefois, les exploitants étudient la perspective d'un retour à des peuplements plus naturels, avec mélange d’essences. - Photo : Fresque dans l'église St Spiridon, grecque melkite-catholique de Carghese. -

SOMMAIRE
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Dimitri Marguerat, guide naturaliste, avec Jacques, Pascal, Françoise, Danie, Jean-Louis et Cathy
Corse
Séjour du 5 au 14 mai 2011